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Autour de la définition du droit

Cahiers N°27 - RRJ - 2013-5

Emmanuel PUTMAN

Professeur à l’Université d’AIX-MARSEILLE (LDSPC, EA 4690)
Introduction

     1.    « Le droit c’est quoi ? » interroge Paul Amselek, à la recherche d’une ontologie du droit entendue comme l’étude de son mode d’être, de la constitution propre des choses du droit1Cheminements philosophiques, Itinéraire I, p. 21 et s.. Qu’est-ce donc que cette chose qu’on appelle le droit, qu’est-ce qui en fait la « choséité » ? C’est, explique l’auteur, que les règles de droit sont des outils particuliers de direction des conduites humaines, une classe à part parmi les diverses règles de conduite, en somme un mode spécifique qui se distingue des autres grands modes de l’éthique2Itinéraire I, partie III, p. 258-259.. Une vocation instrumentale, consubstantielle à l’édiction des règles de droits, fait voir quelle sorte d’outil elles sont, fait comprendre leur « outilité »3Itinéraire I, partie I, notamment p. 85, 139, 173 et s.. La définition du droit que retient Paul Amselek est donc finaliste mais elle est très loin de réduire le droit à un instrument susceptible d’être mis au service de fins de toutes sortes. À l’opposé de cet utilitarisme « tout azimut », le rattachement des règles de droit aux règles de conduite, autrement dit à l’éthique, détrompe ceux qui voudraient différencier radicalement ontologie et téléologie, en leur laissant savoir qu’essentialisme et finalisme peuvent tout à fait être conjugués.
2.   Cette alliance, qu’il faut se garder de suspecter de syncrétisme, s’opère à une condition, si l’on suit les Cheminements philosophiques : il est nécessaire de répudier les définitions matérielles du droit. Celles-ci ramènent peut ou prou la norme juridique à un contenu configuré par une structure censément caractéristique. Or Paul Amselek s’attache à démontrer l’impermanence des prétendus caractères de la norme juridique (I), car il est convaincu que leur typologie passe à côté de l’essentiel, qu’elle rate pour ainsi dire la cible, qu’elle ne permet pas de vérifier la pertinence du critère de la juridicité (II).

I. Impermanence des caractères de la norme juridique

3.    En forçant un peu le trait, on est enclin à considérer que la plupart des définitions didactiques du droit peuvent se ramener à une sorte de « caractérologie juridique », un essai de description du « morphotype » de la règle juridique. Paul Amselek déconstruit implacablement le morphotype (A), car il entend réfuter la démarche caractérologique en elle-même (B).

A.   Déconstruction du morphotype

4.    La lecture des pages des Cheminements philosophiques où Paul Amselek démontre l’inexactitude de chacun des caractères habituellement prêtés à la norme juridique est jubilatoire : rien ne lui résiste. Le morphotype auquel on croyait reconnaître les règles de droit se révèle extraordinairement impressionniste. Que le droit ressemble à cela, soit, mais cette ressemblance, finalement vague, ne montre rien de l’essence des règles juridiques de conduite, rien de la choséité des choses du droit. Les règles de droit seraient générales, impersonnelles, permanentes ? À la vérité « le général et le particulier sont plutôt deux registres que l’on peut mettre en œuvre, le cas échéant concomitamment, dans la confection de la teneur des règles »4Itinéraire I, partie II, p. 172.. La validité des normes juridiques dépendrait de leur effectivité, comprise au sens kelsénien, c’est-à-dire de leur correspondance aux faits ? Mais la règle juridique peut avoir des effets collatéraux par delà son observance, ceux qui la violent peuvent le faire de manière plus ou moins détournée, comme ceux qui en tiennent compte peuvent le faire en calculant que d’autres s’y conformeront5Itinéraire I, partie II, p. 203-207.. Les stratégies de contournement et les stratégies d’observance de la règle peuvent être aussi opportunistes les unes que les autres, ce qui relativise beaucoup la pertinence des études s’efforçant de mesurer l’effectivité des normes juridiques. Les règles de droit auraient une « anatomie » logique de type conditionnel ou hypothético-déductif (si… alors…) ? Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas de cette sorte et il ne faut pas « confondre la structure de la norme elle-même avec l’articulation logique de l’application syllogistique de la norme aux cas qu’elle vise »6Itinéraire I, partie III, p. 243-244..

   5.    La règle de droit, enfin, tirerait sa force obligatoire de son caractère contraignant ? Mais « il y a là une espèce de vision primaire, spontanée, irréfléchie »7Itinéraire I, partie I, p. 126. et cela « n’autorise pas à caractériser tout le droit, dans son essence même, par l’idée de sanction »8Itinéraire I, partie III, p. 235. car beaucoup de règles juridiques énoncent un impératif sans comporter de dispositif sanctionnateur. Elles ne sont pas moins juridiques que celles qui incluent leurs propres mécanismes de sanction, car les unes comme les autres sont organisées par le droit lui-même, en faisant intervenir des autorités publiques juridiquement instituées9Idem, p. 234..

6.   Il faut alors comprendre pourquoi, dans la perspective où se place Paul Amselek, l’approche organiciste, centrée sur l’organe qui édicte la règle, est préférable à l’approche « caractérologique », motivée par la conviction selon laquelle la règle aurait une figure, une structure, caractéristiques.

B.    Réfutation de la caractérologie

7.    C’est sans connotation péjorative que nous qualifions de « caractérologie » la démarche consistant à décrire la conformation de la règle de droit plutôt qu’à rechercher sa destination. La démarche caractérologique présente une utilité indéniable, ne serait-ce qu’à des fins de classification et, par-delà les typologies et taxinomies, afin de montrer « comment » se présente une règle juridique, « comment » elle fonctionne, quel est son mode opératoire. Par exemple, si Paul Amselek ne retient pas la classification kelsénienne distinguant les normes juridiques indépendantes (incluant un mécanisme sanctionnateur) et les normes juridiques non indépendantes (ayant besoin de l’appui d’une autre norme qui en organise la sanction), cela n’invalide pas les renseignements qu’une telle classification peut donner quant au mode de fonctionnement des normes. En revanche cela ne répond guère à la question de la finalité, à la question du « pourquoi » en un mot, ou mieux encore à la question du « pour quoi » en deux mots. Le premier risque que l’on court si l’on se borne à une description des caractères qui présentent les règles de droit, c’est de perdre de vue la question de l’appropriation, de l’adéquation desdits caractères à l’usage auquel la règle de droit est destinée.

8.    Plus fondamentalement, Paul Amselek dénonce le « travers […] qui consiste à considérer les règles comme de simples séquences de pensée discursive – du logos – qui présenteraient certaines caractéristiques intrinsèques : en réalité, il s’agit non pas de pures entités logiques, mais de choses construites avec de la pensée […], d’outils mentaux fabriqués » pour rendre certains services correspondant à certains besoins10Cheminements philosophiques, Ouverture, p. 13.. Reste donc à « typifier » les besoins auxquels sert la règle de droit et à cet égard ce n’est sans doute pas dénaturer la pensée de l’auteur que de la résumer comme l’identification d’un besoin spécifique de direction publique des conduites humaines, besoin auquel la norme juridique, édictée par l’autorité publique instituée, a pour vocation de répondre en conjuguant « la direction hétéronome des conduites […] avec une part irréductible d’autonomie »11Itinéraire I, partie II, p. 156.. Les règles de droit dirigent la conduite des gouvernés, « du dehors », certes, mais encore faut-il qu’elles soient observées par les gouvernés, que ceux-ci acceptent de s’y conformer. La question de savoir ce qui motive la volonté d’obéissance du gouverné, ses mobiles, ses déterminations, n’est pas du tout centrale dans la réflexion menée par Paul Amselek : à la limite elle importe peu12Idem., p. 157. du moment que l’acceptation, la réception sociétale de l’autorité existe. L’auteur n’attache pas à la contrainte sociale, à la pression exercée par la société pour faire respecter la règle de conduite juridique, la même importance qu’à l’origine publique de l’acte de mise en vigueur, acte d’autorité publique posant la prescription juridique dans l’espace social13Comp. Itinéraire I, partie III, p. 234 et s..

9.    L’acte public d’édiction de la règle de conduite est ainsi au cœur même de la définition du droit qui se dégage à la lecture des Cheminements philosophiques. Il n’est pas exagéré de penser qu’il en constitue la pierre angulaire sur quoi repose la pertinence du critère de la juridicité.

II. Pertinence du critère de la juridicité

     10.   Les Cheminements philosophiques reviennent plusieurs fois vers ce point central : le droit est l’ensemble des règles de conduite émanant d’autorités publiques qui agissent ès-qualités, les règles de droit sont les outils de la direction publique des conduites humaines, les règles de conduite dont le droit est composé se donnent à notre conscience comme des règles émanant d’autorités publiques14Itinéraire I, partie III, p. 259-260.. De prime abord, on peut être surpris par tout ce qu’une telle définition exclut de la catégorie des règles de droit mais, restituée à son contexte, cette formulation d’un critère restrictif va pourtant de pair avec une riche analyse de la finalité de direction des conduites humaines. S’il est permis de s’exprimer ainsi, le monde du droit selon Paul Amselek apparaît tout à la fois organiquement fermé et téléologiquement ouvert.

A .  Fermeture organique

11.    L’association étroite entre la finalité de direction des conduites et l’origine publique de la norme de comportement a certes le mérite de reconstituer l’unité entre les moyens (normes émanant d’autorités instituées) et les fins du droit (gouvernement des conduites humaines) alors que ces deux aspects du juridique sont trop souvent présentés de manière dissociée, comme s’ils étaient « sécables ». La corrélation entre les moyens et les fins a aussi l’avantage de récuser de manière imparable le prétendu cantonnement du droit au for externe car « le législateur n’a pas […] une telle démarche de principe dans son office de direction des conduites »15Itinéraire I, partie III, p. 240-242, spécialement p. 241..

12.    Au demeurant, le critère organique qui fait du droit l’émanation de l’autorité publique ne va pas sans une opportune distinction entre les différents cas où un particulier est habilité à adresser à d’autres des règles à observer. Dans certaines hypothèses cette habilitation est une véritable délégation de pouvoir, le particulier participant, au nom et pour le compte d’une autorité publique, à la direction publique des conduites privées. En revanche dans d’autres situations, il n’y a qu’un pouvoir de commandement privé règlementé par le droit, les règles juridiques qui encadrent cette direction privée des conduites sont bien des règles édictées par les pouvoirs publics eux-mêmes16Idem., p. 266-267..

   13.    De ce chef Paul Amselek, qui se montre volontiers critique envers Kelsen, est, en toute cohérence, hostile à l’analyse normativiste du contrat qui, à ses yeux, n’est pas une norme mais, en prenant au pied de la lettre l’article 1134 alinéa 1 du Code civil, un acte qui « tient lieu »17Idem., p. 267.. Reste tout de même que le critère très dépouillé et strict de la normativité selon Paul Amselek a un certain « coût cognitif » que l’on se résout difficilement à payer. Entre les délégations d’autorité publique consenties à des personnes privées et les normes publiques donnant force obligatoire à certains mécanismes de production de règles par les particuliers18Contrats mais aussi usages selon l’auteur, op. cit., eod. loc. faut-il renoncer à voir toute une gradation ? Celle-ci estompe la différence radicale, maintenue par Paul Amselek sur le mode « ou bien… ou bien… ». Ou bien des délégations de prérogatives publiques à des personnes privées, ou bien des commandements privés habilités par des règles de droit19Ibid., p. 268. : ces deux branches de l’alternative ne semblent guère laisser d’espace à la réflexion pourtant si féconde sur les normes juridiques privées qui se ramènent malaisément à l’une des deux catégories ou glissent insensiblement de l’une à l’autre.

14.   C’est peut-être l’effet collatéral de tout essai d’identification des invariants : l’épaisseur de la chose est donnée aussi par les impermanents, les variables, l’ondoyante diversité du monde du droit sur laquelle, fort heureusement, la définition du droit poursuivie tout au long des Cheminements philosophiques est téléologiquement ouverte.

  B.    Ouverture téléologique

15.    La décantation, le dépouillement qui résultent d’une ontologie des règles de droit, insérée à l’intérieur d’une théorie générale des règles de conduite qui sont du ressort de l’éthique, n’excluant pas un ouvrage taxinomique en apparence moins essentiel, consistant à classer des règles en genre, espèces et sous-espèces. Ainsi les Cheminements philosophiques parcourent-ils un paysage varié entre les techniques de l’éthique visant tantôt à la direction dure ou rigide des conduites (commandements au sens strict, à vocation directive étroitement contraignante) tantôt à une direction souple ou molle (recommandations, participant d’une fonction directive servant de référence pour orienter les conduites à l’intérieur d’une marge d’appréciation). Cette fois il ne s’agit plus d’une distinction nettement tranchée, car « les juridiseurs édictent de nos jours aussi bien des règles-commandements que des règles-recommandations, et parfois des règles des deux types dans le même acte juridique »20Itinéraire II, p. 361 ; comp. Itinéraire I, partie II, p. 158-164.. Bien éloignés de la sècheresse épurée de la ligne droite, les Cheminements philosophiques serpentent ainsi à travers le monde bigarré des règles juridiques, toutes préposées à la direction des conduites humaines, qu’elles meuvent malgré tout de diverses manières.

16.   La définition du droit proposée par Paul Amselek, tout à la fois téléologique et organique, constitue un ensemble unifiant le moyen (la mise en œuvre de prescription par les autorités publiques) et la fin (la direction des conduites humaines), en une conception holiste où se résolvent les tensions et se concilient les contraires. Cette vision instrumentale des normes juridiques, outils compris dans leur fonctionnalité, est en réalité un système complet, dont le « bouclage » méthodologique ne laisse, somme toute, pas grand chose en dehors de son champ.

 

 

 

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