Autour de la déontologie de la profession d’avocat
Massimo LA TORRE
Université « Magna Graecia » de Catanzaro
Abstract
Lawyers’ professional ethics is an interesting test for both a moral philosophy and a theory of law. Professional moral codes seem to be rooted in roles and institutions that as such, as social facts, are said to be opaque to a strong normative approach based on intense principles of morality. However, the consideration of lawyers’ daily moral dilemmas in their specific legal practice show that institutions and roles are in need of interpretation, even when they are not preliminarily challenged. Now, their interpretation will more likely than not lead to some sort of strong ultra-external normative point that at least counterfactually assume the legitimacy of a challenge. In this way, the internal point of view and the ultra-external point of view are somehow reconnected. This might be confirmed once the lawyer, the advocate, is taken into account as a subject for a theory of the concept of law. Traditionally, lawyers as advocates are not considered as paradigmatic actors while reconstructing the practice and the nature of law. Law-givers and judges are seen as much more central, and relevant, since they issue decisions, and the law is conceptualized as a dimension of “force”, of commands and imperatives backed by sanctions. Advocates do not decide, do not issue commands, do not sanction or punish; therefore they are often ignored in the theory of law, obsessed as this is by the dimension of “force”. This lack of recognition of lawyers’ significance for the nature of law is radical within the legal positivist tradition, which is the predominant approach in legal doctrine and education. However, such misrecognition is hardly compatible for a legal theory that claims to be related and cognate to a democratic political philosophy and to citizenship as a central existential mode of the Rule of Law.
INTRODUCTION
I. Dans nos pratiques discursives, on peut retrouver deux modèles principaux ou fondamentaux de justification normative : il y a (1) un paradigme « déductif », partant de principes généraux pour toucher aux vertus et aux règles qui seraient applicables pour la conduite dans une situation concrète ; et il y a (2) un paradigme « réflexif » ou « transcendental », moyennant la reconstruction du cadre normatif et de ses critères fondatifs en partant de la conceptualisation d’une pratique déterminée (ici on pourrait utilement mentionner et employer la distinction proposée par Ronald Dworkin de deux dimensions justificatives : (i) le « fit », l’adéquation hermeneutique, des critères normatifs à leur source pragmatique, et (ii) la « justification », le choix, d’un parmi les critères qui ont passé le filtre de l’adéquation hermeneutique).
II. La fonction de l’avocat est dénotée par l’ambiguïté, par une nature double et par des fortes tensions internes. Ces tensions se reflètent ou se retrouvent (a) dans plusieurs des prescriptions déontologiques codifiées, mais aussi (b) dans les opinions de beaucoup de juristes parmi les plus distingués lorsqu’ils présentent un catalogue des vertus professionnelles des avocats. En outre, elles se reflètent notamment (c) dans l’image que la littérature nous donne des avocats à travers les siècles, mais aussi et davantage (d) dans la représentation doctrinale de l’avocature et dans ses articulations institutionnelles qui nous sont révélées par l’étude comparée des systèmes juridiques.
III. Dans la discussion des juristes et dans l’imaginaire public on retrouve deux théories déontologiques principales (qui mettent en scène l’ambiguïté ou la tension inhérente de la profession d’avocat) : (1) la théorie de la fonction partisane des avocats, à savoir la théorie dite de la « morale amoralité » ; et (2) la théorie de la fonction publique ou politique des avocats. Néanmoins, malgré leur différentes et parfois même leur dramatiques conséquences pratiques, il ne faudrait pas trop exagérer la distance entre ces deux théories, car malgré tout il est possible d’opérer une « torsion » de la théorie « partisane » en termes de fonction « politique » : cela se retrouve par exemple (i) dans la doctrine dite du « gatekeeper », du « portier », où l’avocat est présenté comme celui qui rend possible l’accès à une pleine citoyenneté, celui qui préside aux portes du droit, ou encore (ii) dans la doctrine de la centralité de l’opérateur juridique comme bouclier contre la controverse éthique, c’est-à-dire la théorie qui affirme que l’avocat agit en tant que tel, dans son propre rôle institutionnel, d’une façon à ne pas ré-ouvrir le conflit de positions morales plurielles et incompatibles, conflit qui aurait été résolu et fermé une fois pour toutes par la loi positive. L’avocat selon cette thèse réaffirmerait la loi, car la loi nous a sauvés de la lutte sans quartier des principes moraux absolus et elle nous épargne maintenant, une fois qu’elle a été établie par l’autorité publique, l’effort et le risque de l’affirmation des points de vue irrémédiablement tout à fait subjectifs.
IV. Dans cette discussion on ne peut pas négliger de mettre en jeu aussi la théorie du concept du droit. Celle-ci radicalise la question du rôle des avocats moyennant son traditionnel silence à son égard, ou bien, lorsque ce silence est rompu, moyennant la lutte entre une approche positiviste, qui parie tout sur le fait de la décision et de l’autorité, et une approche alternative, celle du jusnaturalisme, ou du non-positivisme, qui met l’accent sur la question de la légitimité et de la justice qui ne manquent jamais de qualifier la décision et la facticité comme juridiques.
V. Une possible solution de l’ambiguïté et du conflit qu’on vient de mentionner a été la suivante : la moralité de l’avocat est présentée comme éthique professionnelle, dirigée par le rôle institutionnel, de façon que la morale professionnelle serait distincte et alternative à la morale « ordinaire » ou « normale ». Il y a plusieurs justifications pour une telle solution et, en même temps, assez de raisons d’insatisfaction avec elle.
VI. Il faudrait pouvoir élaborer des stratégies alternatives de fondation ou de refondation de la déontologie de l’avocat, de façon que sa profession ne soit pas renfermée dans l’alternative trop étroite entre une neutralité plus ou moins absolue et un activisme robustement paternaliste. De nouvelles stratégies de justification pourraient même impliquer et nous pousser à une révision du concept de droit, surtout de celui de la doctrine positiviste qui est toujours majoritaire parmi les juristes et dominante dans les facultés de droit.
I. Modèles de justification normative
Je commence donc par discuter de la façon dont on pourrait procéder dans la justification normative d’une certaine activité pratique ou institutionnelle. Une procédure commune est celle de choisir une ou plusieurs valeurs fondamentales de la moralité humaine ordinaire et subséquemment de les traduire en principes spécifiques de l’activité de l’avocat, d’une façon donc de déterminer son éthique professionnelle. On pourrait par exemple croire que c’est l’autonomie, la valeur archimédienne de la moralité. Cette valeur ensuite est employée comme fondement d’une vertu typique de la profession d’avocat, par exemple le courage, ou bien le zèle extrême dans la défense ou l’assistance de son client au-delà de toute considération des intérêts même légitimes des autres parties ; ce qui justifierait dans un cas concret l’interrogatoire agressif des témoins et même de la victime d’un crime qui réclame la condamnation du client de l’avocat (pensons par exemple au cas d’un viol où l’avocat de l’accusé cherche à démontrer que la victime est une femme d’une réputation douteuse ou qu’elle aie encouragé ou provoqué la conduite sexuelle de l’accusé). Bien sûr, ici, l’approche déductive pourrait être renversée, à savoir une fois que la conduite professionnelle dans le cas concret nous apparaît inacceptable par ses conséquences ou bien entre en collision avec nos intuitions morales. À ce moment-là, on peut réexaminer tout le processus justificatif et le réviser, à l’occasion, en modifiant la valeur qu’on assume comme fondatrice, ou bien la spécification éthique professionnelle de cette valeur.
À ce va-et-viens dans la réflexion morale, on a donné le nom, on le sait bien, d’équilibre « réflexif ». La démarche déductive n’en trouve fortement atténuée. Et pourtant même dans l’équilibre réflexif on ne peut pas éviter une analyse assez élevée dans abstraction de la considération morale du cadre institutionnel ou de la pratique dans laquelle elle s’inscrit ou se déploie.
C’est justement pour se soustraire à l’approche déductive, qui reste malgré tout au cœur de l’équilibre réflexif, que je crois que le modèle « trascendental » offre une procédure de délibération plus ou mieux centrée sur la réalité pratique.
Le modèle déductif ne thématise pas trop le moment institutionnel de la pratique juridique à laquelle il va s’appliquer. Cette réalité est néanmoins introduite lorsqu’on nous dit que la vertu professionnelle déduite du principe archimédien est culturellement définie ; elle sera par exemple celle du procès accusatoire de la tradition juridique de common law, structure bien différente du procès inquisitoire de la tradition européenne continentale. Le système accusatoire, adversarial, nécessiterait pour fonctionner d’un type d’avocat beaucoup plus agressif que celui que l’on connaît chez nous dans le continent européen. La déduction à partir des principes doit donc s’ajuster à la situation institutionnelle considérée. Et la structure institutionnelle doit aussi être justifiée comme valable et moralement légitime : on dira par exemple que le système adversarial est beaucoup plus capable d’assurer la justice de la décision judiciaire, car il favorise la recherche de la vérité moyennant la confrontation des parties et de leurs vérités partielles ; ou bien on soutiendra que dans une communauté politique fondée sur les droits des citoyens, la juridiction doit être un instrument orienté vers la défense de ces droits-là, qu’ils ne devront donc être définis que selon la signification qui leur est donnée par leur détenteurs, à savoir par les citoyens eux-mêmes, sans aucune intervention paternaliste des juges ou d’autres juristes, donc sans aucune intermédiation et filtre moralisant des avocats. Pour rendre donc explicite et opératoire la considération du moment institutionnel, il faudrait inclure cette dimension institutionnelle et ses repères plus politiques dans le modèle justificatif et le thématiser dès le début.
Au modèle déductif s’oppose un modèle différent que j’appellerais « transcendental ». Celui s’articule de la façon suivante. Notre point de départ est qu’on se retrouve déjà acteurs dans une pratique, celle des avocats, dans un système institutionnel spécifique. C’est l’activité concrète des avocats, la pratique au-dedans de laquelle nous allons nous poser la question de sa moralité ou, mieux dit, de la moralité de ses actes, de la correction de la conduite professionnelle des avocats. Cela nous oblige à bien comprendre comment cette activité se déploie et par conséquent tous ou la plupart de ses présupposés institutionnels. Il faudra examiner la structure du procès judiciaire et celle du système juridique qui offrent le cadre de cette pratique. L’activité des avocats n’est pas quelque chose d’intemporel, mais elle se déploie dans un contexte bien déterminé. On ne peut pas s’en passer, on ne peut pas l’ignorer, si l’on veut discuter et évaluer ses stratégies professionnelles et leur correction morale.
S’il nous arrive de ne plus croire à la moralité ou à la justice de l’institution, ici le système juridique et le procès, il nous sera beaucoup moins acceptable d’approuver une morale professionnelle dont la justification fondamentale serait de permettre le fonctionnement de ce système-là et de ce type-là de procès judiciaire. Entre autres, c’est Richard Wasserstrom qui le souligne dans un article célèbre de la legal ethics américaine : « To the degree to which the institutional rules and practices are unjust, unwise or undesirable, to that same degree is the case for the role-differentiated behavior of the lawyer weakened if not destroyed »1R. Wasserstrom, « Lawyers as Professionals : Some Moral Issues », in Human Rights, Vol. 5, 1975, p. 13..
Le deuxième pas de ce modèle est de thématiser le sens de la pratique considérée, ici l’activité des avocats dans un système procédural historique et concret. Il faudra identifier un critère directif de cette pratique, son Witz, son sens. On pourra dire par exemple que le sens prépondérant de la fonction d’avocat est de contribuer à la justice de la décision judiciaire ou, dit autrement, d’assister le juge dans sa recherche de la vérité de l’affaire. Ou bien on pourra dire que son sens est plutôt celui de garantir les droits du client, des parties, ou encore qu’il est celui de permettre aux citoyens l’accès au droit et, donc, à une pleine citoyenneté. Ce n’est pas à l’avocat de juger de la moralité de son client. S’il veut garantir l’accès à la justice des citoyens, il ne peut pas agir comme un acteur paternaliste. C’est un point souligné par un ancien avocat italien, Domenico Giuriati, auteur de plusieurs traités de déontologie : « I suoi clienti, vengano dalla ventura o dal trivio, non gli offrono guarentigie di moralità. Ma questa non è una ragione per chiudere loro la porta in faccia »2D. Giuriati, Come si fa l’avvocato, deuxième édition, Raffaello Giusti, Livorno 1930, p. 208.. Tout ça bien sûr dépend de comment la pratique se donne concrètement et historiquement, mais aussi de la narration qui pourrait mieux rendre compte de telle pratique à partir de son sens et de l’idée de communauté politique qui y est implicite.
La troisième étape du modèle est la dérivation argumentative d’une série de principes ou de vertus qui correspondraient au Witz, au sens, de la pratique identifiée au deuxième niveau du modèle justificatif. Ici, par exemple, si l’on accepte que ce soit la protection des droits du client la fonction éminente de l’avocat, on pourra identifier comme sa vertu principale la loyauté ou la fidélité au client. Ou bien, lorsqu’on affirme que le sens de la pratique des avocats est l’accès au droit dans sa prétention de correction, on pourra soutenir que l’indépendance est un critère directeur de la profession d’avocat au moins d’une force comparable à celle donnée au service de son client. Ou encore, si l’on croit que les droits du client sont déjà pleinement définis dans leur signification par la loi positive, aux fins d’éviter que le conflit de positions morales et des intérêts puisse se reproduire dans la dimension de la justice positive garantie par le juge, on dira que la vertu de l’avocat est sa fidélité au droit positif et à l’autorité publique par laquelle celui-là a été produit. Moyennant ces principes et vertus finalement, on pourra identifier des règles plus concrètes pour la détermination de la conduite déontologiquement correcte dans un cas spécifique. L’indépendance de l’avocat, par exemple, va nous suggérer que le zèle professionnel ne peut pas aller au-delà de la garantie du bon droit de son client.
Il faut ajouter que, lorsqu’on cherche le sens de la pratique, celle-là va être examinée à partir de notre pré-compréhension morale et aussi de la théorie morale qui explique le mieux cette pre-compréhension confrontée avec les données qui nous ont offertes par l’étude institutionnelle et historique de la pratique en question. On pourra donc avoir à ce moment une confrontation et un débat entre les approches de philosophie morale les plus influentes. On pourra se demander, par exemple, si le sens de la pratique peut trouver sa justification dans une conception utilitariste. Ou bien on pourra mettre en jeu un vision communitariste du système juridique et politique. Théorie du droit, philosophie morale et politique ici se mêlent et s’entrecroisent. On ne pourra pas identifier le Witz de la pratique sans s’interroger sur la forme idéale de communauté politique à laquelle le système juridique implicitement ou même explicitement renvoie. Par exemple, si l’on croit que la fonction de l’avocat est celle de rendre possible une pleine citoyenneté, ce sera cette citoyenneté qui donnera sa substance à l’activité professionnelle. Mais citoyenneté est un terme d’une doctrine normative plus générale de la politique qu’il faudra donc expliciter.
II. Ambiguïté du rôle et de sa morale
Lorsqu’on est confronté à la déontologie de l’avocat, on a tout de suite à faire avec une tension interne à sa pratique professionnelle. Cette ambiguïté et tension se reflète immédiatement dans la lettre de plusieurs codes déontologiques. Par exemple dans le Préambule du Code déontologique des avocats européens, nous lisons le passage suivant : « Sa mission lui impose des devoirs et obligations multiples, parfois d’apparence contradictoires », ce qui est une phrase bien choquante dans un texte dont la fonction serait de donner une cohérence et de systématiser les principes et les règles d’une pratique. Dans le Code de responsabilité professionnelle du Barreau des États Unis dans sa version de 1974 on lit que les obligations de l’avocat envers le client et envers l’administration de la justice sont les mêmes, ce qui semblerait une surprise pour tous ceux qui ont à faire chaque jour avec des questions éthiques provoquées pas son activité professionnelle : « The duty of a lawyer to his client and his duty to the legal system are the same » (EC 7-19).
Dans le Préambule des Principes de la Loi professionnelle allemande sur la profession d’avocat, Grundsätze des anwältigen Standrechts, nous lisons que l’avocat est un organe indépendant de l’administration de la justice, « ein unabhängiges Organs des Rechtspfleges ». Ce veut dire que l’on nous dit que l’avocat est un « organe », terme plein d’implications communautaristes et même ontologiques, du pouvoir judiciaire, mais au même temps qu’il est indépendant, qu’il n’est pas un fonctionnaire de cette administration de la justice, de laquelle il est néanmoins partie intégrante.
Cette situation double est tout ce qui fait problème, on pourrait ajouter, dans la profession d’avocat. C’est, parmi d’autres, Lord MacMillan, Lord Advocate General d’Écosse, qui nous le dit avec clarté :
« Dans l’exercice de sa fonction l’avocat a des obligations envers son client, des obligations envers son adversaire, des obligations envers la cour, des obligations envers lui-même, et des devoirs envers l’État. Maintenir un parfait équilibre au milieu de ces obligations distinctes et quelquefois contradictoires n’est pas un accomplissement facile ».
E Angel Ossorio, un avocat espagnol, dans son petit livre El alma de la toga, « l’ame de la toge », souligne que la question interne à la morale professionnelle de l’avocat serait essentiellement celle de la coordination de ses devoirs, parfois antagonistes, « la coordinacion de sus deberes, a veces antagonicos »3A. Ossoro, El alma de la toga, deuxième édition, Imprenta de Juan Pueyo, Madrid 1922, p. 11.
Cette situation ambiguë était déjà soulignée par le Chancelier d’Aguesseau, qui à la fin du xviie siècle parlait de « double engagement de l’avocat », lequel est ici considéré comme redevable soit aux juges soit à ses clients. Écoutons-le dans sa célébration fameuse de la profession d’avocat :
« Vous êtes placés, pour le bien du public, entre le tumulte des passions humaines et le trône de la justice ; vous portez à ses pieds les vœux et les prières des peuples ; c’est par vous qu’ils reçoivent ses décisions et ses oracles ; vous êtes également redevables et aux juges et à vos parties ; et c’est ce double engagement qui est le principe de toutes vos obligations »4Discours pour l’ouverture des audiences du Parlement, Premier Discours, L’indépendance de l’avocat, prononcé en 1693, dans Œuvres choisies du Chancelier D’Aguesseau, Firmin-Didot, Paris 1886, p. 173.
La double nature institutionnelle de l’avocat se fait ambiguïté morale et celle-ci est un sujet permanent de la tradition littéraire occidentale. Le bien et le mal se mêlent et se confondent dans son activité. C’est l’opinion de Mary Wollestonecraft, entre autres : « The profession of law renders a set of men still shrewder than the rest, and it is these men, whose wits have been sharpened by knavery, who here undermine morality, confounding right and wrong »5M. Wollestonecraft, A Short Residence in Sweden, Norway and Denmark, Penguin, Harmonsworth 1987, p. 124.. On leur reproche le manque de pitié et de compassion. En cela ils seraient comme les juges : le droit, la loi positive, leur importe beaucoup plus que la justice et l’équité.
« C’est toujours une chose qui serre le cœur – écrit Victor Hugo – de voir ces attroupements d’hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles »6V. Hugo, Les misérables, a cura di Y. Gobin, Vol. 1, Gallimard, Paris 1995, p. 349..
Pas de pitié donc, un attachement au droit qui rend les avocats de froids fonctionnaires d’une machine qui semble n’avoir pas d’attention pour les destins de ceux qu’elle juge et dont elle s’empare. Et toutefois ce n’est pas la justice que l’avocat sert souvent, mais plutôt des intérêts individuels, celui de son client ou bien son propre intérêt, de façon que Uriah Heep dans le David Copperfield de Dickens dira à Mister Traddles, un autre avocat comme lui : « Lawyers, sharks and leeches are not easily satisfied, you know ! »7Ch. Dickens, David Copperfield, ed. de Jeremy Tambling, Penguin, London 1996, p. 685.
Le grand mystère de la société est qu’on obéisse au pouvoir qui nous enlève la liberté de disposer de notre existence et d’organiser nos vies selon nos plans volontaires. C’est l’une des deux grandes surprises dont parlent les sauvages avec qui Montaigne se rencontre pendant leur visite au roi de France. On obéit, on se soumet, et on le fait souvent en n’étant pas obligés par la force ou par une violence irrésistible, mais plus simplement et facilement au nom du droit. Le juriste est un des agents qui nous pousse à cette servitude volontaire et l’avocat est une de ses formes. On réclame ses propres droits, mais on le fait en confiance dans l’autorité d’autrui et en lui cédant notre liberté.
« By the side of a despot who rules, there is almost always a lawyer, who regulates, and strives to render consistent with one another the arbitrary and incoherent decrees […] Kings furnish the power ; lawyers invest that power with the form and semblance of a right »8A. de Tocqueville, « Political and Social Conditions of France », in London and Westminster Review, 1836, p. 161..
Ce sont les mots de Tocqueville, qui nous parle ici plutôt du juriste, du légiste. Mais l’avocat est bien un juriste aussi. Il accepte la loi souvent pour la contourner, pour s’en servir, mais il est quand même un homme de loi, tandis qu’il se sert d’elle. Son plus grand péché est cette ambiguïté intrinsèque dans sa fonction.
III. Deux doctrines déontologiques
On peut plausiblement affirmer que la déontologie de l’avocat se développe au dedans d’un espace délimité par deux positions extrêmes ou deux frontières. La première de ces deux frontières est marquée par la thèse selon laquelle la conduite de l’avocat coïncide avec celle de son client. À savoir, on permet à l’avocat, il est lui licite, tout ce qui serait permis ou licite au client pour défendre ses propres intérêts. Il n’y a pas ici de la distance entre la situation morale de l’avocat et celle du client.
La deuxième frontière est donnée par cette autre thèse selon laquelle la conduite professionnelle de l’avocat s’approcherait beaucoup de celle du juge, même si elle reste distincte de celle-là. Selon ce modèle, il y aurait une distance notable entre la situation morale de l’avocat et celle de son client. L’avocat ne touche pas le même terrain moral que son client. Bien au contraire, il a comme fonction de se donner et d’agir comme une sorte de pré-juge : il doit donner une première évaluation sur la légitimité de la cause et s’orienter à l’idéal du bien commun de la collectivité, plutôt qu’à la défense des droits individuels d’une partie. Assurer la justice du procès et de sa décision finale et non pas défendre les intérêts de son client, quels qu’ils soient, serait ici l’obligation fondamentale de l’avocat.
La première thèse, assez traditionnelle, dans le débat américain on l’a appelée aussi celle de la « morale amoralité » ou celle de la « partialité neutre », thèse qui a été défendue en Italie par exemple par des juristes comme Giovanni Tarello et Ettore Randazzo et aux États-Unis par Stephen Pepper. La deuxième perspective est celle dite « moraliste » et dans un certain sens aussi communautariste défendue en Italie par exemple par des philosophes du droit comme Luigi Lombardi Vallauri et son élève Giovanni Cosi et aux États-Unis par exemple par le doyen de l’École de droit de Yale, Anthony Kronman. Une formulation très efficace de la première thèse, celle de la « morale amoralité », on peut la retrouver dans le petit livre d’Ettore Randazzo, L’avvocato e la verità 9Sellerio, Palermo 2003, p. 53. :
« L’avocat doit, bien sûr, employer tous les moyens que le procès judiciaire offre à son client. Sa limite consiste dans la légalité, qui est la règle de la conduite soit du citoyen soit du professionnel. Dans le respect de la loi, on pourra présenter des thèses sans fondement et qui ne soient pas véridiques ».
Et le Professeur Luigi Ferrajoli ajoute que « ce que […] l’avocat peut – et doit – faire, c’est justement tout ce que son client ferait personnellement et aurait droit à faire, s’il était doté de la compétence technique nécessaire »10G. Zanetti (dir.), Elementi di etica pratica, Carocci, Milano 2003, p. 145.. Tout ce que la loi permet – affirme cette thèse – est aussi et immédiatement déontologiquement permis et donc légitime.
Pour ce qui concerne la deuxième thèse, la thèse « moraliste » ou « moralisante », qu’on pourrait aussi appeler celle de la « pleine moralité de l’avocat », très suggestive est la perspective de Giovanni Cosi, professeur à l’Université de Sienne, qui reprend des idées de Luigi Lombardi Vallauri. Selon Cosi l’avocat est une espèce de politicien ou mieux dit, de « constituant ». La tâche de l’avocat est de résoudre le conflit entre les plaideurs, sans recourir – s’il est possible – au procès judiciaire. Il doit d’abord essayer à reconstruire la relation entre les parties du litige, du différend. « L’avocat qui construit un système de relations qui puissent fonctionner entre les parties […] exerce, dans sa sphère professionnelle, une activité de fondation juridique qui est analogue à celle d’un pouvoir constituant ». L’avocat ne doit pas être orienté vers conflit, mais plutôt à la relation et à la communication entre les plaideurs. Il doit rendre possible un discours raisonnable entre eux. Il est donc plutôt un médiateur ou même, comme le dit le Professeur Lombardi Vallauri, un « pré-juge ».
Dans le cadre anglo-américain nous retrouvons une image fort opposée à cette idée de l’avocat médiateur. Cela est dû en partie aux caractères du procès de common law où la vérité judiciaire est pensée comme se formant dans la lutte des preuves et des arguments produits par les parties. Une formulation spécialement nette et extrême de la thèse de la « morale amoralité » est celle qui est prononcée devant la House of Lords dans l’affaire concernant le divorce poursuivi contre la Reine Caroline, l’épouse du Roi d’Angleterre George IV. Lord Henry Brougham, qui est le défenseur de la Reine qu’on accuse d’être adultère pour justifier le divorce du Roi, définit la fonction de l’avocat de la façon suivante :
« Un avocat, dans l’accomplissement de ses fonctions, ne connaît qu’une seule personne parmi tout le monde et cette personne, c’est son client. Sauver son client avec tous les moyens et avec toutes les ruses et à tout prix et risques […], c’est cela sa première et seule obligation ; et dans l’accomplissement de telle obligation il ne doit tenir compte ni de l’alarme ni des tourments ni de la destruction qu’il pourrait provoquer pour les autres».
Il n’y a qu’un intérêt qui compte pour l’avocat, celui de son client. Cette détermination égocentrique définit toute sa moralité.
Bien différentes sont les recommandations de l’avocat américain David Hoffman, dans son écrit Fifty Resolutions to Professional Deportment, « Cinquante délibérations sur la conduite professionnelle », de 1836, un temps donc pas trop séparé de l’année dans laquelle Lord Brougham a fait sa célèbre déclaration sur la mission de l’avocat à la Chambre de Pairs britannique. Il vaut la peine ici de mentionner la seconde délibération de l’avocat américain : « Je ne ferai pas mienne aucune cause inspirée par l’envie ou la haine ou la malice envers la partie adverse ». Ou bien lisons sa dixième délibération : « Même si mon client est enclin à insister dans des demandes captieuses, ou dans des défenses frivoles ou vexatoires, moi je ne les supporterai ou réaliserai jamais ». Ou encore la délibération onzième : « Si, après avoir dûment étudié la cause, je suis convaincu que la demande ou la défense de mon client (selon le cas) ne peut pas, ou ne doit pas, être soutenue, je lui conseillerai immédiatement de laisser tomber la cause ». En outre, dans sa douzième délibération, il promet que dans une affaire de dettes, il n’acceptera jamais d’objecter au créancier la déchéance des termes dûs pour la demande de payement.
IV. Avocats et théorie du droit (et de la politique)
La théorie du droit en général se désintéresse de la figure de l’avocat. Cette négligence qui est assez frappante trouve sa raison dans la tradition qui domine la conceptualisation de l’expérience du droit, qui est vue comme celle d’une situation marquée par le fait essentiel de la commande et de la sanction. Dans cette perspective, ce qui se passe avant l’émanation de l’ordre souverain et de l’infliction de la sanction semble être quelque chose qui reste au dehors du droit même. De cette image du droit comme fait suprême de l’autorité et de la force, l’interprète le plus décidé est le positivisme juridique, pour lequel – comme le dit Joseph Raz, un juspositiviste contemporain – « le droit ne consiste que dans des considérations impératives (“authoritatives”) positives »11J. Raz, Ethics in Public Domain, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 214.
Dans la conduite humaine, on peut distinguer entre le plan de la délibération et le plan de la décision ou de l’exécution. L’essentiel du droit se trouverait sur le plan de la décision ou de l’exécution, tandis que le plan de la délibération lui serait externe. La délibération ne serait pas susceptible de description, au moins dans le sens que la description d’un argument comme émanant d’une source positive (A dit ou soutient ou commande X), aux fins d’affirmer que X est légitime ou correct, n’est pas transparent avec l’argument en soi, comme contenu intentionnel, dans sa signification que « X est correcte » : c’est-à-dire la description de la source de X n’équivaut pas à X. « A dit que X » sur le plan descriptif, ne peut pas se traduire ici selon le principe de transparence12V. R. M. Hare, The Language of Morals, Clarendon, Oxford 1952, p. 111 ss. (qui est en vigueur dans un énoncé du type « je soutiens que X ») comme simplement « X ». On peut se rappeler à cet égard de la thèse de Richard Mervin Hare selon laquelle le signifié de l’énoncé « X est bon » est essentiellement que X est recommandé ou prescrit ; il s’agirait donc d’une prescription de laquelle on ne pourrait pas déduire des critères d’application de X. Hans Kelsen dit une chose pareille, et même bien plus radicale, dans son œuvre posthume Allgemeine Theorie der Normen, où il soutient que la logique ne s’applique pas aux règles, pensées par lui comme des impératifs.
De « A dit que X » – dans une perspective impérativiste ou prescriptiviste – on ne pourrait pas passer à « X », sans un saut logique et argumentatif d’une notable pertinence. La délibération donc, comme exercice et échange d’arguments du type de « X », ne peut pas être reproduite de la perspective neutre d’une attitude cognitive descriptive qui se limite à l’enregistrement de la source de l’argument. De façon que si l’on croit que le savoir juridique est une entreprise descriptive, à l’instar d’une science, l’enregistrement de signifiés et de faits, il sera assez problématique d’accepter que la délibération soit prise en charge par cette entreprise cognitive fondamentalement considérée comme neutre. Or c’est juste la défense du savoir juridique comme une telle entreprise neutre qui est, avec la thèse impérativiste et sanctioniste, le deuxième critère qui fonde la doctrine positiviste. Radicalisée cette deuxième thèse devient celle de la « pureté » de la doctrine juridique, sa capacité d’être dénuée de considérations évaluatives.
Le positivisme voit donc le droit comme une pratique qui ne peut qu’avoir trois déclinaisons. Ou il s’agit d’une décision ou on a à faire avec une exécution, l’application d’une décision qui a été déjà prise, ou bien c’est une question de description – ce qui fait que du point de vue du positiviste il n’y aurait que trois caractères fondamentaux dans la pratique juridique : le législateur qui décide, le juge qui ou décide aussi ou applique des décisions prises par autrui, le législateur ou bien le scientifique du droit, le juriste, qui décrit le fait de la décision ou de l’application et réitère les énoncés qui y sont attachés. Dans une telle perspective, qui n’est pas plus innocente du point épistémologique que du point politique, l’avocat ne figure pas, il n’apparaît jamais dans les grands tableaux positivistes du système de droit. Il n’y joue aucun rôle. Il y est un caractère marginal et il l’est en tant qu’il ne décide jamais, qu’il n’exécute pas non plus, et qu’il ne décrit pas trop. Dans la géographie positiviste, il n’y a pas une terre propre aux avocats. Et on n’en parle pas.
Ni John Austin, ni Hans Kelsen, ni Joseph Raz ne s’intéressent à l’avocat et à son travail. Hart n’essaie pas non plus de thématiser le rôle de l’avocat dans le cadre de sa théorie du concept du droit. La règle de reconnaissance du système juridique et une question de juges, pas pour les avocats, jamais pour les citoyens pour lesquels c’est plutôt le point de vue externe (non pas le point de vue interne du participant à la pratique juridique) qu’il faut adopter. Tout cela a des implications de philosophie politique dans le sens que le positiviste ne peut rendre le fait du droit comme une activité délibérative et participative et doit donc présupposer une société où les affaires de la société soient réglées de façon plus ou moins autoritaire. Il doit y avoir des gens qui décident et des gens qui obéissent sans que les gens qui obéissent puissent contester légitimement, légalement, argumentativement, les gens qui décident, ou qu’ils puissent y avoir des lieux où discuter et éventuellement déclarer invalides les décisions de détenteurs de l’autorité. L’énergie qui fait bouger la machine du droit ne pourrait jamais être, par exemple, le zwangsloser Zwang, la « coaction sin coaction », de Habermas, c’est-à-dire la force du meilleur argument et la prétention de justice, ou de légitimité, qu’on pourrait éventuellement attribuer au système juridique (comme le fait aussi Joseph Raz), sera pensée ou comme un élément externe à la « nature » du droit ou bien comme une force persuasive qui serait en fin de compte assimilable à la force physique (ce qui est le noyau de la thèse sceptique proposée par le pragmatisme déconstructionniste et antinormatif).
La négligence de la fonction argumentative dans l’expérience du droit qui est typique du positivisme a des conséquences évidentes finalement pour ce qui concerne la déontologie des avocats. Simplement pour le positiviste, il ne peut pas y avoir de déontologie des avocats. Dans cette perspective il sera permis aux avocats et licite, de faire tout ce qui est accordé par la loi positive. C’est juste ce qui a été défendu en Italie par exemple par des théoriciens du droit si illustres comme Giovanni Tarello et Luigi Ferrajoli.
La morale est une affaire subjective qui ne pourrait pas être élaborée d’un point de vue descriptif et qui par conséquent ne peut qu’être résolue par la décision autoritaire dont le droit se fait le porteur et le protagoniste. Toute question qui chercherait à thématiser la pratique du droit a été déjà réglée par le droit positif ou bien elle reste au dehors de ce qu’on pourrait légitimement discuter du point de vue juridique. Mais au dehors du discours juridique, il n’y a, une fois de plus, que la décision, cette fois celle qui est le résultat du caractère essentiellement subjectif du discours moral. Au-delà de la loi, l’avocat est complètement libre et il ne pourra pas être question de règles raisonnables de conduite professionnelle. Le positivisme juridique, moyennant sa thèse métalogique de la neutralité des énoncés du savoir juridique et de la subjectivité ou irrationalité argumentative des énoncés normatifs, nous pousse donc, plus ou moins doucement, vers une doctrine déontologique assez précise, celle de la « morale amoralité », ou de la « partialité neutre », c’est-à-dire de l’autonomie presque absolue de l’avocat dans la défense des intérêts de son client.
Derrière cette déontologie de la « partialité neutre », on pourrait encore entrevoir une idée de la communauté politique où la justice est d’un côté assurée par un mécanisme autoritaire dans lequel le droit serait affaire de fonctionnaires, législateurs, juges et forces de police – une thèse qui finalement distingue et sépare d’une façon assez dramatique les obligations des fonctionnaires de la justice, comme le sont éminemment les juges, des obligations des citoyens. Pour les premiers, pour les juges, le droit aurait une force obligatoire, il serait capable de déployer sa « normativité », tandis que pour les autres, les citoyens, le droit pourrait n’être qu’une raison prudentielle de conduite, aux fins d’éviter les maux attachés à la sanction juridique et à la peine, appliquées éventuellement en cas de violation de la règle juridique. Pour les citoyens, le droit selon cette perspective ne serait que facticité, force. Le citoyen n’aurait pas d’obligations morales d’obéir au droit, car ce droit lui serait pleinement étranger, « extérieur ». Mais cette doctrine – et c’est ma question finale – pourrait-elle être acceptable dans le cadre d’une robuste conception démocratique de la communauté politique ?