Autour de la vocation instrumentale des normes juridiques
Alexandre VIALA
Professeur à l’Université Montpellier I, Directeur du CERCOP
Introduction
Parmi les vertus qui font de l’œuvre de Paul Amselek une contribution originale et stimulante à la philosophie juridique, figure l’usage des métaphores. Le style de l’auteur n’est pas difficile. Il n’est pas encombré de jargon académique et sa limpidité est garantie par le recours à des images qui en rendent plaisante la lecture. En atteste une analogie qui est souvent développée dans son œuvre et clairement reprise dans les Cheminements entre les normes et les outils1P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Armand Colin, collection « Le temps des idées », 2012, notamment p. 56 à 217..
Pour exposer sa phénoménologie du droit et faire œuvre pédagogique, Paul Amselek fonde sa métaphore sur le vocabulaire des Anciens qui assimilaient la règle à une « tige », une « planchette » ou un « patron de couture » dont l’objet était de donner à ses destinataires « la mesure de leurs possibilités d’agir, de se conduire »2Ibid., p. 62.. Dans sa controverse avec Michel Villey à l’occasion de laquelle il soutint fermement, contre le naturalisme de son contradicteur, la thèse que le droit réside dans les esprits, Paul Amselek expliquait déjà que cette analogie ressort de :
« l’étymologie même des mots norme ou règle qui dénotaient primitivement des outils matériels, concrets : la norma latine, dérivée du grec ancien gnömon, désignait à l’origine une équerre ; la regula désignait – et ce sens est d’ailleurs resté dans la langue française – une tige ou planchette servant de référence pour les tracés rectilignes »3P. Amselek, Le droit dans les esprits, in Controverse autour de l’ontologie du droit, PUF, 1983, p. 27 et s..
Et Paul Amselek affinait sa pensée en ajoutant que « les règles de conduite sont plus précisément des outils qui donnent, à ceux à qui ils sont adressés et qui les utilisent, la mesure de leurs possibilités d’agir, de se conduire : c’est en ce sens qu’on parle indifféremment d’édicter des règles juridiques ou d’édicter des « mesures » ; et quand deux règles différentes sont appliquées à des cas identiques, on parle même de « deux poids et deux mesures »4Ibid, p. 28. Cf également du même auteur, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, n° 10, 1989, p. 7 et s.. Paul Amselek prête ainsi aux règles une vocation instrumentale aux termes d’une analogie, réitérée dans les Cheminements, entre les règles et les outils, qui n’est pas exempte de risques ou de vices cachés conduisant son promoteur à hypostasier, à réifier la norme juridique en commettant ainsi le travers qu’il reproche à d’autres auteurs comme Kelsen (I). Quoi qu’il en soit, Paul Amselek a « breveté » une idée forte : la norme juridique, comme la loi du savant, est un outil. Soyons précis : un outil mental5Cheminements, p. 63 à 83.. Or – et c’est en cela que gît la contradiction – il résulte de cette conception de la norme juridique comme outil mental une approche subjectiviste de l’interprétation incompatible avec la réification des normes à laquelle semble contribuer la vocation instrumentale que notre illustre auteur leur prête (II).
I. La norme comme outil : une tendance à la réification du droit
Paul Amselek définit la règle comme un étalon en se rapprochant étrangement, ce faisant, de l’ontologie kelsénienne des normes qui contribue à leur accorder une identité qu’elles n’ont pas. Les normes, selon l’auteur, « servent à donner la mesure de la possibilité de l’avoir lieu ». Elles sont, comme le dit Kelsen que Paul Amselek ne dément pas, « ce qui doit être ». C’est dans une telle mesure qu’elles se présentent comme des outils, c’est-à-dire des objets qui ont une destination, une fonction. Des objets idéels qui n’ont d’intérêt qu’au regard de leur utilité et non en eux-mêmes. L’outil n’est intelligible que dans sa dimension téléologique, dans son « outilité », pour reprendre le néologisme qu’ose Paul Amselek. Et cet outil est celui dont la fonction est de donner la mesure : la règle est un étalon. Avant d’expliquer en quoi cette vocation instrumentale, que Paul Amselek attribue à la norme, renferme des risques de réification du droit (B), il convient tout d’abord de rappeler que dans son principe même, semblable conception de la normativité a paradoxalement le mérite d’inscrire son auteur parmi les tenants d’une approche relativiste des valeurs (A).
A. Un relativisme axiologique
Cette fonction instrumentale, au demeurant, est révélatrice du propre de l’homme qui, tel un animal métaphysique perpétuellement inquiet, a constamment le souci de mesurer, de juger, de jauger. Paul Amselek cite Nietzche6Cheminements p. 117. selon qui l’homme est « l’animal estimateur par excellence »7F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. fr. H. Albert, Mercure de France, 1964, p. 82.. On sait en effet qu’au nom de son vitalisme, Nietzche dénonçait le nihilisme de tout discours qui consiste à revendiquer des valeurs car c’est à leur aune que l’homme est conduit à jauger la vie, et donc à la nier. Or la norme est porteuse de valeur(s) car sa fonction d’étalon lui permet d’évaluer, au terme d’une démarche idéaliste, le monde réel. Elle permet de lui donner une qualification, un nom. Où l’on retrouve la conception kelsénienne de la norme : la norme fonctionne comme un schéma d’interprétation en vertu duquel il est permis de qualifier tel fait, telle conduite de valide ou de non valide, de bon ou de mauvais. Un schéma d’interprétation grâce auquel il devient possible de connaître de façon objective, c’est-à-dire aux yeux de tous, la signification – la valeur – de tel fait.
Autrement dit, c’est la norme qui confère une valeur objective aux choses. En elles-mêmes, celles-ci n’ont aucune valeur. Une chose détient une valeur – bonne ou mauvaise – relativement à une norme. Une norme comme unité de valeur, comme étalon. « La clé n’est pas bonne en soi, mais par rapport à la serrure qui en donne indirectement la mesure » écrit Paul Amselek en filant de nouveau la métaphore pour illustrer le contexte relativiste dans lequel les règles en général plongent le monde8Cheminements, p. 123.. Paul Amselek semble faire sien cet attelage d’objectivisme et de relativisme qui se dégage de la conception kelsénienne de la norme et qu’a bien mis en lumière Michel Troper pour répondre à une critique d’Alf Ross contre le maître autrichien. Le juriste danois regardait Kelsen comme un quasi-positiviste car selon lui, l’objectivisme juridique dont se réclame la Théorie pure du droit reposerait en dernière analyse sur une démarche prescriptive : l’hypothèse logico-transcendantale de l’obligation objective d’obéir à la norme suprême d’un ordre juridique, nécessaire pour fonder la validité objective de toutes les normes qui en découlent, serait l’expression d’une obligation morale d’obéir au droit9A. Ross, « Validity and the conflict between legal positivism and natural law », in Revista Juridica de Buenos Aires, IV, 1961 (trad. française par E. Millard et E. Matzner, in A. Ross Introduction à l’empirisme juridique, Paris, LGDJ, 2002, p. 149).. Le reproche repose sur une négligence d’Alf Ross qui ne voit pas que dans l’esprit de Kelsen, l’objectivité de la norme qui seule confère à un comportement déterminé sa validité juridique, n’est que relative10M. Troper, Ross, Kelsen et la validité, in Droit et société, n° 50, 2002, p. 43-57.. Objectiviste, la théorie normativiste est aussi relativiste. Elle est objectiviste parce que le devoir d’obéir au comportement prescrit par une autorité est une norme qui, conçue indépendamment de la volonté subjective des hommes qui composent cette autorité, prescrit d’obéir à cette volonté. Elle est en même temps relativiste car ce devoir objectif d’obéissance n’est pas absolu mais relatif à l’existence empirique de cette norme. C’est chaque norme relativement à l’existence d’une autre norme, et non le droit dans son ensemble, qui est objectivement obligatoire. Au contraire, la Théorie pure du droit « tente d’éradiquer, comme erronée, la conception millénaire du droit en tant que système de normes ayant une validité normative objective »11H. Kelsen, Une théorie “réaliste” et la Théorie pure du droit. Remarques sur On Law and Justice d’Alf Ross, trad. française par G. Sommeregger et E. Millard, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, 4, 2000, p. 42..
« On n’échappe pas au relativisme des valeurs », écrit Paul Amselek12Cheminements, p. 122. selon qui le fait d’imaginer, au contraire, que les choses auraient une valeur en soi, indépendamment de toute référence à une norme, à un étalon, reviendrait à commettre l’erreur naturaliste, le fameux sophisme naturaliste, « ce que les positivistes anglo-saxons depuis Hume appellent naturalistic fallacy »13Ibid, p. 120.. La relativité de la valeur, que la chose ne possède pas en elle-même mais que seule la norme lui confère, dénote la dimension artificielle de la norme. Le devoir-être est le produit intellectuel d’une volonté humaine en référence auquel un fait se voit attribuer une valeur. Nous sommes donc bien en présence, dans le cheminement de Paul Amselek, d’une conception artificialiste de la normativité14L’artificialisme de Paul Amselek s’applique aussi bien dans le domaine éthique et juridique que dans l’univers scientifique. À travers ses cheminements, il visite « le monde du droit et des règles en général », c’est-à-dire un univers des normes au sein duquel il perçoit une structure commune au droit, au langage et à l’univers scientifique : les règles – de droit, du langage, de la physique – sont des outils, conçus par la pensée, qui donnent la mesure de « l’avoir-lieu des choses ». Or, Paul Amselek, fort de son artificialisme, dénonce le fait que la reconnaissance de cette structure commune soit loin d’être acquise. C’est ainsi qu’il a su très bien repérer et mettre en lumière, chez le savant, une tendance persistante à méconnaître la fonction législatrice à laquelle le destine pourtant son office. Le philosophe et juriste français dénonce en effet une tendance anthropomorphique de la pensée scientifique qui consiste, chez les savants, à « mondaniser » leurs œuvres. Ces derniers ne peuvent s’empêcher de penser que les lois scientifiques, œuvres de leur esprit conçues pour rendre intelligible un monde intrinsèquement dépourvu de rationalité, sont l’œuvre même du monde. Il y aurait, écrit Paul Amselek, « solidement enracinée dans notre mentalité, une inclination à projeter ce que fait l’esprit du sujet-savant sur le monde-objet qu’il étudie, à croire que les régularités, les lois, la prévisibilité, l’ordre, sont des attributs, des propriétés du monde, des éléments ou modalités de sa structure ontologique qu’il offrirait à l’investigation du savant : ce serait un donné du monde et non pas un construit de l’esprit » (P. Amselek, Science et déterminisme, éthique et liberté. Essai sur une fausse antonomie, PUF, 1988, p. 45). Victime d’une illusion qui porte l’esprit humain à hypostasier ses artefacts, celui-ci s’efface et attribue ses œuvres à la nature des choses. L’emploi du mot « découverte » scientifique, pour désigner ce qu’on devrait dénommer des « constructions », est symptomatique de ce déni du savant qui consiste à mondaniser ses productions intellectuelles. Paul Amselek formule en d’autres termes le constat et la critique de cette tendance anthropomorphique dans les Cheminements (p. 181-209) en désignant semblable mondanisation comme la manifestation d’un « paradigme juridique dans la pensée scientifique » : tout se passe comme si la nature se soumettait à des règles éthiques incréées alors que les lois qui la « gouvernent » ne sont pas moins artificielles que celles qui gouvernent la société. Elles ont pour auteur commun l’esprit humain et pour finalité commune de donner la mesure de « l’avoir-lieu » des faits ou de permettre de se repérer dans le flux évènementiel des choses. Ce sont des règles en général. qui ne préserve pas notre auteur, néanmoins, d’une tentation substantialiste consistant à prêter aux normes, dans leur structure formelle, une identité ontologique qu’elles n’ont pas.
B. Une ontologie des normes
Il semblerait en effet qu’une certaine forme d’essentialisme émerge insidieusement dans le propos de l’auteur lorsque celui-ci opère une distinction, qui peut être sujette à discussion, entre d’un côté les jugements de valeur effectués dans le domaine de l’éthique ou du droit et de l’autre les jugements de valeurs affectifs. Le jugement de valeur affectif, à l’instar du jugement esthétique qui consiste à dire que telle peinture est belle ou que ceci me plaît, serait différent du jugement « opéré sur la base d’une règle de conduite, étalon artefact fabriqué par l’esprit humain » écrit Paul Amselek15Ibid, p. 123.. « Que nous jugions une conduite conforme à une norme à laquelle nous nous référons, ne veut pas dire que cette conduite nous plaît » ajoute-t-il16Ibid, p. 123-124.. Rejetant toute conception psychologiste des normes, Paul Amselek estime qu’il n’y a pas, dans le cas des jugements affectifs :
« convenance ou adéquation à des choses quelconques, mais à nous-mêmes, aux prédispositions de notre propre sensibilité. C’est le sujet lui-même qui joue le rôle d’instrument – d’instrument vivant – de mesure et qui juge « belles » ou « bonnes » les choses qui le comblent, qui le remplissent de plaisir »17Ibid, p. 123..
Cette distinction s’avère discutable parce que la qualification particulière qu’elle réserve aux jugements de valeur affectifs, qui relèveraient de la plus insondable subjectivité, semble éluder l’existence de normes esthétiques. Tout se passe comme si le jugement de valeur affectif, enfoui dans le for intime du sujet, dans son vécu, dans « l’armature de sensibilité immanente au sujet et dans les données biologiques et culturelles (les données innées et acquises) qui la sous-tendent »18Ibid, p. 123., s’opérait indépendamment de l’existence objective des canons de la beauté, de la mode, des valeurs culturelles du bien et du mal qui fondent le plaisir ou le désagrément au sein d’une communauté donnée.
Inversement – et surtout – semblable distinction est tout aussi contestable parce qu’en opposant le jugement de valeur affectif, opéré par rapport « à nous-mêmes », au jugement de valeur éthique ou juridique, réalisé par rapport à un élément objectif, en adéquation « à des choses quelconques »19Ibid, p. 123., Paul Amselek semble vouloir exprimer que l’étalon est une chose et que l’évaluation à son aune n’est pas une opération subjective. Or, nul n’ignore depuis l’effondrement des mythes entretenus par l’École de l’exégèse, que le jugement de valeur par rapport à une règle de conduite n’échappe pas aux obscurs aléas du subjectivisme et demeure un jugement par rapport à soi-même, c’est-à-dire par rapport à ce que chacun perçoit subjectivement en interprétant l’énoncé d’une règle. Où l’on redécouvre une certaine forme d’essentialisme ou de cognitivisme normatif auquel Kelsen, lui aussi, a cédé en prêtant aux normes – dont on lit pourtant sous la plume de Paul Amselek qu’elles « ne peuvent pas faire l’objet d’une préhension sensorielle » – une identité ontologique qu’elle n’ont pas et en faisant de l’interprétation la manifestation d’un choix normatif limité par la connaissance d’un cadre20H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. C. Eisenmann, rééd. Bruylant-LGDJ, 1999, p. 337-338. à l’intérieur duquel se juxtaposeraient différentes significations identifiables et potentiellement imputables à l’énoncé de la règle. Du cadre de Hans Kelsen à l’outil de Paul Amselek, on ressent un présupposé commun, de type normativiste, qui contribue à chosifier le droit. Ce faisant, en insistant sur la divergence entre les jugements de valeur sur la base des règles de conduite et les jugements de valeur affectifs, Paul Amselek semble contredire sa propre conception subjectiviste de l’interprétation, laquelle se dégage très nettement de sa définition de la norme comme outil mental.
II. La norme comme outil mental : une conception subjectiviste de l’interprétation
En définissant la norme comme un outil mental, Paul Amselek défend une théorie subjectiviste de l’interprétation peu compatible avec la vocation instrumentale des normes, dans la mesure où il semble difficile de désigner la règle comme un étalon si l’étalon perd, à l’épreuve de l’interprétation, toute objectivité. C’est bien avant la parution des Cheminements que l’auteur s’est distingué en faveur d’une approche éminemment subjectiviste du droit et de l’interprétation dans des termes particulièrement nets à l’occasion de sa joute doctrinale face à Michel Villey21P. Amselek, « Le droit dans les esprits », in Controverse autour de l’ontologie du droit, op.cit., p. 27 et s.. On retrouve cette approche aux pages 64 à 70 de l’ouvrage. Ce subjectivisme herméneutique résulte directement de cette conception de la norme comme outil mental et renferme les germes d’une dérive (A) que Paul Amselek a su contenir grâce aux enseignements qu’il a tirés, en jouant un rôle pionnier chez les juristes français, de la théorie des actes de langage (B).
A. Les dérives potentielles du subjectivisme herméneutique
C’est en effet à l’occasion de sa controverse avec Michel Villey, tenant d’une conception aristotélicienne du droit, que Paul Amselek a clairement défini son approche artificialiste au terme de laquelle la norme juridique est conçue comme un outil, c’est-à-dire un instrument qui sert à orienter la conduite des êtres humains. À ses yeux, le droit n’est pas dans la nature des choses mais dans les esprits. Un tel artificialisme est directement lié à la fonction instrumentale de la norme juridique car un outil est un objet dont la particularité est d’être de nature psychique. Derrière sa matérialité physique, se cache toujours une intention humaine subjective sachant que sa raison d’être, d’ordre finaliste, est de servir à quelque chose.
Ce subjectivisme de l’objet « droit » était déjà prégnant dans la pensée de Georg Jellinek pour qui les concepts juridiques sont des unités téléologiques c’est-à-dire des objets forgés dans la perspective d’atteindre un but (celui d’orienter la conduite des hommes). Pour le jurisconsulte allemand, « les concepts juridiques n’ont aucune essence pour objet, le monde juridique est un pur monde de pensée »22Cité par O. Jouanjan, in Préface à G. Jellinek, L’État moderne et son droit, rééd. 2005, LGDJ, Ed. Panthéon-Assas, p. 53.. Un outil est mental et c’est pourquoi, au demeurant, l’expression choisie par Paul Amselek pour définir la norme comme « outil mental » s’avère pléonastique. De sorte que la propriété essentielle d’un objet comme la norme n’est pas, comme il le souligne fort justement, le « ce-dont-il-est-fait » mais le « ce-pour-quoi-il-est-fait », son « être-pour », son « outilité », l’observation passive de sa substance empirique étant insusceptible de nous renseigner sur sa fonction. Et ce qui vaut pour l’outil normatif vaut tout autant pour n’importe quel outil matériel destiné à l’usage ordinaire de la vie de tous les jours. C’est ainsi que :
« j’aurai beau contempler sous tous ses aspects, écrit Paul Amselek, une chose telle qu’un cendrier, en regarder les formes, les couleurs, les aspérités, etc. – je n’aurai conscience d’être en présence d’un outil que lorsque j’aurai saisi en pensée l’intention humaine transcendante dont cette chose se trouve le discret dépositaire, à savoir servir à recueillir les cendres des cigarettes ».
« En d’autres termes, ajoute-t-il, la face essentielle de nos outils est une face cachée, qui se dérobe par hypothèse même au regard »23P. Amselek, Le droit dans les esprits, op. cit., p. 31..
Olivier Jouanjan ne dit pas autre chose dans sa préface à l’œuvre de Georg Jellinek lorsqu’il explique que :
« d’un point de vue naturaliste, il n’existe pas de chaises, de tables, de maisons, mais seulement, du bois, de la pierre et du métal. Les concepts de chaise, table ou maison sont construits sur la base d’unités téléologiques, de synthèses faites d’après les rapports humains à ces choses »24O. Jouanjan, op. cit., p. 52..
Tout l’intérêt de l’outil réside dans sa signification et non dans son apparence physique. C’est dire que la seule lecture de l’outil textuel, opération purement sensorielle, est inapte à nous faire accéder à la connaissance de la norme juridique dont il n’est que le support matériel et graphique. Saisir la norme exige de connaître la signification du texte c’est-à-dire l’intention humaine qui a présidé à sa rédaction. Malheureusement, et c’est la spécificité de l’outil normatif, l’intention humaine que représente le signe et qui se dérobe au regard empirique, se dérobe aussi à toute préhension intellectuelle. Dépourvue de toute matérialité, enfouie dans l’intimité spirituelle de l’émetteur de la norme, elle ne voyage pas vers l’esprit du récepteur lequel est condamné à la reconstruire au moyen de l’interprétation qui s’avère, du coup, inéluctablement créatrice et purement subjective. C’est pourquoi, selon Paul Amselek :
« les normes ne sortent jamais de notre esprit ; nous ne nous les communiquons pas directement : nous nous communiquons seulement des signaux à partir desquels nous reconstruisons dans notre esprit les normes qu’autrui avait présentes dans son propre esprit »25Cheminements, p. 69..
C’est d’ailleurs ce défaut de communicabilité qui fait la spécificité des outils normatifs par rapport aux outils matériels dont la fonction est en revanche objectivement compréhensible eu égard au faible degré d’équivoque que renferme, contrairement aux signes scripturaux, leur apparence physique. C’est en ce sens que Paul Amselek qualifie les normes d’outils « mentaux ». Saisir l’intention du législateur à la lecture de certaines dispositions qu’il a pu rédiger de manière plus ou moins ambiguë est en effet moins évident que deviner, en observant une maison, l’intention qui a pu animer son architecte.
Il serait presque tentant de tirer d’un tel subjectivisme herméneutique, la conclusion radicale selon laquelle dans l’univers des règles en général, nous serions tous des autistes les uns vis-à-vis des autres.
À l’évidence, cette conclusion radicale à laquelle pourtant aboutit logique-ment l’approche subjectiviste du droit et de l’interprétation ne saurait être prise au sérieux eu égard au caractère collectif du processus linguistique dans le cadre duquel le sens des mots ne saurait jaillir du for intérieur du sujet. Mais Paul Amselek a puisé dans les ressources de la théorie des actes de langage26L’un des plus précieux services que Paul Amselek a rendus aux juristes français est d’avoir su les sensibiliser aux acquis conceptuels du tournant pragmatique entamé par la philosophie du langage ordinaire sous l’autorité de John Langshaw Austin (Cf., le désormais classique du philosophe d’Oxford, Quand dire, c’est faire, Ed. du Seuil, Paris, 1970, mais également John R. Searle, Les actes de langage, Coll. « Savoir », Herman, Paris, 1972). On sait que la pragmatique est la dimension de la théorie du langage qui s’intéresse à ce que fait réellement le locuteur lorsqu’il formule son énoncé. Une dimension trop longtemps négligée par les juristes parmi lesquels Paul Amselek vise en particulier ceux de l’école normativiste. Leurs insuffisances et leur travers logisciste les auraient conduits à réduire les actes juridiques à leur seule dimension sémantique ou locutoire. Il y aurait ainsi « chez Kelsen, une tendance excessive à vouloir aseptiser ou épurer la dogmatique juridique, la débarassser de tout élement à connotation politique ou même sociologique » écrit-il (Cheminements p. 352). C’est dans cette pureté et cette indifférence aux enseignements de la théorie des actes de langage que résiderait la célèbre thèse kelsénienne de l’identité du droit et de l’État laquelle, selon Paul Amselek, serait la thèse du maître autrichien la plus unanimement rejetée par les juristes du monde entier (Cheminements, p. 356). Sur les apports de la théorie des actes de langage à la science juridique, Cf., Cheminements, p. 272-414 (Itinéraire II) ; Théorie des actes de langage, éthique et droit, P. Amselek (sous la dir. de), PUF, 1986 ; O. Cayla, La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, Th. Paris II (dact.), 1992. suffisamment de matière pour ne pas céder aux dérives vers lesquelles un tel subjectivisme herméneutique était susceptible de l’entrainer.
B. Les enseignements salutaires de la théorie des actes de langage
Serions-nous vraiment tous des autistes lorsque nous échangeons de tels signaux, sachant que parmi ces derniers, les plus nombreux reçoivent leur signification soit à titre universel soit en guise d’héritage communautaire ? C’est que, dira-t-on, si les unités linguistiques ont en elles-mêmes une signification sur laquelle tout une communauté peut s’entendre, c’est la façon d’agencer les mots qui génère l’incertitude et rend impossible l’accès à l’intention subjective de l’émetteur au point de plonger le récepteur dans l’obligation d’en définir souverainement et individuellement la teneur. Ce ne serait pas tant l’usage des mots pris isolément que leur déroulement dans la phrase qui obscurcirait l’accès à la signification d’un énoncé et donnerait sa légitimité au pouvoir illimité de l’interprète.
Mais pareille hypothèse nous conduit alors à négliger le rôle des règles de la syntaxe et de la grammaire sans le respect desquelles il n’est pas de mutuelle com-préhension possible entre les acteurs d’une controverse. Or, comme le rappelle au demeurant Paul Amselek, dans la théorie des actes de langage, ces règles sont qualifiées de règles constitutives par opposition aux règles normatives. À l’instar des règles du jeu, ce sont en effet des règles qui constituent l’activité même qu’elles régissent, de sorte qu’en les transgressant, l’assujetti n’est pas seulement en infraction mais cesse, plus radicalement, d’exercer cette activité. Selon la théorie des speech acts, l’existence de tout acte de langage implique une convention sociale constitutive et préexistante. Dans l’univers de ces règles constitutives, l’activité ne préexiste pas aux règles qui l’encadrent et, dans ces conditions, disparaît dès leur méconnaissance. Le fait ne se réalise que concomitamment à son institutionnalisation. Ainsi en va-t-il des règles constitutives du langage comme de celles du jeu d’échecs que John R. Searle oppose, par exemple, aux règles normatives de la circulation automobile dont la transgression, en revanche, n’empêche pas la circulation automobile de se réaliser laquelle, au demeurant, a pu préexister antérieurement à l’entrée en vigueur du code de la route27J-R Searle, « What is a speech act? », in Philosophy in America, Ed. Max Black, London, 1964, p. 223, cité par Ch. Grzegorczyk, « Le rôle du performatif dans le langage du droit », in Théorie des actes de langage, éthique et droit, P. Amselek (sous la dir. de), op. cit., p. 231.. De même qu’un adversaire qui déplace sa tour en diagonale cesse, par-delà la faute qu’il commet, de jouer aux échecs, de même des interlocuteurs qui échangent des propos en leur prêtant, en parfaite méconnaissance des réquisits les plus fondamentaux de la syntaxe, des significations arbitraires, s’abstiennent tout bonnement de converser. Si les règles juridiques sont intrinsèquement normatives au point que la vie sociale peut continuer de s’écouler malgré leur transgression, elles sont néanmoins énoncées, depuis la civilisation de l’écriture, à l’aide du langage lequel obéit, quant à lui, à des règles constitutives dont la méconnaissance signe son propre effacement, de sorte qu’il ne serait à la limite possible d’envisager un système juridique qui soit totalement exposé au délire de l’interprétation solitaire sans pour autant s’effondrer, à la seule condition qu’il soit doté d’une sémiotique non linguistique c’est-à-dire gestuelle et propre à l’état de nature. Un état de nature, c’est-à-dire un état dépourvu de normativité…
Comme on le perçoit aisément, donner la mesure de la possibilité de l’avoir-lieu des choses suppose une exigence de stabilité minimale de cette mesure, laquelle doit être préservée, par voie de conséquence, de toute dérive subjectiviste de l’interprétation. Une nouvelle fois, l’incompatibilité entre la conception de l’interprétation que soutient Paul Amselek et sa définition téléologique de la norme est patente. On ne saurait adhérer à une telle approche de l’interprétation – et sortir d’une telle contradiction – qu’en abandonnant la métaphore consistant à représenter les normes comme des étalons. La posture qu’adoptent les juristes réalistes en assumant l’héritage de la philosophie analytique et en déniant au droit toute identité ontologique les met à l’abri d’une telle contradiction. Il leur suffit d’identifier le droit non pas dans ce qui doit être idéalement mais dans ce qui a été effectivement réalisé au terme d’un processus quelconque d’application d’énoncés prétendument normatifs.
À moins de relativiser les conclusions radicales du subjectivisme herméneutique, comme s’y emploie Paul Amselek dans les tout derniers développements de ses Cheminements à la faveur d’un « réexamen de la question (de l’interprétation) et (d’un) recentrage des thèses en présence » 28Cheminements, p. 581-615.. Mettant dos à dos « les conceptions objectivistes (de l’interprétation) pour lesquelles les textes juridiques possèdent un sens indépendant de l’interprète et préexistant à son intervention, (et) les conceptions subjectivistes selon lesquelles le sens est une création discrétionnaire de l’interprète »29Ibid., p. 581., l’auteur recherche une troisième voie pour l’exploration de laquelle il nous invite à prendre une précaution qu’il a à cœur, puisqu’il la tient des enseignements de la théorie des actes de langage : il faut cesser de réduire les normes juridiques à leur seule dimension sémantique. C’est qu’un tel réductionnisme stérile propose, selon lui, selon un malencontreux travers logiciste, une vision désincarnée des normes, tellement désincarnée qu’il serait possible d’induire de nouvelles normes à partir de celles énoncées par le législateur, comme si l’interprétation n’était rien d’autre qu’un jeu de mots. Or, les normes ne sont pas que des contenus de pensée ni du pur logos. Elles doivent être aussi comprises dans leur dimension pragmatique qui permet de les appréhender comme des instruments, des choses, des réalités par lesquels le locuteur fait quelque chose et fait comprendre à son interlocuteur, chemin faisant, ce qu’il entend lui signifier. En somme, ce sont des outils… Et l’instrument dont se sert le législateur n’a pas la même fonction – la même « outilité » – que celui dont use le juge. Le premier sert à commander tandis que le second est destiné à transmettre. La fonction d’Hermès n’est pas celle de Zeus30Ibid., p. 597.. Il faut s’intéresser à la dimension pragmatique du langage pour s’en rendre compte et cela n’est pas le moindre des mérites de Paul Amselek qui, rappelons-le, est l’un des tout premiers juristes, en France, à avoir su sensibiliser ses confrères aux enseignements de la philosophie du langage ordinaire. Par où l’on voit que la métaphore qu’utilise Paul Amselek au service de sa phénoménologie du droit pour prêter aux normes une fonction et une vocation instrumentales ne se conçoit et ne se légitime qu’à la lumière d’une adhésion ferme au principal enseignement que les juristes doivent retenir de la philosophie du langage : un énoncé ne mérite sa qualification d’énoncé normatif qu’une égard à sa dimension pragmatique. Et seul l’examen de ce que fait l’auteur de l’énoncé permet de faire le raisonnable départ entre l’énoncé du législateur et celui du juge, entre l’acte de création et l’acte d’interprétation du droit.