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Frédéric ROUVIERE

Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire de Théorie du Droit, UR 892

 

 

Le formalisme juridique, en tant qu’approche classique d’analyse et d’interprétation des textes juridiques, est aujourd’hui totalement critiqué et décrié. En France, l’école de l’exégèse a été fustigée par les auteurs du début du xxe siècle comme Gény, Saleilles, Demogue, Bonnecase. Elle a été jugée comme servile, attachée à la lettre du texte et éloignée de la pratique du droit. Aux États-Unis, la méthode des cas de Langdell a connu le même sort et le réalisme juridique s’est chargé d’en opérer une critique violente et radicale qui semble l’avoir définitivement discréditée. En Allemagne la Begriffjurisprudenz a connu un sort semblable et son principal promoteur (R. von Jhering) l’a lui-même désavouée dans ses écrits ultérieurs.
Si les différents courants de théorie du droit semblent avoir enterré le formalisme, bien des ambiguïtés et des paradoxes subsistent.
La première ambiguïté tient à la persistance des procédés formels en droit au rang desquels se trouvent la procédure et la prévalence de l’écrit en matière de preuve tout comme l’importance de l’analyse et de l’interprétation littérale. Ainsi la question se pose de savoir si le formalisme est réellement mort et surtout si son éviction ne contribue pas à obscurcir le concept de droit plutôt que de le clarifier.
La deuxième ambiguïté tient au fait que le formalisme n’a jamais été une école déclarée en tant que telle mais plutôt une reconstruction a posteriori visant à critiquer un ennemi désigné comme la « pensée juridique classique » ou « les formes classiques de la rationalité juridique ». Ainsi, on peut se demander si la critique du formalisme ne repose pas sur la volonté de modifier la représentation du droit et des juristes dans la société de façon à politiser le débat juridique et à lui ôter toute sa singularité.
La troisième ambiguïté tient au fait que le formalisme a été reconsidéré et réévalué à l’intérieur du courant des Critical Legal Studies et même au-delà comme une espèce d’élément nécessaire à la formulation du droit. Ainsi, cela voudrait dire que le formalisme est une donnée indépassable dans l’analyse du droit même si sa portée doit être délimitée et nuancée. D’ailleurs des nouveaux formalismes, atténués, ont émergé tentant de rendre justice à cette réalité théorique.

En dépit de travaux d’une très grande richesse aux États-Unis (car ce problème est lié à l’histoire de la pensée juridique américaine) il n’existait en France aucune étude de ces questions que ce soit dans la mise en parallèle de ces mouvements de pensée, dans l’étude du concept de formalisme ou de ses apports avec le réalisme « à la française » voire sur la théorisation du pouvoir de juger.
L’ensemble des contributions rassemblées tente de lever le voile sur chacun de ces aspects sans prétendre bien sûr épuiser le sujet.
L’idée de formalisme dans la pensée juridique française contemporaine (Véronique Champeil-Desplats) est moins claire qu’il n’y paraît au premier abord. Sans doute surdéterminée, cette idée est en outre difficile à distinguer de la mise en forme, à certains égards indispensables dans tout savoir. Le problème qui s’ouvre est alors en réalité celui des formalismes divers des juristes et de la réaction à leur égard entre analyse, critique et déconstruction.
Un de ces champs privilégiés est celui de l’enseignement du droit qui devrait professer un formalisme inquiet (Sébastien Pimont) des conséquences des solutions et décisions. Une « formation bivalente » serait alors nécessaire.
Sans doute, la théologie illustre cette critique du formalisme ou du moins une certaine théologie qui propose une critique anti-formaliste de certaines interprétations de l’ancien testament (Stefan Goltzberg). Ce débat entre judaïsme et christianisme comporte d’importantes ramifications sur le droit en Europe et surtout sur l’argument lié au sens littéral et au respect de la lettre des textes.
Pourtant, on peut aussi regarder en miroir comment un mouvement littéraire entier, à savoir le formalisme Russe (Marie Canbantous et Loïck Esparet) a pu importer dans le monde a priori peu formel de la fiction littéraire une véritable méthode qui présente de troublants points communs avec l’interprétation juridique.
L’actualité du formalisme juridique est donc impensable sans considérer ses racines à la fois religieuses et philosophiques et ses ramifications diverses.
Les critiques et les défenses du formalisme sont empreintes de cette tension.
Le réalisme juridique a contribué a théoriser le formalisme comme science du matériau juridique pur (Farnçois-Xavier Licari) fournissant une critique de celui-ci qui peut paradoxalement lui servir d’argument. C’est sans doute ce qui explique l’ambivalente influence des théories de l’interprétation sur le travail du juge aux États-Unis.
Par un même mouvement paradoxal, on constate que le vague, a priori peu suspect d’être formaliste, ne résiste pas si bien que cela au formel (Jean-Yves Chérot). Le regard porté sur la philosophie analytique contemporaine en donne une très pertinente et profonde illustration.

Une même ambivalence se retrouve dans la théorie résolument antipositiviste de Lon Fuller mais qui intègre pourtant des éléments formels (Olivier Tholozan). En effet, la pensée de Lon Fuller s’articule autour du concept de droit naturel procédural qui montre combien le droit est un art pratique rationnel et donc impensable sans la forme, support privilégié de la rationalité.
L’ensemble de ces tensions conduisent inévitablement à se poser la question de savoir si l’essence du raisonnement juridique n’est pas le formalisme en tant que tel (Frédéric Rouvière). Cette hypothèse expliquerait le rapport ambivalent à la forme : chaque fois qu’elle est critiquée dans le droit, elle apparaît comme ce qui résiste et se maintient même dans les théories qui prétendraient s’en défaire. Comme reprendre le mot de Paul Valéry, il se pourrait bien qu’au fond tout soit une question de forme.

 

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