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Frédéric ROUVIÈRE

Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire de Théorie du Droit

Texte

Depuis la cinglante critique de François Gény qui voyait le concept com-me « isolé des intérêts qu’il représente, s’organisant suivant sa nature propre et se combinant avec d’autres concepts de même sorte pour former une pure construction juridique bâtie toute en abstraction et par les seuls efforts de la pensée »11F. Gény, Science et technique en droit privé positif, Sirey, t. I, 1914, n° 40, p. 113, les juristes ont plutôt tendance à accepter avec prudence toute réflexion sur les concepts. Les concepts sont immédiatement soupçonnés en raison de leur caractère artificiel et abstrait mais encore rigide et fixe. En écho à la maxime issu du Digeste selon laquelle toute définition est périlleuse (omnis definitio in jure civili periculosa est), les concepts juridiques sont compris comme manquant de souplesse et comme étant inaptes à s’adapter au flux de la vie sociale.
C’est précisément cette idée reçue que les présentes contributions visent à questionner. Contre l’idée de fixité, on peut faire valoir un paradoxe : les concepts juridiques seraient inadaptés et pourtant, bien des catégories juridiques ont une formidable pérennité : l’obligation, la propriété, la responsabilité, la distinction des personnes et choses et bien d’autres encore. Cette pérennité n’est précisément pas celle d’un contenu idéal qui serait fixé de toute éternité. Le concept survit en se modifiant, en se transformant. Or très peu d’études se focalisent sur ce processus par lequel les concepts sont peu à peu amendés pour évoluer et s’adapter à des exigences nouvelles. Bref, il semble exister comme une logique propre pour l’évolution et la révision des concepts juridiques.
Contre une analyse sans nuance à la limite de la caricature, les concepts juridiques ne sont pas les seuls produits de volontés arbitraires. Du moins, une fois créés, les concepts juridiques ne sont pas révocables selon le bon vouloir des interprètes. C’est bien le contraire qui est manifeste : l’interprétation à toujours lieu contre les concepts, c’est-à-dire à la fois en prenant appui sur eux et en cherchant à modifier leur sens ou leur champ d’application.
Dans cette optique, les présentes contributions visent à mettre en relief les problèmes méthodologiques et théoriques qui se posent lorsque la définition d’un concept est amenée à évoluer. Pour cela des exemples précis ont été choisis : le concept de torture (Massimo La Torre), le concept de cruauté qui est proche (Stefan Goltzberg) ou le concept plus technique de contrat de travail (Olivier Tholozan). Ces exemples permettent de montrer, bien loin de l’idée d’une fixité immuable, combien les concepts changent, évoluent et sont en définitive révisés par les interprètes. Ainsi, les raisons qui expliquent l’évolution et la révision des concepts méritent un éclairage. Peut-on réviser les concepts juridiques comme le sont les concepts des sciences empiriques ? (Frédéric Rouvière). La nature de certains concepts induit-elle un processus propre de révision (Alain Papaux) ? Quelle est l’influence des théories de l’interprétation et de la sémantique sur le processus de révision (Jean-Yves Chérot) ? Ainsi, les deux grandes lignes de réflexions retenues sont d’un côté une tentative de compréhension des facteurs qui peuvent influencer l’évolution des concepts à partir d’exemples choisis ; d’un autre côté une discussion sur la pertinence proprement théorique du mécanisme de révision.
Nous sommes bien conscients que les quelques analyses qui suivent sont bien loin d’épuiser le débat ou même de cerner totalement le problème de la révision des concepts. Toutefois, nous espérons mettre en lumière le fait que la question mérite d’être posée et approfondie car elle condense à la fois des en-jeux pratiques et théoriques et se trouve à la jonction de très autres nombreux problèmes au rang desquels se trouvent l’interprétation, l’application des théories linguistiques au droit, l’appréciation de la spécificité des protocoles de validation en droit, la possibilité de réfuter des énoncés juridiques etc.
L’évolution et la révision des concepts juridiques donne ainsi l’occasion de réexaminer sous un autre angle les grandes questions qui agitent la théorie du droit et ses applications pratiques. À défaut d’être définitivement résolue, il fallait au moins que la question soit posée.

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