Conclusion
Jacques CHEVALLIER
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), CERSA-CNRS
Résumé
Adoptant la posture inhérente à la démarche scientifique et assumant pleinement son statut de science sociale, la science juridique semble offrir une voie privilégiée pour progresser dans la connaissance du droit. Elle n’occupe cependant qu’une place marginale dans les facultés de droit françaises. Derrière cette fermeture disciplinaire, produit d’un contexte historique, tendent cependant à se dessiner certaines perspectives d’évolution.
Mots-clés
Science juridique – Science – Sciences sociales
Abstract
Adopting the posture inherent to the scientific approach and fully assuming its status as a social science, legal science seems to offer a privileged way to progress in the knowledge of law. However, it occupies only a marginal place in French law faculties. Behind this disciplinary closure, which is the product of a historical context, certain prospects for evolution tend to emerge.
Keywords
Legal Science – Science – Social Sciences
Introduction
Sous-tendu par l’interrogation très générale de savoir « en quoi consiste la recherche juridique », l’ouvrage invite à revisiter le débat, somme toute assez classique, entre ceux pour qui il s’agit d’analyser le droit existant, en vue d’en améliorer la connaissance et d’en favoriser la compréhension, et ceux qui s’attachent à mettre le droit positif en perspective, en s’intéressant à la logique qui le gouverne et aux déterminations dont il est le produit : la première démarche, de type doctrinal, est partie prenante au processus de production du droit, dont elle s’attache à renforcer la cohérence, à travers une activité d’interprétation et un effort de systématisation1En produisant des catégories juridiques nouvelles par un travail de conceptualisation, la doctrine est bel et bien conduite à participer à l’œuvre du droit, comme le souligne Frédéric Rouvière en réponse à Roberto Thiancourt., ainsi qu’à améliorer le contenu ; la seconde, de type scientifique, se place en position d’extériorité par rapport au droit, en adoptant sur lui un point de vue réflexif et critique.
Le projet de recherche dont l’ouvrage est l’aboutissement n’en présente pas moins des caractéristiques singulières. D’une part, par sa conception. La question a en effet été posée de manière concrète, à partir d’une « recherche en train de se faire », en partant des terrains, très divers, choisis par des doctorants, alors même que le cadre méthodologique n’avait été encore par eux clarifié : l’organisation de séminaires réguliers de confrontation avec des chercheurs confirmés a permis de faire mûrir la réflexion des intéressés, tout en obligeant leurs interlocuteurs à préciser leur pensée ; la restitution de ces très riches discussions dans la première partie témoigne de la fécondité d’un tel regard réflexif porté par les auteurs eux-mêmes sur leurs pratiques de recherche, et au-delà sur les conditions de production du savoir juridique. D’autre part, par son orientation. Écartant résolument le point de vue doctrinal, l’ouvrage se présente comme un vibrant plaidoyer en faveur de la science juridique : la voie ainsi prônée est certes semée d’embûches, en raison de pesanteurs institutionnelles et d’obstacles méthodologiques ; elle n’en apparaît pas moins riche de perspectives. Selon les auteurs, elle serait dans l’air du temps : l’hypertrophie des recherches doctrinales qui a été depuis longtemps la règle dans les facultés de droit françaises aurait fait place à une interrogation récente sur les finalités et les méthodes des recherches ; comme aux États-Unis2Pour Yannick Ganne, l’approche doctrinale ne dominerait plus aux États-Unis dans les facultés de droit, un « tournant empirique » s’étant produit dans les années 2000, à travers une ouverture vers les sciences sociales., une dynamique nouvelle d’ouverture aux sciences sociales existerait désormais, entraînant un « glissement vers la science juridique ».
Ce plaidoyer en faveur de la science juridique, auquel on ne peut qu’adhérer, ne signifie évidemment pas qu’il s’agisse de la seule voie concevable pour entreprendre une recherche sur le droit : s’ils sont de nature différente, savoir doctrinal et savoir scientifique sont l’un et l’autre utiles pour progresser dans la connaissance du droit ; et des interférences entre eux sont inévitables. Il importe seulement que la finalité poursuivie soit clairement posée par le chercheur et la méthodologie adaptée en conséquence.
Le choix d’une approche de science juridique implique dès lors que soient assumées toutes les implications inhérentes à ce statut épistémologique (I). Quant à la consolidation de la place limitée qu’elle occupe actuellement en France dans la recherche juridique, elle dépend d’un ensemble de conditions d’ordre plus général (II).
I. Sur l’approche de science juridique
Écarter le point de vue doctrinal, indissociable de la dogmatique juridique, pour chercher à analyser le droit d’un point de vue « scientifique », soulève un ensemble de questions qui, ainsi qu’en témoigne les contributions ici rassemblées, se posent à l’aube de toute recherche : non seulement le souci de se conformer aux exigences inhérentes à la démarche scientifique se heurte aux enjeux sociaux et politiques dont le droit est porteur, mais encore les conditions d’insertion de la science juridique dans le champ des sciences sociales restent problématiques.
   A.   La démarche scientifique
En tant que science, la science juridique ne saurait d’abord être bâtie autour de la simple étude des règles de droit positif, même éclairées par un effort de rationalisation et de systématisation. Une science se construit en effet toujours, non pas en fonction d’un « objet » préexistant ou préconstruit (« objectivisme »), mais d’un point de vue, d’un angle d’attaque, d’un ensemble de questions posées : c’est cette problématique, non un domaine du réel par avance délimité, qui est au principe de constitution d’une discipline scientifique. C’est donc, non pas à partir d’un « objet juridique » préconstruit, ce que laisse entendre le vocable de « science du droit », mais d’une interrogation plus large sur la juridicité et la normativité que la science juridique doit être construite, en se défiant, comme le relève l’ouvrage, d’un « essentialisme » qui conduit à prendre les catégories, concepts ou classifications3Telle la sacro-sainte distinction entre droit public et droit privé évoquée par Justine Macarella et Olivier Dupéré. produites par la doctrine comme l’expression d’une réalité naturelle ou objective.
La démarche scientifique impose ensuite au chercheur de faire abstraction des convictions, philosophiques ou politiques, qu’il peut avoir en tant que citoyen et de faire en sorte que ses engagements personnels n’interfèrent pas avec le travail de recherche. Norbert Elias a bien montré que l’attitude scientifique implique que les tendances spontanées à l’« engagement » qu’on rencontre dans toutes les sciences soient « tenues en bride », le savant étant tenu de se prémunir de « l’intrusion de jugements de valeur hétéronomes » ; or cette nécessaire « distanciation » se heurte dans les sciences sociales au fait que les chercheurs sont eux-mêmes impliqués dans les configurations qu’ils analysent. Dès l’instant où il entend se situer sur le terrain de la science juridique, le chercheur est ainsi invité à s’abstenir de tout jugement de valeur sur le dispositif qu’il analyse. La question reste sans doute discutée : la responsabilité sociale et politique incombant au chercheur, en tant que porteur du savoir, justifierait qu’il porte un jugement sur le contenu des normes juridiques ; l’adoption d’une telle posture le conduirait cependant à transgresser les normes qui commandent le travail scientifique et conditionnent son autorité professionnelle.
Corrélativement, cette exigence exclut la formulation de propositions de réforme, visant à améliorer du droit existant. Alors qu’elle est au cœur de l’approche doctrinale, cette dimension prescriptive, qui conduit le chercheur à passer dans l’ordre de l’action, est antinomique avec la démarche scientifique : celle-ci ne saurait avoir pour objectif d’indiquer ce qu’il convient de faire, comment il faut agir, mais seulement d’observer et d’expliquer les phénomènes étudiés, à l’aide de méthodes rigoureuses d’investigation. Le souci de faire « œuvre utile », en mettant l’accent sur la « finalité pratique », l’« applicabilité » des recherches n’en est pas moins présent de manière récurrente, révélant l’emprise de la rationalité doctrinale4Comme le montre de manière éloquente la question d’Amina Ali Saïd : « Faut-il nécessairement faire en droit de la recherche utile ? ». : se réclamant de l’œuvre de Jean Carbonnier, l’idée d’un continuum entre description et prescription se retrouve dans maints travaux se réclamant de la science juridique, et ici même5Stéphane Gerry-Vernières adhère à l’idée de « construction d’un droit meilleur, d’un droit plus adapté, d’un droit plus effectif ». ; cet entrecroisement entre les démarches scientifique et doctrinale présuppose cependant que soient alors clairement distinguées les deux niveaux de la recherche, qui relèvent de logiques différentes.
Le rattachement de la science juridique aux sciences sociales contribue à préciser ses contours.
   B.  La science juridique comme science sociale
Envisager la science juridique comme science sociale implique une rupture avec la vision kelsénienne. On sait en effet que Kelsen opère une claire distinction entre la « norme », objet exclusif de la science du droit, et l’« acte de volonté » qui la pose, et ne relève pas de la science du droit : la norme est un « devoir-être » (sollen) alors que l’acte de volonté est un « être » (sein) ; les processus de production des normes, les rapports de force et les enjeux de pouvoir qu’ils recouvrent ne relèveraient pas de la science du droit. Faire de la science juridique une science sociale à part entière implique le dépassement de cette vision, qui exclut toute sortie hors de l’ordre juridique, toute prise de distance par rapport à sa rationalité, par l’introduction d’un point de vue « externe », mettant l’accent sur la dimension sociale et politique du droit : le dispositif juridique est perçu comme renvoyant à un certain état des rapports sociaux et des équilibres politiques, qui détermine sa configuration et sur lequel il influe en retour ; il doit être étudié en prenant en compte le « contexte » dans lequel il se situe6Le « réflexe comparatif » est un premier pas dans cette direction (voir la présentation d’Agnès Vidot et les remarques de Wanda Mastor), à condition cependant que la comparaison aille au-delà des seules règles posées par l’introduction d’une perspective culturaliste (Amina Ai Saïd, Marie-Claire Ponthoreau). et ce travail de mise en perspective place la science juridique de plein pied au cœur des sciences sociales.
Les relations que la science juridique entretient avec les autres sciences sociales se présentent dès lors comme étant à double sens, à base de réciprocité : d’un part, le travail de contextualisation conduit la science juridique à s’appuyer sur les acquis de disciplines telles l’histoire, la sociologie ou la science politique pour éclairer les dispositifs juridiques ; d’autre part, à l’inverse, ces disciplines vont être amenées à prendre en compte la dimension juridique dans leurs analyses. Ce croisement des perspectives est au principe même du découpage des sciences sociales qui, étudiant la même réalité sociale, sont vouées à se prêter un appui mutuel7L’existence d’« objets partagés » (Vanille Rullier) est donc la règle dans les sciences sociales, marquées par le « pluralisme méthodologique » (Xavier Prévost).. Cette ouverture de la science juridique au grand vent des sciences sociales n’en soulève pas moins nombre de difficultés d’ordre méthodologique, dont témoignent bien ici les inquiétudes exprimées par les chercheurs débutants8Contributions de Vanille Rullier et Amina Ali Saïd.. D’abord, la maîtrise par le juriste des savoirs provenant d’autres disciplines ne relève pas de l’évidence : entre une assimilation purement formelle et un éclectisme de mauvais aloi, la marge est étroite ; un usage « raisonné et prudent » de ces savoirs, dans le cadre d’une démarche pragmatique, paraît devoir s’imposer9Contribution de Véronique Champeil-Desplats mais il ne prémunit pas pour autant contre tout risque de dérive. Par ailleurs, la mise du dispositif juridique « en situation » requiert un travail empirique, passant par l’exploration des différentes sources documentaires disponibles10Allant jusqu’aux sources visuelles, délaissées par les juristes alors qu’elles sont susceptibles d’éclairer les processus d’élaboration et d’application des normes (Anne-Marie Ho Dinh et Diana Villegas)., la collecte de données concrètes et le recours à des enquêtes de terrain : celles-ci, qui se heurtent souvent à certaines difficultés11Marie-Claire Ponthoreau évoque ces difficultés en matière comparative, compte tenu de l’obstacle linguistique., impliquent la construction d’un cadre rigoureux d’analyse, combinant techniques quantitatives et qualitatives12Contribution de Stéphane Gerry-Vernières., ainsi que d’exploitation des résultats ; la familiarisation avec ces pratiques de recherche, communes à l’ensemble des sciences sociales, suppose un travail d’apprentissage, qui conduit le chercheur à sortir des chemins bien balisés et tranquilles de la dogmatique juridique.
L’ouverture de la science juridique aux acquis des sciences sociales doit cependant être situé à sa juste place : elle n’implique nullement qu’elle soit absorbée et diluée dans un savoir plus large et englobant, au risque de perdre tout élément de spécificité. Le regard des autres sciences sociales est utilisé par elle pour éclairer les contours de la normativité juridique, qui constitue son angle d’attaque de la réalité sociale : il s’agit de mettre en évidence la relation à double sens qui existe entre le droit et la société ; mais ce regard ne signifie pas pour autant que soit ignoré le poids de la rationalité qui préside à la construction du dispositif juridique. L’approche « externe » adoptée sur le droit ne saurait aboutir à nier toute autonomie aux phénomènes juridiques, en les ramenant à des déterminations extérieures au droit : approches « externe » et « interne » sont en réalité indissociables, la portée et la signification des énoncés juridiques n’apparaissant que dans/par leur mise en relation ; le « point de vue externe modéré » préconisé par Hart apparaît ainsi comme étant le seul concevable. Même si elle s’appuie sur les autres sciences sociales, la science juridique ne se confond donc pas avec elles, le point de vue qu’elles adoptent sur le droit étant différent13La distinction faite aux États-Unis entre juristes universitaires et « social scientists » qui travaillent sur le droit (Yannick Ganne) se retrouve dans les deux faces de la sociologie du droit qui existent en France, celle des juristes et celle des sociologues.. Dès lors, l’emprunt aux méthodes des sciences sociales ne saurait conduire à faire l’impasse sur une étude intrinsèque du dispositif juridique : la connaissance technique du droit est « indispensable à la compréhension fine des mécanismes juridiques »14Contribution de Xavier Prévost., qui ne saurait être obtenue par un seul recours aux procédés empiriques ; la méthodologie de la science juridique emprunte aux deux perspectives, qu’elle s’attache à combiner.
Adoptant la posture inhérente à la démarche scientifique et assumant pleinement son statut de science sociale, la science juridique semble ainsi offrir une voie privilégiée pour progresser dans la connaissance du droit. L’hésitation des jeunes chercheurs à s’y engager, ainsi que le montrent les contributions rassemblées dans la première partie de l’ouvrage, est le reflet des incertitudes liées à la place encore modeste qu’elle occupe en France dans le domaine de la recherche juridique.
II. Sur la place de la science juridique
La science juridique, telle que ses contours ont été ici dessinés, n’occupe qu’une place marginale dans les facultés de droit françaises : elle est tout à la fois méconnue, son intitulé même s’effaçant au profit de celui de « théorie du droit » qui privilégie le point de vue « interne », et tenue en suspicion, comme risquant de saper le paradigme autour duquel les disciplines juridiques ont été construites ; l’approche doctrinale domine ainsi en France le champ des recherches juridiques. Derrière cette fermeture disciplinaire, produit d’un contexte historique, tendent cependant à se dessiner certaines perspectives d’évolution, dont témoigne le contenu de cet ouvrage.
   A.  La fermeture disciplinaire
La relégation des sciences sociales hors de la sphère des recherches juridiques n’a rien eu d’évident, comme le montre la seconde partie de l’ouvrage. L’ouverture pouvait au contraire, comme le montre Xavier Prévost, s’appuyer sur une pensée ancienne, celle de l’« humanisme juridique » de juristes de la Renaissance, intégrant dans leurs réflexions sur le droit « la quasi-totalité des savoirs alors disponibles ». Si l’École de l’Exégèse, adepte d’un strict positivisme impliquant le fidèle respect du texte posé par le législateur, triomphe au cours du xixe siècle, elle succombe à la fin de ce siècle, suite à l’essor des sciences sociales : un ensemble de juristes prestigieux, relevant aussi bien du droit privé que du droit public, prônent alors une ouverture disciplinaire, intégrant les acquis des sciences sociales ; tandis que François Gény critique l’abus des abstractions conceptuelles15Contribution de Xavier Prévost. et invite à une « libre recherche scientifique » et que naît l’idée de refonder le droit sur les données de l’anthropologie16Le projet de Léonce Manouvrier se heurte cependant aux vives critiques de Gabriel Tarde (Laetitia Guerlain)., un vif intérêt pour la sociologie naissante est manifesté aussi bien par Hauriou que par Duguit17La « méthode sociologique » prônée par Duguit ouvrant la voie à une « intégration du droit dans la réalité sociale » (Véronique Champeil-Desplats).. Néanmoins, cette ouverture aux sciences sociales restera exceptionnelle et s’est heurtée aux fortes résistances de la communauté des juristes, convaincus de l’irréductible spécificité du savoir juridique dont ils sont chargés d’assurer la transmission par rapport aux sciences sociales : le cloisonnement des lieux d’enseignement, la différenciation des statuts et des carrières des intéressés ont contribué à établir une démarcation tranchée entre les champs disciplinaires ; le « moment 1900 » a donc été une brève parenthèse.
La prédominance de la dogmatique juridique se traduit sur le plan didactique par la place auxiliaire dévolue aux disciplines relevant des sciences sociales. La place dévolue à la sociologie en est l’illustration emblématique. Sans doute celle-ci n’est-elle pas totalement absente des facultés de droit : à la faveur notamment de la réforme des études de droit de 1954, qui a entendu élargir la formation des juristes en direction des sciences sociales, une place lui a été reconnue, mais celle-ci reste marginale : la perspective sociologique n’est présente que dans un petit nombre d’enseignements spécialisés, déconnectés des matières juridiques qui sont au centre du dispositif et excluent en général toute considération de ce type pour s’en tenir à l’analyse du droit positif ; quant à la sociologie du droit, elle n’est enseignée, en dépit de l’œuvre pionnière de Jean Carbonnier, que dans quelques établissements, où elle se trouve reléguée à la périphérie du cursus juridique.
Les facultés de droit sont ainsi restées en France marquées par l’ancien modèle des écoles de droit, dans lesquelles l’enseignement était conçu de manière à assurer l’inculcation du savoir juridique : en dépit du changement du contexte au cours du XXe siècle, résultant de l’essor des sciences sociales et de l’éclatement du cadre universitaire, l’enseignement du droit est dominé par un « positivisme techniciste » qui s’attache à restituer le plus fidèlement possible l’état du droit en vigueur ; le savoir sociologique est notamment perçu comme inutile pour former à l’exercice des professions juridiques et menaçant de saper le système de croyances sur lequel repose la normativité juridique. Les travaux de recherche qui, relevant de la science juridique, prétendent intégrer le point de vue des sciences sociales sont dès lors considérés avec scepticisme ou méfiance, et souvent rejetés comme ne respectant pas les codes disciplinaires18Présentation de Clotilde Aubry de Maromont..
Une dynamique d’évolution n’en est pas moins perceptible.
   B.  Les perspectives d’évolution
Le positivisme techniciste révèle ses limites face aux transformations que connaît actuellement le droit, sous l’empire d’une évolution plus générale des équilibres sociaux et politiques des sociétés contemporaines : l’étude du seul droit positif ne saurait suffire à rendre compte de l’ampleur de ces transformations et à mettre en évidence la logique qui les sous-tend ; un point de vue plus large est devenu indispensable. D’une part, le pluralisme domine désormais la production du droit : l’État ne constitue plus le seul foyer de droit, la seule instance de régulation juridique ; d’autres producteurs de droit et de régulation sont apparus, soit à des niveaux différents, soit parallèlement à lui. Un « droit global » a ainsi émergé, à côté du droit d’origine étatique, pour répondre aux défis de la mondialisation, droit pour une bonne part construit à l’initiative des opérateurs économiques. D’autre part, les conditions d’emploi de la technique juridique se sont infléchies : en marge du droit classique, on a vu se développer un droit pragmatique, sous-tendu par une volonté d’action sur le réel ; tandis que les formules contractuelles prolifèrent, les destinataires sont de plus en plus fréquemment associés au processus d’élaboration des normes et des procédés informels d’influence et de persuasion viennent relayer les modes de commandements traditionnels ; une conception plus large de la normativité juridique, passant par le recours à des procédés de « droit souple», tend désormais à s’imposer. Tous les changements, qui remettent en cause la conception classique de la juridicité, ne peuvent être analysés qu’en quittant les chemins bien balisés de la dogmatique juridique et en mettant le droit positif en perspective.
Pour les contributeurs de l’ouvrage, des pas importants auraient été franchis dans cette direction : la démarche de science juridique serait en effet « de plus en plus plébiscitée »19Propos introductifs de Clotilde Aubry de Maromont., la recherche juridique tendant à s’ouvrir toujours davantage aux sciences sociales ; une dynamique nouvelle existerait, poussant, sinon à un basculement, du moins à un « glissement » de la doctrine vers la science juridique. En témoigneraient un ensemble d’indicateurs : le « tournant méthodologique » que connaîtrait le comparatisme, avec l’exigence de « contextualisation » des systèmes juridiques étudiés20En ce sens, les contributions de Wanda Mastor et de Marie-Claire Ponthoreau. ; le développement des recherches relevant de la sociologie du droit, telles que celles portant sur les professions judiciaires ou les formes de mobilisations et d’usages sociaux du droit, recherches bénéficiant d’appuis institutionnels (GIP-Justice)21Contribution de Véronique Champeil-Desplats. ; la création de revues, telle Jus Politicum, conçu comme lieu de dialogue entre juristes, historiens, philosophes et politistes22Contribution d’Anne-Sophie Chambost..
La consolidation de la place reconnue à la science juridique dans la recherche dépend cependant d’une inflexion plus générale dans la conception de l’enseignement du droit. La domination du « positivisme techniciste » dans cet enseignement a été fondée sur l’idée que les études de droit ont avant tout une finalité pratique : c’est au nom de cette exigence de professionnalisation qu’a été privilégiée cette approche positiviste ; parce qu’il était censé être non directement utile à la formation des juristes, l’apport des sciences sociales, et notamment de la sociologie, a été relégué en marge du cursus juridique. Or, cette vision repose sur une conception réductrice des qualités attendues des professionnels du droit. Si elle est nécessaire, la maîtrise de la technique juridique n’est pas suffisante. Le « bon juriste » ne peut être un simple technicien, s’interdisant toute prise de distance par rapport au droit existant, qu’il se bornerait à appliquer (magistrats), utiliser (avocats) ou enseigner (universitaires) ; l’activité qu’il exerce en tant que juriste comporte une part plus ou moins large de créativité, d’inventivité ; et pour jouer ce rôle, il est tenu de disposer, non seulement d’une culture juridique étendue, historique et comparative, mais encore d’une ouverture sociologique lui permettant de prendre une distance par rapport au droit positif. La perspective de science juridique mériterait ainsi d’être introduite dans les différents enseignements qui ne sauraient être axés sur la seule connaissance du droit positif mais comporter une dimension réflexive et critique.
La promotion d’une science juridique assumant pleinement son statut de science sociale ne peut être que le produit d’une lente évolution, même si certaines étapes ont été d’ores et déjà franchies : rompant avec la conception dominante de la recherche qui s’est imposée en France dans les disciplines juridiques, elle ne peut en effet que se heurter à des résistances, liées à des pesanteurs institutionnelles ; elle suppose aussi que des chercheurs n’hésitent pas à faire preuve d’hétérodoxie et à bousculer les traditions, en s’émancipant des discours convenus et en développant des pratiques différentes de recherche. Il convient dès lors de se féliciter que de jeunes chercheurs se soient engagés résolument dans cette voie, en explicitant le sens de leur démarche et en en assumant toutes les implications.