Considérer le droit par ses acteurs à l’aide d’une démarche empirique
Stéphane GERRY-VERNIÈRES
Professeure de droit privé à l’Université Grenoble Alpes, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, F-38000 Grenoble
Résumé
La présente contribution propose une réflexion sur l’apport de la démarche empirique en vue d’une meilleure connaissance des pratiques des juges du fond. L’analyse se concentre d’abord sur la manière dont le juriste peut s’intéresser aux pratiques des juges du fond. A partir d’illustrations, la contribution évoque les choix relatifs au « terrain » de recherche qu’est conduit à faire le chercheur et présente plusieurs méthodes d’analyses, les méthodes quantitatives, les méthodes qualitatives et les méthodes expérimentales. Puis, les développements se déplacent vers les finalités de la recherche empirique en insistant sur la finalité première des recherches empiriques, la description du droit, tout en relevant qu’une finalité sous-jacente existe, celle de l’écriture du droit.
Mots-clés
méthodes du droit – science du droit – juge du fond – démarche empirique – méthode qualitative – méthode quantitative – méthode expérimentale – analyse constructiviste – justice prédictive – éthique de la recherche
Abstract
This contribution proposes a reflection on the contribution of the empirical approach for a better knowledge of the practices of trial judges. The analysis focuses first on how the lawyer may be interested in the practices of trial judges. From illustrations, the contribution discusses the choices relating to the research « field » that the researcher is led to make and presents several analytical methods, quantitative methods, qualitative methods and experimental methods. Then, the developments move towards the aims of empirical research by insisting on the primary purpose of empirical research, the description of the law, while noting that an underlying purpose exists, that of the writing of the law.
Keywords
legal methods – legal science – substantive judge – empirical approach – qualitative method – quantitative method – experimental method – constructivist analysis – predictive justice – research ethics
Introduction
1. Qu’il nous soit permis, dans cet ouvrage consacré à la recherche en droit, de reproduire les mots d’Émile Durkheim dans sa leçon d’ouverture à son cours de science sociale. Après avoir exposé son projet pédagogique, Durkheim soulignait l’intérêt que pourraient trouver les étudiants juristes à ce cours. À défaut, il craignait leur enfermement dans une stricte exégèse et exposait, pour y remédier, les jalons d’une ouverture du droit vers les sciences sociales. C’était il y a cent cinquante ans, à Bordeaux :
« Enfin […], il est une dernière catégorie d’étudiants que je serais heureux de voir représenter dans cette salle. Ce sont les étudiants en droit. Quand ce cours a été créé, on s’est demandé si sa place n’était pas plutôt à l’École de droit. Cette question de local a, je crois, peu d’importance. Les limites qui séparent les différentes parties de l’Université ne sont pas si tranchées que certains cours ne puissent être également bien placés dans l’une ou l’autre Faculté. Mais ce que prouve ce scrupule c’est que les meilleurs esprits reconnaissent aujourd’hui qu’il est nécessaire pour l’étudiant en droit de ne pas s’enfermer dans des études de pure exégèse. Si en effet il passe tout son temps à commenter les textes et si, par conséquent, à propos de chaque loi, sa seule préoccupation est de chercher à deviner quelle a pu être l’intention du législateur, il prendra l’habitude de voir dans la volonté législatrice la source unique du droit. Or ce serait prendre la lettre pour l’esprit, l’apparence pour la réalité. C’est dans les entrailles mêmes de la société que le droit s’élabore, et le législateur ne fait que consacrer un travail qui s’est fait sans lui. Il faut donc apprendre à l’étudiant comment le droit se forme sous la pression des besoins sociaux, comment il se fixe peu à peu, par quels degrés de cristallisation il passe successivement, comment il se transforme. Il faut lui montrer sur le vif comment sont nées les grandes institutions juridiques, comme la famille, la propriété, le contrat, quelles en sont les causes, comment elles ont varié, comment vraisemblablement elles varieront dans l’avenir. Alors il ne verra plus dans les formules juridiques des espèces de sentences, d’oracles dont il faut, deviner le sens parfois mystérieux ; il saura en déterminer la portée, non d’après l’intention obscure et souvent inconsciente d’un homme ou d’une assemblée, mais d’après la nature même de la réalité »1E. Durkheim, « Cours de science sociale : leçon douverture », Revue internationale de lenseignement, 1988, 15 : 23-48.
Le présent séminaire montre à quel point le propos est d’actualité tant du point de vue du cadre de l’enseignement que de celui de la recherche.
2. Les rapports entre le droit et les autres sciences humaines et sociales en France ne sont assurément pas aisés à retracer. Outre qu’ils sont rendus complexes par la construction historique de chacune des matières, ces rapports sont étroitement liés, à l’idée que chacun se fait du droit et, plus profondément, à son adhésion, intuitive ou revendiquée, à un courant philosophique de définition du droit2V. sur ce point les deux numéros de la revue Droits consacrés au sujet : Définir le droit, Droits, n° 10, 1989 ; n° 11, 1990.. Les tenants du positivisme n’ont pas la même approche du rapport du droit aux autres sciences sociale que les jusnaturalistes ou les réalistes. Sous l’angle de la méthode, l’on peut observer que la science juridique a tantôt été influencée par le modèle des sciences exactes tantôt par celui des sciences humaines3V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, Coll. Méthodes du droit, 2e éd., 2016.. Et sur cette dernière influence, il est classiquement fait référence au « moment 1900 » à l’occasion duquel la question de la « méthode juridique » a été au cœur des discussions ainsi que l’ouverture aux sciences sociales4V. not. parmi une littérature abondante, O. Jouanjan, E. Z zoller (dir.), Le moment 1900, Critique sociale et critique sociologique du droit en Europe et aux États-Unis, Éditions Panthéon-Assas, Coll. Colloques, 2015.. Il faut encore signaler que le mouvement d’ouverture aux sciences sociales s’est prolongé au milieu du XXe siècle par la création de « lieux » d’échanges5V. sur ce point, S. Gerry-Vernières, « Henri Lévy-Bruhl, Gabriel Le Bras et Jean Carbonnier, engagements institutionnels et voisinages institutionnels », in E. Chevreau, F. A audren et R. Verdier (dir.), Henri Levy-Bruhl, Juriste sociologue, Mare & Martin, Collection Grands personnages, 2018, p. 183.. L’on songe à des colloques6V. not. le colloque Méthode sociologique et Droit qui s’est tenu à Strasbourg du 26 au 28 novembre 1956. et surtout à certaines revues, comme l’Année sociologique qui renaît entre les deux guerres, ou encore au Centre d’études sociologiques crée par le CNRS7Sur lequel, P. Vannier, « Les caractéristiques dominantes de la production du Centre d’études sociologiques (1946-1968) : entre perpétuation durkheimienne et affiliation marxiste », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 2, 2000, p. 125.. Quelques années plus tard, Jean Carbonnier s’attachait à développer l’enseignement des sciences sociales au sein des Facultés de droit. Il estimait que cet enseignement devait s’adresser aux étudiants en doctorat car la sociologie juridique a besoin de chercheurs formés aux méthodes de l’investigation et de l’explication sociologique8Ibid., p. 198.. Et lorsque, un an plus tard, en 1958, Jean Gaudemet mettra en place un cours de sociologie historique du droit, Henri Lévy-Bruhl saluera cette avancée « à peine pensable cinquante ans auparavant »9H. Lévy-Bruhl, « La sociologie pénètre à la Faculté », L’étudiant en droit, octobre-novembre, 1957. Soulignons qu’avant la deuxième guerre mondiale, en 1935, Henri Lévy-Bruhl avait instauré à la Faculté de droit de Paris des Conférences d’initiation aux études juridiques proposant de mêler approche historique et approche sociologique. V. F. Audren, « Henri Lévy-Bruhl », in Dictionnaire historique des juristes français, xiie-xxe siècle, PUF, 2015.. Dans le prolongement, en 1959, François Terré ouvrait un enseignement de sociologie juridique10« Un bilan de sociologie juridique », JCP 1966, I, 2015. Adde, A.-J. Arnaud, « Une enquête sur l’état actuel de la sociologie juridique en France (Enseignements et recherches) », RTD civ. 1972, p. 533. tandis que se généralisait l’enseignement spécifique de méthodes des sciences sociales en licence11J. Carbonnier, « L’esprit sociologique dans les facultés de droit », L’Année sociologique 1964, PUF, 1965, p. 466.. Selon Jean Carbonnier, l’objet de ces enseignements était d’assurer une « fonction anti-dogmatique » ou encore une fonction « d’antidote » qui, « suivant les époques, en remontant le passé a été tenu par le droit comparé, la philosophie du droit, l’histoire du droit ou le droit romain, et même […] le droit naturel »12Ibid., p. 469.. Est également associée à ces enseignements, la création de structures de recherche, notamment le Laboratoire de sociologie criminelle en 1964 et le Laboratoire de sociologie juridique en 1968. Qu’en ressort-il aujourd’hui ? Assurément des « Écoles de pensée » et des structures de recherche ayant une capacité à proposer des recherches ouvertes vers les autres sciences sociales. Pour autant, il est commun de considérer que la recherche se développe de manière disciplinaire au point qu’il y aurait une sociologie du droit pratiquée par les sociologues13Sur laquelle, v. not. J. Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Folio, 2015 ; L. Israel, « Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue », Droit et société n° 69/70 2008, p. 381. et une sociologie du droit pratiquée par les juristes cette dernière jouant, pour les juristes, le rôle de science auxiliaire du droit14V. E. Serverin, Sociologie juridique, La découverte, 2000, p. 4 et s ; Th. Delpeuch, L. Dumoulin, C. de Galembert, Sociologie du droit et de la justice, Armand Colin, 2014, spéc. p. 11 « la tension épistémologique entre une lecture sociologique du droit et une lecture juridique du droit et du social impliquant parfois des guerres de territoire ». Adde. F. S soubiran-Paillet, « Juristes et sociologues français daprès-guerre : une rencontre sans lendemain », Genèses 4/2000 (n° 41), p. 125. Pour une critique du statut de « sciences auxiliaires » et l’idéalisation de la technique juridique, v. not. A.-J., Arnaud, Les juristes face à la société du xixe siècle à nos jours, Paris, PUF, 1975, p. 192 ; « Une enquête sur l’état actuel de la sociologie juridique en France. Enseignements et recherches », RTD civ. 1972. 532 ; « Une nouvelle enquête sur l’état de la sociologue juridique en France (bilan de cinq années d’enseignements et de recherches) », RTD civ. 1976, p. 492.. Quelle en est la conséquence au plan de la méthode juridique ? Les auteurs qui s’intéressent à la question font souvent un constat de pessimisme : la réflexion sur la « méthode juridique » demeurerait aujourd’hui encore parcellaire ou éclatée dans la doctrine juridique française et même dans l’enseignement15P. Amselek, « La part de la science dans les activités des juristes », D. 1997, p. 337.. Dans son ouvrage consacré à la question, Véronique Champeil-Desplats relève néanmoins un regain d’intérêt pour cette question depuis une dizaine d’années16V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, préc., spéc., p. 23-24.. La présente contribution entend apporter sa modeste pierre au débat en s’intéressant sous l’angle de la méthode de la science du droit aux pratiques des juges du fond17Soulignons sur ce point que toutes les pratiques méritent un intérêt, celles des juges comme celles des praticiens, des justiciables, de l’administration, etc. Sur les pratiques, v. R. LibcBChaber, L’ordre juridique et le discours sur le droit, Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, 2013, p. 372 et s..
3. Soulignons immédiatement que, si la recherche française n’a pas suivi les traces stimulantes du réalisme américain18V. pour une présentation, Ph. Jestaz, Ch. Jamin, La doctrine, Dalloz, Méthodes du droit, 2004, p. 265 ; E. Serverin, Sociologie juridique, La découverte, 2000, p. 71 et s., l’intérêt porté à la décision des juges en général et des juges du fond en particulier n’a rien d’inédit. La doctrine a d’ores et déjà démontré qu’il faut distinguer le contentieux de la jurisprudence, cette dernière ne désignant que les décisions susceptibles d’avoir une portée dépassant le cas individuel19V. not. Ph. Jestaz, « La jurisprudence, ombre portée au contentieux », D. 1989, chron. p. 149, et s’est déjà demandé s’il pourrait y avoir une jurisprudence des juges du fond ou si l’expression devait plus strictement désigner les décisions émanant des juridictions suprêmes20V. C. Larher-Loyer, « La jurisprudence d’appel », JCP 1989, I, 3407 ; X. Henry, « La jurisprudence accessible – Mégacode civil : théorie d’une pratique », RRJ 1999. 631 et 979 ; E. Severin, « Plaidoyer pour l’exhaustivité des bases de données des décisions du fond », D. 2009. 2282. Adde, distinguant jurisprudence et pratiques, E. Serverin, « De la jurisprudence en droit privé, théorie dune pratique », Droit et Société 1986, 2, p. 150.. De manière plus précise encore, le travail statistique sur les décisions du fond a été défendu comme une piste de recherche féconde. Serge Bories, dans un article éloquemment intitulé « A la rencontre du droit vécu (L’étude des masses jurisprudentielles : une dimension nouvelle des phénomènes socio-judiciaires) » concluait :
« Révélatrices d’un visage inconnu de la jurisprudence et de ses traits sociologiques, ces démarches nouvelles offrent à la curiosité du juriste une riche rétribution cognitive. En effet, si ce dernier s’interroge un tant soit peu sur le droit qui tient tant de place dans la vie quotidienne, il lui est difficile de se satisfaire de ce que lui enseignent les manuels ou les traités classiques. Approches modernes de la matière, les apports sont stimulants pour son imagination, trop longtemps contrainte par la seule réflexion exégétique »21S. Bories, « A la rencontre du droit vécu (l’étude des masses jurisprudentielles : une dimension nouvelle des phénomènes socio-judiciaires) », JCP 1985. I. 3213..
Dans le sillage de ce que l’auteur a pu désigner sous l’expression de « jurimétrie » 22V. S. Bories, « Les décisions de justice à l’aune de la jurimétrie ou proposition pour une analyse du contenu de la communication », Com. comm. electr. n° 7-8, juillet 2006, étude 18. Adde, M. Vivant, « Quelques mots sur l’informatique juridique », JCP éd. G., n° 45, 6, novembre 1985, doctr. 3211., l’on sait que d’importantes études empiriques, se sont développées dans les trente dernières années. Dans le cadre de ces travaux de recherche, souvent financés par la Mission droit et justice qui a fait de la connaissance des pratiques le levier principal de son action, ont été développées des recherches empiriques ayant pour objet, par le recours à des méthodes issues d’autres champs scientifiques, – philosophie, histoire, sociologie, anthropologie, psychologie, économie, informatiques, mathématiques, etc. –, de recueillir des informations sur la réalité du droit vivant23P. Ancel, « Le droit in vivo, ou plaidoyer d’un membre de la “doctrine” pour la recherche juridique empirique », Mélanges P. Jestaz, Dalloz 2006, p. 1, spéc., p. 7.. Les perspectives d’analyse sont aujourd’hui encore renouvelées à l’aune des promesses de l’open data puisque l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire prévoit un accès à l’ensemble des décisions de justice dont un décret récent du 28 avril 2021 précise le calendrier de mise en œuvre. Cet accès massif aux décisions des juges du fond porte avec lui un renouvellement de la notion de jurisprudence24V. not. P. Deumier, « La justice prédictive et les sources du droit : la jurisprudence du fond », Arch. Phil. Droit, n° 60, 2018, p. 49. en même temps qu’il est de nature à renforcer l’intérêt doctrinal comme à nourrir le marché de la justice dite prédictive dans l’objectif d’une connaissance plus complète du droit25V. L’open data des décisions de justice, Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice, Rapport à Madame la garde des Sceaux par M. L. Cadiet, novembre 2017 : « L’accès à l’intégralité des décisions rendues dans certains contentieux permettra d’analyser et de mieux documenter des pratiques juridictionnelles et des tendances jurisprudentielles jusqu’alors difficiles à appréhender au-delà de la connaissance qu’en avaient les acteurs locaux des juridictions ou des commentaires savants que pouvait en livrer la doctrine. La diffusion des décisions des juridictions constitue donc, pour le public comme pour les acteurs du droit, une ouverture nouvelle et large sur la justice »..
4. Il ressort de ces propos introductifs que la recherche relative aux pratiques des juges du fond conduit à repenser les cadres du savoir juridique sous deux angles : celui des moyens en ce que la connaissance des pratiques des juges du fond suppose l’utilisation de méthodes dont il faut mesurer les spécificités comme discuter de la scientificité ; celui des finalités en approfondissant les justifications qui sous-tendent ces travaux. La réflexion sera ainsi circonscrite autour de deux questions : comment s’intéresser aux pratiques des juges du fond ? (I) ? pourquoi s’intéresser aux pratiques des juges du fond (II) ?
I. Les moyens : comment s’intéresser aux pratiques des juges du fond ?
5. L’intérêt porté aux pratiques des acteurs, et spécialement aux juges du fond, conduit à s’écarter des méthodes habituelles de travail et notamment de l’analyse des décisions prenant la forme de notes d’arrêt ou de commentaires. Si ces analyses, propres aux juristes, demeurent indispensables à l’approfondissement de la connaissance de la jurisprudence, l’analyse empirique des décisions de justice emprunte d’autres méthodes issues des sciences sociales (B). Mais avant, tout, elle suppose de définir le « terrain » sur lequel porte la recherche (A).
A. Le terrain d’étude : décisions et discours des juges du fond
6. À l’occasion de la recherche en droit, plusieurs types de sources peuvent être classiquement étudiés. Parmi les sources habituellement analysées, se trouvent la loi au sens large, la jurisprudence, la coutume ou encore la doctrine au point qu’il pourrait y avoir une science de chacun de ces modes de création du droit26V. F. Terré, N. M olfessis, Introduction générale au droit, Dalloz, Précis, 12e éd., 2020, n° 109.. Et pour chacun d’entre eux, il y a encore des choix à opérer. Un chercheur pourra s’intéresser aux textes lui-même, au processus de sa rédaction, à son évolution et à sa réception comme à l’auteur du texte. Il pourra encore travailler sur les forces créatrices, les groupes sociaux, les groupes d’intérêts, les lobbies, etc. Le champ des possibles est, en la matière, particulièrement vaste. Dans le cadre d’une étude, à dimension juridique, sur le travail des juges du fond, et sans prétendre à l’exhaustivité deux corpus viennent directement à l’esprit : le premier porte sur la décision elle-même ; le second sur les discours des juges. Selon les cas, la collecte du corpus à analyser n’est pas la même.
7. S’agissant de la collecte des décisions des juges du fond, tout dépend du type de décisions recherchées. Plusieurs outils existent avec des modalités d’accès variables : s’agissant des bases de données « publiques », l’on songe évidemment à Ariane Web pour les décisions émanant des juridictions administratives et à la base Jurica, administrée par le service de documentation et d’études de la Cour de cassation, pour les décisions émanant des juridictions relevant de l’ordre judiciaire. Si l’on s’en tient à cette dernière base, des précisions doivent être données. La base de données n’est pas librement accessible aux chercheurs et elle ne comprend que les décisions civiles d’appel. Ainsi, la recherche sur cette base passe par une convention avec la Cour de cassation. Quant aux décisions de première instance et aux décisions rendues en matière pénale, elles ne sont pas encore recensées. Il convient alors de mettre en place des partenariats avec les juridictions qui, en fonction de leur mode d’archivage, peuvent proposer un accès différent aux décisions, numériques ou papiers, via les services de greffes. Il faut encore signaler que le travail d’analyse peut porter sur des documents qui ne sont pas des décisions de justice27V. p. ex. P. Deumier (dir.), Le raisonnement juridique, Recherche sur les travaux préparatoires des arrêts, Dalloz, Méthodes du droit, 2013.. L’on songe aux pièces des dossiers comme les conclusions et autres pièces de procédures28V. p. ex. pour une recherche menée sur ces documents, E. Biland et S. Gollac (dir.), Justices et inégalités sociales au prisme des sciences sociales, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice ; B. Coulmont (dir.), Changer de prénom. Une sociologie des usages de l’état civil, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice., aux documents de travail des juridictions comme les référentiels ou notes internes des parquets29Pour une illustration, v. le rapport rendu par l’équipe de droit pénal Y. Joseph-Ratineau (coord.), S. G erry-Vernières (dir.), La barémisation de la justice, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice., aux conventions passées entre les juridictions et d’autres professionnels30Pour une illustration de recherche sur ce type de documents, B. Mallevaey (dir.), Audition et discernement de l’enfant devant le juge aux affaires familiales, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice., voire à l’intranet des juridictions31Pour une illustration de recherche sur ce type d’outil, I. Sayn (dir.), Les barèmes (et autres outils techniques d’aide à la décision) dans le fonctionnement de la justice, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice.. Dans ce cas encore, la collecte de ces documents ne sera possible qu’avec l’accord des magistrats ou des chefs juridictions. Par où l’on voit que l’accès à certain terrain est tributaire du consentement des acteurs eux-mêmes et de la faisabilité de la communication des documents32P. ex. dans le cadre de la recherche relative à la barémisation de la justice, certaines analyses n’ont pu être menées au sein de certaines juridictions en raison du sous-encadrement des services de greffes et de l’impossibilité d’avoir accès aux données, Y. Joseph-Ratineau, La barémisation de la justice, rapport précité.. Si ces difficultés sont dépassées, la question de la pertinence du terrain se pose et spécialement du seuil à partir duquel un terrain est suffisamment représentatif. Il nous semble qu’il n’y a pas de réponse univoque à cette question puisque tout dépendra de l’objectif de la recherche et que le plus important est, comme toujours dans le cadre de l’exposé de résultats de recherche, de clairement décrire le terrain de recherche33Cette question est régulièrement posée par les chercheurs souvent pour exposer avec mesure ou relativiser des résultats. V. p. ex. Ch. Quézel-Ambrunaz, « La réparation des préjudices laissés par les cicatrices. Étude statistique », D. 2020, p. 2248 : « La base de données de Predictice, exhaustive en matière de décisions civiles des cours d’appel, a été interrogée avec le mot-clef “cicatrice” pour les arrêts rendus entre le 1er janvier et le 31 août 2020 par les cours d’appel d’Aix-en-Provence, Amiens, Douai, Versailles et Paris. Cette sélection de cours d’appel se veut représentative, et limitée pour garder l’échantillon dans une limite raisonnable. Quatre-vingt-dix-neuf décisions ont ainsi été extraites, soixante-quinze pouvant être analysées (les autres utilisent ce mot incidemment, se bornent à se prononcer sur une expertise ou pour toute autre raison ne liquident pas de préjudice relatif aux cicatrices) ». Selon l’auteur : « Ce nombre limité de décisions conduit à n’octroyer qu’une valeur relative aux indications chiffrées présentes dans cet article ».. C’est ensuite la diversité des approches qui l’emporte. Certaines équipes de recherches se focalisent sur une seule juridiction34V. p. ex. sur le volet du droit social C. Bourreau-Dubois (dir.), La barémisation de la justice. Une approche par l’analyse économique du droit, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice.. D’autres travaillent sur un échantillon de plusieurs juridictions35V. p. ex. Ch. Quézel-Ambrunaz, « La réparation des préjudices laissés par les cicatrices. Étude statistique », D. 2020, p. 2248 ; B. Bossu (dir.), Les discriminations dans les relations de travail devant les cours d’appel. La réalisation contentieuse d’un droit fondamental, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice ; C. Quézel-Ambrunaz, V. Rivollier, L. Clerc-Renaud, L. Wrembicki-Giely, De la responsabilité civile à la socialisation des risques : études statistiques, Université Savoie Mont Blanc, 2018 ; C. Bourreau-Dubois, N. de Jong, B. Jeandidier, C. M moreau, B. munoz-Perez, I. sayn (dir.), Évaluation de la mise en place dune table de référence pour le calcul de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice ; A. Bascoulergue, J.-P., Bonafé-Schmitt, Ph. Charlier, G. Foliot, La prescription de la médiation judiciaire – Analyse socio-juridique des dispositifs de médiation dans trois cours d’appel : de la prescription à accord de médiation, disponible sur le site de la Mission droit et justice ; V. Larribau-Terneyre, A. Lecourt (dir.), Réflexion sur la notion et le régime de la médiation au sein des modes amiables de résolution des différends à partir des expériences de médiation dans le ressort des cours d’appel d’Aquitaine, de Paris et de Lyon, disponible sur le site de la Mission droit et justice. en poursuivant des objectifs qui peuvent être différents : avoir une vision au sein d’un même ressort36V. p. ex. A.-C. Douillet, Th. Léonard, Th. Soubiran (dir.), Logiques, contraintes et effets du recours aux comparutions immédiates. Étude de cinq juridictions de la cour d’appel de Douai, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice. ; travailler sur les décisions de juridictions comparables en termes de tailles et de données socio-économiques ou, au contraire, travailler sur des juridictions très différentes et aux caractéristiques socio-démographiques contrastées37V. p. ex. E. Biland et S. Gollac (dir.), Justices et inégalités sociales au prisme des sciences sociales, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice ; B. Coulmont (dir.), Changer de prénom. Une sociologie des usages de l’état civil, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice ; J. Danet, S. G runvald (dir.), Une première évaluation de la composition pénale, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice. ; comparer, sur une question précise des décisions émanant de deux ordres de juridictions différents38V. p. ex. O. Gout, Ph. Soustelle, S. Porchy-Simon (dir.), Étude comparative des indemnisations des dommages corporels devant les juridictions judiciaires administratives et l’ONIAM en matière d’accidents médicaux, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice.. Parfois le terrain choisi résulte des partenariats existants entre les universités et les juridictions, partenariats qui facilitent l’accès aux sources et qui permettent, au surplus, de compléter l’analyse sur les décisions par des entretiens39Il n’est pas rare que ces partenariats soient construits autour d’une proximité géographique. V. p. ex. S. Gerry-Vernières (dir.), La barémisation de la justice, rapport précité ; Une première évaluation de la composition pénale, rapport précité.. Il faut encore ajouter, s’agissant du terrain, que certaines recherches proposent des analyses exhaustives pour une période donnée40Soit en intégrant des mots clefs dans les bases de données, soit en ayant accès à tous les archives. là ou d’autres travaillent sur un échantillon de décisions sélectionnées selon des critères précis ou de manière aléatoire.
8. La collecte de données relatives aux discours des juges peut là encore prendre plusieurs directions. Si l’on songe évidemment en premier lieu à l’entretien, couramment utilisé, de nombreuses recherches se fondent sur des questionnaires41V. p. ex. I. Sayn, Un barème pour les pensions alimentaires, La documentation française, 2020 ; Th. Lefevre (dir.), Big Data et Droit Pénal : utilisation, compréhension et Impacts des Techniques prédictives (Drop IT) Exemple de l’évaluation de l’incapacité totale de travail chez les victimes de violences, disponible en ligne sur le site de la Mission droit et justice. et sur les observations d’audiences à l’occasion desquelles la pratique du juge est saisie sur le vif dans ses interactions professionnelles avec les autres auxiliaires de justice et le justiciable42V. p. ex. Justices et inégalités sociales au prisme des sciences sociales, rapport précité.. Ces modalités se traduisent par des prises de contact avec les chefs de cours et les magistrats : leur succès est donc étroitement dépendant du retour positif des personnes interrogées ou observées. Évoquer ces terrains particuliers conduit à la question des méthodes.
B. Les méthodes empiriques : approches qualitatives, quantitatives et expérimentales
9. Avant même de présenter les méthodes empiriques, précisons que l’empirisme n’est qu’une tendance de la démarche en science sociale43M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Précis Dalloz, 11e éd., 2000, p. 113 s., n° 150 s.. Rappelons à cet égard que Durkheim, Weber ou Gurvitch pratiquaient avant tout une sociologie théorique du droit. L’empirisme est donc déjà un choix dans les différentes méthodes existantes. Les premières manifestations de l’empirisme en sociologie sont apparues au travers des enquêtes sociales qui permettaient d’obtenir des données objectives sur la réalité sociale. Puis les techniques se sont enrichies avec l’élargissement des moyens d’observations et la question de la méthode et des panels a été affinée en même temps que l’usage de la statistique. En matière d’analyse des pratiques judiciaires plusieurs méthodes relevant d’une approche empirique peuvent être mobilisées. Déjà, Brethe de la Gressaye relevait, au milieu du XXe siècle, que les statistiques et l’enquêtes étaient des outils nécessaires à la connaissance de la pratique juridique44J. Brethe de la Gressaye, « De la connaissance pratique du Droit et de ses difficultés », D. 1952, p. 89.. Dans le même ordre d’idées, Henri Lévy-Bruhl relevait, dans le cadre de la science qu’il désignait sous le nom de « juristique »45Sur laquelle, H. L évy-Bruhl, Sociologie du droit, PUF, 1964, p. 87 et s., que :
« Pour connaître la véritable importance d’une institution, pour en apprécier la portée, il faut posséder des éléments numériques précis, exacts, périodiquement relevés. Depuis plus d’un siècle ces données existent en France pour les affaires judiciaires. Elles sont d’ailleurs assez mal établies et mal exploitées. Des statistiques de ce genre pourraient et devraient être établies pour beaucoup d’autres matières d’intérêts juridiques »46H. Lévy-Bruhl, « La méthode sociologique dans les études d’histoire du droit », Méthode sociologique et droit, Rapports présentés au Colloque de Strasbourg, p. 121, p. 127 ; « La statistique et le droit », L’année sociologique 1957-1958, p. 23 ; « La réalité juridique », Études juridiques n° 5, décembre 1954, p. 3..
Jean Carbonnier partageait la même opinion. Il préconisait ainsi de recourir à la méthode de l’observation et de se tourner résolument vers la réalité qui permet d’obtenir des renseignements sur les causes et les conséquences de chaque règle de droit47J. Carbonnier, « La méthode sociologique dans les études de droit contemporain », préc., spéc. 193.. Il a d’ailleurs développé la pratique du sondage d’opinion dans un contexte assez particulier48J. Cabonnier, Sociologique juridique, PUF, Quadrige, spéc. p. 298.. Associé par le Ministre de la justice de l’époque, Jean Foyer, à la réforme de plusieurs pans du droit des personnes et de la famille, le laboratoire de sociologie juridique a obtenu des financements pour faire réaliser des sondages par des instituts spécialisés et mesurer ainsi l’état de l’opinion française49Ainsi un sondage a été réalisé par lIFOP avant la réforme des régimes matrimoniaux (sur lequel, F. Terré, « La signification sociologique de la réforme des régimes matrimoniaux », L’année sociologique 1965, p. 3), des successions et du divorce (sur lequel, A. Boigeol et al., Le divorce et les français, 2 vol., 1974-1975). Pour une présentation des sondages à l’occasion des réformes, J. Carbonnier, Essai sur les lois, Répertoire du notariat Defrénois, 2e éd., 1995..
10. Si l’on se concentre sur les recherches de terrain ayant pour objet les pratiques de juridictions du fond, l’empirisme se manifeste par des démarches spécifiques. Ainsi que le soulignait Pascal Ancel, alors directeur du CERCRID, laboratoire pionnier de ce type de recherches :
« Pour connaître les pratiques des juges du fond, il faut nécessairement se livrer à un travail empirique, soit en allant interroger les magistrats et autre intervenant du procès, soit, d’une manière sans doute préférable, en les observant directement à travers une étude d’échantillons statistiquement représentatifs de décisions rendues »50P. Ancel, « Le droit in vivo ou plaidoyer d’un membre de la “doctrine” pour la recherche juridique empirique », préc., 6, p. 5-6..
Une question vient immédiatement à l’esprit : les juristes sont-ils légitimes à mobiliser de tels méthodes qui paraissent relever d’autres champs disciplinaires ? Cette interrogation pose la question du positionnement des juristes, question qui a fait l’objet de débats importants. L’on retiendra en suivant la voie tracée par François Ost et Michel van de Kerchove51V. parmi une littérature abondante, F. Ost, M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Presses de l’université Saint-Louis, 1987. V. pour un compte rendu critique de l’ouvrage, J. Commaille, Droit et Société, 1988, 10, p. 525-527. qu’un juriste peut légitimement, dans des conditions épistémologiques précises, avoir un regard « externe modéré » sur le droit. Quant à la faculté pour le juriste de manier des méthodes issues d’autre champs disciplinaires, l’objection est sérieuse. Pour autant, elle ne paraît pas insurmontable. La meilleure preuve tient au fait que des recherches juridiques collectives mobilisent ce genre d’outils. Aussi bien, la solution tiendra à l’adjonction de chercheurs issus d’autres champs disciplinaires dans l’équipe de recherche. Par ailleurs, la recherche peut être l’occasion de créer les conditions d’une formation des juristes à la technique de l’entretien52V. p. ex. pour la formation, par un collègue sociologue, aux rudiments de la méthode de l’entretien, S. Gerry-Vernières (dir.), La barémisation de la justice, rapport précité..
11. En dépit de toute la richesse des méthodes des sciences sociales53V. M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, préc., deux approches empiriques principales seront principalement évoquées : une approche quantitative impliquant un travail sur les décisions de justice et leur traitement statistique et une approche qualitative à travers la technique de l’entretien. S’agissant de la première, l’approche quantitative, elle paraît utile lorsque l’on travaille sur un corpus assez dense et que l’on souhaite collecter des données sur de grandes cohortes de documents. L’analyse quantitative suppose alors un certain nombre d’étapes : élaborer un questionnaire et l’éprouver sur des décisions tests, créer un guide d’usage du questionnaire surtout lorsque les réponses ne sont pas saisies par les mêmes chercheurs ou sont adressées directement à la personne sondée54V. p. ex. sur la diffusion d’un questionnaire aux professionnels, C. Bourreau-Dubois (dir.), La barémisation de la justice : une approche par l’analyse économique du droit, rapport précité., mettre en forme le questionnaire sous un logiciel55V. p. ex. le logiciel sphinx. afin de faciliter le traitement statistique des données. En complément de cette méthode quantitative, l’on peut aussi évoquer les méthodes qualitatives qui reposent principalement sur la technique de l’entretien. La démarche est largement codifiée et l’on distingue classiquement, selon la marge de liberté laissée à celui qui le mène, trois types d’entretiens : l’entretien directif, l’entretien semi-directif et l’entretien non directif (ou libre)56M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, préc., p. 643 s., n° 633 s.. Le premier, l’entretien directif, que l’on dénomme parfois entrevue normalisée, se déroule sous un séquençage et une durée prédéterminée. Les questions sont identifiées et les réponses attendues sont, en quelque sorte, prédéfinies autour d’un échantillon de sorte que toutes les personnes interrogées ont répondu dans les mêmes conditions. Les résultats sont alors comparables et peuvent même s’exprimer sous forme de statistique. Le deuxième type d’entretien est l’entretien semi-directif. Il est parfois qualifié d’entretien approfondi. Les questions posées sont préparées en amont et classées par thématiques. Elles sont généralement formulées de manière ouverte de sorte que de nouvelles questions peuvent être soulevées et faire apparaître de nouvelles pistes de réflexion. Enfin, le troisième type d’entretien est l’entretien non directif, encore désigné sous l’expression d’entretien libre. Ce type d’entretien ne repose pas sur des questions prédéfinies et la discussion se noue sur un sujet. Les résultats peuvent être plus riches mais la comparaison entre les personnes interrogées moins pertinente.
12. À côté de ces méthodes bien connues des sociologues du droit, l’on peut aussi évoquer, une autre méthode, celle de l’approche expérimentale, développée par certains économistes. Elle conduit à soumettre des juristes à des cas types, de cas construits à partir d’hypothèses réelles, pour identifier des régularités. Le bienfondé de cette démarche, dans le cadre de la discipline juridique, mérite d’être discuté puisque les professionnels soumis à l’exercice ne seront jamais dans une situation réelle. Il manque alors les éléments entourant le prononcé d’une décision de justice : il n’y a pas d’audience, pas de parties et pas d’avocats57Les recherches peuvent opérer des comparaisons pour démontrer les différences entre plusieurs juges dans la prise de décisions sans pour autant avoir recours à une méthode expérimentale, v. p. ex. « Des juges sous influence », Cahiers de la Justice, 2015/4.. En dépit de ces limites, l’analyse peut produire des résultats intéressants. Ainsi, pour mesurer l’impact des barèmes sur la manière de juger, une équipe de recherche a soumis des affaires fictives à des élèves-magistrats de l’École nationale de la magistrature (ENM). Il leur était demandé, à partir de cas simples et courants, de statuer sur le montant d’une contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, un premier groupe d’élèves ayant à sa disposition un barème fourni par les chercheurs, les autres n’en ayant aucun58C. Bourreau-Dubois (dir.), La baremisation de la justice : une approche par l’analyse économique du droit, rapport précité.. De même encore, sur la question de la fixations de la prestation compensatoire, une équipe de recherche a soumis à des magistrats des affaires déjà jugées mais condensées sous un tableau afin de comparer leur démarche d’analyse et les résultats auxquels ils aboutissent59S. Gerry-Vernières (dir.), La barémisation de la justice, rapport précité..
13. Que faut-il retenir de cette première partie visant à décrire et à s’interroger sur les méthodes de recherches en sciences juridiques ? Il existe une diversité des méthodes et parfois même des querelles sur les méthodes. Ainsi, la méthode expérimentale pratiquée par certains économistes du droit peut-elle soulever des critiques de la part des sociologues qui jugeront qu’elle revient à pratiquer une recherche théorique déconnectée de la réalité sociale. Cette contribution n’est pas le lieu de trancher le débat mais bien de donner un aperçu des méthodes de recherche envisageables et d’ouvrir le débat sur leur usage par les juristes. Chacune d’entre elles doit, en effet, être éprouvée et les juristes doivent eux-mêmes forger leurs propres méthodes qui sont en étroite connexion avec les finalités poursuivies par les recherches.
II. Les finalités : pourquoi s’intéresser aux pratiques des juges du fond ?
14. Quels objectifs doivent poursuivre les recherches empiriques sur les pratiques des juges du fond ? Exprimons-le clairement : ce n’est pas parce les recherches empiriques prennent appui sur des méthodologies inspirées d’autres sciences sociales que les objectifs poursuivis devraient être les mêmes que les autres sciences sociales. Plusieurs auteurs l’ont souligné : la recherche en droit, même si elle s’appuie sur d’autres sciences sociales, doit répondre à ses objectifs propres en définissant ses propres méthodes60V. not. J. Caillosse, « La sociologique politique du droit, le droit et les juristes », Droit et société n° 77, 2011/1, p. 204 : « Autant les cloisonnements disciplinaires apparaissent souvent sclérosants et contre-productifs, autant la volonté naïve de les abolir serait proprement insensée : elle laisserait voir un territoire intellectuel déstructuré et dépourvu de toute consistance. L’essentiel ne doit surtout pas être oublié : il appartient à chaque discipline scientifique de déterminer son objet, du seul point de vue des questions qu’elle se pose et des méthodes qu’elle propose pour les mettre à jour » ; A.-M. Ho Dinh, Les frontières de la science du droit, Essai sur la dynamique juridique, préc., p. 373, n° 845 : « Toutes les méthodes empiriques sont des techniques d’observation des faits qui impliquent toujours des mécanismes de sélection et qui répondent à une problématique de recherche. Il n’y a donc pas de raison que les juristes, en s’appropriant ces techniques, ne définissent pas des objectifs de recherche utiles à la construction de leur savoir spécifique. Il appartient selon nous à la communauté juridique de s’interroger sur ses propres besoins. Les techniques d’observation empiriques ouvrent un nouvel espace scientifique, mais ce dernier reste à définir. Ce n’est que par la multiplication des recherches intégrant cette question et par l’engagement des débats sur la pertinence des méthodes employées que la science du droit parviendra à s’enrichir de ces méthodes ».. À cet égard, il n’est pas étonnant que les juristes s’intéressent davantage à tout ce qui, dans le fonctionnement du système juridique, relève de son champ de compétences et qu’ils seront ainsi moins enclins, par exemple, à mener des recherches sur les trajectoires de vie des professionnels qui, aussi importantes soient elles dans le prononcé final d’une décision, n’en demeurent pas moins en dehors de son champ de compétence61V. ainsi soulignant, dans les méthodes des juristes, l’intérêt d’un « décentrement du sujet » : M. Garcia, « De nouveaux horizons épistémologiques pour la recherche empirique en droit : décentrer le sujet, interviewer le système et “désubstantialiser” les catégories juridiques », Les Cahiers du droit, n° 3-4, 2011, p. 423. Par comparaison, v. l’intérêt porté aux architectures et au rituels, aux « propriétés sociales de l’accusé », aux « propriétés sociales et valeurs des juges », Th. Delpeuch ; L. Dumoulin, C. de Galembert, Sociologie du droit et de la justice, Armand Colin, 2014, spéc. p. 92 et s.. Dès lors, les recherches empiriques visent à mieux comprendre les dynamiques du système et s’agissant des pratiques des juges du fond à mesurer la portée réelle de la règle de droit. Sous cet aspect, c’est une connaissance plus approfondie, plus fine du droit qui est recherchée et au fond, une description plus fidèle du droit vivant pour reprendre une expression tirée des théories réalistes du droit (A). Au-delà de ce travail de description, l’on discutera de la contribution de ces recherches empiriques à l’écriture du droit puisqu’en narrant son contenu les travaux de recherche énoncent une réalité qui était jusqu’alors cachée (B).
A. Décrire le droit
15. Il n’est pas douteux que le travail relatif à la jurisprudence des juridictions suprêmes – la Cour de cassation, le Conseil d’État –, du Conseil constitutionnel ou encore de la Cour européenne des droits de l’Homme ou de la Cour de Justice de l’Union européenne occupe une place de premier rang dans la connaissance. Pour autant, ce travail doit être utilement complété par la connaissance et l’analyse des décisions des juridictions du fond. D’abord, parce que tout le contentieux n’est pas porté devant les plus hautes juridictions. Ensuite, parce que dans le système judiciaire français reposant sur la distinction entre le juge du droit et le juge du fait, la décision des juges du fond est riche d’enseignement sur plusieurs points. L’on citera notamment le travail de raisonnement des juges, la qualification de la situation juridique et la quantification des demandes portées devant eux.
16. Ce travail vise des réalités très concrètes. Or, on l’a en effet souligné, si les juristes ne renouvellent pas leurs méthodes pour élargir le champ d’investigation pour le droit, leur perspective demeurera limitée62P. Lascoumes, E. S erverin, « Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques », Droit et société, n° 2, 1988, p. 176. À cet égard, tous les travaux qui permettent de connaître des pratiques enrichissent la connaissance du droit. C’est l’ambition d’un certain nombre de recherches empiriques que de mettre au jour les critères pesant dans la décision des juges, les régularités ou au contraire des disparités d’une juridiction à l’autre, d’un territoire à l’autre. Les illustrations pourraient être multipliées63V. p. ex. à propos de la preuve, pour une étude de décisions de juridictions du fond pour comprendre les rapports que les juges entretiennent avec la preuve scientifique, E. Vergès, L. K khoury, « Le traitement judiciaire de la preuve scientifique : une modélisation des attitudes du juge face à la connaissance scientifique en droit de la responsabilité civile », Les cahiers de droit (Université Laval, Canada), v° 58, n° 3, septembre 2017, p. 517 ; pour une étude quantitative et qualitative de décisions de juridictions d’appel proposant une typologie des différents raisonnements des juges dans une situation d’incertitude.. Mais l’on se contentera de quelques-unes qui mettent l’accent sur tel ou tel aspect de la mise en œuvre de règle juridique. Il en va ainsi du célèbre principe de réparation intégrale dont il est indispensable de connaître la portée réelle exacte. Une recherche portant sur l’analyse comparée des indemnisations des dommages corporels devant les juridictions judiciaires et administratives en matière d’accidents médicaux portant sur un échantillon datant de 2011-2013 a ainsi permis de fournir un descriptif précis des pratiques des juges du fond sur la ventilation des postes de préjudices, partant sur la méthode de classement et de qualification des préjudices ainsi que de chiffrer les écarts dans l’indemnisation d’un ordre de juridictions à l’autre pour un même contentieux64Étude comparative des indemnisations des dommages corporels devant les juridictions judiciaires administratives et l’ONIAM en matière d’accidents médicaux, rapport précité.. Songeons encore à l’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Un travail de recherche, portant sur un corpus exhaustif de décisions rendues en 2016 et d’une vingtaine d’entretiens, a mis en avant la diversité des critères et leur poids respectifs dans la détermination de l’indemnité sans cause réelle et sérieuse émanant de deux cours d’appel65M. Picq (dir.), La barémisation de la justice, Rapport consacré à la barémisation et au licenciement sans cause réelle et sérieuse, disponible sur le site de la Mission droit et justice.. Citons encore, le cas emblématique de la prestation compensatoire sur laquelle la doctrine et les praticiens publient abondamment pour diffuser les méthodes de calcul ayant cours dans les juridictions66V. sur ces méthodes, S. David (dir.), Droit et pratique du divorce, Dalloz référence, n° 215.00. et pour faire connaître des données quantitatives sur les montants attribués comme sur les critères pesant dans le contentieux, ces publications aboutissant à montrer la disparité des pratiques faute pour le législateur d’avoir clairement défini la fonction de la prestation compensatoire67V. spéc., C. Bourreau-Dubois, I. S ayn (dir.), Le traitement juridique des conséquences économiques du divorce, Une approche économique, sociologique et juridique de la prestation compensatoire, Bruylant, 2018.. Il existe une très forte attente des praticiens sur ces questions et le marché de l’édition, qui entend précisément répondre à ce besoin, développe de longue date des outils de jurisprudence chiffrée de plus en plus sophistiqués tandis que les legal techs se sont également emparées de ces questions pour bâtir des outils susceptibles de décrire, au plus près, cette « autre jurisprudence »68P. Deumier, « Open Data – Une autre jurisprudence ? », JCP éd. G. 2020, doctr. 277..
17. Par la description qu’elles font de la réalité de certaines pratiques, les recherches empiriques peuvent également aller à l’encontre de certaines idées reçues ou relativiser certaines représentations. Soulignons à cet égard, à titre d’illustration69V. pour d’autres illustrations tirées de l’étude empirique du contentieux relatif à l’expulsion d’occupants sans droit ni titre et de la pratique de l’exequatur en France des jugements étrangers, P. Ancel, « Le droit in vivo, ou plaidoyer d’un membre de la “doctrine” pour la recherche juridique empirique », préc., que, à l’occasion de l’introduction du barème impératif des indemnités des licenciement sans cause réelle et sérieuse issu de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, Le rapport rendu au président de la République soulignait que le barème « par la prévisibilité qu’il donne », sera de nature à « garantir une plus grande équité […] pour les salariés puisque, à préjudice équivalent les dommages et intérêts peuvent aller « du simple au triple, voire quadruple, en fonction des conseils de prud’hommes saisis »70Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail..
Le rapport ajoutait : « Les plafonds fixés l’ont été en tenant compte des moyennes constatées sur les dernières années »71Ibidem.. Deux études empiriques permettent pourtant d’aboutir à des conclusions différentes. La première compare des indemnités accordées par le conseil de prud’hommes de Paris de 2013 à 2017 avec celles qui résulteraient de l’application du barème impératif et conclut que si, dans 41 % des cas, les indemnités résultant du barème auraient été supérieures ou égales aux indemnités effectivement prononcées, pour les 59 % restant, correspondant majoritairement à des situations d’ancienneté très faible, les indemnités auraient été inférieures72La barémisation de la Justice, une approche par l’analyse économique du droit, rapport précité.. La seconde, en prenant appui sur une analyse de cinq cents arrêts rendus par deux cours d’appel en 2016, retient d’une manière relativement proche qu’environ un tiers des indemnités effectivement accordées sont inférieures ou équivalentes à l’indemnité maximale et environ deux tiers des indemnités sont supérieures au plafond73La barémisation de la justice, Rapport consacré à la barémisation et au licenciement sans cause réelle et sérieuse, préc. Pour un résumé, v. N. Baruchel, E. Fain, S. M raouahi, M. P icq , A. Talpain, C. T eman, Ch. Varin, « Les pratiques juridictionnelles d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse : l’application d’un barème ? », Dr social 2019, p. 300.. Au fond, ces deux études empiriques laissent penser, comme l’avait suggéré une partie de la doctrine74V. p. ex. J. Mouly, « La barémisation des indemnités prudhomales : un premier pas vers linconventionnalité ? », Dr social 2019, p. 122., que le barème impératif opère une réduction des indemnités notamment pour les salariés de faible ancienneté.
18. On le voit, les recherches empiriques, par la description qu’elles font des pratiques juridiques, permettent d’enrichir la connaissance et la compréhension du droit, voire même de remettre en cause un certain nombre de représentations.
S’il s’agit de la finalité première des recherches empiriques, l’on peut constater qu’elles dépassent la description pour contribuer à l’écriture du droit.
B. Écrire le droit
19. Les descriptions proposées par les recherches empiriques doivent-elles se prolonger par une proposition d’amélioration du droit positif ? Il s’agit là d’une question centrale. Sur ce point, les juristes n’ont pas exactement la même position épistémologique que des chercheurs d’autres disciplines. Dans le domaine de la science juridique, les recherches empiriques servent couramment à dresser des bilans d’application du droit et à nourrir les discussions sur l’opportunité du maintien d’une règle juridique. La frontière entre la science juridique et le droit tend alors à se réduire. C’est ainsi que l’on peut lire des recommandations à l’issue de certaines recherches. Citons plusieurs illustrations : recommandations aux législateur et à l’ensemble des acteurs de terrain à l’issue d’une recherche menée sur les longues peines75E. Bonis, N. Derasse (dir.), Les longues peines, rapport disponible sur le site de la Mission droit et justice : une liste de recommandations est adressée au législateur, à la DAP, à lENAP, aux DISP, aux CNE, aux chefs d’établissements, au SPIP, aux personnels de surveillance, aux JAP et aux avocats. ; recommandations visant, compte tenu des disparités entre les décisions des juges judiciaires et des juges administratifs, à concentrer le contentieux médical dans la sphère de compétence du juge judiciaire76Étude comparative des indemnisations des dommages corporels devant les juridictions judiciaires administratives et l’ONIAM en matière d’accidents médicaux, rapport précité. ; recommandations, à la suite de recherches de terrain menées au sein de plusieurs cours d’appel, pour lever les obstacles au développement de la pratique de la médiation au sein des juridictions77La prescription de la médiation judiciaire – Analyse socio-juridique des dispositifs de médiation dans trois cours d’appel : de la prescription à accord de médiation, rapport précité ; Réflexion sur la notion et le régime de la médiation au sein des modes amiables de résolution des différends à partir des expériences de médiation dans le ressort des cours d’appel d’Aquitaine, de Paris et de Lyon, rapport précité.. Dans toutes ces situations, le passé, l’expérience, sont comprises comme permettant la construction d’un droit meilleur, d’un droit plus adapté, d’un droit plus effectif. Cette démarche de proposition s’inscrit, au fond, dans la continuité de l’œuvre de Jean Carbonnier qui s’était servi des données sociologiques récoltées dans une dimension prospective afin d’aider le législateur à prendre des lois en adéquation avec les moeurs78V. J. Carbonnier, Essai sur les lois, LGDJ, Collection Anthologie du droit, 2013. Pour une critique de cette démarche, A. Vauchez, « Le droit en transitions. La Cinquième République naissante et l’invention d’un nouvel art législatif », in Sur la portée sociale du droit, CURAPP-Presses Universitaires de France, p. 271 ; « Quand les juristes faisaient la loi… Le moment Carbonnier (1963-1977), son histoire et son mythe », Parlement[s], Revue d’histoire politique 1/2009 (n° 11), p. 105.. Le lien entre l’analyse empirique des pratiques et l’évolution des pratiques trouve une illustration singulière à l’occasion du développement d’outils, comme les nomenclatures et les barèmes au sens large, visant à « normer »79V. sur cette idée, P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 5e éd., 2019, n° 97. le pouvoir d’appréciation du juge en s’appuyant sur les pratiques. C’est ainsi que la table de référence en matière de fixation de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, dont l’application est préconisée par la Chancellerie80V. Circulaire CIV/06/10 de diffusion dune table de référence permettant la fixation de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants sous forme de pension alimentaire, 12 avril 2010., a été élaborée par une équipe pluridisciplinaire, composée de chercheurs en droit et en économie et d’un magistrat, qui s’est appuyée, pour élaborer une méthode de calcul et construire un outil d’aide à la décision, sur les pratiques observées sur le terrain81J-Cl. Bardout, C. Bourreau-Dubois, I. S ayn, Fixer le montant de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants : proposition d’un outil d’aide à la décision : note explicative, Rapport Ministère de la Justice 2008, disponible sur Halshs.. Mais les pratiques ont également été complétées par un certain nombre de choix méthodologiques, notamment sur la technique de calcul du coût de l’enfant, sur la méthode de prise en compte des revenus des parents créanciers ou encore sur le lissage de la prise en compte de l’âge de l’enfant82V. revenant sur ces choix et leurs justifications, B. Jeandidier, I. S sayn, « La table de référence pour la fixation du montant de contribution à l’entretien et l’éducation de l’enfant : l’utiliser, la craindre, la critiquer, mais la connaître », AJ Famille 2020, p. 572 ; F. Maisonnasse, « Barémisation de la justice : étude relative à la fixation de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant », AJ Famille 2020, p. 569.. L’on peut ainsi constater que l’objet traduit un passage entre la réception d’une pratique et une évolution des pratiques. Ces différentes illustrations montrent le continuum existant entre la description du droit et son évolution dès lors qu’une volonté politique soutiendra la proposition.
20. L’on pourrait aller plus loin dans la réflexion et se demander si toute entreprise de description des pratiques du droit ne tend pas à transformer l’objet décrit et donc le droit. Dans un ouvrage récent, Vincent Forray et Sébastien Pimont ont théorisé l’idée d’une « décriture » du droit qu’ils définissent comme « l’activité par laquelle les juristes, pensant décrire le droit, le transforment sans le vouloir »83V. Forray, S. P imont, Décrire le droit… et le transformer, Essai sur la décriture du droit, coll. Méthodes du droit, Paris, Dalloz, 2017.. Ce faisant, selon ces auteurs, les juristes « réalisent continûment l’ordre juridique dans leur écriture »84Ibidem.. L’on peut alors s’interroger sur le point de savoir si, indépendamment de la volonté affirmée et assumée de vouloir transformer le droit, la seule présentation des résultats des recherches empiriques portant sur les décisions des juges du fond pourraient participer du même mouvement. Autrement dit, l’effet souhaité par les chercheurs, rendre compte de la réalité des pratiques des juges du fond, peut-il se doubler d’un effet induit consistant à transformer le droit, c’est-à-dire à le faire passer à un autre état prenant acte des « découvertes » réalisées dans le travail empirique ? À la réflexion, il ne paraît pas douteux que le seul fait de vouloir décrire la réalité la modifie. En effet, la réalité non connue est inexistante de sorte que le travail du chercheur consiste, a minima, à la révéler. L’on comprend alors que les théoriciens de la « décriture » insistent tant sur l’éthique du chercheur. On a beaucoup discuté, dans le contexte de l’ouverture de l’open data et du développement des algorithmes de traitement de la masse jurisprudentielle, de l’intégrité et de la transparence des algorithmes en raison de leur effet performatif85V. not. L. Godefroy, F. L ebaron et J. Lévy-Vehel, Comment le numérique transforme le droit et la justice vers de nouveaux usages et un bouleversement de la prise de décision, rapport disponible sur le site de la Mission droit et justice.. Les mêmes enjeux valent pour les recherches empiriques en droit : elles doivent s’appuyer sur des terrains et des méthodes clairement définis et les résultats, pluriels, qu’elles produisent doivent être replacés dans un cadre conceptuel rigoureux.