Culture judiciaire commune et principes communs du procès
Laurent BENOITON
Doctorant au Centre de recherche juridique
(Université de La Réunion)
Introduction
Il ressort prima facie de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ») qu’aucune référence n’est faite à la notion de « culture judiciaire commune » ou de « culture judiciaire européenne »1Ledit constat a été rendu possible grâce notamment au moteur de recherche Hudoc, disponible sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme : www.echr.coe.int.. Il en est de même pour la notion de « culture juridique » commune ou européenne2Si dans l’arrêt Indra contre Slovaquie (Cour EDH, 1er février 2005, § 44, disponible en langue anglaise uniquement), on découvre l’expression « culture juridique européenne » (European legal culture), c’est le Gouvernement lui-même, et non la Cour, qui l’évoque, pour affirmer, dans un litige où le requérant alléguait la violation du droit à être entendu par un tribunal impartial dans le cadre d’une action en contestation de son licenciement, qu’une absence non autorisée du travail constituait un motif de licenciement « bien établi et reconnu dans la culture juridique européenne ».. Il a été dès lors utile pour saisir les éléments d’une culture judiciaire commune de travailler sur d’autres notions utilisées par la Cour : « traditions culturelles », « traditions juridiques nationales », « culture juridique nationale », « consensus européen », « dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants », « particularités nationales » et de « marge nationale d’appréciation ». Ces notions sont principalement utilisées s’agissant des articles 8, 10, 11 et 14 CEDH3Il s’agit respectivement du droit au respect de la vie privée et familiale, de la liberté d’expression, de la liberté de réunion et d’association et du principe de non-discrimination., et ne sont pas toujours pertinentes pour notre thème. Il convient néanmoins de nuancer cette dernière affirmation par deux remarques. D’une part, le juge Rozakis a fait expressément référence à l’expression « traditions culturelles » en matière de procès équitable dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt de la Cour du 14 juin 2001, Medenica contre Suisse, concernant l’impossibilité pour un requérant d’assister à une procédure pénale (suisse) en raison d’une ordonnance d’interdiction de quitter le territoire rendue par un tribunal américain (non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 CEDH)4Opinion dissidente du juge C. L. ROZAKIS jointe à l’arrêt Medenica contre Suisse, point 7 : « Le requérant a sollicité l’ajournement de cette procédure en invoquant un obstacle résultant d’une ordonnance d’interdiction de quitter le territoire rendue par un tribunal américain. Il est difficile à la Cour, en tant que juridiction internationale, de refuser d’admettre qu’une telle ordonnance émise par une autre juridiction d’un pays ayant des traditions juridiques et culturelles similaires aux nôtres représente un obstacle objectif empêchant le requérant d’assister à une procédure pénale suisse ; elle se devait donc de conclure que l’absence de celui-ci était justifiée. Il lui est également difficile, en tant que juridiction internationale, d’ignorer la réalité objective d’une ordonnance d’interdiction de quitter le territoire et de se lancer dans l’exercice douteux consistant à examiner à la place du juge américain les circonstances ayant amené ce dernier à imposer cette ordonnance au requérant. D’autant que la Cour ne dispose pas de l’ensemble des éléments qui ont convaincu le juge américain de prendre une ordonnance interdisant à M. Medenica de quitter les États-Unis. Or c’est justement l’exercice auquel se livre, malheureusement, la majorité de la chambre pour parvenir aux conclusions exposées au paragraphe 58 de l’arrêt » (Nous soulignons).. D’autre part, la notion de « marge nationale d’appréciation » présente un intérêt particulier pour le thème de recherche, même si son utilisation apparaît limitée en matière de procès équitable.
L’axe de la présente étude sera présenté (I), avant d’aborder l’évolution des droits internes et européen du procès dans le sens d’une culture judiciaire commune (II), puis les outils de l’échange entre juges internes et juge européen des droits de l’homme (III).
I. Présentation de l’axe de l’étude
La démonstration sera celle de l’édification d’une culture judiciaire commune in statu nascendi dans le contexte du procès équitable, qui dépasse le seul cadre de l’Union européenne, et qui englobe les États non-membres de l’Europe des marchés, mais faisant partie intégrante de l’Europe des droits de l’homme, celle du Conseil de l’Europe.
Réfléchissant sur les règles du procès équitable prévues à l’article 6 de la Convention, et enrichies de l’article 13 du même texte, la définition retenue ici est une définition lato sensu de la culture judiciaire commune : « sorte de socle commun de principes et de pratiques sur lequel se constituerait progressivement une Europe de la justice ». Il est permis d’avancer parfois une identité de raisonnement, de traitement de certains contentieux et d’interprétation des dispositions conventionnelles entre les juges internes et la Cour, qui participe d’une « idéologie commune des droits de l’homme ».
Une culture judiciaire commune naît de l’évolution des droits internes et européen dans un sens convergent. Elle est le fruit d’un échange jurisprudentiel entre juges internes, juges de droit commun de la Convention, et juge européen des droits de l’homme, juge supranational ultime, qui pratiquent un dialogue officieux des juges5À la différence du système juridique communautaire qui institue un mécanisme de dialogue des juges officiel, en l’occurrence la question préjudicielle, dont la création a déjà été souhaitée en droit européen des droits de l’homme..
II. L’évolution des droits européen et internes dans le sens d’une culture judiciaire commune
L’évolution des droits européen et internes dans le sens d’une culture judiciaire commune est réalisée par un double mouvement. Le premier mouvement est descendant : il s’agit de l’harmonisation des droits processuels internes autour d’un standard de justice équitable via la ‘modélisation’ du droit du procès6Voir sur ce point, inter alia ; S. GUINCHARD et autres, Droit processuel. Droit commun et droit comparé du procès, Paris, Dalloz, 3è éd., 2005, p. 353 et s. ; F. SUDRE et C. PICHERAL, La diffusion du modèle européen du procès équitable, Paris, La documentation française, 2003. (A). Le second mouvement est ascendant : il s’agit de l’enrichissement du droit jurisprudentiel européen des droits de l’homme par les droits internes (B). Tous deux traduisent donc un enrichissement mutuel des droits internes et européen.
A. L’harmonisation des droits processuels internes via la modélisation du procès équitable
L’étude est restreinte ici à certaines questions posées à la Cour et rattachées à la culture judiciaire : la motivation, le cumul des fonctions judiciaires, l’aide juridictionnelle et la participation du rôle du Ministère public au délibéré des formations de jugement.
1. La ‘modélisation’ du procès équitable, œuvre de la Cour européenne des droits de l’homme
La Cour n’intervient pas ouvertement dans les cultures judiciaires nationales. Cependant, elle remet parfois en cause des éléments fondamentaux de ces dernières lorsqu’elle se prononce sur telle ou telle garantie conventionnelle.
a) La motivation des décisions de justice
On constate d’emblée qu’il existe peu d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme relatifs à la garantie de motivation des décisions de justice7Si l’on excepte, toutefois, la longue série d’arrêts de condamnation de la Grèce, qui connaît un problème que l’on peut qualifier de « structurel » (au sens où l’entend la Cour) en la matière.. Il s’agit d’une garantie implicite de l’article 6 § 1 CEDH, que la Cour a mis à jour pour la première fois dans son arrêt H. contre Belgique8Cour EDH, 30 novembre 1987, H. c. Belgique : à propos de la motivation des décisions de refus de réinscription au barreau prises par le Conseil de l’Ordre des avocats (violation)..
La Cour retient une appréciation souple de l’exigence de motivation. Elle n’exige pas une motivation détaillée des décisions de justice, ni une réponse détaillée à chaque argument. Elle estime que le juge doit répondre à cette obligation selon « les circonstances de l’espèce ». Comme elle l’énonce dans un obiter dictum consacré par les arrêts Ruiz Torija et Hiro Balani contre Espagne du 9 décembre 1994 :
« L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision. Il faut, en outre, tenir compte notamment de la diversité de moyens qu’un plaideur peut soulever en justice et des différences dans les États contractants en matière de dispositions légales, coutumes, conceptions doctrinales, présentation et rédaction des jugements et arrêts. C’est pourquoi la question de savoir si un tribunal a manqué à son obligation de motiver découlant de l’article 6 de la Convention ne peut s’analyser qu’à la lumière des circonstances de l’espèce »9Cour EDH, 9 décembre 1994, Ruiz-Torija c. Espagne, série A, no 303-A, § 29 ; Hiro Balani c. Espagne, série A, no 303-B, § 27..
Le juge national a donc ici une marge d’appréciation, à déterminer au cas par cas. La Cour estime, par ailleurs, que l’autorité statuant à un degré supérieur peut faire sien les motifs de la juridiction inférieure, sans pour autant violer l’exigence de motivation10Cour EDH, 21 janvier 1999, Garcia Ruiz c. Espagne, § 29 (à propos de la reprise par l’Audiencia Provincial de la décision de première instance : non-violation) ; Cour EDH, 19 décembre 1997, Helle c. Finlande, § 60 (à propos d’une décision de la Cour suprême administrative reprenant les motifs de la juridiction inférieure, en l’occurrence le chapitre épiscopal : non-violation) ; Cour EDH, 14 juin 2007, Gorou c. Grèce, § 17 (à propos d’une décision de rejet de pourvoi en cassation contre un jugement émanant du Procureur près la Cour de cassation grecque : non-violation).. Une législation nationale récente peut en revanche susciter plus d’interrogations quant à sa conventionnalité11Ainsi la loi lettone du 1er décembre 2006 autorise les juridictions administratives de deuxième instance à ne plus motiver leurs décisions rendues en appel lorsqu’elles confirment le jugement de première instance.. La Cour européenne des droits de l’homme précise cependant que, lorsqu’un moyen a une incidence décisive sur l’issue du litige, il appelle « une réponse spécifique et explicite »12Cour EDH, 19 février 1998, Higgins et autres c. France, § 43 ; Cour EDH, 15 mars 2007, Gheorghe c. Roumanie, § 50., et qu’il importe également de répondre aux « principaux moyens » du requérant13Cour EDH, 24 mai 2005, Buzescu c. Roumanie, § 67 ; Cour EDH, 7 mars 2006, Donadze c. Géorgie, §§ 34-35 ; Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, § 97. ou aux « questions essentielles » soulevées14Cour EDH, 28 avril 2005, Albina c. Roumanie, § 34..
Toutefois, si la Cour retient une appréciation souple de la motivation, elle a parfois tendance à se comporter en « quatrième degré de juridiction »15F. SUDRE, obs. sous Cour EDH, Dulaurans c. France, JCP G 2001, I 291, p. 191., ce qui a fait l’objet de critiques de la part de juges dissidents et de la doctrine, dans la mesure où elle va au-delà de son office. En témoignent les opinions dissidentes des juges L.-E. PETTITI et R. BERNHARDT, jointes respectivement aux arrêts Higgins et autres contre France et Ruiz-Torija contre Espagne.
L’arrêt Dulaurans contre France du 21 mars 200016Cour EDH, 21 mars 2000, Dulaurans c. France, JCP G 2001, I 291, obs. F. SUDRE ; D. 2000, p. 883, note T. CLAY. a suscité un émoi dans la communauté des juristes. Elle concerne la non-admission de moyens nouveaux devant la Cour de cassation. Inscrite à l’article 619 du NCPC17L’article dispose comme suit : « Les moyens nouveaux ne sont pas recevables devant la Cour de cassation. Peuvent néanmoins être invoqués pour la première fois, sauf disposition contraire : 1° Les moyens de pur droit ; 2° Les moyens nés de la décision attaquée »., cette règle est d’origine jurisprudentielle18Cass. Req., 22 novembre 1942, JCP 1943, II 2444.. Dans l’arrêt Dulaurans, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Cour de cassation avait commis une « erreur manifeste d’appréciation » et s’était fondée sur une « constatation manifestement inexacte » en considérant le moyen de la requérante comme nouveau19Arrêt Dulaurans préc., § 38.. L’expression « erreur manifeste d’appréciation », considérée comme une « erreur évidente qui ne fait aucun doute dans un esprit éclairé »20G. BRAIBANT, ccl. inédites sur CE, 13 novembre 1970, Lambert, cité par D. LABETOULLE et J. CABANES, AJDA 1971, p. 35., montre au passage la part qu’a dû prendre le Conseiller d’état honoraire et actuel Président de la Cour, Jean-Paul COSTA, dans le constat de violation21Ce dernier a par la suite exprimé les torts de la Cour quant à l’utilisation de cette expression, constitutive d’une erreur : J.-P. COSTA, Interview, AJDA 2007, p. 60.. Ici, la Cour européenne des droits de l’homme contrôle la procédure devant la Cour de cassation et le fond du droit. Cette condamnation aurait pu, du reste, être plus ancienne, l’affaire Marc Fouquet n’ayant donné lieu qu’à un règlement amiable entériné par la Cour dans un arrêt de 199622Cour EDH, 31 janvier 1996, Fouquet c. France (règlement amiable) ; Comm. EDH, Rapport du 12 octobre 1994, Marc Fouquet c. France, req. no 20398/92 (violation de l’article 6 § 1 CEDH).. La Cour a, à nouveau, appliqué cette règle pour déclarer cependant irrecevable une affaire dans laquelle elle a considéré qu’il « était inévitable (en l’espèce) que le moyen de cassation en question soit considéré comme nouveau par la Cour de cassation »23Cour EDH, déc. 29 août 2000, Jahnke et Lenoble c. France, JCP G 2000, II 10434, p. 2242, note A. PERDRIAU.. Quoi qu’il en soit, les auteurs s’accordent à dire qu’il y a un contrôle plus poussé aujourd’hui de la Cour sur l’obligation de motivation des décisions de justice24J.-F. BURGELIN, « La Cour de cassation en question », D. 2001, pp. 932-934 ; P. TITIUN, « Du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme sur la motivation des décisions internes », in Protection des droits de l’homme : la perspective européenne, Mélanges Rolv Ryssdal, Carl Heymans Verlag KG, 2000, pp. 1403-1408.. Le président de la Cour, Jean-Paul COSTA, s’est récemment prononcé pour le renforcement du contrôle de la motivation de certaines décisions juridictionnelles nationales dans son opinion partiellement dissidente jointe à l’arrêt Léger contre France du 11 avril 200625Cour EDH, 11 avril 2006, Léger c. France, RSC 2007, p. 134, obs. F. MASSIAS., à propos des décisions des juridictions statuant en matière de libération conditionnelle. Selon lui,
« notre Cour a le droit et le devoir d’exercer un contrôle sur les décisions de telles juridictions (…) parce que la motivation (des juges nationaux) pourrait facilement être stéréotypée ou dénuée de pertinence et qu’il faut donc la contrôler ».
Des changements normatifs ont eu lieu pour remédier aux constats de violation de l’exigence de motivation. Un premier exemple concerne la Grèce, qui a inscrit l’exigence de motivation des décisions de justice dans sa Constitution à la suite d’arrêts de condamnation répétés rendus par la Cour européenne des droits de l’homme26Voir par exemple : Cour EDH, 17 octobre 2000, Karakasis c. Grèce ; 15 janvier 2004, Sakkopoulos c. Grèce ; 7 avril 2005, Alija c. Grèce.. L’article 93 alinéa 3 de la Constitution issu de la révision d’avril 2001 prévoit en effet que « les décisions judiciaires s’appuient sur un raisonnement détaillé ». Par ailleurs, une nouvelle loi de 2001 a modifié les articles litigieux dans toutes ces affaires27les juridictions répressives motivent leurs décisions après avoir entendu les personnes concernées dans le cadre d’une procédure en indemnisation d’une détention provisoire. Voir ici la Résolution DH(2003)6 du Comité des ministres du 24 février 2003 rendue dans l’affaire Karakasis c. Grèce, Annuaire de droit européen 2003, vol. I, p. 343, chron. L. SERMET (dir.). et plusieurs exemples de jurisprudence font état du nouvel état d’esprit des juridictions nationales grecques28Arrêts de la Cour de cassation de Grèce no 7/2005 (chambre plénière) et no 629/2005, cités dans l’Annexe de la résolution DH(2007)104 du Comité des ministres du 20 juin 2007, relative à l’arrêt Papageorgiou c. Grèce et douze autres arrêts c. Grèce, à propos plus précisément de l’arrêt Nastos contre Grèce du 30 mars 2006.. Un second exemple concerne la Belgique, où une loi du 19 novembre 1992 a exigé la motivation des décisions du Conseil de l’ordre des avocats de refus de réinscription au barreau ou d’inscription sur la liste des avocats stagiaires suite aux arrêts H. et De Moor contre Belgique29Cour EDH, 30 novembre 1987, H. c. Belgique, JTDE 1988, p. 422, obs. P. LAMBERT ; Cour EDH, 23 juin 1994, De Moor c. Belgique, série A, no 292-A ; AJDA 1995, p. 139, chron. J.-F. FLAUSS ; JTDE 1994, p. 713, obs. P. LAMBERT..
b) Le cumul des fonctions d’instruction, de poursuite et de jugement
S’agissant du cumul des fonctions judiciaires, la position de la Cour européenne des droits de l’homme a connu une évolution. Elle est passée d’une conception stricte tenant à l’interdiction du cumul des fonctions judiciaires, issue des arrêts Piersack et De Cubber contre Belgique de 198430Cour EDH, 26 octobre 1984, Piersack c. Belgique et De Cubber c. Belgique, série A, no 85 et no 86 ; JDI 1986, p. 1072, obs. P. TAVERNIER., à une conception moins rigide qui est, depuis l’arrêt Hauschildt contre Danemark du 24 mai 198931Cour EDH, 24 mai 1989, Hauschildt c. Danemark, série A, no 154 ; JDI 1990, p. 727, obs. P. TAVERNIER ; AFDI 1991, p. 585, obs. V. COUSSIRAT-COUSTÈRE ; GACEDH, Paris, PUF, 2005, no 29, p. 295., celle de « l’indifférence de principe au cumul de fonctions »32F. SUDRE, J.-P. MARGUENAUD, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, A. GOUTTENOIRE, M. LEVINET, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, PUF, 3è éd., 2005, p. 300.. Il faut désormais une attitude subjectivement partiale du juge pour que le cumul soit prohibé. Il convient de rechercher si « les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées »33Arrêt Hauschildt préc., § 48.. Le cumul de fonctions en lui-même ne suffit pas.
Plusieurs arrêts de condamnation ont été rendus par la Cour à l’endroit de plusieurs États. Mais ces arrêts n’ont pas toujours été rendus à l’unanimité, comme le démontre la présence de l’opinion dissidente du juge F. MATSCHER jointe à l’arrêt Huber contre Suisse du 23 octobre 1990, concernant l’exercice successif de fonctions d’instruction et de poursuite par le Procureur de district, qui a la valeur ajoutée de rappeler le standard conventionnel en matière de cumul de fonctions judiciaires :
« Dans la jurisprudence récente de la Cour en matière pénale, il est souvent question du cumul des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement. Dans certaines hypothèses un tel cumul peut être contraire à la Convention, dans d’autres il peut seulement soulever des problèmes, sans pour autant conduire nécessairement à une incompatibilité avec les exigences de celle-ci. En général, la Convention ne commande nullement une séparation des fonctions en cause, bien que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, elle soit recommandable, parce qu’elle offre un maximum de garanties aux justiciables ».
Les divers constats de violation ont conduit les États, par l’intermédiaire de leurs autorités législative, réglementaires et/ou juridictionnelles, à modifier leur droit dans les hypothèses de cumul jugé prohibé par la Cour européenne des droits de l’homme :
– dans l’affaire De Cubber contre Belgique précitée, était en cause le cumul de fonctions de l’un des assesseurs d’une juridiction pénale qui avait instruit l’affaire auparavant. La Cour de cassation belge a rapidement exécuté l’arrêt européen par un arrêt du 23 janvier 1985, Lomry et Marchal, dans lequel elle s’aligne sur la jurisprudence européenne34Cour de cassation de Belgique, 23 janvier 1985, Lomry et Marchal, Pasicrisie belge 1985, I, p. 595 ; in Droit international des droits de l’homme devant le juge national, O. de SCHUTTER et S. van DROOGHENBROECK, Bruxelles, Larcier, 1999, p. 53, obs. S. van DROOGHENBROECK.. Les arrêts Piersack et De Cubber contre Belgique ont eu des incidences sur la jurisprudence des juridictions d’autres États membres telles que la Cour suprême de Chypre35Cour suprême de Chypre, 20 novembre 1985, Pastellopoulos contre République, Cyprus Law Reports 1985-2, p. 165 (inconstitutionnalité des articles 103 et 104 du Code pénal et de justice militaire au regard de l’article 30 § 2 de la Constitution interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour EDH). et le Tribunal constitutionnel espagnol36Tribunal constitutionnel espagnol, 12 juillet 1988, no 145, Recueil officiel des arrêts et décisions XXI, p. 573 (incompatibilité l’article 2 al. 2 de la loi organique no 10 du 10 novembre 1980 sur les audiences de flagrant délit avec l’article 24 § 2 de la Constitution interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour EDH, en ce qu’il prévoyait un exercice successif par le même magistrat, dans la même affaire, des fonctions de juge d’instruction et de juge du fond)..
– à la suite de l’affaire Huber contre Suisse précitée, le Code de procédure pénale zurichois a été modifié, le 1er septembre 1991. Le nouvel article 61 du code précise que le fonctionnaire chargé de l’enquête soumet sa demande tendant à ordonner la détention provisoire à un juge pénal en la justifiant et en joignant les pièces nécessaires pour prendre la décision. Le Procureur de district n’a donc plus le pouvoir de prononcer le placement en détention provisoire. De même, à la suite de l’affaire D.N. contre Suisse37Cour EDH, 29 mars 2001, D.N. c. Suisse., dans laquelle la Cour avait remis en cause l’impartialité de la Commission de recours administratifs du canton de Saint-Gall statuant sur une demande de libération d’un établissement psychiatrique, la pratique a changé au sein de ladite Commission : désormais, le juge spécialisé auditionne la personne concernée, remet son expertise et participe à l’audience, mais ne participe plus aux délibérés et à la prise de décision.
– postérieurement à l’arrêt Barberà, Messegué et Jabardo contre Espagne du 6 décembre 1988, qui avait sanctionné l’absence d’impartialité des juges au cours d’une procédure pénale, une loi organique du 28 décembre 1988 (loi no 7/1988) portant modification du Code de procédure pénale espagnol a nettement séparé les fonctions judiciaires d’instruction et de jugement38Résolution DH(94)84 du Comité des ministres du 16 novembre 1994 relative à l’affaire Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne..
– l’arrêt Alimena contre Italie du 19 février 1991 avait remis en cause l’équité de la procédure pénale italienne du fait du cumul de fonctions judiciaires. Le nouveau Code de procédure pénale entré en vigueur le 24 octobre 1989 a supprimé le juge d’instruction et confié les pouvoirs d’enquête au Ministère public39Résolution DH(92)29 du Comité des ministres du 15 juin 1992 relative à l’arrêt Alimena c. Italie.. Par ailleurs, le contrôle de la légalité des enquêtes préliminaires a été confié à un magistrat du siège.
– l’arrêt Hauschildt contre Danemark du 24 mai 1989 a, quant à lui, été exécuté de manière rapide par l’État danois40Résolution DH(91)9 du Comité des ministres du 13 février 1991 relative à l’arrêt Hauschildt c. Danemark. : les articles 60 à 62 de la loi sur l’administration de la justice modifiée le 13 juin 1990 prévoit une séparation des fonctions d’instruction et de jugement, à l’exception des procédures simplifiées spéciales (en cas d’aveu du prévenu par exemple).
– l’arrêt Tierce et autres contre Saint-Marin du 25 juillet 2000 concernait le cumul des fonctions du « Commissario della legge », cumul abrogé par la loi no 83/199241Résolution DH(2004)3 du Comité des ministres du 24 février 2004 relative à l’arrêt Tierce et autres c. Saint-Marin.. La règle du non-cumul a au demeurant été inscrite dans le nouveau Code de procédure pénale de Saint-Marin par les lois no 144 et no 145 du 30 octobre 2003.
– après que l’arrêt Findlay contre Royaume-Uni du 25 février 1997 ait mis en évidence le cumul prohibé des fonctions exercées par « l’officier convocateur » de la Cour martiale, une nouvelle loi sur les forces armées de 1996 a supprimé ce cumul et divisé les fonctions judiciaires en trois organes distincts42Résolution DH(98)11 du Comité des ministres du 18 février 1998 relative à l’arrêt Findlay c. Royaume- Uni..
– à la suite de l’arrêt Pfeifer et Plankl contre Autriche du 25 février 1992, ayant sanctionné le cumul de fonctions d’instruction et de jugement de deux juges d’un tribunal régional autrichien, le ministre fédéral de la Justice a adressé une circulaire datée du 20 juin 1992 aux Procureurs généraux et aux Présidents de cour d’appel quant aux exigences de la jurisprudence européenne43Résolution DH(92)64 du Comité des ministres du 15 décembre 1992 relative à l’arrêt Pfeifer et Plankl c. Autriche..
La jurisprudence de la Cour sur ce point pousse les juridictions nationales à évoluer vers un modèle institutionnel commun dans lequel les fonctions juridictionnelles sont séparées.
c) L’aide juridictionnelle
L’aide juridictionnelle est prévue par la Convention en matière pénale. Le droit d’accès au tribunal ne doit pas être limité par un obstacle financier. Bon nombre d’arrêts ont sanctionné les États sur ce point44Cour EDH, 28 mars 1990, Granger contre Royaume-Uni ; Cour EDH, 25 septembre 1992, Pham Hoang contre France ; Cour EDH, 28 octobre 1994, Boner contre Royaume-Uni ; Cour EDH, 26 septembre 2000, Biba contre Grèce.. La Cour européenne des droits de l’homme a même précisé la nécessité pour les États de mettre en place une assistance judiciaire en matière civile lorsque les contentieux le justifient45Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, série A, no 32 ; AFDI 1980, p. 323, chron. R. PELLOUX ; JDI 1982, p. 187, chron. P. ROLLAND ; Cour EDH, 30 juillet 1998, Aerts c. Belgique, D. 1998, Act. 38, obs. F. ROLIN..
Les États ont donc mis en place dans leur système juridique un mécanisme poussé d’assistance judiciaire, touchant la plupart du temps les deux matières civile et pénale.
En France, la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique s’applique en matière pénale, civile et administrative.
En Irlande, a été ajouté aux côtés du régime d’assistance en matière pénale déjà existant, un régime d’assistance judiciaire et de consultation en matière civile, en vigueur depuis 1980.
En Belgique, après l’affaire Aerts, le bureau d’assistance judiciaire a amendé sa pratique dès septembre 1998 et le système a été réformé par une loi de novembre 1998. Ce nouveau système a été jugé efficace par la Cour46Cour EDH, déc. 9 juillet 2002, Debeffe c. Belgique..
Au Royaume-Uni, suite aux arrêts Granger et Boner47Arrêts précités, le système écossais a été modifié deux fois par la loi de 1986 sur l’aide judiciaire en Écosse et la loi de 1995 sur la justice pénale. S’agissant de la Grande Bretagne elle-même, suite à l’arrêt Benham contre Royaume-Uni du 10 juin 1996, un nouveau règlement sur la portée de l’assistance et du conseil en matière juridique a été adopté en 1997.
En Grèce, après les affaires Twalib et Biba48Cour EDH, 9 juin 1998, Twalib c. Grèce ; Cour EDH, 26 septembre 2000, Biba c. Grèce., sanctionnant l’absence d’aide judiciaire devant la Cour de cassation grecque statuant en matière pénale, une loi du 3 juin 1999 a modifié le Code de procédure pénale grec et a prévu l’obligation pour le tribunal d’octroyer d’office une assistance judiciaire gratuite à l’accusé qui n’a pas les moyens d’engager un avocat.
d) La présence du Ministère public au délibéré des formations de jugement
Il convient de rappeler d’emblée que la Cour européenne des droits de l’homme retient une même acception des termes « présence », « participation » et « assistance » du Ministère public au délibéré.
La présence du Ministère public49On vise ici le « Ministère public » lato sensu, la définition englobant le commissaire du gouvernement près les juridictions administratives françaises. Mentionnons ici l’ouvrage tiré d’un colloque retenant cette acception : I. PINGEL-LENUZZA et F. SUDRE, Le ministère public et les exigences du procès équitable, Bruxelles, Bruylant, Nemesis, 2003. au délibéré est radicalement exclue, qu’elle soit active ou passive, que le Ministère public ait voix consultative ou qu’il n’intervienne pas au cours du délibéré. Fixée depuis l’arrêt Borgers contre Belgique du 30 octobre 199150Cour EDH, 30 octobre 1991, Borgers c. Belgique, série A, no 214-A ; GACEDH, op. cit., 2005, no 28, p. 280 ; JDI 1992, p. 797, note E. DECAUX ; RUDH 1992, p. 6, obs. F. SUDRE., cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est de loin la plus critiquée, les juges dissidents et la doctrine s’insurgeant contre la part trop belle qui y est laissée aux apparences. Cette jurisprudence a entraîné un changement de pratique juridictionnelle au sein des juridictions nationales et a modifié le rôle du Ministère public dans les procédures juridictionnelles51Voir notamment l’étude réalisée sur ces diverses réformes par J.-L. NADAL, « La Convention européenne et la Cour de cassation », RIDC 2008, pp. 337-345..
En Belgique, la loi du 14 novembre 2000 a abrogé la règle de l’assistance du Ministère public au délibéré suite aux arrêts Borgers et Van Orshoven52Cour EDH, 25 juin 1997, Van Orshoven c. Belgique., que ce soit en matière civile ou en matière pénale.
Au Portugal, le Procureur général n’assiste plus au délibéré des formations de la Cour suprême depuis le décret-loi du 25 septembre 1996, suite à l’arrêt de la Cour du 20 février 1996, Lobo Machado contre Portugal.
En France, en matière civile et pénale, après les affaires Slimane-Kaïd II contre France53Cour EDH, 27 novembre 2003, Slimane-Kaïd II c. France. et autres, une nouvelle pratique juridictionnelle a été inaugurée suivant laquelle les avocats généraux ne participent plus au délibéré. Ces affaires viennent d’être clôturées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe en mars 200854Résolution DH(2008)13 du Comité des ministres du 27 mars 2008, Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme Slimane-Kaïd c. la France et 5 autres affaires relatives au droit à un procès équitable devant la Cour de cassation.. En contentieux administratif, suite aux arrêts Kress, Martinie et autres, le Gouvernement a pris un décret, le 1er août 2006, afin de tirer les conséquences de ces arrêts : le Gouvernement n’est plus présent au délibéré des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Il demeure présent au délibéré devant le Conseil d’État, sauf si les parties demandent qu’il n’y assiste pas. Un mécanisme de renonciation à la garantie d’impartialité a donc été mis en place par le pouvoir réglementaire.
On pourrait multiplier les exemples de jurisprudences par lesquelles la Cour « façonne » le droit du procès. Les exemples retenus démontrent l’émergence d’une culture judiciaire commune née d’une interprétation dynamique des principes du procès équitable par la Cour européenne des droits de l’homme, puis purement et simplement reprise par les juridictions nationales. Ils traduisent l’édification d’un mode de résolution judiciaire des litiges commun à tous les États, mettant en défaut les pratiques et méthodes des juges nationaux. Les autres garanties sont également concernées par ce mouvement. L’ultime exemple de l’incursion de la garantie de publicité des débats dans des contentieux qui jusqu’alors étaient gouvernés par l’écrit est patent. Très critiques à cet égard, certains auteurs administrativistes ont eu l’occasion de préciser que le caractère écrit de la procédure juridictionnelle administrative faisait pourtant partie « de la nature profonde du juge administratif et (de) sa culture »55B. BLANCHET et P. NERENHAUSEN, « Faut-il guérir le procès administratif de sa taciturnité chronique ? », AJDA 2007, p. 1912., contraint de modifier ses pratiques traditionnelles, aujourd’hui renouvelées sous couvert d’équité.
2. Les procédés de résistance des cultures judiciaires nationales
Plusieurs procédés peuvent être mis à jour : la réserve, le principe de subsidiarité, la marge nationale d’appréciation, les restrictions expresses aux règles du procès équitable et le mécanisme de la renonciation aux garanties procédurales.
a) La technique des réserves
La réserve est une technique reconnue en droit international, mais limitée en droit international des droits de l’homme56La Cour européenne des droits de l’homme exerce, en effet, un contrôle très rigoureux sur les réserves et déclarations interprétatives étatiques : v. Cour EDH, 29 avril 1988, Belilos c. Suisse, série A, no 132 ; Cour EDH, 26 avril 1994, Fischer c. Autriche, série A, no 312., permettant à l’État de ne pas être engagé par certains articles d’une Convention. Cette technique a été utilisée par la France ou l’Autriche par exemple, désireux de préserver certains contentieux des règles du procès équitable57Il est permis de citer la réserve française quant au droit au double degré de juridiction en matière criminelle, la France ne disposant pas, avant la loi du 15 juin 2000, d’une voie d’appel contre les décisions des Cours d’assises..
Cette technique permet ce que Mireille DELMAS-MARTY définit comme une « re-nationalisation de la norme ».
b) Le principe de subsidiarité
Sous l’angle de notre thème de recherche, le principe de subsidiarité du mécanisme européen58Voir notamment, sur ce point : J. CALLEWAERT, « La subsidiarité dans l’Europe des droits de l’homme : la dimension substantielle », et O. De SCHUTTER, « La subsidiarité dans la CEDH : la dimension procédurale », in L’Europe de la subsidiarité, M. Verdussen (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2000, resp. pp. 13-61 et pp. 63-130. garantit que le juge de droit commun de la Convention soit le juge national. Les contentieux sont réglés en premier lieu par le juge national, qui dispose du pouvoir d’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme. Garante du principe de subsidiarité, la règle de l’épuisement des voies de recours internes est inscrite à l’article 35 § 1 de la Convention en tant que première condition de recevabilité des requêtes devant la Cour. Interprétée de manière souple59Cour EDH, Cour plénière, 6 novembre 1980, Guzzardi c. Italie, série A, no 39, § 72 : la règle doit d’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif »., elle connaît une limitation en raison de « circonstances particulières » de la cause60Cour EDH, Gr. ch., 16 septembre 1996, Akdivar et autres c. Turquie, § 75.. Elle a notamment connu un second souffle avec la jurisprudence Kudla contre Pologne61Cour EDH, Gr. ch., 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne., qui a rappelé la nécessité de mettre en place, au titre de l’article 13 CEDH, des voies de recours effectives devant les instances nationales.
Par ailleurs, le principe de subsidiarité est considéré comme le fondement de la marge nationale d’appréciation quant à l’application de la Convention.
c) La marge nationale d’appréciation
Découverte par la Commission européenne des droits de l’homme62L’expression a été utilisée pour la première fois par la Commission dans l’affaire Grèce contre Royaume-Uni (req. no 176156)., la notion de marge nationale d’appréciation a été reprise par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle préserve d’une certaine façon les cultures judiciaires nationales car l’État ou le juge national en dispose dans son pouvoir d’interprétation de la CEDH.
Le jeu de la marge nationale illustre « le souci de maintenir des spécificités fondées sur des siècles de traditions contentieuses »63D. SIMON, « La contribution de la Cour de cassation à la construction juridique européenne : Europe du droit, Europe des juges », in Cour de cassation, Rapport annuel de 2006, La Cour de cassation et la construction juridique européenne, Paris, La documentation française, 2007, p. 91.. La marge nationale d’appréciation, qui est un outil de l’échange entre juge européen et juges internes64Voir infra., est applicable en matière de droit au procès équitable65Quand bien même l’on ait pu considérer autrefois, en vertu de la rédaction très précise des articles 6 et 13 CEDH, que l’État ne disposait « d’aucune marge » d’appréciation en la matière : voir P. ROLLAND, « Existe-t-il un contrôle d’opportunité ? Le contrôle de l’opportunité par la Cour européenne des droits de l’homme », in Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme, D. ROUSSEAU et F. SUDRE (dir.), Paris, STH, 1990, pp. 47-75, spéc. p. 60., même si ses terrains de prédilection restent les articles 8, 10, 11 et 14 de la Convention. En effet, on peut considérer à l’instar de Denis SALAS que, « à bien des égards, le concept de procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme) est un compromis entre les garanties procédurales et la marge d’appréciation réservée à la souveraineté »66D. SALAS, « Procès », in Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland et S. Rials (dir.), Paris, Quadrige, Lamy-PUF, 1ère éd., 2003, pp. 1238-1242, spéc. p. 1239..
La référence expresse de la Cour européenne des droits de l’homme à la marge nationale d’appréciation est plus rare en matière de procès équitable. Le président de la Cour, Jean-Paul COSTA, a récemment reconnu que, « en matière de droit procédural, la marge d’appréciation se rétrécit »67J.-P. COSTA, Interview, AJDA 2007, p. 60.. Il en découle nécessairement une réduction des traditions judiciaires nationales.
C’est en matière de droit à un tribunal68On peut toutefois s’interroger, comme un auteur l’a fait, sur les deux logiques antagonistes que représentent la marge nationale d’appréciation et le respect effectif du droit d’accès à un tribunal : voir L. MILANO, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2006, p. 204 et s., plus précisément en matière d’accès au juge, d’aide juridictionnelle et de droit à un recours effectif, que la marge d’appréciation des États a notamment vocation à jouer.
α) L’accès au juge
En matière d’accès aux tribunaux, la première référence explicite à la marge nationale d’appréciation a été l’œuvre de l’arrêt Ashingdane contre Royaume-Uni69Cour EDH, 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni, série A, no 93, § 57..
Dans l’arrêt Fogarty contre Royaume-Uni70Cour EDH, 21 novembre 2001, Fogarty c. Royaume-Uni, § 33 (non-violation de l’article 6 § 1)., à propos de l’absence d’accès au juge résultant du principe de l’immunité des États, la Cour affirme que :
« Le droit d’accès aux tribunaux n’est toutefois pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »71Nous soulignons..
La théorie des limitations implicites permet à la Cour de reconnaître une marge d’appréciation aux États membres du Conseil de l’Europe. Elle fait appel à la technique du contrôle de proportionnalité. Si le droit d’accès à un tribunal peut être soumis à des limitations, pour être conformes au droit à un procès équitable ces dernières doivent être justifiées : elles ne doivent pas porter atteinte « à la substance même » du droit d’accès à un tribunal. Une double condition doit ainsi être remplie : il faut que lesdites limitations tendent à un but légitime ; il faut qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La théorie des limitations implicites octroie à l’État et au juge national une marge d’appréciation dans un domaine, l’accès à un tribunal, dans lequel aucune limitation expresse n’est prévue. La théorie peut, du reste, s’appuyer sur le fait que la Convention elle-même prévoit expressément des limitations aux autres principes du procès équitable, telles que la publicité ou l’oralité des débats pour lesquelles les limites sont possibles sous certaines conditions et/ou pour certains contentieux.
Parmi les limitations implicitement admises, non contraires à l’article 6 de la Convention, on trouve les limitations tenant aux conditions de recevabilité des recours telles celles relatives aux délais pour introduire un recours72Cour EDH, 10 juillet 2001, Tricard c. France, req. no 40472/98, § 29., à l’exigence d’un recours administratif préalable obligatoire73Cour EDH, 13 juillet 2006, Nichifor c. Roumanie no 1, req. no 62276/00, § 23., au versement d’une certaine somme due au titre de l’appel74Cour EDH, 14 novembre 2000, Annoni di Gussola et autres c. France, req. no 31819/96 et 33293/96, § 51., et les limitations tenant aux conditions de forme75Cour EDH, 16 novembre 2000, SA Sotiris et Nikos Koutras Attee c. Grèce, req. no 39442/98, § 20., ou encore les limitations visant à assurer une bonne administration de la justice. Relevant de la marge nationale d’appréciation, ces limitations trouvent leur origine dans le fait que le droit d’accès à un tribunal « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État »76V. par exemple : Cour EDH, 15 février 2000, Garcia Manibardo c. Espagne, req. no 38695/97, § 36.. Toutefois, la Cour a tendance à exercer un contrôle extrêmement rigoureux sur ces limitations et à réduire, lorsque les circonstances de l’espèce le justifient, cette marge nationale d’appréciation. Un arrêt récent illustre ce cas de figure, l’arrêt Guillard contre France77Cour EDH, 15 janvier 2009, Guillard c. France, AJDA 2009, p. 71., dans lequel la Cour a sanctionné la rupture du « juste équilibre (qui doit être assuré) entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et, d’autre part, le droit d’accès au juge » (arrêt Guillard, § 49), à propos de la règle du désistement d’office telle qu’interprétée par le Conseil d’État.
La jurisprudence relative aux immunités parlementaires démontre de manière claire la réduction de la marge d’appréciation des États en matière d’accès au juge. Alors qu’elle était ab initio considérée comme une limitation implicitement admise, la Cour a renforcé son contrôle sur la mise en œuvre de l’immunité parlementaire dans ses arrêts A. et Cordova no 1 et no 278Cour EDH, 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni ; Cour EDH, 30 janvier 2003, Cordova c. Italie no 1 et no 2, AJDA 2003, p. 607, chron. J.-F. FLAUSS.. Le droit au tribunal peut désormais être violé lorsque l’immunité est invoquée pour couvrir des propos ou des faits qui ne sont plus liés à l’exercice des fonctions parlementaires stricto sensu. Ainsi dans les arrêts Cordova contre Italie susmentionnés, la Cour a condamné l’État italien s’agissant de propos injurieux exprimés à l’occasion d’une querelle de nature politique liée à une activité politique. Le professeur Jean-François FLAUSS n’hésite pas à parler d’« érosion de l’autonomie constitutionnelle des États »79J.-F. FLAUSS, chron. sous Cour EDH, 30 janvier 2003, Cordova c. Italie no 1 et no 2, AJDA 2003, p. 607. en matière d’immunité parlementaire, tant le contrôle de la Cour est devenu particulièrement rigoureux. Cette érosion n’est au demeurant pas cantonnée à l’immunité de juridiction civile et touche également l’immunité de juridiction pénale80Cour EDH, 16 novembre 2006, Tsalkitis c. Grèce, AJDA 2007, p. 904, chron. J.-F. FLAUSS..
β) L’aide juridictionnelle
En matière d’aide juridictionnelle, la Cour laisse aux États une certaine marge d’appréciation :
« En outre l’article 6 par. 1 (art. 6-1), s’il garantit aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs “droits et obligations de caractère civil”, laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette fin. L’instauration d’un système d’aide judiciaire – envisagée à présent par l’Irlande pour les affaires ressortissant au droit de la famille (paragraphe 11 ci-dessus) – en constitue un, mais il y en a d’autres, par exemple une simplification de la procédure. Quoi qu’il en soit, il n’appartient pas à la Cour de dicter les mesures à prendre, ni même de les indiquer ; la Convention se borne à exiger que l’individu jouisse de son droit effectif d’accès à la justice selon des modalités non contraires à l’article 6 § 1 (…) l’article 6 § 1 peut parfois astreindre l’État à pourvoir à l’assistance d’un membre du barreau quand elle se révèle indispensable à un accès effectif au juge soit parce que la loi prescrit la représentation par un avocat, comme la législation nationale de certains États contractants le fait pour diverses catégories de litiges, soit en raison de la complexité de la procédure ou de la cause »81Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, série A, no 32, § 26 (à propos de l’absence d’une assistance judiciaire dans une instance civile en séparation de corps : violation)..
Comme l’énonce la Cour, l’absence d’assistance judiciaire ne conduit pas toujours au constat de violation, le droit d’accès au juge n’étant pas absolu et la liberté de l’État dépendant « des circonstances particulières de l’espèce »82Cour EDH, 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni, § 97 (pour ce qui concerne l’impossibilité de bénéficier de l’aide judiciaire pour engager une procédure en diffamation concernant la déclaration de presse faite par un député et non protégée par l’immunité). Nous soulignons.. Ce sont encore ces circonstances qui, en matière de motivation des décisions de justice83Cour EDH, 9 décembre 1994, Ruiz-Torija c. Espagne, série A, no 303-A, § 29, cité supra ; Hiro Balani c. Espagne, série A, no 303-B, § 27., modulent la marge nationale d’appréciation.
γ) Le droit à un recours effectif
La marge nationale d’appréciation trouve également application en matière de droit à un recours effectif. S’agissant, par exemple, du droit à un recours effectif pour se plaindre du délai excessif d’une procédure juridictionnelle84Ce droit a été consacré par un grand arrêt de la Cour : Cour EDH, Gr. ch., 26 septembre 2000, Kudla c. Pologne, RTDH 2002, p. 179, obs. J.-F. FLAUSS ; GACEDH, 2005, op. cit., no 37, p. 372 ; JDI 2001, p. 191, obs. P. TAVERNIER ; AJDA 2000, p. 1012, chron. J.-F. FLAUSS ; RTD civ. 2001, p. 442, chron. J.- P. MARGUENAUD., la Cour laisse à l’État une marge d’appréciation pour créer un tel recours. Elle propose une alternative à l’État : soit ce dernier met en place un recours indemnitaire, un recours en réparation du préjudice subi par le requérant du fait du délai déraisonnable de jugement, soit il met en place un recours préventif destiné à accélérer une procédure en cours. Mais la marge nationale d’appréciation n’est pas si courte et ne se réduit pas à
cette simple alternative. Elle est plus grande, ce qui peut paraître paradoxal puisque la Cour n’a pas accordé sa préférence à la seconde option85La Cour considère que le recours préventif constitue « le meilleur remède dans l’absolu », « la solution la plus efficace ». Voir, à titre d’exemple : Cour EDH, Gr. ch., 8 juin 2006, Sürmeli c. Allemagne, § 100., lorsqu’il s’agit d’organiser un recours indemnitaire, en réparation de la violation du droit à un délai raisonnable.
L’arrêt Scordino contre Italie du 29 mars 2006 définit clairement le jeu de la marge nationale d’appréciation ici : « La Cour a déjà eu l’occasion de rappeler dans l’arrêt Kudla (précité, §§ 154-155) que, dans le respect des exigences de la Convention, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la façon de garantir aux individus le recours exigé par l’article 13 et de se conformer à l’obligation que leur fait cette disposition de la Convention. (…)
Lorsqu’un État a fait un pas significatif en introduisant un recours indemnitaire, la Cour se doit de lui laisser une plus grande marge d’appréciation pour qu’il puisse organiser ce recours interne de façon cohérente avec son propre système juridique et ses traditions, en conformité avec le niveau de vie du pays »86Cour EDH, 29 mars 2006, Scordino c. Italie (no 1), §§ 188-189 (violation de l’article 6 § 1 CEDH)..
Le jeu de la marge nationale d’appréciation est fluctuant selon la garantie du procès concernée. Si elle reste globalement réduite en matière de procès équitable, elle joue un rôle certain dans la mise en œuvre de certaines garanties. Dans d’autres garanties, il appert qu’une place moindre est laissée à une telle marge d’appréciation. Tel est le cas pour la garantie d’impartialité puisque la Cour européenne des droits de l’homme87Cour EDH, Cour plénière, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni, série A, no 30, § 55 et § 59. semble considérer que lorsqu’il s’agit de « l’autorité et (de) l’impartialité du pouvoir judiciaire », le pouvoir national d’appréciation est réduit et le contrôle européen, à l’inverse, plus étendu.
d) Les mécanismes de renonciation à un droit procédural
On peut considérer que le respect pur et simple d’une garantie procédurale, telle qu’elle est interprétée par la Cour, impose au juge national de modifier ses pratiques et méthodes de travail afin de se conformer au standard conventionnel européen. Or, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît la possibilité pour le justiciable de renoncer à une garantie procédurale. Les États et les juges nationaux ont, du reste, mis en place des mécanismes de renonciation à telle ou telle garantie de l’article 6 CEDH. À titre d’exemple, selon la Cour, il est possible de renoncer à la garantie de publicité des débats88Cour EDH, 21 février 1990, Hakansson et Sturesson c. Suède, §§ 66-67, série A, no 171-A ; RTDH 1991, p. 491, note J.-F. FLAUSS., mais aussi, ce qui ne manquera pas de susciter l’étonnement, à la garantie d’impartialité. On peut trouver ici un lieu de convergence, sinon des cultures judiciaires internes et de la Cour européenne des droits de l’homme, du moins des jurisprudences nationales et européenne. La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu la possibilité de renoncer à la garantie d’impartialité dans plusieurs arrêts, dont le premier est l’arrêt Bulut contre Autriche du 22 février 199689Cour EDH, 22 février 1996, Bulut c. Autriche, Justices janvier-mars 1997, p. 206, obs. G. COHENJONATHAN et J.-F. FLAUSS ; RTDH 1996, p. 640, obs. P. MARTENS. Voir également les trois autres jurisprudences en la matière : Cour EDH, déc. 23 février 1999, Suovaniemi et autres contre Finlande ; Cour EDH, 8 février 2000, McGonnell contre Royaume-Uni ; Cour EDH, 17 juin 2003, Pescador Valero c. Espagne, Administration publique trimestrielle 2006, no 1, p. 33, note J. V. COMPERNOLLE.. Les juridictions suprêmes de différents États ont également effectué la même démarche judiciaire90Hoge Raad (Cour de cassation des Pays-Bas), 24 octobre 1995 ; Tribunal fédéral suisse, 15 septembre 1997, S.I. Ch. B. A. SA c. Canton de Vaud ; Cour de cassation française, Ass. plén., 24 novembre 2000, Mme Delpech c. Soc. Delpech et fils, Gaz. Pal. 12-13 janvier 2001, p. 24 : arrêts cités par Philippe FRUMER, La renonciation aux droits et libertés. La Convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la volonté individuelle, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 235. On peut rajouter, d’une part, un arrêt récent de la haute juridiction administrative française (CE, 25 mai 2007, M. Courty : légalité du décret du 1er août 2006), et d’autre part, un arrêt de la Cour de cassation belge du 14 mars 1991 (C. Cass., 1ère ch., 14 mars 1991, B. c. Institut des réviseurs d’entreprises et procureur général près la cour d’appel de Liège, Pasicrisie 1991, I, p. 654)..
B. L’enrichissement du droit européen des droits de l’homme par les différentes traditions nationales
Le mécanisme européen de protection ne se cantonne pas à l’effet vertical d’européanisation des droits internes. La complexité du système européen et la composition « pluri-étatique » de la Cour européenne des droits de l’homme offre également l’occasion d’un enrichissement de la jurisprudence de la Cour par les différentes traditions nationales. Elle est enrichie par l’emprunt aux diverses cultures judiciaires nationales (1). Mais cet emprunt ne peut se faire au détriment du pluralisme du mécanisme européen de protection des droits de l’homme, c’est-à-dire uniquement en faveur d’une culture judiciaire (2).
1. L’emprunt aux différentes traditions nationales
Cet emprunt est réalisé de deux manières, d’une part, par l’interprétation consensuelle des dispositions de la Convention, et d’autre part, par la reprise par la Cour des techniques et raisonnements inhérents aux cultures judiciaires nationales.
a) l’interprétation consensuelle des dispositions de la CEDH
La Cour européenne des droits de l’homme recherche dans ce cadre un dénominateur commun entre les États contractants ou un traitement semblable d’une notion par les juges nationaux. Elle utilise la notion de « consensus au niveau européen », qui est un facteur déterminant dans l’appréciation de la marge nationale. Une cellule de droit comparé a été constituée au sein de la Cour afin de déterminer le traitement de certaines notions par les divers États contractants. Ce groupe de travail est utile lorsqu’une affaire exige une telle recherche.
Exemple 1 : en matière d’immunités parlementaires (accès à un tribunal), la Cour s’est référée « aux limitations généralement admises par la Communauté des nations comme relevant de la doctrine de l’immunité parlementaire »91Cour EDH, 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni, § 83..
Exemple 2 : la Cour a examiné la notion « d’accusations diffamatoires », qui diffèrent d’État en État : « cela résulterait de la marge d’appréciation à réserver aux autorités internes, mieux placées que le juge international pour déterminer quelles accusations il faut considérer comme diffamatoires car semblable évaluation dépendrait, à un certain degré, des conceptions et de la culture juridique nationales »92Cour EDH, 23 mai 1991, Oberschlick c. Autriche, § 56 (violation de l’art. 10 CEDH)..
b) La reprise par la Cour de techniques ou raisonnements relevant des traditions judiciaires nationales
La Cour européenne des droits de l’homme imite parfois certaines juridictions nationales en s’appropriant des méthodes d’interprétation ou des pratiques juridictionnelles appliquées dans les États membres. La référence au droit interne des États parties à la Convention n’est pas discutée93W. J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, « La référence au droit interne des États contractants dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RIDC 1980, pp. 317-335..
Exemple 1 : Le contrôle de proportionnalité pratiqué par la Cour, en matière de validations législatives par exemple, est avant tout une technique nationale pratiquée bien avant par les juridictions allemandes94Voir sur ce point : C. GREWE, « Les influences du droit allemand des droits fondamentaux sur le droit français : le rôle médiateur de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RUDH 2004, pp. 26-32. ou encore par le juge administratif français95CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. p. 541 ; GAJA, 2005, no 47, p. 289.. Précisons, cependant, que s’il y a eu ici emprunt aux juges nationaux, le juge européen a dynamisé et renouvelé le contrôle de proportionnalité, technique qui a ensuite rejailli sur les juridictions nationales.
Exemple 2 : le principe de sécurité juridique, né du droit allemand, a envahi les États européens et les deux Cours européennes (Cour EDH et CJCE). La Cour applique notamment le principe de sécurité juridique en matière de procès équitable lorsque le législateur ou une autre autorité porte atteinte au cours de la justice96Cour EDH, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France, RTD civ. 2000, p. 436, obs. J.-P. MARGUENAUD ; RTDH 2000, p. 796, obs. E. MELLA ; RFDA 2000, p. 1254, note S. BOLLE. ou à une décision devenue définitive97Cour EDH, 28 octobre 1999, Brumarescu c. Roumanie, JCP G 2000, I 203, obs. F. SUDRE.. Là encore, la Cour a redéfinit l’application du principe de sécurité juridique et a, à son tour, influencé l’application qui en est faite par les juges nationaux. En matière de lois de validation, par exemple, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme98Arrêt Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France préc.., les juridictions françaises pratiquent un contrôle de proportionnalité d’une même intensité sur ces lois99Cass. soc., 24 avril 2001, Être enfant au Chesnay contre Terki, Droit social 2001, p. 583, ccl. S. KEHRIG ; D. 2001, Jur., p. 1591 ; CE, 23 juin 2004, Société Laboratoires Genevrier, Rec. p. 256 ; RDSS 2004, p. 914, note J. PEIGNE ; RFDA 2004, p. 861, note P. TERNEYRE..
Un exemple récent de l’utilisation de la notion de principe de sécurité juridique en matière d’accès à un tribunal est donné avec l’arrêt Kemp et autre contre Luxembourg du 24 avril 2008100Cour EDH, 24 avril 2008, § 47 : « le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente ». .
Mieux encore, la Cour s’attache à respecter elle-même le principe de sécurité juridique, comme le démontre l’arrêt Mamatkulov et Abdurasulovic : « Sans que la Cour soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique et de la prévisibilité qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents »101Cour EDH, 6 février 2003, Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, § 105. Voir aussi : Cour EDH, 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume-Uni, § 70..
Exemple 3 : la technique de la “cross-examination” (interrogation croisée des témoins et victimes), empruntée à la common law, est pratiquée par la Cour dans ses audiences102J.-P. COSTA, « Concepts juridiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : de l’influence de différentes traditions nationales », RTDH 2004, p. 104..
c) L’écueil de l’emprunt excessif à la culture judiciaire de common law
La négation du pluralisme constitue en quelque sorte un frein, voire un obstacle, à la formation d’une culture judiciaire commune dans le contexte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La culture judiciaire commune n’est concevable en droit européen des droits de l’homme que si elle est pluraliste. Elle ne peut être le fruit que d’une “cross-fertilization” entre culture judiciaire de common law et culture judiciaire de droit continental.
Or, la Cour a parfois tendance à beaucoup emprunter à la culture judiciaire de common law :
Exemple 1 : la théorie des apparences. S’appuyant sur l’adage “Justice must not only be done, it must also be seen to be done”103Phrase d’un Lord anglais reprise par la Cour : Cour EDH, 17 janvier 1970, Delcourt c. Belgique, série A, no 11, § 31., la théorie a été très critiquée par les opinions dissidentes des juges à la Cour : elle ne respecterait pas les « traditions juridiques nationales »104Opinion partiellement dissidente commune de sept juges à la Cour jointe à l’arrêt Kress c. France du 7 juin 2001, point 13., et aboutirait dans l’affaire Kress à « égratigner »105Idem, point 9. l’institution du commissaire du gouvernement, voire à la « blesser »106Opinion en partie dissidente commune des juges COSTA, CAFLISH et JUNGWIERT jointe à l’arrêt de la Cour EDH, Gr. ch., 12 avril 2006, Martinie c. France, point 14.. Le juge MARTENS en appelait à « témoigner une certaine retenue quand les dispositions procédurales nationales sont en jeu »107Op. diss. du juge MARTENS jointe à l’arrêt Borgers c. Belgique (Cour EDH, 30 octobre 1991), point IV.. Certains y voient là une « absurdité conceptuelle »108J.-F. BURGELIN, « La paille et la poutre », D. 2004, p. 1251. et une américanisation de notre culture judiciaire109J.-F. BURGELIN, « La paille et la poutre », D. 2004, p. 1252 : « l’Europe des droits de l’homme n’est qu’un bastion avancé de l’influence américaine dont la culture judiciaire est en train d’inonder le monde entier »..
Les juridictions nationales ont-elles procédé à la « greffe juridique »110Sur ce terme, voir A.-J. ARNAUD, « Greffe juridique », in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, A.-J. ARNAUD (dir.), Paris, LGDJ, 2è éd., 1993, p. 273. de la théorie des apparences en droit processuel français ? On peut répondre à cette question par l’affirmative si l’on s’en tient aux nouvelles règles excluant le Ministère public du délibéré des formations de jugement précédemment visées, ainsi qu’aux récents arrêts du Conseil d’État sur le cumul des fonctions consultatives et juridictionnelles111CE, Ass., 23 février 2000, Société Labor Metal et autres, Rec. p. 83, ccl. A. SEBAN ; CE, Sect., 6 octobre 2000, Soc. Habib Bank Limited, Rec. p. 433 ; JCP G 2001, II 10459, ccl. F. LAMY ; CE, Ass., 4 juillet 2003, Dubreuil, RFDA 2003, p. 713, ccl. M. GUYOMAR.. On peut aussi citer la récente réforme de 2008 concernant les attributions consultatives et contentieuses du Conseil d’État112Décret no 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’État, JORF 7 mars 2008, p. 4244..
Exemple 2 : la “cross-examination”. Trouvant son origine dans la procédure contradictoire de common law et pratiqué par la Cour européenne des droits de l’homme, la technique de “cross-examination” est aujourd’hui intégrée dans les réformes entreprises dans les systèmes de droit romano-germanique : ainsi le nouveau Code de procédure pénale italien de 1989 a prévu un système d’administration de preuves orales « selon le système anglais de la “cross examination” », comme l’énonce lui-même le Gouvernement italien fournissant des informations au Comité des ministres surveillant l’exécution de l’arrêt Alimena contre Italie du 19 février 1991113Annexe à la Résolution DH(92)29 du Comité des ministres du 15 juin 1992 relative à l’arrêt Alimena c. Italie..
Exemple 3 : l’article 6 lui-même serait souvent présenté en France comme un « produit dérivé du common law » car inspiré de la notion de “Natural justice”114B. STIRN, D. FAIRGRIÈVE et M. GUYOMAR, Droits et libertés fondamentaux en France et au Royaume-Uni, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 259..
Toutefois, certains relativisent l’emprunt excessif au common law et évoquent un « rapprochement entre les deux traditions juridiques grâce à l’impact fondamental de l’émergence d’une idéologie des droits de l’homme, appuyée sur la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence activiste de la Cour de Strasbourg »115D. FAIRGRIÈVE et H. MUIR WATT, Common law et tradition civiliste : convergence ou concurrence ?, Paris, PUF, 2006, p. 7..
III. Les outils de l’échange entre juges internes et juge européen des droits de l’homme
Les outils sont institutionnels (A) ou purement prétoriens (B).
A. Les outils institutionnels
Ils sont au nombre de trois, même si le premier d’entre eux est à relativiser.
1. La composition de la Cour européenne des droits de l’homme
Les juges à la Cour émanent des États membres du Conseil de l’Europe et sont, à ce titre, avant tout défenseurs de leurs cultures juridique et judiciaire nationales116Comme l’a énoncé le juge MARTENS dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt Borgers c. Belgique (Cour EDH, 30 octobre 1991), « la Cour se trouve doublement confrontée avec divers systèmes de procédure : ses membres sont issus de traditions procédurales différentes, et celles de l’État défendeur rejaillissent sur les questions se posant au regard de l’article 6 § 1. Ceux à qui une institution donnée est complètement étrangère peuvent être plus facilement enclins à la juger incompatible avec les exigences d’un “procès équitable” que ceux à qui elle est familière » (op. diss., point 4.5).. Or, la structure de la Cour est une richesse qui permet un certain métissage des traditions judiciaires des États membres.
Cependant, il existe des problèmes de compréhension entre ces juges de tradition différente : le juge Pierre-Henri TEITGEN, cité par André-Jean ARNAUD, a précisé dans un entretien accordé à l’auteur, le 13 décembre 1988, que le
« juge anglais était totalement à part, et pratiquement isolé dans toutes les affaires. Cette observation est importante… alors qu’il s’agissait d’un homme d’une compétence et d’une rigueur intellectuelle exceptionnelles. Pourquoi a-t-il toujours émis une opinion différente ? Pour une question qui pose des problèmes pour l’avenir de l’Europe : il n’y a de Droit que la Common Law. (…) Dès lors, selon cette conception du Droit, ce juge anglais… ne pouvait supporter de donner à la Convention une interprétation exhaustive »117A.-J. ARNAUD, Pour une pensée juridique européenne, Paris, PUF, 1991, p. 263..
L’auteur décrit un « particularisme anglais »118Idem., notamment à travers l’opinion dissidente du juge FITZMAURICE jointe à l’arrêt Golder, réclamant par exemple une interprétation plus « authentique »119Opinion séparée du juge G. FITZMAURICE jointe à l’arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, point 2. de la Convention.
Reste à déterminer si le particularisme anglais ainsi peint caractérise l’attitude de tous les juges anglais successifs ou ne résulte pas plutôt d’un comportement personnel de certains d’entre eux.
Ces problèmes de compréhension entre juges de tradition judiciaire différente, inhérents aux «racines nationales»120Selon les termes de M.-A. EISSEN, « L’interaction des jurisprudences constitutionnelles nationales et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme, D. Rousseau et F. Sudre (dir.), Paris, STH, 1990, p. 137. de ces derniers, sont encore démontrés lorsque l’un des juges à la Cour rejette l’idée d’intégrer dans le droit jurisprudentiel européen et dans le droit d’un autre État un système émanant d’une autre tradition judiciaire. Il est permis de citer l’exemple de l’opinion partiellement dissidente du juge CASADEVALL, jointe à l’arrêt Pereira Henriques contre Luxembourg de 2006 :
« … au-delà de mon souhait de ne pas voir importer la philosophie du système britannique des immunités, que ce soit sous la forme d’exonération de responsabilité ou d’immunité de poursuite, propre à la common law (que je me dois de respecter), pour qu’elle soit ensuite interpolée ou interposée dans les principes généraux sur la responsabilité civile ancrés de longue date dans la culture juridique du droit continental, j’estime, contrairement à la majorité, que l’espèce »121Opinion partiellement dissidente du juge CASADEVALL jointe à l’arrêt Pereira Henriques c. Luxembourg du 9 mai 2006, point 2 (nous soulignons)..
se distinguait de l’affaire Roche contre Royaume-UniCour EDH, 19 octobre 2005, Roche c. Royaume-Uni (immunité de juridiction de la Couronne portant atteinte au droit d’accès à un tribunal).122Cour EDH, 19 octobre 2005, Roche c. Royaume-Uni (immunité de juridiction de la Couronne portant atteinte au droit d’accès à un tribunal)..
2. La force obligatoire des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
En sus de la cohérence et de l’unanimité, conditions premières de l’efficacité des arrêts européens, l’échange jurisprudentiel entre juge européen des droits de l’homme et juges nationaux est rendu possible par la force obligatoire des arrêts de la Cour. Les autorités nationales (Parlement, Gouvernement, juridictions) sont tenues de tirer les conséquences des arrêts européens123L’article 46 CEDH prévoit que : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ». Il en découle pour l’État une obligation de résultat dans prise en compte des arrêts européens, sachant que celui-ci dispose du libre choix des moyens pour exécuter l’arrêt. L’arrêt a donc force obligatoire, mais non force exécutoire., afin de respecter l’obligation de non-répétition de l’illicite constaté par la Cour européenne des droits de l’homme. L’obligation est d’autant plus respectée que le Comité des ministres exerce un contrôle rigoureux sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui lui sont transmis en vertu de l’article 46 alinéa 2 CEDH, en rendant par exemple des résolutions intérimaires sanctionnant l’exécution inadéquate ou le défaut d’exécution d’un arrêt par un État condamné. On a pu observer les réformes adoptées par les États condamnés sur les griefs de la motivation, de l’impartialité issue du cumul de fonctions judiciaires et d’aide juridictionnelle. Le « dialogue des juges » est notamment permis par la doctrine de l’effet direct des arrêts de la Cour, effet reconnu implicitement ou explicitement par les décisions des juridictions nationales qui adoptent le même raisonnement de la Cour dans les affaires similaires postérieures dont elles sont saisies.
Les exemples sont légions. Citons en quelques-uns :
Exemple 1 : en matière de comparution personnelle de l’accusé, la chambre criminelle de la Cour de cassation des Pays-Bas124Hoge Raad, ch. crim., 6 décembre 1994, Roby Dennis Ong-A-Fat, no 98-306 ; 13 décembre 1994, Abdorsa El Mernikh, no 98-354 ; 10 janvier 1995, Mardoyi Andrada Lara et Fokke Johannes Stoker, no 98-547 et no 98-642 (deux espèces). Voir l’annexe de la Résolution DH(95)241 du Comité des ministres du 19 octobre 1995, aff. Pelladaoh c. Pays-Bas. s’est purement et simplement fondée sur la jurisprudence européenne Lala contre Pays-Bas125Cour EDH, 22 novembre 1994, Lala c. Pays-Bas, série A, no 297-A. et Pelladoah contre Pays-Bas126Cour EDH, 22 novembre 1994, Pelladoah c. Pays-Bas, série A, no 297-B. pour opérer un revirement de jurisprudence et changer son interprétation de la Convention.
Exemple 2 : en matière de motivation des décisions de justice, la Cour de cassation grecque réunie en formation plénière127Cour de cassation de Grèce, chambre plénière, arrêt no 7/2005 ; Cour de cassation grecque, arrêt no 629/2005. V. Annexe de la résolution DH(2007)104 du Comité des ministres du 20 juin 2007, relative à l’arrêt Papageorgiou c. Grèce et douze autres arrêts c. Grèce. a fait sienne la jurisprudence de la Cour rendue dans l’affaire Anastassios Georgiadis contre Grèce128Cour EDH, 29 mai 1997, Georgiadis c. Grèce. et les nombreuses autres affaires similaires, en se fondant sur l’obligation de motivation prévue par le nouvel article 93 alinéa 3 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle d’avril 2001.
3. Le renfort de la soft law du Conseil de l’Europe
L’objectif des recommandations et résolutions du Comité des ministres du Conseil de l’Europe est d’harmoniser les systèmes juridiques autour du standard de la Convention sur telle ou telle question revêtant une importance particulière. Il existe un véritable corps de règles incitatives et recommandatoires, qui sont de plus en plus appliquées par la Cour. Les textes pertinents adressés aux États membres par le Comité des ministres intéressant la matière processuelle sont les suivantes.
a) L’exécution des décisions de justice
– Recommandation (2003)17 du 9 septembre 2003 en matière d’exécution des décisions de justice;
– Recommandation (2003)16 du 9 septembre 2003 sur l’exécution des décisions administratives et juridictionnelles dans le domaine du droit administratif ;
– Recommandation no R(99)7 du 23 février 1999 sur l’application de la Convention européenne sur la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière de garde des enfants et de rétablissement de la garde des enfants.
b) L’aide juridictionnelle
– Résolution (76)5 du 18 février 1976 concernant l’assistance judiciaire en matière civile, commerciale et administrative ;
– Résolution (78)8 du 2 mars 1978 sur l’assistance judiciaire et la consultation juridique ;
– Recommandation (81)7 du 14 mai 1981 sur les moyens de faciliter l’accès à la justice ;
– Recommandation (93)1 du 8 janvier 1993 relative à l’accès effectif au droit et à la justice des personnes en situation de grande pauvreté.
c) Le droit à un recours effectif
– Recommandation (95)5 du 7 février 1995 sur l’instauration de systèmes et procédures de recours en matière civile et commerciale et sur l’amélioration de leur fonctionnement ;
– Recommandation (98)13 du 18 septembre 1998 sur le droit de recours effectif des demandeurs d’asile déboutés à l’encontre des décisions d’expulsion dans le contexte de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ;
– Recommandation (2004)6 du 12 mai 2004 sur l’amélioration des recours internes.
d) Les autres domaines du procès équitable
– Recommandation (84)5 du 28 février 1984 sur les principes de procédure civile propres à améliorer le fonctionnement de la justice ;
– Recommandation (87)18 du 17 septembre 1987 concernant la simplification de la justice pénale ;
– Recommandation (94)12 du 13 octobre 1994 sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges ;
– Recommandation (2000)19 du 6 octobre 2000 sur le rôle du ministère public dans le système de justice pénale.
Il existe une étude des institutions du Conseil de l’Europe sur le suivi de ces instruments de soft law. Par ailleurs, l’utilité du droit recommandatoire et du droit résolutoire est réelle car la Cour européenne des droits de l’homme cite régulièrement ces textes dans sa jurisprudence.
B. Les outils prétoriens de l’échange jurisprudentiel
La cour européenne des droits de l’homme a créé deux outils qui tendent à faciliter une interprétation identique des principes du procès équitable par les juges de la Convention. D’une part, elle a développé une interprétation autonome de certaines notions inscrites à l’article 6 § 1 CEDH (1). D’autre part, elle utilise la technique de la marge nationale d’appréciation, conférant à l’État une certaine liberté dans l’interprétation des garanties conventionnelles (2)129Voir sur ces deux techniques l’étude complète de E. KASTANAS, Unité et diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des États dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 1996. De même : W. J. GANSHOF VAN DER MEERSCH, « Le “caractère autonome” des termes et la ‘marge d’appréciation’ des Gouvernements dans l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme », in Mélanges Wiarda, Protection des droits de l’homme : la dimension européenne, Berlin, Carl Heymanns Verlag, 1988, pp. 201-220..
1. L’interprétation autonome de certaines notions inscrites à l’article 6 § 1 CEDH
La Cour confère, par la technique de l’interprétation autonome, un sens unique à une disposition ou notion conventionnelle, qui échappera ensuite à to te tentative de qualification nationale130Voir, inter alia : F. SUDRE, « Le recours aux notions autonomes », in L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, F. Sudre (dir.), Bruxelles, Nemesis, Bruylant, 1998, pp. 95-131 ; F. MATSCHER, « Les contraintes de l’interprétation juridictionnelle. Les méthodes d’interprétation de la Cour européenne », in L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, F. Sudre (dir.), Bruxelles, Nemesis, Bruylant, 1998, pp. 15-40, spéc. pp. 25-30..
Il en va ainsi des notions de « matière pénale » et de « droits et obligations de caractère civil » qui constituent les clés d’accès aux garanties de l’article 6 CEDH, même si elles ne sont utiles que pour déterminer l’applicabilité de l’article 6 de la Convention. Une fois que, par le truchement de ces concepts, l’applicabilité de l’article est acquise, l’ensemble des règles du procès équitable doit être respecté. Le caractère autonome de ces notions en fait aussi des notions « élastiques », très évolutives dans leur contenu car animées par l’interprétation finaliste de l’article 6.
D’aucuns critiquent « l’effet de contagion », l’aspect absorbant de ces deux notions qui font entrer un grand nombre de contentieux aujourd’hui dans le cadre de cette disposition. Comme le fait remarquer le Président COSTA, pour un juriste de common law, ces notions recouvrent un champ d’application pratiquement illimité131J.-P. COSTA, « Concepts juridiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : de l’influence de différentes traditions nationales », RTDH 2004, p. 102.
La publicité de la procédure est considérée en pratique comme « la porte d’entrée » des garanties du procès équitable dans des contentieux où, jusqu’alors, ces garanties n’avaient pas de place : contentieux devant les juridictions sociales, contentieux devant les juridictions disciplinaires, contentieux devant les autorités administratives indépendantes, etc.
Une autre notion autonome importante incluse dans l’article 6 CEDH est celle de « tribunal », jouissant elle aussi d’une définition européenne132Citons notamment les arrêts suivants : Cour EDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, série A, no 80 ; Cour EDH, 22 octobre 1984, Sramek c. Autriche, série A, no 84., ce qui a causé un bouleversement profond dans les droits ne prévoyant pas toutes les garanties de procédure dans certains contentieux.
2. La technique prétorienne de la marge nationale d’appréciation
La marge nationale d’appréciation est une « notion fluide »133L. SERMET, « Le contrôle de la proportionnalité dans la Convention européenne des droits de l’homme. Présentation générale », intervention au colloque du CRJ de l’Université de La Réunion des 4 et 5 juin 2007 portant sur les figures du contrôle de proportionnalité en droit français, Actes à paraître, 2009. qui, selon le domaine sera ou non d’une grande étendue. Lorsque la marge d’appréciation de l’État est très importante, l’intervention de la Cour dans les systèmes juridiques nationaux et dans la culture juridique nationale est nécessairement moindre. À l’inverse, lorsqu’elle est réduite, la Cour s’investit plus et impose à l’État une interprétation conventionnelle susceptible alors de remettre en cause son système juridique, parfois un élément caractéristique de sa culture judiciaire. La marge nationale d’appréciation sera plus ou moins réduite s’il existe, sur un point de droit, un consensu parmi les États membres du Conseil de l’Europe, la présence ou l’absence de dénominateur commun aux systèmes juridiques des États constituant, selon les propres termes de la Cour134Cour EDH, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni, série A, no 30, § 59 ; Cour EDH, 28 novembre 1984, Rasmussen c. Danemark, série A, no 87, § 40. 135 Cour EDH, 11 juillet 2002, I. c. Royaume-Uni, § 65 : « l’absence de pareille démarche commune entre les 43 États contractants n’est guère surprenante, eu égard à la diversité des systèmes et traditions juridiques » (à propos de la non reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle d’un transsexuel opéré : art. 8 CEDH)., un « facteur important » dans la détermination de cette marge. La jurisprudence de la Cour peut se heurter aux systèmes juridiques étatiques, aux « traditions juridiques »135Cour EDH, 23 mai 1991, Oberschlick c. Autriche, série A, no 204, § 56 : « cela résulterait de la marge d’appréciation à réserver aux autorités internes, mieux placées que le juge international pour déterminer quelles accusations il faut considérer comme diffamatoires car semblable évaluation dépendrait, à un certain degré, des conceptions et de la culture juridique nationales » (art. 10 CEDH)., aux « cultures juridiques nationales »136Opinion dissidente de J.-Cl. SOYER, jointe au rapport de la Commission EDH, 7 mars 1996, Kostas Gitonas, Dimitris Paleothodoros et Nicolas Sifounakis c. Grèce : « Parmi les États membres du Conseil de l’Europe, le système électoral connaît tant de modèles et de variations liées aux particularités nationales, que l’on ne peut refuser aux États, en cette matière, la marge d’appréciation la plus large » (art. 3 Pr. 1)., aux « particularités nationales »137M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 111..
La marge nationale d’appréciation garantit que la culture judiciaire commune naissante ne supplantera pas les différentes cultures judiciaires nationales car elle permet la formation d’une culture judiciaire commune pluraliste née de l’harmonisation. La notion de marge nationale d’appréciation préserve l’écart existant entre les diverses cultures judiciaires nationales et une culture judiciaire commune issue de l’unification. L’autonomie procédurale des États membres est ainsi préservée.
S’opposant à « l’appréciation discrétionnaire des États »138Id., p. 162., elle « permet donc certains écarts dans les limites de compatibilité fixées par la Cour »139Id., p. 162.. Le recours à la notion « évite la disparition des spécificités juridique nationales »140M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 253..
Mireille DELMAS-MARTY la qualifie encore de « droit à la différence pour chaque État : chacun pouvant marquer sa différence dans l’interprétation qu’il donne de tel ou tel principe »141M. DELMAS-MARTY, Vers un droit commun de l’humanité, Paris, Les éditions Textuel, 1996, p. 93..
La contrepartie de cette marge est le contrôle européen exercé par la Cour.
Tous ces éléments tendent à démontrer l’édification naissante d’une culture judiciaire commune au sein du Conseil de l’Europe, sous l’angle des principes communs du procès équitable. Dans le respect de la marge d’appréciation des États, qui a tendance à se réduire considérablement, la Cour a développé une interprétation extensive et dynamique de l’article 6 de la Convention qui a abouti à une « modélisation » des procès civil, pénal et administratif. Cependant, la convergence autour de principes communs du procès ne peut heurter démesurément ce que l’on pourrait appeler le principe de « relativité culturelle »142O. HÖFFE, « Les principes universels du droit et la relativité culturelle », Cahiers de philosophie politique et juridique, Caen, 1992, no 21, pp. 135-149. dont peuvent se prévaloir les États, tous porteurs d’une culture judiciaire propre.