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Dans quelle mesure faut-il réviser la notion de cruauté ?

Cahiers N°28 - RRJ - 2014-5

Stefan GOLTZBERG

Chercheur à l’Université Libre de Bruxelles, Centre Perelman de Philosophie du Droit

Abstract

I address the question of the revision of legal concepts, more particularly that of cruelty, which is a thick concept. Many legal texts forbid cruel punishments but they often don’t make explicit what exactly is meant or referred to by cruel punishments. The judge whose approach is dynamic will be happy to revise legal concepts like cruelty if need be. But what about the originalist judge, who sets out to stick to the original meaning that the words (like cruel) bore when the normative text was adopted ? Scalia and Garner seem to say that a revision is not admissible. Yet a distinction between meaning-originalism and conception-originalism might lead to another answer. According to John Perry, if you want to be an originalist, you can only be a meaning-originalist. Scalia and Garner happen to subscribe to this meaning-originalism. By contrast, a conception-originalism is, according to Perry, inadmissible and yet Scalia and Garner seem to shift to that view when it comes to some questions related to the revision of legal concepts such as cruel punishments.

Introduction

En quoi consiste la révision des concepts juridiques1Je remercie Brice Bernaerts, Yohann Rimokh, Frédéric Rouvière et Liliane Vana pour leur lecture attentive et leurs commentaires. ? Quel est l’élément qui, dans une telle révision, est précisément ciblé ? Le mot, la chose, la notion ? Nous retrouvons ici la tripartition qui sous-tend la Querelle des universaux si bien décrite par Alain de Libera2A. de Libera, La Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996.. Mais cette fois-ci, la question n’est plus seulement de savoir si l’universel est une chose, un nom ou un concept, mais une question plus pratique : comment le juge est-il conduit à lire et à réviser une norme par-fois adoptée à une époque très lointaine ? Il arrive que seul le mot soit révisé ou modifié, comme lorsque les notions de « bon père de famille » ou de « bâtard » sont reformulées au profit d’autres appellations, moins péjoratives ou moins chargées3Ces exemples sont évidemment loin de se réduire à un changement terminologique neutre, mais emportent des conséquences éthiques attachées à la connotation manifeste attachée à ces mots.. Mais la révision peut porter sur autre chose, comme ce sur quoi porte le concept juridique : l’objet ou la notion. Le nom demeure mais la réalité à laquelle il s’applique se voit modifiée. Est-ce que l’application du concept d’arme à des armes nouvelles constitue une révision de concept ? Personne ne semble le penser, puisque la notion d’arme est claire et s’applique indifféremment aux armes anciennes comme nouvelles, inconnues du législateur au moment de l’adoption. Une manière de compliquer la chose serait d’envisager des objets qui sont pris pour armes mais qui ne sont pas fabriqués pour servir d’armes, comme une batte de baseball. Que se passe-t-il lorsque le terme qui fait l’objet d’une hypothétique révision est à la fois une description et une évaluation ?
Prenons le cas du mot « cruel », que l’on peut approcher sous un triple angle conceptuel. Premièrement, « cruel » est un concept épais (thick concept) en tant qu’il contient une dimension descriptive et une dimension évaluative4B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, Routledge, Londres et New York, [1985], 1993, p. 140-147.. Les philosophes s’interrogent d’ailleurs sur le caractère séparable ou inséparable de ces deux dimensions, certains considérant que la notion de cruauté recouvre une certaine réalité factuelle identifiable (une action qui remplit tels critères est cruelle) à laquelle serait associé un jugement de valeur négatif, d’autres soutenant que ces deux dimensions sont intrinsèquement reliées et dès lors inséparables : il n’y aurait pas d’application possible du prédicat « cruel » si l’on suspendait le jugement évaluatif qu’il charrie. Nous ne sommes pas en mesure de trancher entre ces deux options ; de toute manière, dans les deux cas, la question de l’identification de ce qui est cruel se pose avec la même acuité. Deuxièmement, la notion de cruauté est étudiée notamment par Sénèque qui, dans le De Clementia, interpellait Néron et essayait de le convaincre de se montrer mesuré dans les peines qu’il infligeait : en un mot, de ne pas se montrer cruel. Dans la mesure où « la cruauté est un vice absolument contraire à la nature de l’homme » qui « passe les bornes ordinaires » puis les « bornes humaines5Sénèque, De la Clémence, traduit par François Préchac, Belles Lettres, Paris, 1961, p. 45 », Sénèque se sent dans l’obligation de dissuader Néron d’y recourir. Il est important de relever que selon Sénèque le contraire de la clémence ne saurait être la sévérité (qu’il voit comme une vertu), mais la cruauté (crudelitas6Ibid., p. 10). Enfin, une troisième approche philosophique de la cruauté conduit Paulo D. Barrozo à distinguer quatre conceptions de la cruauté, selon que l’on mesure la cruauté à l’aune de l’agent (bourreau), de la victime et selon que le degré de cruauté soit subjectif ou objectif7P. D. Barrozo, « Punishing Cruelly : Punishment, Cruelty, and Mercy », Criminal Law and Philosophy (2008) 2, p. 67–84. Une telle quadripartition des types de définitions de la cruauté pourrait être utile pour le juge à qui il incombe de déterminer quelle peine est cruelle aujourd’hui.
En tout état de cause, la notion de cruauté est une excellente pierre de touche pour éprouver toute théorie de l’interprétation juridique, en particulier dès qu’il est question de révision de concepts : l’application de la notion de cruauté semble bel et bien susceptible de varier à travers le temps. Le juge doit-il accepter la vision qu’avait le législateur au moment de l’adoption du texte ou doit-il actualiser le texte normatif ? C’est dans ces termes que se pose souvent la question, au sein d’une controverse opposant au sein de la cour suprême des États-Unis, pour simplifier, originalistes et non-originalistes.
Nous aborderons dès lors cette question au travers du Huitième Amendement de la Constitution américaine, prohibant toute peine cruelle et inhabituelle (« cruel and unusual punishments8Le Huitième Amendement stipule : « Excessive bail shall not be required, nor excessive fines imposed, nor cruel and unusual punishments inflicted ». »). Est-ce que la peine de mort peut aujourd’hui tomber sous l’interdit contenu dans cet amendement, sachant que les auteurs dudit amendement souscrivaient par ailleurs à la peine de mort ? On pourrait imaginer que la question tournerait nécessairement autour d’un débat entre les originalistes et les non-originalistes, les premiers réclamant que l’on maintienne la signification originelle du mot « cruel », les seconds exigeant que l’on « adapte » la signification du mot « cruel » aux standards contemporains. Nous verrons que cette opposition n’est pas nécessairement la plus à même d’éclairer notre problème. Une étude de la nature de l’originalisme nous permettra de mettre en lumière la méthodologie qu’il préconise. Nous aurons l’occasion de mettre à nu plusieurs mythes entourant le courant originaliste, qui n’est pas aussi naïf ou extrémiste que ses détracteurs le prétendent. Pour autant, il n’est pas certain que la méthode originaliste soit tenue d’épouser les conceptions originelles des textes normatifs comme le prétendent parfois ses défenseurs.

L’opposition n’est pas totale

Souvent, au cœur des controverses, les auteurs de doctrine ainsi que les juges, utilisent parfois des termes péjoratifs comme « rigide » ou « arbitraire ». Ce ne sont que les excès qui guettent chacun des deux pôles : une décision passant pour être trop attachée au sens originel ou à la formulation de la loi sera taxée de formalisme9Sur la notion de formalisme en philosophie du droit, le lecteur consultera avec profit F. Schauer, Thinking like a lawyer. A New Introduction to Legal Reasoning, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) et Londres, 2009, ainsi que l’ouvrage où Tamanaha remet en question la division entre formalistes et réalistes : B. Tamanaha, Beyond the Formalist-Realist Divide. The Role of Politics in Judging, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2010., de sclérosée, tandis qu’une décision qui semble s’écarter par trop de la loi sera dite arbitraire. Comme Karl Llewellyn l’écrivait, stabilité et changement sont des dimensions normales, nécessaires de l’interprétation juridique, alors que la rigidité et l’errance en sont des manifestations non nécessaires, outrées10K. N. Llewellyn, The Theory of Rules, édité par Frederick Schauer, University of Chicago Press, 2011, p. 139.. Nous ajouterions : rigidité et errance sont des évaluations qui expriment des prises de positions. Pour reprendre les termes chers à Bernard Williams évoqués plus haut, rigidité et errance sont des concepts épais.

Cruauté

Le Huitième Amendement de la Constitution des États-Unis interdit notamment toutes les peines cruelles et inhabituelles. Cet amendement pose de multiples problèmes et constitue un très bon exemple de révision de concept juridique. Du moins, il permet de jeter une lumière sur ce qui évolue exacte-ment dans une telle notion juridique. Le syntagme « peines cruelles et inhabituelles » a été invoqué pour rendre inconstitutionnelle, notamment, la peine de mort. Le débat entre originalistes et non-originalistes tourne autour de la manière dont il convient de lire ces textes datant d’il y a plus de deux cents ans. Nous procéderons en trois étapes : l’approche non-originaliste, l’originalisme de Scalia et la critique de ce dernier.

Du refus de l’originalisme à l’interprétation dynamique

Dans « The Misconceived Quest for the Original Understanding »11P. Brest, « The Misconceived Quest for the Original Understanding », Boston University Law Review, 60, p. 204-238, Paul Brest critique ce qu’il appelle l’originalisme, qu’il divise en deux types : le textualisme strict et le textualisme modéré12Il est remarquable que l’originalisme est divisé en deux types de textualisme, alors que dans Reading Law, Scalia et Garner voient dans l’originalisme, un des deux types de textualisme.. Le premier, il l’appelle littéralisme et le définit de la manière suivante : « the most extreme form of strict textualism »13Ibid. p. 222.. On mesure combien le textualisme constitue une forme extrême de théorie herméneutique et on ne s’étonnera guère de lire que le textualisme strict est incapable de traiter l’ambiguïté, le vague et le langage figuré. Il n’apparaît pas clairement que cette théorie soit défendue – ni qu’elle soit défendable – telle quelle par qui que ce soit. Contrairement au textualisme strict, l’auteur présente le textualisme modéré comme une théorie recevable, quoique la fin de l’article s’attache à montrer son infériorité par rapport à l’approche non-originaliste. Tout se passe comme si l’originalisme, même modéré, demeurait trop attaché au texte de la Constitution. Brest préfère à l’originalisme un non-originalisme qu’il présente sous la forme d’une fidélité présumée – et non pas totale – au texte de la Constitution. Cette fidélité est – paradoxalement – précisément ce par quoi les originalistes définissent leur rapport au texte de la Constitution : l’originaliste est fidèle à la lettre de la Constitution à moins qu’une bonne raison le conduise à en privilégier l’esprit. Le caractère circulaire de l’article de Brest se laisse entrevoir dans la dernière phrase, qui commet à nouveau une pétition de principe : « one can better protect fundamental values […] by protecting them than by guessing how other people meant to govern a different society a hundred or more years ago ». Brest semble ici confondre le moyen et l’objectif : l’objectif qu’il s’assigne est la protection de certaines valeurs – objectif qui à notre connaissance est partagé par les originalistes, contrairement aux moyens. Si nous reformulons la conclusion de Brest, il explique que l’on atteint mieux les objectifs en les atteignant qu’en ayant recours aux moyens préconisés par les originalistes. La contribution de Brest procède surtout de manière négative, conjurant l’originalisme de Scalia.
Reprenant explicitement la terminologie de Brest, William Eskridge Jr publie en 1987 un article intitulé « Dynamic Statutory Interpretation »14W. N. Eskridge Jr. « Dynamic Statutory Interpretation », University of Pennsylvenia Law Review, 135, p. 1479-1555. L’interprétation dite dynamique et qu’il appelle de ses vœux se voit opposée à l’interprétation prétendument statique. Cette dernière serait « antédiluvienne15Ibid., p. 1492. ». Il faut comprendre par ce terme : ancienne et nuisible. Afin de défendre sa position, Eskridge peut sembler par endroits péremptoire : « Interpretation is not static, but dynamic » (ce qu’il s’agit précisément de démontrer). Voire :
« My dynamic model of statutory interpretation is preferable to the intentionalist mythology because it is theoretically more consistent with modern ideas about interpretation and law, and because it concentrates the courts’ and the parties’ attention on the truly relevant factors ».
Nous risquons à nouveau de déceler une circularité dans l’argument qui consiste à dire que le modèle dynamique est meilleur puisqu’il correspond aux idées contemporaines en interprétation et en droit : or, c’est précisément cette exigence de correspondance avec les idées contemporaines que les originalistes ont mis en question.
Il ajoute que l’interprétation n’est pas une découverte archéologique mais bien plutôt une création dialectique. Cette interprétation dynamique, explique l’auteur, est particulièrement bienvenue lorsque l’interprétation d’un terme ne va pas de soi ou encore lorsque le texte est ancien. Nous avons donc plusieurs configurations possibles : le texte peut être récent ou ancien et aborder directement la question ou non.
Lorsque le texte est récent et qu’il aborde directement la question, la perspective textuelle l’emporte à moinsunless ») que l’on sache que le Congrès l’entendait autrement ou encore que la décision donne lieu à un résultat absurde.
Lorsque le texte est ancien et aborde directement la question, la perspective est toujours de mise mais encore plus facilement renversable au profit de la perspective historique ou de l’interprétation dynamique.
Lorsque le texte est récent et qu’il n’aborde pas directement la question – et à plus forte raison s’il est ancien – la perspective évolutive l’emporte.
On le voit, la perspective textuelle fait facilement place à une perspective dynamique. Celle-ci est justifiée par une vision souple de la séparation des pouvoirs. À la séparation supposément stricte de Montesquieu, Eskridge préfère l’approche de Madison : il suffit que tous les pouvoirs ne soient pas aux mains d’un seul. Il n’est dès lors plus guère requis de priver les juges de la possibilité de créer du droit, pour peu qu’ils ne disposent pas des trois pouvoirs en même temps.
Comme nous le verrons, la doctrine de l’interprétation dynamique se distingue de l’originalisme par la facilité avec laquelle elle entend pouvoir renverser la présomption de la fidélité de la lettre. Paradoxalement, un Scalia ne dira guère autre chose, si ce n’est que pour lui, la perspective textualiste – et en particulier originaliste – constitue une présomption qu’il ne sera pas facile de renverser, quoique cela toujours possible.
À ce point de notre recherche, l’on pourrait croire que l’originalisme est une théorie plus à même de protéger les valeurs originellement défendues par la Constitution des États-Unis que les théories non-originalistes, puisqu’une partie de celles-ci tendent à caricaturer les thèses originalistes, les vidant de leur sens, sans nécessairement offrir une méthodologie articulée qui garantirait le respect des valeurs constitutionnelles.

Une défense de l’originalisme

On peut distinguer au moins deux défenses de l’originalisme, celle de philosophes comme Lawrence B. Solum et celle de juristes comme Scalia et Garner. Alors que le texte de Solum « Semantic Originalism »16L. B. Solum, « Semantic Originalism », Illinois Public Law Research Paper No. 07-24, p. 1-176. témoigne d’une grande finesse en philosophie du langage, le traité d’interprétation juridique de Scalia et Garner, Reading Law. The Interpretation of Legal Texts17A. Scalia et B. A. Garner. Reading Law. The Interpretation of Legal Texts, West, 2012. Voir égale-ment de A. Scalia et alii. A Matter of Interpretation : Federal Courts and the Law, Princeton University Press, 1997, ainsi que la recension de Cass R. Sunstein, « Justice Scalia’s Democratic Formalism », The Yale Law Journal, 107, p. 529-567., semble plus à même de représenter ce que les juristes, en particulier Scalia, entendent par originalisme. Nous nous concentrerons sur ce traité et nous exposerons dans un second temps une critique intelligente qui relève dans ce traité une incohérence que Solum n’aurait du reste pas commise.
Reading Law vient combler une absence dans l’œuvre de Scalia : celle d’une systématisation de son approche herméneutique. Le lecteur ne trouvera guère dans cet ouvrage co-écrit avec le lexicographe Bryan A. Garner, la défense d’une théorie naïve ou impraticable, mais au contraire une méthodologie facile d’accès et très documentée. Le texte commence par l’idée selon laquelle tout le monde ou presque est textualiste au sens large selon lequel on commence par lire le texte de loi. Mais le textualiste dans sa forme la plus pure non seulement part du texte mais finit par ce que le texte dit et suggère manifestement (fairly implies18Reading Law. Op. cit., p. 16.). Le fait que le textualisme dans sa forme la plus pure porte également sur un type de non-dit – et donc s’émancipe d’emblée du texte au sens strict – devrait suffire à détromper les textes qui caricaturent le textualisme. Autre argument par lequel Scalia et Garner entendent réfuter l’accusation selon laquelle le textualisme est simplement un outil permettant de soutenir des options politiques et idéologiques : le textualisme serait un très mauvais outil pour ce faire, comme en témoignent les décisions où Scalia dit avoir dû voter pour l’opinion dite « libérale » dans l’exacte mesure où sa méthodologie textualiste l’y contraignait. Le fait que Scalia donne par moments son assentiment à des décisions libérales prouverait sinon la neutralité de sa méthodologie, du moins qu’il est faux d’affirmer qu’il s’agit d’un outil strictement soumis à des options idéologiques.
L’ouvrage Reading Law est ponctué par 70 principes rangés par catégories. Les 57 premiers sont décrits comme des canons de l’interprétation : les 37 premiers portent sur tout type de textes juridiques, alors que les canons n°38 à 57 sont davantage liés à certaines types de normes. Enfin, l’ouvrage se termine par la réfutation de 13 thèses plus ou moins courantes en interprétation juridique. Cette dernière partie constitue presque une déclaration originaliste, puisqu’on recense notamment les points suivants :
– L’idée fausse selon laquelle l’esprit d’une loi devrait l’emporter sur sa lettre ;
– L’idée fausse selon laquelle l’objectif dans l’interprétation des lois est d’assurer la justice ;
– L’idée fausse selon laquelle les mots doivent être interprétés strictement ;
– L’idée fausse selon laquelle le but de l’interprétation est de découvrir l’intention.
Ces idées fausses reprennent tantôt des idées anti-originalistes (favoriser l’esprit sur la lettre, viser la justice, découvrir l’intention), tantôt des caricatures de l’originalisme (selon lesquelles l’originaliste interprète tout terme au sens strict).
Notre attention va se porter non sur cette dernière partie, mais sur le 7e canon, intitulé « Canon de la signification fixée : on doit donner aux mots la signification qu’ils avaient au moment de leur adoption » (Fixed-Meaning Canon : Words must be given the meaning they had when the text was adopted). C’est dans ce chapitre que la question de la révision des concepts juridiques se pose avec le plus d’acuité. En effet, la théorie d’après laquelle la signification qui doit être donnée aux termes est celle qu’ils avaient à l’origine, c’est-à-dire au moment de l’adoption du texte, soulève précisément la difficulté de la révision des concepts.
Scalia et Garner ne semblent pas au premier abord penser que les normes juridiques ne peuvent pas être appliquées à de nouveaux objets. La nou-velle théorie, qui daterait du milieu du 20e siècle et s’opposant farouchement à l’originalisme dit que
« les rédacteurs des 18e et 19e siècles s’attendaient à ce que la signification de leurs mots évoluerait avec le temps – par opposition à l’idée selon laquelle les mots auraient une signification permanente qui sera appliquée à des situations nouvelles et différentes. Cette vision est démentie par l’histoire du droit »19Ibid. p. 79..
Une série de citations viennent ensuite appuyer l’idée d’une signification durable, inchangée, des termes – quitte à être appliquée à des réalités nouvelles. Typiquement, les auteurs nient l’idée selon laquelle l’originalisme serait incapable d’appliquer la constitution à des réalités contemporaines comme l’Internet ou les fours à micro-ondes. Or, le vol de micro-onde est constamment qualifié de vol même si l’objet n’existait pas au moment de l’adoption du texte interdisant le vol20« The objection is empty : Drafters of every era know that technological advances will proceed a pace and that the rules they create will one day apply to all sorts of circumstances that they would not possibly envision : “A 19th-century statute criminalizing the theft of goods is not ambiguous in its application to the theft of microwave ovens” ». Ibid. p. 86.. De même, le Premier Amendement s’applique bel et bien à la prose disponible sur Internet.
Non content de montrer la légitimité de l’originalisme, Scalia et Garner vont jusqu’à affirmer que l’originalisme est la seule approche compatible avec la démocratie, puisque dès que le juge modifie la signification des termes, il change le contenu de la loi votée démocratiquement21Ibid. p. 82-83..

Cruauté

Il n’est guère étonnant dès lors que Scalia et Garner entendent maintenir le sens originel des mots du Huitième Amendement, lequel interdit notamment toute « peine cruelle et inhabituelle ». Le terme « cruel » est à saisir dans le sens qu’il avait au moment de l’adoption du texte et non à l’aune des significations qu’il revêtirait aujourd’hui. Plus particulièrement, il est déraisonnable selon nos auteurs de voir invoquer cet amendement pour juger inconstitutionnelle la peine de mort. En effet, à l’époque de l’adoption du texte (fin du 18e siècle), la peine de mort était pleinement acceptée pour une série de crimes ; comment l’interprétation juridique pourrait-elle créer ce qui n’existait pas (la cruauté de la peine de mort).

Perry ou la philosophie du langage se penchant sur l’originalisme de Scalia

C’est ici que le philosophe du langage John Perry nous est d’un précieux secours. Dans un texte paru en 2011, « Textualism and the Discovery of Rights »22J. Perry, « Textualism and the Discovery of Rights » in A. Marmor et S. Soames (dir.), Philosophical Foundations of Language in the Law, Oxford University Press, Oxford, 2013, p. 105-129, Perry scrute l’approche originaliste de Scalia et relève une incohérence dans ses propos. Nous ne sommes pas en mesure de savoir si Scalia et Garner ont pris connaissance de ce texte avant la parution de leur ouvrage Reading Law, mais en tout état de cause, il semble que les critiques de Perry sont encore valables à propos de ce livre-là.
Commençons par une précision terminologique : Perry s’en prend au textualisme de Scalia, selon lequel le contenu d’une loi serait déterminé par la signification originale du texte de loi. Il se trouve que Scalia et Garner définissent en 2012 l’originalisme comme un type de textualisme. Il apparaît dès lors que ce que Perry appelle le textualisme de Scalia coïncide avec l’originalisme tel que défini dans Reading Law. Nous parlerons dès lors d’originalisme et non pas de textualisme, puisque selon Scalia et Garner, il est possible d’être textualiste non-originaliste – approche qu’ils critiquent vigoureusement.

Perry distingue un originalisme de signification (Meaning-textualism) et un originalisme de conception (Conception-textualism). Selon l’originalisme de signification, le contenu des lois est encore de nos jours déterminé par le sens qu’avaient les mots au moment de l’adoption du texte de loi. Par contraste, l’originalisme de conception considère qu’il faut, en le lisant aujourd’hui, garder la même conception que celle des auteurs du texte (ou du moins des personnes qui ont adopté le texte). Garder la même conception23La conception, manière de voir le monde, ne doit pas être confondue avec le simple concept, qui est une notion qui n’enferme pas toute une vision du monde. Au contraire, le concept est sans doute plus proche de la signification que de la conception., c’est considérer comme cruel ce qu’ils considéraient comme cruel et, inversement, ne pas déclarer cruel ce qu’ils ne regardaient pas comme cruel.
Or, Scalia, nous dit Perry, oscillerait entre l’originalisme de signification et l’originalisme de conception24Comme nous l’indiquions plus haut, il se trouve que ce que Perry dénonçait en 2011 est encore décelable dans Reading Law.. Perry ajoute que l’originalisme de signification est une approche tout à fait recevable (that seems like common sense), alors que l’originalisme de conception est une « hopeless idea »25J. Perry, op. cit. p. 109. Perry appelle même principe de Ring – du nom de l’éditeur des Scalia Dissents26K. A. Ring, Scalia Dissents. Writings of the Supreme Court’s Wittiest, Most Outspoken Justice, Regnery Publishing, Washington DC, 2004 – cette idée selon laquelle le juge doit garder la même conception que celle qui prévalait lors de l’adoption du texte légal. D’après Ring, exposant le textualisme originaliste de Scalia, le résultat – comprenez : la conception – ne change pas à moins que la loi, c’est-à-dire le texte, ne change27Ibid. p. 7.. L’on pourrait reformuler la distinction entre les deux types d’originalisme au moyen de l’opposition entre la lecture de re et la lecture de dicto. Selon la lecture de dicto, il faut appliquer la description à tout objet qui la satisferait, indépendamment des intentions du locuteur. Selon la lecture de re il faut comprendre ce que le locuteur voulait dire réellement, ce qu’il avait à l’esprit, même si la description n’est pas précise. La lecture de dicto correspond à l’originalisme de signification ; la lecture de re correspond donc à l’originalisme de conception28À propos de la distinction entre lecture de re et de dicto, voir G. Yaffe, « Trying to Kill the Dead : De Dicto and De Re Intention in Attempted Crimes », dans A. Marmor et S. Soames (éds) , Philosophical Foundations of Language in the Law, Oxford University Press, Oxford, [2011] 2013, p. 184-216. En outre, cette distinction est exposée dans S. Goltzberg, Argumentation juridique, Dalloz, Paris, [2013], 2015, p. 91-95..
Comment Perry s’y prend-il pour récuser toute légitimité à l’originalisme de conception ? Nous rappelons que nous ne prétendons pas réduire l’approche de Scalia (avec ou sans Garner) à un originalisme de conception, mais nous suivons Perry dans son argumentation suivant laquelle Scalia (ainsi que Garner) passe subrepticement de l’originalisme de signification à l’originalisme de conception tel qu’il est consacré par le principe de Ring. Pour illustrer son propos, Perry prend l’exemple d’un enfant dont on amputerait le bras. Si le but de cet exploit était de démontrer l’habileté d’un chirurgien, cet acte29Perry distingue acte et action, mais cette distinction n’est pas cruciale pour notre propos. pourrait légitimement être déclaré cruel. Mais si ce même chirurgien ampute le bras de cet enfant mais cette fois en raison d’une gangrène, l’amputation ne sera plus (ou du moins plus nécessairement) considérée comme un acte cruel. Si toute-fois il existe un moyen plus commode de soigner la gangrène que l’amputation, ce même acte « redevient » cruel, pour ainsi dire. On le voit bien, le caractère cruel ou non d’un acte ne dépend pas uniquement des gestes accomplis : il dépend en outre des raisons et des moyens, ainsi, éventuellement, du plaisir que prend l’auteur des faits. C’est la raison pour laquelle Perry propose cette définition de la cruauté : un acte est cruel s’il est fait pour causer de la souffrance, ou sans raison, ou pour une raison légitime pour laquelle d’autres moyens moins douloureux étaient disponibles ou encore pour une raison qui n’est pas légitime30J. Perry, op. cit., p. 122..
L’analogie avec la cruauté des peines capitales est donc la suivante : l’on peut concevoir avec l’originaliste de signification que le sens du mot « cruel » doit être maintenu intact depuis le 18e siècle à nos jours. Il n’en résulte pas que nous soyons tenus – ni même qu’un originaliste de signification soit tenu – par la conception de ce qui était cruel aux yeux des Pères Fondateurs. Il est donc tout à fait possible, explique Perry, pour un originaliste d’envisager que la peine de mort est aujourd’hui cruelle, bien qu’elle n’était pas cruelle ou considérée comme telle à l’époque du Huitième Amendement. Le sens du mot « cruel » n’a pas subi de révision ; en revanche l’objet auquel il s’applique a pu être modifié. Perry introduit deux modèles qui permettent d’expliquer comment une telle révision des conceptions est possible : le modèle de la connaissance et le modèle du changement. Selon le modèle de la connaissance, il est envisageable que nous ignorions à un temps donné que telle action est cruelle et que nous l’apprenions ensuite : ce n’est pas avoir modifié la signification du terme « cruel » que de considérer désormais, une fois cette nouvelle connaissance acquise, que telle action doit désormais être vue comme cruelle. Selon le modèle du changement, si l’alcool est interdit aux mineurs, comme le prévoit une loi de 1960, il doit être à chaque époque interdit aux mineurs de cette époque-là. Il serait pour le moins curieux que ceux qui étaient mineurs en 1960 – donc nés après 1939 – n’aient jamais le droit de consommer d’acquérir de l’alcool, une fois devenus majeurs. À nouveau, sans que la signification du mot « mineur » ait changé, le juge est censé appliquer les catégories à l’état du monde qui lui est contemporain et ne peut exciper d’un quelconque originalisme de conception. De même, nous dit Perry, « cruelty should be treated realistically »31J. Perry, op. cit., p. 115. : la catégorie de cruauté devrait être appliquée chaque fois au monde tel qu’il se présente au juge et non tel que le concevait le peuple à la fin du 18e siècle.
Nous avons commencé par regarder la question de la révision des concepts au travers de la grille de lecture offerte par la querelle des universaux, opposant ceux qui faisaient de l’universel un mot, une chose ou un concept. Rapidement, nous avons écarté le cas du changement « simplement » termino-logique, même si nous savons combien un changement d’appellation peut être porteur de conséquences. Il nous restait à répondre à la question : la révision du concept de cruauté porte-t-elle sur la chose ou le concept ? Cette formulation ne nous permettait pas en l’état de résoudre la question. Aussi avons-nous fait appel à l’opposition entre signification et conception développée par John Perry. Ce dernier nous a permis de voir combien un originalisme était envisageable et admissible : celui qui tient à la signification des concepts et qui ne révise que l’application à des objets. À l’inverse, l’originalisme de conception est strictement intenable. Scalia et Garner plaident pour un originalisme de signification, leur théorie n’est donc pas irréaliste ou absurde. Mais il arrive qu’ils versent, subrepticement, dans un originalisme de conception, en particulier dès qu’il s’agit de la notion de cruauté. Nous ne prétendons pas répondre à la question de fond de savoir si telle ou telle peine est, aujourd’hui, cruelle. Plus modestement, nous espérons avoir contribué à montrer combien certains arguments qui refusent certains progrès ne sont pas fidèles à leur propre méthodologie. Refuser de réviser la signification n’implique le refus d’une révision des conceptions.
Nous conclurons par une observation sur l’opportunité qui se présente au chercheur de solliciter certains aspects de la philosophie du langage et de l’action afin d’éclairer des problèmes juridiques. Lorsque le juriste se tourne vers le philosophe, il entend souvent lui poser des questions profondes, sur la définition du droit par exemple. Il semble toutefois que la philosophie du langage et la philosophie de l’action, par exemple les travaux de John Perry, peuvent être mises à profit pour répondre aux questions que se pose le juriste. La philosophie du droit n’est pas encore une discipline bien établie : le plus important reste à faire et consistera peut-être à croiser des notions philosophiques et des problématiques juridiques, même si ces notions philosophiques n’ont pas été à l’origine forgées pour répondre à ces problématiques juridiques.

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