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De la servilité des concepts : trois remarques (intempestives) sur l’usage des concepts en sociologie

Cahiers N°26 - RRJ - 2012-5, POINTS DE VUE SUR LES USAGES DES CONCEPTS

 

Hélène THOMAS

Professeure de science politique, laboratoire de théorie du droit, Aix-Marseille université

Introduction

« Servilité : (sens C) Caractère de ce qui
n’a pas d’autonomie par rapport à un modèle,
de ce qui manque d’originalité ».
Trésor de la langue Française

J’envisage ici les enjeux et les écueils de l’élaboration conceptuelle en sciences sociales, particulièrement en sociologie, telle qu’elle a été pratiquée dans le courant que je désignerai comme constructiviste, au sens où ses tenants ne considèrent pas les phénomènes sociaux comme des donnés à observer tels quels, mais nécessitant une délimitation et des instruments cognitifs d’investigation spécifiques pour construire la réalité sociale observée : l’abstraction pour Marx, la définition pour Durkheim et ses élèves, l’idéal-type pour Max Weber, l’objectivation pour Bourdieu*. Dans la tradition française dite objectiviste, des Règles de la méthode sociologique de Durkheim aux travaux de l’école de Pierre Bourdieu et, en Allemagne, de l’abstraction marxiste « décomposant un concret donné en sa richesse confuse et confondante » selon l’expression d’André Tosel1Tosel A., « Marx et les abstractions », Archives de Philosophie, 2002/2, tome 65, p. 311-334. pour en faire un concret pensé au type idéal de Weber, cette construction consiste à élaborer préalablement un ou des outils (concept ou théorie) pour observer, analyser et interpréter (Weber) expliquer (Marx, Durkheim) dévoiler aux agents qui la subissent pour qu’ils la transforment (Bourdieu) la réalité sociale. Il s’agit comme le souligne Karl Marx dans son Introduction à la critique de l’économie politique2Marx K., « Introduction à la critique de l’économie politique » (1859), in Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 143-169. http://dx.doi.org/doi:10.1522/ cla.mak.con – dans un extrait que Bourdieu avec Passeron et Chamboredon feront figurer dans leur célèbre manuel de méthodologie, Le métier de sociologue dans la partie qui concerne la « construction de l’objet » – d’aller de l’abstrait vers le concret.

L’hypothèse centrale de mon propos est que les attributions des concepts dans les sciences sociales contemporaines en général et dans la théorie sociologique en particulier sont multiples, à la fois savantes et politiques et qu’il n’est parfois pas possible de les distinguer ni de les dissocier, ce qui dans certains cas fait du concept un obstacle, un écran plutôt qu’un outil de la connaissance scientifique. J’envisagerai ici en quoi les concepts en sciences sociales sont des factotum ou pour l’exprimer de manière genrée des bonnes à tout faire auxquelles les sociologues recourent certes principalement pour l’accomplissement d’opérations de recherche et de transmission des résultats (I) mais aussi pour d’autres tâches variées et indissociables des premières (II). Cet emploi polyvalent ainsi que la saturation métaphorique et l’oubli de leur généalogie empêchent les concepts de remplir au mieux leur fonction principale, i.e. cognitive (III).


* NB : « L’accusation de syncrétisme que pourrait susciter le rapprochement des textes de Marx, de Weber , de Durkheim [et de Bourdieu] reposerait sur la confusion entre la théorie de la connaissance du social comme condition de possibilité d’un discours sociologique vraiment scientifique et la théorie du système social », Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le métier de sociologue. Préalable épistémiologique, (1968), cité in 4e édition, Berlin-New-York-Paris, Mouton, 1983, p. 30, note 2.

I. Les concepts sociologiques, des factotum cognitifs

Depuis les pères fondateurs, et notamment depuis Marx, le raisonnement sociologique utilise les concepts comme outils d’investigation et d’interprétation de la réalité. Comme y insiste Louis Althusser : « contre l’empirisme, Marx soutenait que la connaissance ne va pas du concret à l’abstrait, mais de l’abstrait au concret, et tout cela se passe, je cite, « dans la pensée », alors que l’objet réel, qui donne lieu à tout ce procès, existe en dehors de la pensée. Contre Hegel, Marx soutenait que ce procès de l’abstrait au concret n’était pas production du réel, mais de sa seule connaissance. Et dans toute cette exposition, ce qui me fascinait, c’était qu’on commençât par l’abstrait »3Althusser L., « Soutenance d’Amiens » (1975), in Positions, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 167..

     A.    Des abstractions pour domestiquer le réel

Conceptualiser consiste à abstraire du réel et à regrouper sous une même étiquette, des critères de caractérisation et de distinction d’autres réalités similaires qu’on va ensuite utiliser pour observer une partie du phénomène étudié. Ainsi du concept de mode de production capitaliste chez Marx : « Quand nous parlons de production, c’est toujours de la production à un stade déterminé du développement social qu’il s’agit – de la production d’individus vivant en société. (…) La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la répétition.
Cependant ce caractère général, ou ces traits communs, que permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble complexe dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différentes. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres sont communs à quelques-unes seulement »4Marx K., « Introduction à la critique de l’économie politique », (1859), in Contribution à la critique de l’économie politique [1959], Paris, éditions Sociales, 1972, p. 146. http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mak. con..
La visée de l’élaboration conceptuelle dénommée méthode idéal-typique est analogue chez Max Weber. Il s’agit d’abstraire de la réalité que le sociologue veut étudier les caractères la discriminant de réalités sociales analogues, en retenant ceux qui les différencient le mieux les unes des autres pour ensuite appliquer ce « tableau de pensée homogène » à l’observation d’un cas concret particulier, considéré comme critique (au sens d’épreuve), spatialement et temporellement. Ce type est obtenu « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement »5Weber M., Essai sur la théorie de la science, (1904-1917), trad. Julien Freund, Plon. 1965, p. 181.. La méthode idéal-typique (parfois associée par Weber avec celle de l’uchronie pour l’interprétation des faits historiques) consiste à construire un concept localisé. Par exemple concernant celui de capitalisme, Weber discrimine cette conduite de comportements apparemment analogues, par exemple il ne retient pas comme critère le profit en lui-même, le gain de fortes sommes d’argent ou le désir de s’enrichir couronné de succès.
Il observe le capitalisme des sectes protestantes américaines, un cas particulier spatio-temporellement limité pour expliciter les invariants du modèle capitaliste : « La « soif d’acquérir », la « recherche du profit », de l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. (…) L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit » ». Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination [Bändigung], à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle6Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Paris, Librairie Plon, 1964, p. 5.. Aussi Weber discrimine-t-il le capitalisme moderne fondé sur le travail salarié et « libre » en retenant en l’occurrence la « modération rationnelle » comme critère du concept de capitalisme. Il va le décliner sous l’angle de l’ascèse (trait central de l’ethos du protestantisme) et de l’accumulation (critère déterminant de l’attitude capitaliste), caricaturant les deux ethos qu’il construit en miroir l’un de l’autre homologiquement, pour les employer ensuite dans la description d’un cas particulier.
De même la définition préalable qui est délimitation d’un fragment du réel, tient lieu, dans le courant durkheimien, d’abstraction d’une réalité qualifiée de « fait social ». Elle permet de l’étudier ensuite comme tel et non comme fait psychique ou économique. Qualifiée de provisoire par Mauss qui met en application la méthode à propos de l’étude de la prière, elle est l’instrument d’investigation de l’empirie. « Transformer [une] impression indécise et flottante en une notion distincte, c’est là l’objet de la définition ». Aller de la définition provisoire à celle, définitive, qui subsume les résultats des investigations validant les hypothèses ou les rejetant, telle est la démarche adoptée qui va du concept au concept. Et Mauss de poursuivre : « Il n’est pas question, bien entendu, de définir d’emblée la substance même des faits.
Une telle définition ne peut venir qu’au terme de la science, celle que nous avons à faire au début ne peut être que provisoire. Elle est seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la chose à étudier, sans anticiper sur les résultats de l’étude (…). Mais cette définition pour être provisoire ne saurait être établie avec trop de soin, car elle dominera toute la suite du travail. Elle facilite en effet la recherche parce qu’elle limite le champ de l’observation. En même temps elle rend méthodique la vérification des hypothèses. Grâce à elle on échappe à l’arbitraire, on est obligé de considérer tous les faits de prière et de ne considérer qu’eux »7Mauss M., « La prière » [1909], in Mauss M., OEuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Les éditions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1968, p. 357-477, http://dx.doi.org/doi:10.1522/ cla.huh.pri, 29.. Ainsi la définition constitue l’instrument de délimitation de la réalité étudiée, de formulation des hypothèses analytiques et explicatives des formes de cette réalité et des changements qu’elle subit et enfin de mise en forme du protocole d’investigation.

Définir est dans ce modèle français des durkheimiens aux bourdieusiens une étape indispensable du travail de recherche. Sur le modèle de la tabula rasa de la métaphysique cartésienne, dans la perspective de la sociologie constructiviste, il s’agit de couper avec l’expérience ordinaire des acteurs et avec les affects qu’elle génère chez le chercheur pour construire un rapport contrôlé, distant au sujet étudié8Agamben G., Enfance et histoire : destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, Coll. « Rivages », 2000.. Il est dénommé objet selon le terme de Durkheim qui pose comme règle première qu’il faut « traiter les faits sociaux comme des choses » dans ses Règles de la méthode sociologique. Cet impératif constitue l’un des principes méthodologiques permettant de mettre en place un mécanisme d’objectivation du réel, redéfini par Bourdieu et son école de la façon suivante dès Le métier de sociologue9Op. cit. : l’objectivation a pour but d’« expliquer ce que les gens font à partir non de ce que les gens disent de ce qu’ils font, mais de ce qu’ils sont »10Ibid., p. 30.. Ainsi les positions qu’ils occupent dans l’espace social expliquent les prises de positions des agents sociaux. Dans la perspective de l’école de Bourdieu : « La théorie sociologique a donc pour enjeu d’objectiver le sens pratique afin de pouvoir expliquer la société. L’entreprise n’a rien de simple puisque les sociologues, en leur qualité de membres de la société, souscrivent d’ailleurs inconsciemment aux catégorisations et classifications en vigueur » comme le souligne Jacques Hamel11Hamel J., « Qu’est-ce que l’objectivation participante ? Pierre Bourdieu et les problèmes méthodologiques de l’objectivation en sociologie », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie [En ligne], 3 | 2008, mis en ligne le 24 mars 2008, Consulté le 4 mai 2013. URL : http://socio-logos.revues. org/1482.. En partant d’une série de concepts articulés (notamment ceux de champ, d’habitus et de capital) formant système, le propos est de produire une théorie globale de la société envisagée comme un espace social unifié en même temps que les moyens d’investigation des sous-espaces sociaux qui la composent considérés comme autonomes et dénommés « champs » par Bourdieu.

B.    De bons et loyaux agents au service de la description diachronique et synchronique

Aussi l’usage du concept dans sa dimension cognitive s’avère-t-il très ambitieux et englobant chez les constructivistes. Dans le cas de l’abstraction marxiste ou de la définition durkheimienne, il s’agit de dire le monde social et ses règles de fonctionnement sur la base d’une conceptualisation mise à l’épreuve par l’observation d’une réalité socio-historique limitée. De même que Marx avec le concept de capital décrit, synchroniquement par ses composantes et diachroniquement par les effets de l’application de la force de travail au capital, le fonctionnement de l’économie de son temps, Durkheim par son concept d’intégration entend expliquer les variations du taux de suicide dans une société donnée la sienne et comparer à un temps T et T+1 ceux-ci d’une société à l’autre puis monter en généralité en imaginant la transposition de son modèle explicatif à d’autres sociétés.
En proposant le concept de champ12Bourdieu P., « Quelques propriétés des champs », (1976), in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 113-120., métaphore tirée de la physique pour délimiter des sous-espaces sociaux cohérents, Bourdieu fabrique un outil qui doit lui permettre de décrire l’espace social à la fois sous un angle statique (champ de forces) et sous un angle dynamique (champ de luttes). Les constructivistes entendent caractériser à la fois un état de départ et d’arrivée, un processus et son aboutissement.
Ils reprennent en cela en le transposant à la société, le programme scientifique énoncé par Descartes pour les sciences de la nature, dans la sixième et dernière partie du Discours de la méthode13Descartes R., Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, (1637), cité in édition et commentaire d’Etienne Gilson, Paris, Vrin, 1925., à savoir « de se rendre comme maîtres et possesseurs » cette fois de la société, « en parvenant à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » sociale démocratique. Le concept de stratégie (dynamique) articulé à celui d’habitus (statique) chez Bourdieu renvoie à la possibilité pour les individus dénommés agents de modifier la structure de leurs capitaux et ainsi leur position sociale ; donc d’être en partie acteurs de leur destin social. Selon Alain Dewerpe14Dewerpe A., « La « stratégie » chez Pierre Bourdieu », Enquête, « Interpréter. Surinterpréter », 1996, [En ligne], mis en ligne le 7 janvier 2008. URL : http://enquete.revues.org/document533.html. Consulté le 3 mai 2013., « le concept, absent dans les années soixante, s’impose avec l’Esquisse d’une théorie de la pratique, puis s’intègre dans le système théorique élaboré à la fin des années soixante-dix ». De même le concept d’intégration est développé par Durkheim dans ses travaux de sociologie de l’éducation et dans Le Suicide15Durkheim E., Le Suicide : Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1897.. Il désigne à la fois le processus lui-même et le résultat espéré en rapport avec une organisation socio-politique démocratique d’une troisième République, que Durkheim rêve solidaire, égalitaire (un autre de ses concepts centraux est celui de solidarité), modèle politique en construction au moment où il écrit ses ouvrages auquel il adhère personnellement en tant que citoyen. De même son concept politique de socialisation, développé dans ses travaux sur l’éducation témoigne d’un attachement au modèle de l’apprentissage de la citoyenneté par l’école républicaine instaurée par les lois Ferry.
Bon à tout faire, le concept l’est en sociologie car il vise à comprendre le réel en mouvement de façon synchronique et diachronique, synthétique et analytique.
Mais l’ambition des constructivistes ne s’arrête pas là. Certes dans la perspective weberienne, qui tire les sciences sociales du côté du pôle des sciences historiques, les concepts généraux ne valent qu’appliqués à une empirie délimitée. Il s’agit d’analyser un fragment de la réalité sociale localisée et située temporellement et d’en rendre compte avec une validité de l’observation et de l’interprétation limitées à ce fragment. Comme l’explicite Jean-Claude Passeron16Passeron J.-C., Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel., Nathan, coll. « Essais & Recherches », 1991. les concepts sociologiques sont des « abstractions incomplètes » dans la mesure où ils conservent un lien avec les coordonnées spatio-temporelles de leur application. Si la relation reste forte ils sont alors sténographiques, si elle est faible par montée en généralité ils sont alors polymorphes. L’usage de concepts typologiques comme les idéaux-types weberiens appliqués à une empirie mais également susceptibles d’être transposés par analogie à d’autres est donc limité dans ses ambitions de compréhension du réel.
En revanche, dans l’école durkheimienne, l’usage des concepts ne s’arrête pas là dans la mesure où le but spécifique de repérage de la répétitivité se combine avec l’impératif de prévisibilité des résultats aux fins de donner ensuite les moyens aux acteurs publics d’anticiper les changements et d’agir sur le phénomène étudié.
Rechercher la répétitivité et la prévisibilité du réel, aux fins d’améliorer l’action publique constitue alors un propos indissociable de la recherche et de la production conceptuelle. Raisonner sur les variations en repérant les récurrences et les écarts à la moyenne des résultats, vise à la fois à valider l’hypothèse et à agir en la prenant en compte. La méthode sociologique est pensée par Durkheim comme un analogon de celle des sciences expérimentales, ainsi qu’y insiste Jean-Michel Berthelot17Berthelot J.-M., « Les règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie », préface à la réédition des Règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1988.. Le sociologue a pour horizon d’attente non seulement le repérage des variations et la recherche des facteurs explicatifs de celles ci mais également la maîtrise des paramètres du réel étudié la capacité à penser l’incertain, bref de prévoir pour agir.
C’est ainsi que comme le formulait Durkheim à la fin de sa seconde préface à De la division du travail social : « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer (…) Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine, si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre »18Durkheim E., De la division du travail social, (1893, deuxième édition : 1997), cité in 8e édition, Paris, PUF, Coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1967. La dernière sociologie de Pierre Bourdieu à partir de la fin des années 1990 va dans le même sens, celui de faire du savant un intellectuel collectif engagé dans le monde, contribuant à agir par la diffusion de ses conclusions auprès des agents sociaux qui sont soumis à des mécanismes de domination notamment symboliques les empêchant de lutter pour améliorer leur condition19Bourdieu P., « Pour un savoir engagé », Le Monde Diplomatique, février 2002..
Cependant il n’y pas que chez les auteurs constructivistes que les attributions du concept dépassent celles, cognitives, d’exploration des mondes sociaux. Chez les empiristes inductivistes affirmés, comme par exemple les tenants de la théorie ancrée (Grounded Theory) la production du concept est indistinctement savante et empirique. Deux types de catégories analytiques, ou de concepts, sont distingués : « les « substantive » concepts, qui rendent compte de mécanismes propres à un champ particulier d’analyse, et les « formal » concepts, dont la signification théorique est transversale à plusieurs domaines »20Dubar C., Demazière D., « E. C. Hughes, initiateur et précurseur critique de la Grounded Theory », Sociétés contemporaines, vol. 27, n° 27, 1997.. Les travaux de ce courant portant notamment sur les institutions sanitaires et sociales sont devenus depuis les années 1960 la base de recherches, dites d’intervention sociale, des professionnels de ces secteurs.

II. Des bonnes à tout faire très actives

Ainsi chez les sociologues constructivistes comme chez les empiristes, les concepts ne sont jamais uniquement des dispositifs de savoir. Ils constituent dans le même temps des dispositifs de pouvoir. Scientifique d’abord, dans le domaine académique pour ceux qui les portent. Politique ensuite en ce que ces théories sont le reflet et en même temps ont vocation à façonner les dispositifs d’action, d’intervention et sinon d’organisation du réel étudié, du moins de prévision de ses transformations. La production d’une théorie de la société à partir de concepts abstraits de la réalité sociale conduit à créer un clivage entre les observés et les observateurs, entre ceux qui la subissent et ceux qui la (re)créent, entre l’objet et le sujet du savoir, les ignorants et les savants. Ces derniers se posent au préalable en « sujets supposés savoir » vis-à-vis des acteurs sociaux et politiques qu’ils observent, en ce qu’il se proposent d’expliquer, en se passant pour ce faire de ce que ces derniers en disent, la rationalité ou l’irrationnalité de leurs conduites.

A.    De zélés serviteurs d’un agir communicationnel savant

Aux fonctions d’investigation savante, s’ajoutent donc les fonctions politiques (de politique des sciences d’abord, de politique tout court ensuite) et de communication, c’est-à-dire de transmission hors de la sphère académique. Les attributions des concepts sont non seulement variables dans le processus cognitif mais également labiles. Car conceptualiser en sciences sociales c’est toujours produire un énoncé socialement et politiquement acceptable pour la sphère académique d’abord, ce qui nécessite qu’il relève d’une épistémè commune à un ensemble de chercheurs reconnus, puis de le diffuser dans la sphère publique ensuite. Il s’agit alors de construire un agir communicationnel partagé par les acteurs, qui se fonderont sur cette abstraction du réel et les résultats qu’elle a permis de produire. Cet agir savant se fonde à la fois sur une rationalité de l’activité de conceptualisation cognitive-instrumentale « orientée vers le succès » et sur une rationalité communicationnelle « orientée vers l’intercompréhension ». « La rationalité cognitive-instrumentale se limite à rendre discutable les états de chose du monde objectif. Agir rationnellement signifie alors employer rationnellement des moyens déterminés en vue d’un objectif déterminé. Habermas estime cependant que la réalité n’est objective que lorsqu’elle est acceptée comme telle à l’intérieur d’une communauté d’acteurs communicationnels en relation »21Deflem M., « La notion de droit dans la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas », in Déviance et société, vol. 18, n° 1, 1994, p. 96..
Cela veut dire que la conceptualisation est aussi production d’un discours transposable dans une arène ou un forum public et participe volens nolens à la production des énoncés légitimes pour dire les problèmes publics dans une perspective pragmatique. « Au regard de toute cette discussion, la connaissance est communication aussi bien que compréhension (…) La consignation des faits et la communication sont indispensables à la connaissance. La connaissance enfermée dans une conscience privée est un mythe, et la connaissance des phénomènes sociaux dépend tout particulièrement de sa dissémination, car ce n’est qu’en étant distribuée qu’une telle connaissance peut être obtenue ou mise à l’épreuve. Un fait concernant la vie communautaire qui n’est pas répandu de sorte à être une possession commune est une contradiction dans les termes »22Dewey J., Le public et ses problèmes [1927], Traduction Joëlle Zask, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, cité in Zask J., « Extraits de The Public and its Problems (1927) », Hermès, 2001, p. 87.. Dans cette ligne la diffusion et la vulgarisation des concepts auprès des électeurs et des décideurs politiques est indissociable de leur production. L’engagement sociologique dans la théorie est aussi production d’outils critiques qui constituent la base potentielle d’alternatives aux politiques publiques menées. Sur quelle base et par quels mécanismes cette création de concepts, éléments potentiels d’un agir politique partagé (entre les savants qui vulgarisent leur savoir en expertise appliquant leurs concepts à une réalité socio-politique donnée pour proposer des solutions empiriques et les acteurs publics ou professionnels du domaine) opère-t-elle ?
La question se pose également de savoir selon quelle vision de la communauté et de la cohérence ces concepts sont construits. Pour reprendre les termes et l’approche de Bourdieu, le champ savant de production des concepts et théories sociologiques du social est forcément hiérarchisé (champ de forces) et en tension (champ de luttes) entre les agents occupant les positions dominantes dont les prises de positions théoriques sont centrales et les concepts éminents et les agents dominés dont les concepts sont critiques et critiqués. Soit les seconds cherchent à entrer dans le champ académique ce qui les conduit à utiliser les concepts et les théories dominantes dans la discipline académique concernée et donc à renforcer la validité des théories centrales soit ils doivent renoncer à entrer dans le champ s’ils entendent amener leurs propres outils et notions et que leur usage n’est pas validé par les agents scientifiquement dominants. Ils peuvent enfin tenter de mobiliser les ressources discursives des notions issues des jargons des champs de l’action ou de l’expertise publiques, ou essayer de les importer dans le champ académique pour y prendre position et tenter d’y devenir légitimes à proposer à leur tour des concepts opératoires du double point de vue cognitif et communicationnel.
Les deux premières stratégies correspondent à la perspective dégagée naguère par Bourdieu : « Tout champ, le champ scientifique par exemple, est un champ de forces et un champ de luttes pour conserver ou transformer ce champ de forces. On peut dans un premier temps décrire un espace scientifique ou un espace religieux comme un monde physique, comportant des rapports de force, des rapports de domination. Les agents, par exemple les firmes dans le cas du champ économique, créent l’espace et l’espace n’existe en quelque sorte que par les agents et les relations objectives entre les agents qui s’y trouvent. Une grande firme déforme tout l’espace économique, lui conférant une certaine structure. Dans le champ scientifique, Einstein, telle une grande firme, a déformé tout l’espace autour de lui. Cette métaphore einsteinienne à propos d’Einstein signifie qu’il n’y a pas de physicien, petit ou grand, à Brioude ou à Harvard, qui (en dehors de tout contact direct, de toute interaction) n’ait été touché, bousculé, marginalisé, par l’intervention d’Einstein, de même qu’une grande firme qui abaisse ses prix rejette hors du champ économique toute une population de petits entrepreneurs »23Bourdieu P., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Versailles, INRA Éditions, coll : « Sciences en question », 1997, p. 17..

B.    Une domotique conceptuelle ?

La prise en compte de ces paramètres académiques et politiques de la production scientifique conduit à s’interroger sur les conditions de possibilités en sciences sociales d’une construction conceptuelle qui romprait tout à la fois avec le sens commun et les jargons techniques des techniciens de la transformation de la société comme avec les concepts savants dominants pour renouveler les outils d’appréhension d’une réalité sociale en transformation permanente. Car les concepts sociologiques sont non seulement outils de savoir et de communication vers la sphère publique, tout particulièrement en sociologie de l’action publique, mais également de légitimation des processus et des jargons utilisés par les acteurs politiques et sociaux.
Pour n’en prendre qu’un exemple on évoquera le concept d’intégration, en vogue dans pays de la zone euro depuis les années 1980, omniprésent dans le langage des fonctionnaires communautaires ou nationaux et les jugements de la Cour de justice de l’Union Européenne comme dans celui des sociologues ou théoriciens politiques qui s’interrogent sur les mutations de la démocratie. Les politiques dites d’intégration sociale des nouveaux arrivants ou des pauvres s’appuient sur des mécanismes juridiques, urbanistiques, éducatifs, etc., de séparation ou d’insertion ségrégative reposant sur des dispositifs de non discrimination, de discriminations positives ou d’intervention sociale ciblée. Ces derniers sont légitimés d’un point de vue expert par des théories de l’intégration – véhiculées par des agences para-publiques tel le haut comité à l’intégration en France ou le haut commissariat aux réfugiés en Europe. Ces organismes recourent à l’expertise d’acteurs de terrain comme à celles de savants. Ils agencent la notion d’intégration présentée comme un processus graduel et lent dont l’aboutissement qui peut être l’acquisition d’un titre de séjour régulier, de la nationalité ou de la réinsertion sociale avec sortie des dispositifs d’assistance. Dans le même temps l’intégration est également envisagée comme un horizon d’attente politique dans les démocraties occidentales et comme une condition d’accès aux droits.
Ainsi, dans le cas français, l’acquisition d’un titre de séjour régulier ou la naturalisation, qui scelle le passage de la condition de demandeurs à celle de sujets de droits individuels pléniers et donc de citoyens, reposent sur la démonstration par l’objet du dispositif de son auto-assujettissement manifeste à des critères vestimentaires, alimentaires, résidentiels, religieux et culturels témoignant de son « assimilation » plus ou moins complète, i.e en France de son invisibilité dans l’espace public.
Les théories de l’intégration-inclusion décrivent, expliquent et justifient avec des notions qui sont de pures métaphores, telle celle digestive de l’assimilation ou agricole de l’hybridation, les politiques du même nom mises en place par les États.
Elles légitiment les programmes propres à réaliser ce que les politiques publiques entendent faire des étrangers, à savoir les fondre dans la nation, faisant de ces notions opérationnalisées dans des dispositifs d’intervention publique des concepts visant à rendre acceptables les objectifs politiques affichés selon un processus totalement circulaire. La conceptualisation ascendante, de la pratique vers la théorie, sert à légitimer des dispositifs d’action et les jargons experts dans lesquelles ceux-ci sont énoncés. Elle est articulée à une conceptualisation descendante où l’opérationnalisation des catégories sert de test et d’épreuve de vérité de la pertinence descriptive, classificatoire, analytique et synthétique du concept. Ce mouvement inverse de conceptualisation descendante qui va de la théorie sociologique vers la pratique politique, est soit (mais cela est rare) enclenché de novo soit une fois que ces notions issues des jargons techniques de l’action sociale, décrivant les effets concrets de cette action et les impasses de celles-ci, ont reçu l’onction des détenteurs des positions dominantes relatives à ce sous-objet dans le champ académique. Si l’on ne nomme pas « désintégration sociale » dans le jargon sociologique de même que dans le jargon expert des politiques sociales, mais exclusion, défaut d’intégration, fracture, rupture du lien social, désaffiliation, etc., en usant d’euphémismes, de litotes, de périphrases et de terme ambigus et à double sens, c’est qu’une responsabilité est implicitement ou explicitement imputée aux cibles de ces politiques dans ces échecs du processus d’intégration. Leur est reproché sans que cela soit formulé dans les États-Providence contemporain le manque de volonté individuelle de s’en sortir.
Dans ce cas la théorie sociale se situe au carrefour du savant et du politique, du discours scientifique et expert et contribue à véhiculer une représentation implicite positive des actions de l’État et négative de ceux qui en sont l’objet du fait même de ne pas renoncer au champ sémantique politisé de l’intégration et de l’exclusion.
Les jargons savants de la désaffiliation, de la disqualification, de l’exclusion sont ensuite réopérationnalisés dans l’action par les experts issus tant du monde scientifique que de l’action sociale tandis que ceux, techniques, des institutions européennes et grandes organisations de l’(in)employabilité, de l’activation, de la flexisécurité sont récupérés dans les champs experts et académiques de l’économie ou de la sociologie du travail. Dans les deux cas, ces concepts au service de l’action ne permettent pas que de communiquer entre champ savant et champ politique, ni simplement de vulgariser les formes de l’action publique entreprise auprès du plus grand nombre et des électeurs eux-mêmes de manière à leur rendre compte des options politiques choisies. Ils sont performatifs et constituent des instruments d’intervention politique à part entière. Déclinés sous formes d’indicateurs, par exemple d’inclusion, d’activation, de développement humain, les concepts des théories l’intégration deviennent outils concrets de la sélection des cibles et de définition des formes et de la quantité de l’aide sociale à leur attribuer.
Ces processus d’opérationnalisation politique des concepts ont quelque chose à voir avec ceux de normalisation juridique (au sens de production de normativité), celle-ci procédant par création de concepts abstraits par la doctrine et injectés dans de nouvelles lois. Une fois que la doctrine a permis d’abstraire les critères généraux de définition et de typologisation des catégories de la jurisprudence en regroupant sous un même concept les cas semblables comme autant de variations d’une même norme et de repérer les exceptions qui transforme celle-ci, il est alors loisible pour les parlements de légiférer pour produire le cas échéant (par exemple si la jurisprudence s’est retournée) une nouvelle règle. Mais s’opère cette normalisation juridique, au moins formellement, de façon plus démocratique du fait de la production législative par les représentants des normes centrales de cohésion qui dépossède juges et juristes, savants ou praticiens, de la fonction, politique, de production du droit commun.
Ce qui est notable dans les processus que nous venons de décrire à propos des sciences sociales c’est que la transmission des concepts du champ savant au champ politique est circulaire. Cela contribue à renforcer les théories spontanées du social (celle par exemple de la société démocratique comme construction d’un espace homogène, harmonisé et intégré toujours en train de se faire) communes aux experts, aux acteurs de terrain et à la fraction dominante du monde académique qui légitime ces théories de sens commun. Cette circularité fait que la question de savoir quel mécanisme entre l’abstraction et l’application est premier est vaine. Une véritable rupture épistémologique consistera à l’ignorer pour considérer de façon identique les occurrences pratiques, expertes ou savantes des concepts et les analyser comme énoncés de même nature.

III. Une servilité contagieuse

Ainsi les concepts sociologiques font parfois tout à la fois en servant à penser, communiquer et agir. Se pose alors le problème de leur origine et de la méthode à adopter pour reconstituer leur généalogie et les formes d’échange des critères de définition entre différentes disciplines.

   A.    Les bons et loyaux services de l’étymologie

Toute une série de concepts sont ancrés par leurs promoteurs dans leur étymologie, aux fins de leur donner des lettres de noblesse de généralité, de prévisibilité et d’asseoir leur possibilité d’abstraction ou de figuration comme un tout d’une réalité sociale morcelée, sur la base de cette polysémie. Cette réinvention étymologique vise à leur conférer une capacité de saisie synthétique et englobante de processus sociaux discrets i.e. discontinus et épars.
Le retour à l’étymologie fait alors office de production d’un sens savant. La notion est redéfinie à partir de l’image initialement associée au sens commun premier du terme et à la représentation – but – « le terme signale pour Freud que les associations obéissent à une certaine finalité. Finalité manifeste dans le cas d’une pensée attentive, discriminative où la sélection est assurée par la représentation du but poursuivi »24Laplanche J., Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, (1967), cité in 11e édition, Paris, PUF, 1992, p. 416., qui est tantôt de choses (« image visuelle ou auditive correspondant à une action ou un événement concret »25Ibid., p. 417.) et tantôt de mots ou les deux à la fois. Le concept reconstruit à partir de ces images et de ces représentations appuyée sur l’étymologie comprend des éléments implicites qui font de ces notions éponges26Thomas H., « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. … », Esquisses, Recueil Alexandries, janvier 2008, http://www.reseau-terra.eu/article697.html. de ces « images premières », des images-écran amenant avec elles « les dangers des métaphores immédiates pour la formation de l’esprit scientifique », à savoir « qu’elles ne sont pas toujours des images qui passent ; elles poussent à une pensée autonome ; elles tendent à se compléter, à s’achever dans le règne de l’image »27Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, (1938), Paris, Vrin, 2004, p. 99.. Se mêlent alors des significations explicites et implicites véhiculées par ces images qui s’agrègent au concept. Par images-écran on entend, à l’instar des souvenirs-écrans mis en évidence par Freud à propos des mécanismes de l’amnésie infantile, « des faits importants qui ne sont pas retenus alors que sont conservés des [éléments] apparemment insignifiants. Phénoménologiquement, certains de ces [éléments] se présentent avec une netteté et une insistance exceptionnelles contrastant avec le manque d’intérêt et l’innocence de leur contenu… »28Laplanche J., Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit..
Ainsi des concepts de vulnérabilité sociale, de fragilité et de précarité. Dans le cas du premier, la racine latine (vulnus : la blessure) et l’étymologie sont convoquée par sociologues et psychologues et l’image associée est celle de la faiblesse, de la fragilité aux chocs et aux aléas. La notion de vulnérabilité est, sur le modèle de la gériatrie, prise au pied de la métaphore : il s’agit de repérer « le talon d’Achille » des personnalités qui sont alors considérées non seulement comme à risque socioéconomiquement mais comme constitutionnellement fragiles et pour certaines de façon héréditaire29Thomas H., « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. … », art. cit.. Vulnérable celui qui est susceptible d’être blessé car il est mortel, a déjà été atteint ou est faible physiquement, économiquement ou moralement.
De même pour la notion connexe et connectée de fragilité (sociale ou de santé), « les significations que les médecins ont donné au terme de fragilité sont tirées du langage ordinaire : i.e. ce qui peut être brisé ou détruit facilement est susceptible de s’affaiblir ou mourir rapidement, sujet aux maladies ou aux infirmités ; manquant de force ou d’endurance ; délicat, anémié, fluet, menu ou frêle. Le choix initial du terme procède ainsi d’une reprise du sens propre et imagé et renvoie d’une part à la fragilité des objets, des os, et… de la vie humaine… et résulte d’autre part d’une transposition du sens physiologique de « constitution » ou de santé fragile, de l’enfant chétif au vieillard usé. Dans les deux cas les représentations de choses et de mots s’articulent pour agglomérer des images qui renvoient à la faiblesse des individus ainsi qualifiés.
À l’inverse dans le concept de précarité sociale l’étymologie latine renvoyant à une signification religieuse est convoquée implicitement dans la définition qui fait du précaire un suppliant puis un bénéficiaire de l’aide publique. En revanche le sens que prennent ces termes symétriques de precarium et beneficium dans le droit romain de concession de la jouissance d’un bien sans contrepartie réversible à tout moment dans la société féodale est oblitéré. L’étymologie conduit à produire une image-écran qui dissimule derrière l’origine religieuse ce sens juridique premier associant l’aide aux pauvres à la charité chrétienne. Car la littérature des sciences sociales ne reprend que ce sens « d’obtenu par la prière » faisant des précaires non seulement des dépendants de la bonne volonté de patrons inconstants mais surtout des quémandeurs de la compassion et de la solidarité de leurs concitoyens.
Pourtant ce sens religieux est incertain, ainsi qu’y insiste Marc Bloch dans La société féodale30Bloch M., La société féodale, (1939), cité in édition Albin Michel, Paris, Coll. « L’évolution de l’Humanité », 1982, p. 162., tout comme la terminologie du precarium substituée à son double celui de beneficium, après que « les deux termes ont été d’abord à peu près indifféremment usités » dans le droit féodal, « à propos des concessions foncières associés à l’usage du patronat puisqu’ils faisaient dépendre du maître l’entretien du protégé »31Ibidem.. Malgré cela la racine latine de l’adjectif « obtenu par la prière », est pointée dans tous les dictionnaires, y compris ceux de droit, qui reprennent cependant principalement l’acception du droit romain posant que « la détention de la chose est fondée sur une tolérance (à titre de service gratuit) résiliable à la première demande du propriétaire »32Cornu G., Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 7e édition, 2005, p. 690., présente par exemple dans l’article 490-2 du Code civil qui concerne la jouissance des biens de personnes dont les « facultés mentales sont altérées par une maladie, une infirmité ou un affaiblissement dû à l’âge ». À partir de là ce n’est que par extension que le terme désigne une « détention dénuée de tout fondement juridique » et une occupation « sans droit ni titre ». À cette acception juridique dérivée, également omniprésente dans la définition de la précarité, s’associent les images contemporaines de surendettés expulsés ou mal logés qui deviennent squatters de leur résidence ou se retrouvent à la rue. L’historien Marc Bloch à propos de l’institution gauloise puis médiévale du precarium fait remarquer que « cette terminologie, comme il va de soi pour des institutions en marge de la légalité, était assez flottante »33Bloch M., La société féodale, op. cit., p. 346.. « L’oubli de cette dimension vassalique et clientéliste du précaire dans les tentatives contemporaines de légitimation du mot par les sociologues est très problématique en ce qu’il donne à la connotation religieuse de suppliants une part majeure dans la caractérisation de l’état de précarité sociale et économique, contradictoire avec la conception démocratique « laïque » de la solidarité nationale »34Thomas H., Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, coll. « Terra », 2010, p. 40..

     B.    Des soubrettes amnésiques

Cet oubli de certains des usages successifs du mot n’est pas indifférent, loin de là. Si l’on fait l’anamnèse des sens cachés par le concept-écran et qu’on met au jour les inférences de ces supposés sens premiers sur l’analyse sociologique de la pauvreté dans les démocraties sociales, l’on s’aperçoit que l’« image première », contraire au modèle républicain, n’est pas celle d’ayant-droit de la solidarité mais de personne en dette avec la nation avant même qu’elle n’en obtienne de l’aide. Cet implicite dissimulé dans le concept va avoir un effet sur le travail empirique d’observation des pratiques de demande et d’attribution de l’aide et des minima sociaux ainsi que du fonctionnement des dispositifs d’assistance. Pour les dits précaires la légitimité à obtenir ce qu’ils demandent est implicitement questionnée par le nom qu’on leur donne. Il va conditionner les nomenclatures et les sous-catégories de populations susceptibles d’accéder à l’aide de l’État donc les typologies empiriques des experts et des acteurs sociaux ainsi que les typologies sociologiques de la pauvreté qui vont classer les précaires et exclus en fonction du degré de conformité à cette image-écran invisible du bon pauvre, suppliant, redevable et reconnaissant.
Dans ces trois exemples, les théoriciens de la question sociale, oublieux d’une partie de la généalogie des concepts dont ils usent, les ancrent dans leur étymologie. Ils absorbent tous les sens sans parvenir à se défaire des sens experts et communs ni que soient mis à jour et au jour les connotations et dénotations, les clichés qu’ils véhiculent et les représentations de chose et de mots qui les hantent.
Les concepts des sciences sociales sont de surcroît sujets à la contamination linguistique des jargons savants et experts des sciences de la terre et de la vie. Cette contagion semble plus marquée en sciences sociales qu’en droit où le double mouvement, en circuit fermé, de la jurisprudence à la doctrine et des concepts aux règles de droit, isole, selon le vœu de Kelsen, les règles juridiques des règles sociales et morales, protégeant les concepts juridiques fondamentaux de l’inoculation insensible des acceptions du sens commun. Le clivage entre sciences sociales et sciences de la vie fut peu marqué dans le courant de l’Année sociologique, Durkheim voulant appuyer la validité de la nouvelle discipline sur celle de la médecine expérimentale en trouvant une méthodologie analogue à celle-ci ; de même dans le courant structuro-fonctionnaliste américain et notamment chez Parsons, fasciné par la thermodynamique et la science des systèmes d’une cybernétique naissante depuis les années 1960. Cependant, à partir des années 1970, la contamination méthodologique et conceptuelle des sciences sociales par les sciences de la vie s’est accélérée ainsi que l’a mis en évidence Marshall Sahlins à propos de la sociobiologie. Ce dernier en a fait la première critique du point de vue des sciences de l’homme pointant l’idéologie sociale et les implications politiques que ce discours, qui se veut scientifique et surplombant en ce qu’il prétend englober les vues des sciences humaines et celles des sciences du vivant dans un même modèle, a sur la gestion comme sur la compréhension du fonctionnement des groupes humains, leur appliquant une visée inégalitaire et sélective. La « consilience disciplinaire » entre sciences dures et sciences sociales menace les secondes d’une perte complète d’autonomie dans leur fonction cognitive d’élaboration conceptuelle tout autant que les jargons issus de l’expertise publique de terrain.
J’en ai donné une illustration concernant le concept de résilience issu de la physique des métaux en étudiant sa circulation de la géopolitique à la géographie du développement, de la psychologie à la sociologie des catastrophes et des politiques d’aménagement et en relevant les implications tant politiques que savantes de ces transferts sur la définition de l’humain35Thomas H., Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres, op. cit.. On pourrait objecter avec Paul Ricoeur à cette dénonciation de l’idéologisation des concepts sociologiques en raison de cette contamination terminologique que les images produisent un déplacement qui est le propre du mécanisme d’abstraction, la métaphore permettant au sociologue de sortir du sens commun même au moyen de ces images composites ou triviales. « Sans doute la rigueur scientifique n’impose-t-elle pas que l’on renonce à tous les schèmes analogiques d’explication ou de compréhension comme en témoigne l’usage que la physique moderne peut faire de paradigmes – mêmes mécaniques – à des fins pédagogiques ou heuristiques : encore faut-il en user sciemment et méthodiquement »36Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le métier de sociologue…, op. cit., p. 40..
Ainsi métaphores et analogies portant le scientifique au-delà, à côté ou au dessus de son objet social le rendraient ainsi sociologique, permettant au savant de mieux rendre compte de la réalité qu’il prétend décrire et expliquer en décalant son point de vue, et en décillant son regard (theorein) en le centrant sur ce qu’il voit (thea).
Cependant « c’est seulement à condition de soumettre à l’épreuve de l’explicitation concrète les schèmes utilisés par l’explication sociologique que l’on peut éviter la contamination à laquelle reste exposés les schèmes les plus épurés toutes les fois qu’ils présentent une affinité de structure avec les schèmes communs »37Ibid..
La métaphore peut aussi emmener le concept à passer à côté de la chose quand elle se sclérose ou se nécrose selon le terme de François Affergan38Affergan F., « Textualisation et métaphorisation du discours anthropologique », Communications, n° 58, 1994, p. 3-44. à propos du concept de terrain omniprésent en anthropologie. Elle névrose le concept au sens où la conscience du savant s’obsède sur l’image-écran qui lui sert de critère manifeste de définition du concept, le message latent des éléments qui le composent disparaissant puis faisant retour sous la forme du refoulé de l’inconscient du chercheur dans son investigation. Dans tous les cas les images-écrans assiègent le concept durant sa vie, de sa définition à son opérationalisation, dans la mesure où « les processus cognitifs ne sont pas dissociables des processus psychiques conscients et surtout inconscients »39Draï R., « La notion de « chose » chez Durkheim, Husserl et Freud. À propos des deux dichotomies « faits-valeurs » et « être-devoir être » », [2009], http://raphaeldrai.wordpress.com/philosophiepsychanalyse- ethique/la-notion-de-chose-chez-durkheim-husserl-et-freud/#_ftn1. Consulté le 3 mai 2013.. Les derniers viennent rajouter les souvenirs-écrans personnels du scientifique aux images-écrans issues des clichés multiples et fragmentaires que véhiculent ces concepts éponge du fait de leur trajet métaphorique. Raphaël Drai cite l’exemple de ces « prénotions inconscientes » faisant retour avec le fait social étudié comme une chose, dérobant au chercheur l’analyse de la chose et le privant de la représentation (de chose, de mot et de but) qui lui permettait de la qualifier. « D’abord un fait, serait-il scientifiquement constitué, reste toujours un artefact parce qu’aucun « facteur », ou « effecteur », n’est totalement dépourvu de préjugés et de prénotions. On le vérifiera d’ailleurs avec Durkheim lui-même. Dans l’ensemble des Règles de la méthode sociologique celui-ci ne se départit pas de l’égalité de ton qui convient à son sujet et qui contribue à la rigueur des démonstrations qui l’éclairent et qui l’étayent. À un seul endroit ce ton se désunit, devient polémique et tourne presque à l’invective : lorsque Durkheim, croyant devoir produire un exemple particulièrement criant de prénotion, met en cause son collègue Darmesteter, spécialiste du domaine biblique et talmudique, en lui reprochant avec véhémence d’avoir prétendu que pour pénétrer dans ce domaine : « il faut avoir conservé en soi le souvenir, serait-il atténué, d’au moins un verset des psaumes »40Ibid..
Dans cette perspective qui enferme le concept entre sens commun, poncifs savants et clichés communicationnels, la catégorisation en sociologie, au sens de construction des rubriques à l’intérieur de notions rentrant sous le même concept – selon l’enchaînement hiérarchique proposé par Jean-Louis Bergel (concept/notions/ catégories), devient alors accusation, dénonciation, la catégorisation servant tout à la fois et indistinctement à désigner et à classifier (fonction cognitive) étiqueter (fonction communicationnelle) aux fins de classer (fonction socio-politique). Entre taxinomies savantes ou expertes et classements sociaux, les concepts sociologiques se déplacent alors par glissements et associations contraintes par le flux de la métaphore.
De typologiques ils deviennent alors opérationnels politiquement et socialement, créatures échappant à leurs créateurs. Pour démasquer ces notions-écrans et ainsi conduire droitement leur raison en évitant de se retrouver pris, à leur corps défendant, dans ce dispositif mixte de savoir-communication-pouvoir dont ils sont les effecteurs, les savants des sciences sociales devraient peut-être – simple conseil d’orientation… – apprendre à se passer de ces concepts à tout faire qui les transforment en auxiliaires de police de la pensée et de la police tout court, car « quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si l’on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police »41Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », (1956), Revue de métaphysique et de morale, 1958, n° 1, p. 12-25, http://cahiers.kingston.ac.uk/vol02/cpa2.1.canguilhem.html..

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