Droit de la globalisation, globalisation du droit et professions juridiques
Jean-Yves CHÉROT
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Paul Cézanne Laboratoire de théorie du droit
Introduction
Le développement intense des relations et des situations transnationales prend des formes très diverses. Si elles se matérialisent au premier regard dans des déplacements physiques des personnes, des marchandises, des capitaux et des investissements par delà les frontières politiques, les relations et situations transnationales s’expriment encore plus largement dans les effets extraterritoriaux des décisions collectives et individuelles du fait d’une interdépendance planétaire croissante dans un nombre toujours plus grand de domaines de la vie sociale. Les questions du climat, du développement, des crises financières et économiques, du terrorisme, de l’immigration révèlent les fortes externalités des décisions publiques et privées.
L’importance du phénomène peut nous conduire à faire des distinctions, et notamment, comme le propose Jean-Louis Bergel, la distinction entre la « globalisation » qui serait une interprétation idéologique de la mondialisation dans des termes économiques, privilégiant l’efficacité et la compétition et la « mondialisation » qui serait de son côté la manifestation du phénomène d’interdépendance plus large et plus forte entre les hommes et appelant à une réflexion nouvelle sur la justice.
La mondialisation des échanges et l’interdépendance des enjeux rendent nécessaire la maîtrise juridique des relations et situations transnationales. Nous avons donc le développement d’un droit de la globalisation et de la mondialisation, lui-même en relation étroite avec le développement de la globalisation du droit1Sur la distinction entre globalisation du droit, dans le droit et par le droit et leurs relations, voy., dans cette revue, Leszek Leszczynski, « Globalization in the law : Mains trends and the context of legal transplants ».. Ce dernier phénomène est complexe2Nous renvoyons ici au rapport introductif de Jean-Louis Bergel et aux contributions du Congrès qui y ont été consacrées, celles de Leszek Leszczynski, « Globalization in the law : Mains trends and the context of legal transplants » ; Marie Goré, « L’émergence d’un droit global ou transnational de bonnes pratiques communément admises ». Stéphane Beaulac, (« The rule of law, international and interlegality : what heuristic model (Thin, Thick or « à la carte ») ? ») se demande quel modèle d’État de droit les cours suprêmes nationales ont le plus de chance de pouvoir mobiliser en justifiant leur action par le recours au droit international. Elles ajoutent aux nombreuses analyses conceptuelles qui ont été publiées et auxquelles nous renvoyons aussi. Elles sont trop nombreuses pour être ici citées.. Nous ne pouvons pas en chercher ici toutes les manifestations, toutes les voies et tous les facteurs. Mais – et c’est sur ce point que l’on insistera ici – la globalisation du droit se développe en contact étroit avec la globalisation des échanges et les interdépendances au niveau mondial et en relation avec le droit de la globalisation, dans un mouvement où les professions juridiques jouent un rôle crucial et occupent une place qu’il faut mesurer.
Les travaux du Congrès ont montré combien les professions juridiques accompagnent la globalisation, ce qui se mesure particulièrement dans le développement de firmes juridiques transnationales, dans la libre circulation des professions juridiques et dans la formation des juristes, et dans le fait que les professions juridiques participent elles-mêmes à l’émergence d’un droit global (I).
Mais parce que les services que proposent les professions juridiques sont des activités économiques relevant du droit et des politiques de concurrence et des principes et des politiques de libre circulation des services et de libre établissement des professions relevant de différentes institutions européennes et internationales, on peut s’interroger sur la possibilité que, au nom de ces principes ou de ces politiques, on en vienne à remettre en cause l’organisation et les réglementations d’intérêt public qui signent la spécificité des métiers du droit. Les évolutions technologiques permettent ici comme ailleurs d’aller dans ce sens, comme le montre d’ailleurs dans certains domaines l’externalisation par les grandes firmes d’avocats d’une partie importante de leur travail. Il faut se demander dans quelle mesure les professions juridiques résistent à une certaine déréglementation et peuvent trouver les forces pour donner la meilleure interprétation, au service de l’intérêt général, de leurs traditions et des cultures juridiques locales (II).
I. Les professions juridiques accompagnent la globalisation
Malgré la diversité des professions juridiques, l’internationalisation des activités juridiques implique d’aménager les conditions de l’insertion de juristes issus de tous les pays dans l’organisation des professions juridiques. Les grandes firmes, qui permettent le développement des relations entre les divers systèmes grâce aux réseaux qu’elles forment, contribuent aux relations entre professionnels de différents pays grâce à l’insertion dans ces grands cabinets de juristes d’origines très différentes. Elles font elles-mêmes pression pour la libéralisation de l’établissement des professions juridiques et des prestations de services juridiques.
L’internationalisation des activités juridiques implique aussi que la formation des juristes implique une initiation aux systèmes étrangers ainsi qu’à des pratiques proprement internationales.
A. Les law firms, acteurs de la globalisation et porteuses du renouvellement du droit transnational
L’expansion des grands cabinets d’avocats accompagne le développement des investissements, des fusions, acquisitions, contrats commerciaux, gestion des fonds des grandes firmes transnationales dans les différentes parties de la planète. Pour les raisons expliquées par Valério Forti ces cabinets sont principalement des cabinets d’affaires nord-américains dont la taille et les chiffres d’affaires ont cru très fortement au cours de ces vingt dernières années. Leur modèle en pleine évolution, comme le rappelle encore Valério Forti, les met en mesure de faire face à la compétition considérable des services juridiques liés au commerce international dans le monde.
L’accompagnement des opérations commerciales par ces grandes firmes juridiques a permis le développement et la diffusion des normes privées, contrats types, bonnes pratiques, conditions générales et ainsi le développement d’un droit transnational, et la participation de grandes firmes juridiques, à leur place, à l’apparition de ce « droit global » dont sinon la réalité, du moins le concept est si discuté et/ou contesté.
Les grandes firmes juridiques au contact des grandes entreprises multinationales sont des relais importants de l’effectivité des bonnes pratiques et autres normes professionnelles élaborées par les professionnels pour des professionnels qui souffrent des qualités et des défauts que Marie Goré a évoqués3Dans cette livraison, Marie Goré, « L’émergence d’un droit global ou transnational de bonnes pratiques communément admises ».. S’il faut procéder comme Marie Goré le dit en ce qui les concerne à un « tri sélectif », ce « tri » peut être opéré par les professions juridiques (qui sont elles-mêmes l’objet de bonnes pratiques) et notamment par les grandes firmes juridiques internationales qui peuvent les diffuser et contribuer à en assurer l’harmonisation au risque qu’elle soit aussi une forme de « mimétisme » pratiqué « sans réflexion approfondie » et imposant des modèles venus d’ailleurs.
Les grandes firmes internationales sont elles-mêmes, en relation avec les grandes entreprises multinationales, une source d’élaboration de ces normes privées internationales. Comme l’ont dit Grégory Lewkowicz et Arnaud Van Waeyenberge4Grégory Lewkowicz et Arnaud Van Waeyenberge, « La montée en puissance des avocats et la formation d’un droit global »., les avocats se sont saisis d’une technologie normative simple et peu coûteuse qui les hisse au rang de producteurs de normes. Cette technologie, faite de contrats, de codes de conduite, de normes techniques, de mécanismes de reporting, constitue la boîte à outils qui leur permet de façonner de véritables systèmes normatifs, un travail qui permet de mettre l’accent sur le fait que de plus en plus d’acteurs sont capables de produire du droit en dehors des procédures officielles. C’est ce sur quoi a aussi insisté Valério Forti5Valério Forti, « Les cabinets d’affaires nord-américains à l’ère de la globalisation ». en présentant les grands cabinets d’avocats d’affaire nord américain comme des « géants des services juridiques, dont l’importance ne cesse d’augmenter jusqu’à leur conférer le statut de nouveaux centres de production de savoir juridique, de création de solutions, de modèles et de règles de droit ». Ce « réseau des nouveaux marchands de droit se pose en concurrence avec la jurisprudence et la doctrine pour occuper le rôle de la rôle de source d’avant-garde dans la création du droit et dans la circulation des modèles juridiques, tant au niveau national que mondial ».
L’emploi du terme de « droit global » a suscité de nombreuses réactions critiques. Pourtant l’idée d’un droit transnational est ancienne et si elle est elle-même sujette à discussion tant les significations qui lui ont été données sont diverses, elle peut recevoir une catégorisation qui permet de retrouver une signification acceptable pour l’idée de « droit global ».
Si on essaie de comprendre comment le droit peut être utilisé pour gérer les actions et les situations ou évènements qui transcendent les frontières, on peut, en empruntant les propositions analytiques de Craig Scott6Craig Scott, « Transnational Law as a Proto-Concept : Three Conceptions », German Law Journal, 2009, vol. 10, n° 7, p. 877., suivre trois pistes. Dans une première optique, on peut se contenter d’observer que les relations transfrontières ne conduisent pas nécessairement un tant soit peu à se départir de la conception traditionnelle et habituelle des sources du droit. Une des questions majeures d’une pratique transnationale du droit relève d’une approche traditionnelle des juristes dans la gestion de situations transfrontières. Elle est celle notamment de la recherche de la loi applicable aux situations transnationales et donc l’utilisation des règles étatiques de droit interne ou de droit international qui régissent cette recherche, puis la connaissance de la loi applicable, ce qui implique notamment une bonne capacité à utiliser les différents droits nationaux.
Cette première approche, assez formelle, peut être dépassée par une approche plus réaliste, si on observe que dans ce système il y a bien dans les faits des « global players » qui jouent stratégiquement, en amont, entre les lois applicables et les juridictions compétentes, décisions qui impliquent des choix dans les normes et les politiques qui seront suivies par leurs clients et plus tard par les juges, ou encore qui accommodent les règles et les décisions nationales pour qu’elles aient les plus grandes chances d’être reconnues et appliquées dans d’autres systèmes juridiques, alors que fait défaut encore très largement, dans un monde très ouvert, une harmonisation internationale des règles. Parmi ces global players, les juristes, des avocats, des procureurs, des juges, ou du moins certains d’entre eux parmi ces juristes jouent un rôle éminent.
Une dernière approche propose de voir dans le droit transnational, sinon dans sa totalité, du moins pour une partie significative des règles autonomes distinctes des règles de droit international et de droit national, peu important d’ailleurs que ces règles soient regardées comme des règles spécifiquement juridiques ou morales. Le droit transnational a des sources normatives propres. Ces règles sont pour le moins le résultat de l’émergence de l’ensemble des décisions prises par les acteurs dans la sphère transnationale, arbitres, lawyers rédacteurs de contrats types, ou juges nationaux sensibles aux exigences du commerce international. Certains des intervenants ont admis cette troisième approche à la condition qu’il soit bien dit qu’elle relève de la sociologie du droit dans le cadre duquel il est d’ailleurs assez habituel de reconnaître un certain pluralisme normatif. Cette catégorisation qui me semble vouloir conserver à tout prix, en faisant intervenir une conception d’ailleurs particulière de la sociologie du droit7Voir notamment Evelyne Serverin, « Points de vue sur le droit et processus de production des connaissances », RIEJ 2007, n° 59, p. 73., l’exclusion du concept de droit de tout ce qui ne relève pas de l’État, me paraît sujette à discussion. Ne retarde-t-elle pas l’occasion de la discussion que nous devons avoir sur le concept de droit dans le contexte de la globalisation8Voir, à paraître en 2012, sous la direction de Jean-Yves Chérot et Benoit Frydman, La science du droit dans la globalisation, Bruylant.. Est-elle propre aux pays de droit continental où l’idée de droit comme monopole de l’État reste très forte9Voir encore ici les observations de Valério Forti, contribution précitée. ?
B. L’évolution dans la formation de juristes
La mondialisation et la globalisation des relations et des situations ont nécessairement des conséquences dans la formation des juristes qui se manifestent tant dans l’obligation de réviser les cursus des facultés de droit, que dans l’importance que peuvent revêtir les développements de la mobilité étudiante dans la formation juridique. Nous n’avons pas cherché aujourd’hui à mesurer précisément ces évolutions. Mais nous en connaissons bien l’urgente nécessité pour la formation des juristes. L’obligation dans les échanges juridiques internationaux de reconnaissance mutuelle et plus largement de compréhension mutuelle entre systèmes juridiques et juristes appartenant aux différents systèmes juridiques en contact impliquent une connaissance des autres et donc un développement de la formation non seulement du droit international mais des autres systèmes juridiques, que cette formation se développe au stade de la formation initiale, ou au stade de la formation continue des magistrats ou des avocats. Tout en restant prudente dans l’analyse d’un phénomène dont la portée pratique et professionnalisante est difficile à saisir, Vivian Grosswald Curran a souligné que dans les dernières années il est devenu presque de rigueur dans quasiment toutes les facultés de droit aux États-Unis de vouloir se représenter comme étant mondialisées10Vivian Grosswald Curran, « La formation des juristes aux États-Unis ».. Les cursus sont par conséquence adaptés afin de « mieux adapter les étudiants à un droit national en voie de transnationalisation ». V. Grosswald Curran ajoute que d’importants juges tels les juges Breyer et Ginsburg de la Cour suprême conseillent aux facultés d’enseigner le droit civiliste aux étudiants pour que les avocats de demain puissent à leur tour élargir les connaissances des juges par le biais de leurs mémoires et conclusions. De nombreuses institutions font de la formation de juristes « globaux » des éléments essentiels de leur programme (à Columbia, par exemple).
Comme le fait encore observer Vivian Grosswald Curran si la menace qui pesait autrefois par rapport à une certaine hostilité envers le droit de l’autre ne guette plus l’académie de l’intérieur (elle parle ici des facultés de droit des États-Unis), le danger, « si danger il y a pour l’avenir prochain dans cette évolution, proviendrait plutôt de la transformation des cursus trop hâtive et par conséquence moins bien adaptée que désirable aux phénomènes complexes dont il s’agit ».
Ces évolutions sont souvent marquées en Europe par le fait que viennent s’ajouter aux cursus traditionnels de nouveaux enseignements, voire de nouvelles formations spécialisées au niveau du master. Nous n’avons pas pu suffisamment avancer sur cette question pour que l’on puisse ici dépasser de simples remarques. Mais il paraît nécessaire de soulever, même brièvement, certaines questions.
L’évolution de la formation des juristes à l’épreuve de la globalisation conduit nécessairement à évoquer les caractéristiques institutionnelles de l’éducation juridique auxquelles le rapport d’Angelo Dondi11voy dans cette livraison, A. Dondi, « Discordances fondamentales entre les éducations juridiques institutionnelles. Un problème d’interaction culturelle et professionnelle ». Comme le rappelle Angelo Dondi, « l’éducation juridique est et continue d’être fondamentalement caractérisée par des différenciations culturelles et structurelles vraiment profondes. Malgré l’argument courant de la globalisation, l’éducation légale semble caractérisée par ce que l’on pourrait appeler une localisation pénétrante aussi bien de traditions que d’options culturelles. La law School des États-Unis suit un modèle fondamentalement différent du modèle de la Faculté de droit en Europe continentale ». a fait si bien référence. La question de la réforme des programmes et de leur insertion dans la formation professionnelle des étudiants ne se pose certainement pas de la même façon dans les law schools des États-Unis et dans les facultés de droit de l’Europe continentale. Aux États-Unis, le caractère très fortement professionnalisant d’une formation juridique exclusivement réservée à des étudiants destinés à devenir lawyers et se plaçant à un niveau graduate, crée une situation nécessairement différente de celle que nous connaissons en France ou en Italie par exemple. Ce n’est pas par hasard si c’est aux États-Unis, dans le contexte d’une réflexion toujours renouvelée sur l’effectivité de la formation professionnelle que délivrent les law schools que sont apparus les programmes de facultés de droit plaçant la formation de juristes globaux au premier plan de leur priorité. En France et ailleurs en Europe aussi, la réforme des programmes pour une formation des juristes à la maîtrise de la globalisation et de la mondialisation pourrait en revanche être aussi l’occasion d’une profonde évolution institutionnelle des facultés de droit.
En France, un bilan devrait être fait de ce qui a été réalisé dans cette direction. La nécessité de développer dans les facultés de droit des enseignements des droits étrangers, du droit international public et privé, du droit du commerce, de la philosophie du droit (pour mieux comprendre les formes nouvelles de normativité auxquels les juristes ont recours), laisse encore ouverte la question de construire les enseignements en ne se contentant pas d’ajouter aux cursus habituels de nouvelles formations, mais en construisant la formation des juristes ou de certains d’entre eux de façon décloisonnée, les disciplines jusqu’ici soigneusement séparées cohabitant plus intensément. Il me semble qu’il faudrait également être sensible au fait que ces formations pourraient n’être destinées qu’à une partie, une petite partie même des juristes en ayant vocation à devenir elles-mêmes une partie d’un système élitiste mondial partie prenante de la gouvernance de la globalisation.
II. La globalisation des services juridiques. Vers la fin des lawyers ?
Si les professions juridiques participent à la globalisation et à la mondialisation, si elles en sont un des piliers, si les professions juridiques sont au cœur de la construction d’un droit global ou transnational, si les juristes sont de mieux en mieux formés soit dans les facultés de droit et les law school soit dans leurs firmes juridiques à l’ouverture des frontières, on peut aussi s’interroger sur l’avenir des professions juridiques telles que nous les connaissons. Les descriptions précises et précieuses qui ont été données par Hans Sonnenberger pour les avocats et les notaires en Allemagne12Hans Jürgen Sonnenberger, « Les professions juridiques en Allemagne »., par Bernard Liger et de façon comparative pour les avocats, lawyers et solicitors aux États-Unis, en France et en Angleterre13Bernard Liger, « Avocats, lawyers et sollicitors et la globalisation du droit ». et par Alain Levasseur pour les lawyers aux États-Unis14Alain Levasseur, « Les professions juridiques aux États-Unis ». montrent les évolutions et les tensions qui se créent, les préoccupations qui naissent au sein de ces professions15Selon H. J. Sonnenberger, « la question qui inquiète actuellement la Chambre fédérale des avocats concerne la possibilité de LLP d’avocats créées en Angleterre qui s’établissent en Allemagne en réclamant la liberté d’établissement sur le fondement de l’arrêt Überseering (CJCE, 5 novembre 2002, aff. C-208/00) »..
Il est intéressant de relever, c’est un point important et essentiel qui a été placé au cœur des contributions, que les « métiers » des professions juridiques sont restés marqués par les traditions et cultures juridiques nationales, un point fort du « local » dans la mondialisation. Si elles savent parfaitement s’inscrire dans un monde plus globalisé, et répondre aux besoins de plus en plus nombreux et diversifiés de leurs clients, elles le font sans que soient écartées les différences liées à leurs traditions, leurs cultures, leurs spécificités. Les professions du droit sont toujours marquées par les cultures nationales, reflets de leurs histoires séparées, comme celle du lawyer aux États-Unis, du solicitor anglais ou de l’avocat français. Cette diversité est elle-même ancrée dans des réglementations déontologiques propres liées à des fonctions et des métiers différenciés sur des bases réglementaires et non à partir de celles que le marché ferait naître. Mais cela ne va-t-il être remis en cause par la globalisation ? Les lignes sont ici encore peu discernables et notre Congrès n’a fait que les aborder sans entrer pleinement dans le sujet. Peut-être est-il trop tôt. Il n’est pas cependant interdit de lancer quelques pistes16Voy. sur ces points l’ouvrage majeur de Richard Susskind, The End of Lawyers ? Rethinking the Nature of Legal Services, OUP, 2008..
A. Transformation dans l’industrie des services juridiques
Dans la compétition entre firmes juridiques, compétition entre elles et entre les firmes d’avocats et les départements juridiques des entreprises, se révèle l’idée d’une « industrie » de services, une industrie des services juridiques qui a conduit à une profonde évolution de la structure des cabinets d’avocats internationaux où le pouvoir est de plus en plus concentré et où la diversification des tâches et des rôles sur la base d’un modèle entrepreneurial se développe17Voy la contribution, précitée, de Valério Forti, sur ce point et les observations de Bernard Liger, contribution précitée.. Dans cette industrie des services juridiques, les tâches et les missions juridiques sont découpées en divers « produits » de nature différente (rédaction de contrat, rédaction de licences, recherche juridique, établissement de bibliographies et recherche documentaire, traitement de textes, relecture et correction, révision des documents juridiques, rédaction de conclusions, gestion des comptes des clients, traitement des factures, etc.) qu’il est possible de traiter de façon séparée comme relevant de métiers différents et pour lesquels, dès lors que l’on prend conscience qu’ils n’exigent pas les mêmes ressources ni les mêmes capacités, il devient envisageable de les confier à des agents différents soit au sein de la firme (avec le développement dans les grandes firmes de différents métiers ou de différentes catégories d’associés et de collaborateurs18Voy. dans cette revue les contributions précitées de Valerio Forti, d’Alain Levasseur et de Bernard Liger.) et surtout en dehors de la firme. Il devient possible de faire appel à l’extérieur par voie d’externalisation à des nouvelles firmes produisant des services industrialisés (exclusifs de tout conseil juridique proprement dit) et travaillant soit pour les grandes firmes d’avocats soit pour les départements juridiques des entreprises.
Dans le but de générer à moindre coûts des profits toujours importants, il a fallu faire jouer une certaine externalisation par délocalisation (outsourcing) en confiant les tâches les plus routinières de ce qu’il faut bien alors appeler l’industrie » des services juridiques à des entreprises de services dans les pays émergents comme c’est le cas notamment en Inde19On estime qu’en Inde les revenus provenant des services juridiques offshore grimperont de 146 millions de dollars en 2006 à 640 millions à la fin de 2010 (voir Adam Sechooler, « Globalisation, inequality and the legal services industry », International Journal of the Legal Profession, 2008, vol. 15, n° 3, p. 237)., au Sri Lanka ou en Indonésie. Cela joue aussi bien lorsqu’il s’agit de traiter de services juridiques dans un pays où est opéré la prestation de service juridique que de façon plus générale pour réduire les coûts sur l’ensemble des services juridiques prestés par les grandes firmes du droit, ce qui est facilité par le développement d’une division du travail et par une approche du service juridique comme un produit de masse. L’outsourcing révèle le mieux, d’une certaine façon, une crise à venir peut-être des professions juridiques.
Ce mouvement est freiné naturellement par les réglementations déontologiques des lawyers (un terme que nous utilisons ici dans un sens général pour couvrir toutes les professions du droit). L’outsourcing en particulier est freiné parce que les firmes juridiques doivent respecter des obligations éthiques dans le contexte de la pratique transnationale du droit (code du Conseil des Barreaux européens, code de l’American Bar Association) qui imposent des limites. Il est impossible de faire signer les contrats par les juristes du partenaire externalisé, comme il est impossible aussi pour des raisons déontologiques de ne pas avertir le client de l’externalisation, ce qui conduit à l’impossibilité de lui facturer la prestation comme si elle avait été entièrement traitée par des associés ou des partenaires.
B. Vers la déréglementation des professions juridiques ?
Mais précisément une des questions que pose dans l’avenir la globalisation est bien celle de la tentation politique au nom du droit et la politique de concurrence, de la liberté du marché et de la libre prestation de services de faire disparaître ou d’atténuer les réglementations professionnelles traditionnelles (interdiction ou forte réglementation de la publicité, réglementation de collaboration au sein des mêmes structures professionnelles de plusieurs métiers, droits réservés, etc.) qui forment l’armature des professions juridiques et souvent l’armature de leur différenciation dans et entre les différentes nations20La question de la réglementation de la publicité fait l’objet de règles diverses. Il faut noter avec Alain Levasseur qu’aux États-Unis, la Cour suprême a déclaré contraire au 1er amendement à la Constitution la plupart des règlements des États qui interdisaient la publicité de leurs services par les lawyers (« Les professions juridiques aux États-Unis »).. Ce mouvement se heurte à ce qui est revendiqué par les professions et par certains États de façon plus ou moins forte comme des impératifs d’intérêt général (et notamment pour les avocats, la garantie de leur indépendance, garante elle-même de la bonne administration de la justice, la protection des intérêts des clients qui peuvent difficilement mesurer du fait de la dissymétrie d’information les qualités des professionnels auxquels ils doivent s’adresser, la garantie pour la société toute entière de services juridiques de qualité).
Une analyse attentive devrait être menée, tant des différences sont apparues selon les États. Comme l’a relevé Hans Jürgen Sonnenberger, ces évolutions sont parfois acceptées volontiers par les professions comme c’est le cas en Allemagne où, par exemple, la collaboration au sein d’une même structure professionnelle d’avocats et d’experts-comptables a été admise21H. J. Sonnenberger relève (contribution précitée) que « avec la spécialisation de la profession est apparu le phénomène de la mise en commun de l’activité. Les avocats à Augsbourg, pour revenir sur l’exemple cité, en grande partie ne travaillent plus isolément. Souvent on trouve des panneaux des cabinets qui comportent un grand nombre d’avocats spécialisés dans différents domaines. La loi sur les avocats va encore plus loin. Dans son § 59 a, elle permet aux avocats généraux ou spécialisés, ingénieurs-conseils en brevets, conseils fiscaux, experts-comptables, experts-comptables assermentés, allemands ou européens de s’associer pour exercer en commun leur profession dans le cadre de la compétence de chacun. Aujourd’hui, selon la combinaison des spécialités des membres associés ou employés (§ 46 de la loi sur les avocats), le client peut contracter avec une société d’avocats un seul contrat général de consultation concernant tous ses intérêts juridiques, fiscaux, comptables, matrimoniaux, successoraux etc..
On se bornera à indiquer l’important débat qui s’est noué de façon significative au sein de l’Union européenne lorsque, à partir du début de la décennie 2000, la Commission européenne a tenté d’engager, sur la base du droit et de la politique de concurrence et de la politique de libre prestation de service, ce qu’il faut bien appeler une dérèglementation des professions juridiques (à travers plus largement une déréglementation des professions libérales)22Voir notamment la communication de la Commission sur la concurrence dans le secteur des professions libérales, COM(2004) 83 final/2. Voir Catherine Prieto, « Les professions libérales sous le joug de la politique européennes de concurrence », JCP G, 2004, I. 126.. Mais la Cour de Justice de l’Union européenne a veillé à ne pas appuyer cette politique (CJCE, 19 février 2002, Wouters, C-309/99 ; 5 décembre 2006, Cipolla, C-94/04 et C-202/04 ; Grande chambre, 29 mars 2011, Commission c. Italie, C-565/08). Tout en admettant que les règles du droit de la concurrence et ou celle de la libre circulation de services trouvaient bien à s’appliquer aux réglementations des professions juridiques, elle a accepté l’idée que les éventuelles atteintes, si elles existaient, ce qu’elle n’a même pas toujours reconnu (à propos d’une réglementation imposant des tarifs maxima aux services des avocats, voir l’affaire Commission c. Italie, précitée), à la concurrence ou au principe de libre prestation de services seraient justifiées par des impératifs d’intérêt général invoqués par les États et par les professions juridiques. Dans arrêt Wouters (CJCE, 19 février 2002, C-309/99), elle juge qu’une réglementation adoptée par un ordre des avocats ne peut être considérée comme portant atteinte aux règles relatives à l’interdiction des ententes alors même qu’elle conduit à restreindre la concurrence et à faire obstacle au développement de services juridiques sur le marché, dès lors que les restrictions de concurrence sont inhérentes à la protection des obligations déontologiques des avocats qui sont elles-mêmes nécessaires à la bonne administration de la justice. Il s’agissait ici d’une interdiction faite à un avocat aux Pays-Bas d’exercer sa profession dans le cadre d’une collaboration intégrée avec des experts comptables23L’avocat doit défendre son client en toute indépendance et dans l’intérêt exclusif de celui-ci, éviter tout risque de conflit d’intérêts ainsi que respecter un strict secret professionnel. « Ces obligations déontologiques, juge la Cour, ont des implications non négligeables sur la structure du marché des services juridiques, et plus particulièrement sur les possibilités d’exercer conjointement la profession d’avocat et d’autres professions libérales actives sur ce marché. Elles imposent que l’avocat se trouve dans une situation d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, des autres opérateurs et des tiers, dont il convient qu’il ne subisse jamais l’influence. Il doit offrir, à cet égard, la garantie que toutes les initiatives qu’il prend dans un dossier le sont en considération de l’intérêt exclusif du client ». La Cour considère qu’ « il peut exister une certaine incompatibilité entre l’activité de conseil exercée par l’avocat et celle de contrôle exercée par l’expert comptable. Aux Pays-Bas, l’expert comptable exerce une mission de certification des comptes et à ce titre il procède à un examen et à un contrôle objectifs de la comptabilité de ses clients, de manière à pouvoir communiquer aux tiers intéressés son opinion personnelle quat à la fiabilité de ces données comptables. Il s’ensuit qu’il n’est pas soumis à un secret professionnel comparable à celui de l’avocat (contrairement à ce que prévoit le droit allemand). Il y a dès lors lieu de constater que la réglementation de l’ordre des avocats des pays Bas vise à assurer le respect de la déontologie de la profession d’avocat et que l’ordre néerlandais des avocats a pu considérer que l’avocat pourrait ne plus être en mesure de conseiller et de défendre son client de manière indépendante et dans le respect d’un strict secret professionnel s’il appartenait à une structure qui a également pour mission de rendre compte des résultats financiers des opérations pour lesquelles il est intervenu et de les certifier »..
Le Parlement européen a été aussi sensible à une politique de concurrence équilibrée, ce qui s’est notamment traduit dans la directive « services » de 200624Directive 2006/123 du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.. Si cette directive n’exclut pas les professions juridiques de son champ d’application (à l’exception des services fournis par les notaires et les huissiers de justice, nommés par les pouvoirs publics), elle se contente, en ce qui concerne le principe de libre établissement et pour les exigences qui peuvent concerner les professions juridiques (exigences qui imposent au prestataire d’être constitué sous une forme juridique particulière, exigences relatives à la détention du capital de la société, tarifs obligatoires que doit respecter le prestataire), de renvoyer aux principes généraux du droit de l’Union et donc à leur interprétation par la Cour de justice. La directive ne s’applique pas non plus aux exigences qui viendraient porter atteinte à la libre prestation de services et qui seraient couvertes par la directive 77/249 du 22 mars 1977 tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation des services par les avocats.