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Véronique CHAMPEIL-DESPLATS

Professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre

 

 

Résumé

Cette contribution propose d’illustrer la complexité des rapports entre le droit, science du droit et la sociologie en croisant deux textes qui ont, en France, chacun à leur époque, contribué à en structurer les représentations dominantes au sein de leur discipline respective. Du côté des juristes, il s’agit de l’article de Léon Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », publié à la Revue internationale de l’enseignement en 1889 ; du côté des sociologues, il s’agit de l’article, paru près de cent années plus tard, de Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique ». Il s’agit à partir de ces deux textes de relever les points communs mais aussi malentendus entre les champs disciplinaires pour entrevoir et suggérer des formes nouvelles d’entrecroisement.

Mots-clés

droit – science du droit – sociologie – interdisciplinarité – formalisme – Duguit – Bourdieu

Abstract

This paper illustrates the complexity of the relationship between law, the legal science and sociology by comparing two texts which, in France contributed to structuring the dominant representations of this relationship within their respective disciplines. For the jurists, it is a Léon Duguit’s article, « Le droit constitutionnel et la sociologie », published in the Revue internationale de l’enseignement in 1889. For the sociology, it is a Pierre Bourdieu’s article, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique ». Based on these two texts, the aim is to identify meeting points but also misunderstandings between the disciplinary fields in order touggest new forms of interaction.

Keywords

Law – legal science – sociology – interdisciplinarity – formalism – Duguit – Bourdieu

Introduction

Affirmer que les rapports entre les sciences du droit et la sociologie sont complexes relève du lieu commun. Mais le rappeler est aussi une façon de justifier qu’il ne saurait être ici question de s’engager dans un panorama historique exhaustif de ces rapports, à supposer que cela soit possible. On proposera donc d’aborder la question en empruntant un chemin plus inédit, c’est-à-dire en croisant la lecture de deux textes qui ont, en France, chacun à leur époque, contribué à en structurer les représentations dominantes au sein de leur discipline respective. Du côté des juristes, il s’agit de l’article de Léon Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », publié à la Revue internationale de l’enseignement en 18891L. Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », Revue internationale de l’enseignement, 1889, p. 3-24. ; du côté des sociologues, il s’agit de l’article, paru près de cent années plus tard, de Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »2P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 64, septembre 1986, p. 3-19.. L’article de Duguit permet de revenir sur ce qu’ont pu historiquement attendre de nombreux juristes français du tournant des XIXe et XXe siècles de la sociologie pour redynamiser et redéfinir leur discipline tant quant à ses méthodes que quant à son objet. L’article de Pierre Bourdieu jette les bases de la grille de lecture de la façon dont une grande partie des sociologues français contemporains appréhende le droit et les juristes, à savoir comme des experts se faisant concurrence pour asseoir l’autonomie sociale de leur activité et légitimer l’exercice de leur pouvoir symbolique.
Malgré leur distance temporelle et leur différence de perspective académique, les deux textes présentent des zones de convergence. La première tient à la représentation du droit comme une mise en forme spécifique de rapports sociaux. La deuxième réside dans la conception de la répartition du travail entre les juristes et les sociologues. Aux premiers revient l’étude sèche, pure, des formes juridiques et un travail de rationalisation du droit ; au second revient l’analyse des conditions sociales de production du droit, ses effets sociaux ou encore les modes de domination que la forme juridique et les juristes véhiculent, légitiment et contribuent à reproduire.
Mais la lecture croisée des deux textes écrits à cent ans d’intervalle met aussi en relief les incompréhensions et les décalages qui se sont amplifiés au fil du temps entre les deux champs disciplinaires. Ces derniers sont en partie liés à la tendance que montrent les deux auteurs à rabattre in fine la diversité et les tensions qui traversent l’une et l’autre discipline à l’unité, à l’homogénéité. Pour Duguit, la sociologie a vocation à régénérer la science du droit. L’auteur adopte – c’est la tendance dominante de son époque – une conception biologisante de celle-ci tout comme, corrélativement, du corps social qu’elle prend pour objet (I).

En contrepoint, chez Bourdieu, la division apparente des professions juridiques comme les rapports de force sociaux qui peuvent s’exprimer dans les sous-branches disciplinaires du droit (droit du travail, droit civil, droit pénal…) feraient le jeu des uns et des autres. En d’autres termes, les tensions et la concurrence internes font exister, légitiment et valorisent le champ juridique. Les juristes par leur habitus, la technicité de leur langage, leur rapport au pouvoir participent à l’effet de domination symbolique et de contrainte sociale produit par le droit. La charge est lourde : de science régénératrice de la science juridique, la sociologie devient une science de dévoilement des positions sociales et de pouvoir occupées par les juristes (II).
Une telle représentation mérite toutefois d’être interrogée non seulement au regard de la pluralité des usages sociaux et juridictionnels du droit, mais aussi de l’affirmation d’analyses critiques de celui-ci qui ont d’ailleurs pu se nourrir de la sociologie de Bourdieu. Faute d’être exclusivement des sociologies du champ juridique, concourent-elles nécessairement à sa légitimation ? Enfin, la consolidation institutionnelle et politique d’objets transverses (le genre, la sécurité, la santé, l’environnement, la lutte contre les discriminations, les usages sociaux et profanes du droit, la diversification des modes de normativités…), laisse entrevoir des formes nouvelles d’entrecroisement des deux champs disciplinaires (III).

I. De la sociologie comme science du droit à la sociologie du droit

La montée en puissance de la sociologie à la fin du XIXe siècle a conduit certains juristes de l’époque, en premier chef Léon Duguit, à voir dans celle-ci une voie de régénérescence de la science du droit (A). Cet engouement a été suivi de la construction de sociologies du droit plus structurées (B).

    A.   Quand la sociologie était régénérescence de la science juridique…

L’article « Le droit constitutionnel et la sociologie » publié par Duguit à la fin du XIXe siècle est caractéristique de la conception générale qu’a partagée une grande partie des juristes français de l’époque sur la façon de renouveler en profondeur la science juridique pour l’adapter, non seulement aux besoins sociaux de son époque, mais aussi aux évolutions des connaissances disciplinaires. Après avoir annoncé son objectif de hisser le cours de droit constitutionnel (mais les propos ont rapidement une portée plus large) en cours « véritablement et exclusivement scientifique »3L. Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », op. cit., p. 3. et affirmé que les facultés de droit devraient s’appeler « Faculté des sciences sociales », Duguit s’engage dans une attaque en règle de ce qu’il identifie être la méthode classique des juristes :

« Dans une école que j’appellerai l’école métaphysique, on apporte à l’étude des sciences sociales en général, du droit et du droit public en particulier, les procédés de la méthode purement déductive : on formule quelques principes a priori, qu’on dit être de droit naturel ; et on essaie de déduire logiquement toutes les conséquences de ces principes ; on dédaigne les faits, on veut les faire entrer de force dans des cadres arrêtées d’avance »4Ibid., p. 4-5..

Cette méthode est pour Duguit « déplorable », « dangereuse » : son « exagération » aurait « conduit successivement notre pays à l’immobilité théocratique et à la révolution jacobine » ; son « emploi à peu près exclusif » en France y aurait « arrêté le développement des sciences sociales »5Ibid.. Comme ce fut le cas s’agissant des sciences physiques et de la nature depuis Galilée et Bacon, c’est par le remplacement de la métaphysique par l’observation, d’un côté, et de la déduction par l’expérimentation et l’induction, de l’autre, que passera le progrès des sciences sociales. Duguit s’en réfère alors, comme nombreux de ses collègues de son époque, à Claude Bernard et au renouveau de la méthode expérimentale6Voir par exemple F. Gény, Science et technique en droit privé positif : nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, LGDJ, 1922, p. 97 ; R. Saleilles, Y a-t-il vraiment une crise de la science politique ?, Paris, Dalloz, coll. Tiré à part, 2012, p. 27.. Le programme est clair :

« N’hésitons pas, à suivre exclusivement la méthode d’observation. Étudions les faits sociaux comme le physicien et le chimiste étudient les phénomènes de la nature, comme le biologiste étudie les phénomènes de la vie ; et les sciences sociales feront bientôt de rapides progrès »7L. Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », op. cit., p. 6..

L’analogie avec la biologie est caractéristique de son temps. Duguit développe une conception biologisante des sciences sociales émergentes. Celles-ci, comme toute science « positive », nous dit Duguit de façon très comtienne8A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Paris, Vrin 1974., ont pour programme d’« observer des faits » et de « déterminer leurs rapports », leurs « lois »9Ibid., p. 6.. L’auteur est convaincu de ce que « de même qu’il y a un déterminisme physique, un déterminisme biologique, de même il doit y avoir un déterminisme social ». Les sciences sociales sont « sœurs des sciences biologiques ». Leur but est de « formuler les lois qui déterminent les faits sociaux dans leur ordre de succession et de coexistence »10Ibid., p. 7-8.. Et ces faits ont des modes d’existence non pas seulement analogues mais, plus encore, « identiques » à « des corps vivants et organisés ». Comme les êtres vivants, les « phénomènes sociaux résultent de l’influence respective » de « cellules les unes sur les autres » ; ils sont des « phénomènes vitaux » qui naissent, se développent, luttent « pour la vie », s’adaptent à leur milieu et présentent des facteurs de conservations et d’hérédité11Ibid., p. 15-16.. Une des finalités des sciences sociales est alors de « rechercher si l’on ne retrouve pas dans la société les organes essentiels des êtres vivants, et si l’on ne constate pas des catégories différentes de phénomènes, relatifs au fonctionnement de ces divers organes »12Ibid., p. 18..
Pour Duguit, la science juridique est l’une de ces sciences sociales. Plus précisément, l’auteur propose un étiquetage et un découpage particuliers des savoirs scientifiques. Il affirme, tout d’abord, que le « nom générique de sociologie » regroupe « l’ensemble des sciences sociales »13Ibid., p. 8.. Plus loin, il précise que la « sociologie » est un « terme complexe, qui désigne l’ensemble des sciences sociales spéciales » et que « le droit est une de ces sciences ». L’autre est « l’économie politique »14Ibid., p. 17.. La conclusion de l’article ramasse plus clairement le positionnement épistémologique de l’auteur, c’est-à-dire sa conception des sciences sociales, d’un côté, et leur classification de l’autre. La sociologie ne désigne « point une science unique » rappelle Duguit. L’ensemble des sciences sociales qu’elle comprend sont des « sciences positives dérivées de la biologie, reposant uniquement sur l’observation des faits et dégagées de tout principe a priori. Les deux parties principales de la sociologie sont le droit et l’économie politique », et « en outre, quelques sciences accessoires […] comme la science du langage, la science de la religion »15Ibid., p. 20..
Si l’on excepte cette classification des sciences qui reste propre à l’auteur, les grandes lignes des raisons épistémologiques qu’ont les juristes de l’époque de se tourner vers d’autres types de savoirs – dont la sociologie – pour réformer la science juridique, sont posées. D’un côté, établir « la nature sociologique du phénomène juridique »16Voir J. Chevallier, D. L oschak, Science administrative, Paris, LGDJ, 1978, p. 27 et s. doit redonner vie au droit et (ré)hausser la scientificité du savoir juridique. De l’autre, la « méthode sociologique »17M. Deslandres, « La crise de la science politique. Le problème de la méthode », RDP, 1900, p. 249-272 ; B. N. Cardozo, La nature de la décision judiciaire (1921), Paris, Dalloz, 2011, p. 54. ouvre les voies scientifiques d’une intégration du droit et de son analyse dans la réalité sociale. Une telle réorientation de la science juridique n’est pas spécifique aux auteurs français. Elle se diffuse dans de nombreux États (les États-Unis, l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie…) qui voient naître des courants pionniers de ce qui deviendra, au fil des années, la sociologie du droit.

    B.   De l’appropriation de « la » méthode sociologique à l’institutionnalisation de la sociologie du droit

Les formes de sollicitation et d’appropriation qu’opèrent les juristes de ce qui est appelée dans un premier temps « la méthode sociologique » ont toujours été hétérogènes18Voir R. Treves, La sociologie du droit, Paris, PUF, 1995 ; E. Serverin, La sociologie du droit, Paris, La Découverte, 2000..
Tout d’abord, si, pour certains, le recours à la méthode sociologique est une façon d’introduire dans l’étude du droit des exigences de neutralité axiologique et des outils typologiques, pour d’autres, au contraire, l’attrait pour la sociologie est profondément lié à la conviction que les juristes ont une mission sociale19Voir V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, collection Méthode juridique, 2016, 2e édition, p. 235 et s.. Autrement dit, les connaissances sociologiques doivent permettre aux juristes d’adapter les normes juridiques à leur contexte social, d’agir sur celui-ci et de concourir au progrès social20L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, (1901), rééd. Paris, Dalloz, 2003, p. 23 et s. ; Le droit social, le droit individuel et la transformation de l’État, Paris, Felix Alcan éditeurs, 1911, 2e édition ; R. Saleilles, « Y a-t-il une crise de la science politique ? », op. cit., p. 11 ; voir aussi R. Saleilles, « Conférence sur les rapports du droit et de la sociologie », RIE, 1904, p. 423.. Ce faisant, tout particulièrement au début du XXe siècle, nombre de juristes se servent ouvertement de la sociologie pour asseoir « scientifiquement » leurs engagements idéologiques21Voir C. Herrera, « Antiformalisme et politique dans la doctrine juridique sous la Troisième République », Mil neuf cents. Revue d’histoire intellectuelle, 2011, n° 29, p. 145-165..
Ensuite, et surtout, les degrés d’investissement de la sociologie sont très disparates, y compris parmi les juristes qui s’en prévalent le plus.
À un premier degré, la sociologie, comme les autres formes de savoirs, n’apparaît finalement être qu’une science instrumentale, auxiliaire ou encore annexe22Voir par exemple, H., L. Mazeaud, J. M azeaud, Leçons de droit civil, t. 1., Paris, Montchrestien, 1963, 3e édition, p. 39.. Elle sert, par quelques références à des données, concepts ou explications, à contextualiser des analyses qui restent centrées sur le droit positif. Il s’agira alors principalement de mettre en perspective les fonctions et effets sociaux du droit ou de telle législation spécifique, les transformations de l’usage de telle ou telle institution juridique (le mariage, le divorce) ou, encore, de prendre position sur la nécessité de leur adaptation aux évolutions sociales.

À un deuxième degré, la sociologie est approchée comme une discipline à part entière. Elle peut toutefois faire l’objet d’alliances et d’alliages interdisciplinaires divers par les juristes qui y recourent. Pour les uns, la sociologie porte à reconsidérer l’ontologie et la fonction du droit dans le monde social, mais tout en conservant une méthodologie juridique pour l’analyser. Dit plus précisément, si le regard sociologique conduit à appréhender le droit comme une mise en forme du monde social, à la rapporter aux « fins supérieures » qu’elle poursuit afin de ne plus l’étudier pour elle-même23R. Saleilles, « Y a-t-il une crise de la science politique ? », op. cit., p. 11 ; voir aussi R. Saleilles, « Conférence sur les rapports du droit et de la sociologie », op. cit., p. 423., les juristes ne peuvent entièrement déconsidérer le passage par cette mise en forme. Ils sont alors appelés à combiner la méthode sociologique d’observation des phénomènes sociaux et la méthode juridique qui permet de maîtriser le formalisme et de le faire évoluer en fonction des besoins24R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique dans l’enseignement du droit », RIE, 1891, p. 487.. Pour les autres, le recours à la sociologie est un moyen d’expliquer d’une façon estimée plus proche des déterminants « réels » que ne le propose la méthode juridique classique ou la Mechanical Jurisprudence, les processus de décision juridictionnelle. Alors que certains n’écartent pas l’idée que la structuration formaliste du raisonnement judiciaire permet de comprendre les solutions retenues25B. N. Cardozo, La nature de la décision judiciaire (1921), op. cit. ; A. Ross, On Law and Justice, London, Stevens and Sons Limited, 1958, p. 72., d’autres, plus radicalement, estiment que cette structuration n’est qu’une justification a posteriori d’une décision prise sans tout autre ordre de considération. La tâche du juriste serait alors d’établir et d’analyser l’influence des facteurs sociologiques, psychologiques ou moraux qui déterminent les décisions juridictionnelles ou administratives et de prêter attention aux interactions entre les normes juridiques produites et les normes sociales26K. N. Llewellyn, Jurisprudence. Realism in Theory and Practice, Chicago University Press, 1962 ; J. Frank, Law and the modern mind (1930), Routledge, 2009 ; J. Frank, Courts on trial (1949), Princeton University Press, 1973..
Enfin, à un dernier degré, l’attention portée à la sociologie par les juristes a pu conduire à l’édification de la sociologie du droit en tant que discipline à part entière, distincte des autres savoirs constitués sur le droit tels que la dogmatique juridique, la théorie ou la philosophie du droit. Bien que les orientations théoriques au sein de cette sociologie du droit soient variées (sociologie marxiste, wébérienne, durkheimienne, bourdieusienne, systémique, institutionnelle…), les auteurs ont pour point commun de vouloir rompre avec le formalisme qu’ils attribuent à la science juridique classique. Le premier point de rupture est ontologique. Les sociologues du droit considèrent le droit comme un fait ou un phénomène social et non comme une essence ou une idée détachée de monde physique. Le deuxième point de rupture porte sur l’objet de la discipline. Les sociologues du droit ont pour programme de dépasser l’étude des sources formelles du droit pour s’intéresser, selon les auteurs, aux « effets sociaux concrets des institutions et des doctrines juridiques », aux « moyens pour rendre effectivement opératoires les normes juridiques », aux activités préparatoires de la législation, à l’histoire sociologique du droit ou, encore, aux facteurs sociaux déterminants les décisions juridictionnelles27R. Pound, Interpretation of legal history, (1923), Michigan, W. Gaunt & Sons, 1986, cité in R. Treves, Sociologie du droit, op. cit., p. 123.. Un troisième point de rupture est relatif aux méthodes. Les sociologues du droit entendent s’écarter de la méthode déductive opérée à partir de propositions générales pour procéder à des observations, des inductions, des typologies, des enquêtes de terrain, des questionnaires… Se dessine dès lors une division nette du travail entre la science juridique classique et la sociologie du droit : à la science juridique, l’analyse logico-déductive et formelle des normes et d’un « devoir-être idéal »28M. Weber, Économie et société (1922), Paris, Plon, 1971, p. 321. ; à la sociologie du droit, la compréhension « des comportements, c’est-à-dire l’agir des hommes rapportés aux normes et les représentations que l’homme se fait de celles-ci »29R. Treves, Sociologie du droit, op. cit., p. 133. Voir aussi J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Armand Colin, 1972. J. Carbonnier, La sociologie juridique, Paris, PUF, Quadrige 2004..

II. Reflux

Si la nouvelle division du travail qui se dessine est le signe du basculement de certains juristes vers la sociologie et d’une tentative de redéfinition des frontières disciplinaires, elle a aussi pour effet boomerang de les rigidifier : soit on traverse le miroir, soit on ne le traverse pas. Après la Seconde guerre mondiale, en France (ce qui est moins vrai ailleurs, notamment aux États-Unis, au Brésil, en Allemagne ou en Italie30Voir Y. Ganne, L’ouverture du droit aux sciences sociales¸ Université de Strasbourg, thèse soutenue le 5 juillet 2019.), le nombre de juristes de formation se tournant vers la sociologie se raréfie en même temps que ceux qui s’y risquent se trouvent marginalisés, parfois moqués : Jean Carbonnier n’a pas (eu) que des admirateurs ni parmi les juristes, ni parmi les sociologues (A). Car, parallèlement, la majeure partie des sociologues de métier font du droit un objet d’étude contingent. Et lorsqu’ils s’y intéressent, c’est pour mettre en évidence l’instrument de domination qu’il constitue ou faire ressortir les voies par lesquelles les juristes établissent la nécessité de leur existence dans le monde social et la légitimé de l’exercice de leur pouvoir symbolique. Le texte de Pierre Bourdieu, La force du droit, publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales en septembre 1986 en est emblématique (B).

    A.   Côté juristes : repli et réaction disciplinaire

Du côté des juristes, l’ouverture à la sociologie est restée à géométrie variable. Comme le rappelle Madeleine Grawitz, même durant la période la plus propice, les juristes français adoptent deux types d’attitude vis-à-vis de la sociologie. Selon l’auteure :

« Si les juristes de droit public (Duguit, Hauriou) se montraient sensibles aux objectifs et aux méthodes de la sociologie (ils assistaient aux cours de Durkheim à la faculté de droit de Bordeaux), il n’en allait pas de même pour les juristes de droit privé. Pour ces derniers, la compréhension des rapports droit/société devait naître de l’étude même du droit, et plus précisément de la jurisprudence. À la sociologie était abandonné l’“extérieur” du droit, selon une démarche qui tendait à séparer l’étude du droit positif de celle des phénomènes juridiques »31M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Dalloz, 2001, p. 168..

Avec le recul, il n’est pas certain que la frontière de démarcation publiciste/privatiste soit la plus juste pour cartographier les attitudes de repli. Nombreux civilistes, travaillistes, commercialistes ou pénalistes se sont davantage ouverts à la sociologie que des administrativistes et constitutionnalistes de leur époque. En revanche, il n’est pas contestable que, parmi ceux mêmes qui ont un temps entendu inscrire le droit et son étude dans la réalité sociale, certains ont fini par prendre leur distance avec un savoir finalement considéré comme insuffisamment consolidé32Voir M. Deslandres, « La crise de la science politique », RDP, 1900, p. 249-272., voire comme un facteur de dissolution de toute spécificité de la science juridique. C’est le cas en France de François Gény ou aux États-Unis, du père de la Sociological Jurisprudence, Roscoe Pound33Voir C. Jamin, P Jestaz, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, p. 166 ; p. 277 ; p. 282..
À cela s’ajoute le fait que l’ouverture disciplinaire prônée par les uns a fait l’objet d’une réaction positiviste qui, prenant au sérieux la distinction du travail entre juristes et sociologues dessinées par Max Weber, ont revendiqué l’étude des structures et des formes juridiques pour affirmer l’autonomie de leur discipline. Hans Kelsen exprime au mieux cet enjeu. Pour l’auteur, « l’objet de la science du droit est le droit »34H. Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 1 et p. 95. et celle-ci a pour but de « comprendre son “objet juridiquement”, c’est-à-dire du point de vue du droit »35Ibid., p. 95.. Il s’agit pour lui de forger une science « consciente de son individualité »36Ibid., p. XVII et s. qui écarte de son champ d’analyse les faits et les comportements sociaux ou psychologiques tant que ces derniers n’ont pas fait l’objet d’une mise en forme juridique, autrement dit tant qu’ils n’apparaissent pas comme un « contenu de norme juridique »37Ibid., p. 95.. Kelsen défend donc lui aussi « une division rigide du travail entre les juristes et les sociologues »38N. Bobb io, De la structure à la fonction, Paris, Dalloz, 2012, p. 90. Voir aussi R. Treves, « Kelsen et la sociologie du droit », Droit et Société, n° 1, 1985, p. 15.. Comme l’explique Norberto Bobbio, qui reprend à son compte cette approche, aux sociologues l’analyse de la réalité sociale, de la fonction et des effets sociaux du droit ou encore des comportements liés à la règle de droit et, partant, les réponses à la question « à quoi sert le droit ? » ; aux juristes l’étude de « l’identification, l’interprétation, la manipulation, la conciliation, l’ordonnancement systématique, la déduction jusqu’à la véritable invention des règles d’un système » juridique39N. Bobb io, De la structure à la fonction, op. cit., p. 86., autrement dit, les réponses à la question « comment le droit est fait » ?40Ibid., p. 89.. Et l’auteur ajoute : « la domination de la Théorie pure du droit dans le domaine des études juridiques a longtemps eu pour effet d’orienter les études générales du droit davantage vers l’analyse de la structure des ordres juridiques plutôt que vers l’analyse de ses fonctions »41Ibid., p. 36. laissée aux sociologues. Pour Bobbio, toute croisée des savoirs n’est toutefois pas exclue, à condition d’être pratiquée avec prudence :

« il convient d’insister sur la différence entre le travail du juriste et le travail du scientifique social. En effet, le juriste, une fois quitté son île, risque de se noyer dans le vaste océan d’une science généraliste de la société. Rapprochement ne signifie pas confusion. L’interdisciplinarité présuppose de toujours distinguer les différentes approches »42Ibid., p. 84..

C’est davantage donc dans une optique pluridisciplinaire qu’interdisciplinaire que les dialogues entre la science juridique et la sociologie sont ici envisagés.
En France, Charles Eisenmann adopte une perspective semblable lorsqu’il aborde la répartition des tâches entre la science juridique du droit constitutionnel et la science politique43C. Eisenmann, « Droit constitutionnel et science politique », Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle (1957), réédité in textes réunis par Ch. Leben, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, Ed. Panthéon-Assas, 2002, p. 511.. Pour l’auteur, le juriste est supposé s’intéresser aux règles juridiques qu’il appréhende sous des formes systématiques et logico-déductives dans le but de construire, à partir d’elles, des théories strictement juridiques. La science politique, pour sa part, s’occupe de faits politiques, d’institutions réelles. Elle tend « à la fois à embrasser la totalité des faits juridiques et, en outre, à les intégrer dans l’ensemble des faits sociaux »44Ibid.. Comme Bobbio, Charles Eisenmann n’est pas fermé à tout dialogue entre les deux disciplines. S’il ne prône pas le mélange des genres, il relève qu’une séparation disciplinaire tranchée n’est pas sans servir ceux qui accentuent au besoin l’étroitesse et le formalisme des méthodes attribuées aux juristes pour mieux justifier leur engagement dans la sociologie et la science politique. C’est pourquoi, « face à l’esprit de rétrécissement, de cloisonnement et d’ignorance mutuelle », l’auteur préconise « une association de points de vue »45Ibid., p. 524. sans toutefois s’étendre sur ses modalités concrètes.

    B.   Côté sociologues : du droit forme de domination à la domination juridique par la forme

C’est en partant d’une même représentation formaliste de la science du droit, une science indifférente au monde social dans lequel elle opère, que Pierre Bourdieu expose, dans son article « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », les traits saillants d’une approche sociologique bien comprise du droit. L’auteur l’explique d’emblée :

« une science rigoureuse du droit se distingue de ce que l’on appelle d’ordinaire la “science juridique” en ce qu’elle prend cette dernière pour objet »46Ibid..

Il faut donc comprendre que la science rigoureuse du droit n’est pas la science juridique. Ce n’est pas non plus une sociologie du droit telle que l’envisageait Duguit ou plus tard Carbonnier : c’est une sociologie du champ du juridique.
Tout autant qu’il s’écarte du point de vue interne de la science juridique classique, Pierre Bourdieu prend aussi ses distances avec le point de vue externe adopté par les analyses marxistes pour lesquelles le droit n’est qu’« un instrument de domination » et « un reflet direct des rapports de forces existants, où s’expriment les déterminations économiques, et en particulier les intérêts des dominants »47P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, op. cit., p. 3.. Le contenu du droit et ses formes d’expression seraient entièrement déterminés par ces rapports de force.
L’analyse s’avère pour Bourdieu insuffisante si l’on veut comprendre les formes d’autonomie que le champ juridique acquiert et qui sont précisément ce qui lui permet d’asseoir son pouvoir symbolique spécifique dans le monde social. L’auteur présente alors le champ juridique comme

« un univers social relativement indépendant par rapport aux demandes externes, à l’intérieur duquel se produit et s’exerce l’autorité juridique, forme par excellence de la violence symbolique légitime dont le monopole appartient à l’État […] ».

Et il précise :

« Les pratiques et les discours juridiques sont le produit du fonctionnement d’un champ dont la logique spécifique est doublement déterminée : d’une part, par les rapports de force spécifiques qui lui confèrent sa structure et qui orientent les lutte de concurrence ou, plus précisément, les conflits de compétence dont il est le lieu et, d’autre part, par la logique interne des œuvres juridiques qui délimitent à chaque moment l’espace des possibles et, par-là, l’univers des solutions proprement juridiques »48Ibid., p. 3-4..

Pour comprendre cette spécificité interne au champ, Bourdieu revient sur la question de la division du travail juridique, mais cette fois-ci au sein même du champ juridique. Il présente ce champ comme « le lieu d’une concurrence pour le monopole du droit de dire le droit »49Ibid., p. 4.. Cette concurrence, ou plutôt, ces concurrences internes, opposent les praticiens (les juges, les avocats…) entre eux, les praticiens aux « théoriciens », mais aussi des sous-champs disciplinaires (publicistes versus privatistes ; travaillistes versus civilistes…)50Ibid., p. 4 ; p. 18.. Ces rapports de concurrence font le jeu des intérêts respectifs des acteurs. Ces « différentes catégories d’interprètes autorisés »51Ibid., p. 6., par leurs désaccords, entretiennent en effet l’idée de l’existence d’un droit objectif et surplombant dont il s’agit de faire surgir la vérité. Pour ce faire, ils développent un langage de plus en plus expert qui exclut les profanes, justifie leur existence et consolide leur domination symbolique :

« L’antagonisme entre les détenteurs d’espèces différentes de capital juridique, qui investissent des intérêts et des visions du monde très différentes dans leur travail spécifique d’interprétation, n’exclut pas la complémentarité des fonctions et sert en fait de base à une forme subtile de division du travail de domination symbolique dans laquelle les adversaires, objectivement complices, se servent mutuellement »52Ibid.

Ce service mutuel consiste à renforcer, par le jeu de concurrence interne, le monopole qu’ont les professionnels du droit de la connaissance de l’espace judiciaire et de la détermination de ce qui peut être exprimé et défendu ou non juridiquement53Ibid., p. 11.. La maîtrise du langage expert et spécialisé « relativement autonome » du droit consacre alors

« l’effort des groupes dominants ou en ascension pour imposer, notamment à la faveur de situations critiques ou révolutionnaires, une représentation officielle du monde social qui soit conforme à leur vision du monde et favorable à leurs intérêts »54Ibid., p. 17..

Et, finalement, toute initiative militante, avant-gardiste ou subversive qui recourt au droit contribuerait aussi à la fonction « de maintien de l’ordre symbolique que le champ juridique contribue à assurer ». Elles ne feraient en effet rien d’autre que de prendre place dans les divisions internes qui structurent ce champ et qui permettent d’adapter le droit « au nouvel état des rapports sociaux »55Ibid., p. 19..
Sur beaucoup d’aspect, les analyses critiques du droit formulées par les juristes, notamment par les courants réalistes auxquels Bourdieu se réfère d’ailleurs à plusieurs reprises, partageraient ces développements. Le principal aspect problématique du texte réside alors sur la présentation in fine homogène, « complice » en termes de cause et d’intérêt des juristes dans leur ensemble : Kelsen, Duguit, le bon juge Magnaud, le Conseil d’État, l’avocat d’entreprises multinationales, la Ligue des droits de l’Homme…, même combat. Tout discours interne au champ, voire tout discours tout court sur celui-ci qui ne soit pas sociologique – voire d’une certaine forme de sociologie –, contribuerait nécessairement à sa légitimation. Où situer de ce point de vue les réalistes et les courants critiques ? Les tensions internes au droit et aux juristes de toute profession, sont-elles en dernière instance toutes réductibles à des formes de concurrence œuvrant pour une visée commune complice ? Ne pas s’y résoudre n’est-il qu’aveuglement et déni de ce que, entrer dans le champ juridique est nécessairement agir pour renforcer son autonomie et sa légitimité ?

III. Repenser et expérimenter les entrecroisements

Pas plus que les analyses de la sociologie marxiste, la position bourdivine ne rend aisé le dialogue entre juristes et sociologues. Les premiers sont relégués au rang d’objet d’étude des seconds. Ils sont condamnés à légitimer leur champ et leur objet à moins, pour ceux que Bourdieu appelle les « théoriciens », de dissoudre leurs travaux dans la sociologie. Dans ces conditions, les voies d’un entrecroisement disciplinaire semblent étroites. Pour autant, elles ne sont pas inexistantes et méritent de continuer à être pensées et pratiquées. Plusieurs raisons y portent.
Tout d’abord, on l’a évoqué, sur nombre d’aspect, les critiques adressées par Bourdieu au formalisme juridique et sa mise en exergue de la façon dont le discours de neutralisation du droit qu’il véhicule permet de justifier a posteriori l’exercice d’un pouvoir d’appréciation plus ou moins arbitraire, avaient été formulées par les juristes eux-mêmes, en particulier les courants réalistes. La critique bourdivine du champ juridique, comme celle formulée par les théories marxistes, est par ailleurs partagée par de nombreuses théories critiques du droit56Voir J. Chevallier, D. Loschak, Science administrative, op. cit. ; M. Miaille, Une introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1976.. Il y a donc là des zones de convergence et d’entente, du moins si l’on veut bien ne pas réduire tout discours critique des juristes à un pur jeu de concurrence interne au champ juridique visant nécessairement des gratifications symboliques.
Ensuite, les courants sociologiques sont multiples. La tension dramatique entre le droit, les juristes et la sociologie proposée par Pierre Bourdieu ne se retrouve pas à l’identique dans d’autres courants sociologiques en France57E. Serverin, La sociologie du droit, Paris, La Découverte, 2000., ni a fortiori ailleurs où la sociologie s’est déployée sur d’autres fondements. Ils ont permis le développement de divers discours sociologiques sur le droit, autrement de diverses sociologies du droit. On peut penser classiquement parmi maints exemples, en France, aux travaux de Georges Gurvitch58G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Paris, Pédone, 1935 ; Eléments de sociologie juridique, (1940), rééd. Paris, Dalloz, 2012. et plus tard d’Éveline Serverin et Pierre Lascoumes59Voir pour leur programme P. Lascoumes, E. S erverin, « Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques », Droit et Société, 1989, n° 9, p.. 165-187., en Italie à ceux de Renato Treves60R. Treves, Sociologie du droit, op. cit., ou en Allemagne à ceux de Nikos Lhumann et de Günter Teubner61Voir, N. Lhumann, Politique et complexité : les contributions de la théorie générale des systèmes, Paris, Cerf, 1999 ; G. Teubner, Le droit, un système autopoïétique, coll. « Les voies du droit », Paris, PUF, 1993 ; Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans l’organisation, Paris, LGDJ, 1994.. Plus proche de nous, évoquons différentes études reconsidérant par exemple la sociologie des professions juridiques62A. Vauchez, L’union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, 2013, Les Presses de Sciences, 2013 ; Mission de recherche Droit et Justice, « Magistrats : un corps saisi par les sciences sociales », Actes du colloque organisé les 30 et 31 janvier 2020, [en ligne : http://www.gip-recherche-justice.fr]. ou les formes plurielles de mobilisations et d’usages sociaux du droit63P. Lascoumes, E. S erverin, « Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques », op. cit. ; L. I sraël, G. S acriste, A. Vauchez, L. Willemez (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Paris, PUF, coll. « Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie », 2005.. L’entrecroisement disciplinaire entre le droit et la sociologie n’est d’ailleurs plus aujourd’hui forcément œuvre individuelle. L’entreprise peut aussi être collective et n’engage pas nécessairement dans une interdisciplinarité destinée à se convertir en une sociologie du droit instituée. Elle peut consister à construire pragmatiquement les conditions d’un langage partagé entre chercheurs de chaque discipline et adapté à l’analyse d’un objet défini en commun64V. Champeil-Desplats, J. P orta, L. T thévenot (dir.), Modes de normativité et transformations normatives. De quelques cas relatifs aux droits et libertés. Paris, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie / Transition & Justice, n° 23, 2020 et Revue des droits de l’homme, n° 16, 2019, [en ligne : https://journals.openedition.org/revdh/6328]..
Sur le plan institutionnel, certains appels à projet (on songe pour la France en particulier à ceux du GIP Justice) peuvent inciter au travail pluridisciplinaire d’équipe, soit en exigeant la présence de représentants de plusieurs disciplines pour y répondre, soit parce qu’en proposant des objets thématiques transverses (le genre, l’environnement, la santé, le traitement d’actes de terrorismes par l’appareil judiciaire…). Il reste que la stimulation institutionnelle, quelle que soit son importance, ne fait pas tout. Il ne suffit pas d’enfermer un juriste et un sociologue, ni même plusieurs d’entre eux, dans une même pièce pour affirmer que s’est créé un dialogue et travail pluri- ou interdisciplinaire fécond. Il faut encore, d’un côté, que le juriste de formation impliqué soit convaincu que la sociologie n’est pas une science annexe, ni un champ homogène que représentera son interlocuteur sociologue et, d’un autre côté, que le sociologue de formation admette que le juriste avec qui il est amené à travailler ne concourt pas nécessairement, ou tout au moins seulement, à la légitimation de son champ. L’effort de co-construction d’un dialogue et d’un langage commun reste alors à fournir et à renouveler à chaque expérience de rencontre disciplinaire.

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