Droits fondamentaux et normes privées
Didier PORACCHIA
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille,Directeur de l’Institut de Droit des Affaires, Membre du Centre de Droit Économique (EA4224)
et du Centre de Droit du Sport d’Aix-Marseille
Bastien BRIGNON
Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, Membre de l’Institut de Droit des Affaires, Membre du Centre de Droit Économique (EA4224)
et du Centre de Droit du Sport d’Aix-Marseille
et
Gaylor RABU
Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, Membre de l’Institut de Droit des Affaires, Membre du Centre de Droit Économique (EA4224) et du Centre de Droit du Sport d’Aix-Marseille
Introduction
Problématique. Le lien entre droits fondamentaux et normes privées ne va pas de soi. Ces deux notions semblent même de prime abord s’ignorer. La norme privée, par nature distincte de la norme publique, n’a d’ailleurs pas à se préoccuper des droits fondamentaux. En effet, lorsqu’elle se crée, la norme privée s’émancipe le plus souvent de toute référence auxdits droits. Pourtant, le lien entre les deux notions est plus fort qu’il n’y paraît, ne serait-ce que parce que les droits fondamentaux sont de partout et au dessus de tout, si bien que les droits fondamentaux peuvent perturber les normes privées. Le rapport peut-il au demeurant s’inverser ? Les normes privées peuvent-elles ainsi perturber à leur tour les droits fondamentaux ? Avant de pouvoir répondre à ces interrogations, il convient au préalable de s’entendre sur les termes mêmes sujets.
Définition des « normes privées ». Il apparaît d’abord nécessaire de définir ces « normes privées ». Elles s’inscrivent dans un processus de globalisation, de mondialisation, en concurrence ou en complémentarité avec les normes établies par les États. Leur normativité, caractère de ces règles particulières, doit également être mise en lumière notamment dans leur rapport avec le Droit des États. S’agissant de l’origine de ces normes privées internationales – on devrait plutôt dire transnationales1G. RABU, « La mondialisation et le droit : éléments macrojuridiques de convergence des régimes juridiques », RIDE 2008/3, p. 335-356. – nous ne procéderons pas à leur genèse. Nous partons du postulat qu’il existe des règles, qui émanent d’organismes privées et qui, soit sont adoptées par leur destinataire en vertu d’un choix considéré comme rationnel2cf. note T. BÜTHE, « Global Private Politics : A research Agenda », in Private Regulation in the Global Economy, Business and Politics, 2010, Vol.12, Issue 3, Article 12, spéc. p. 10., soit s’imposent d’elles-mêmes aux membres des autorités/organismes/organisations régulateurs, voire au-delà.
En d’autres termes, ces normes privées internationales s’appliquent en raison d’un choix ou d’une contrainte au moins factuelle3Par exemple accès à certains marchés.. Identiquement à la loi, à la norme publique, leur contenu est prescriptif et parfois contraignant, mettant en perspective leur effectivité. Tel n’est cependant pas le prisme à travers lequel nous aborderons les normes privées puisqu’il s’agit ici de les aborder sous l’angle de leurs rapports aux droits fondamentaux.
Périmètre des droits fondamentaux. La détermination du périmètre des « droits fondamentaux » paraît tout aussi délicate. En effet, pour évoquer les droits fondamentaux, le profane emploie indistinctement les expressions de droits de l’homme, de droits humains (« Human rights »), de libertés fondamentales, de libertés publiques, de droits constitutionnels, etc., alors que toutes ces notions sont bel et bien distinctes. Le Professeur François Terré a bien proposé une catégorisation en distinguant les libertés publiques, les droits de l’homme et les droits fondamentaux4F. TERRÉ, « Sur la notion de libertés et droits fondamentaux », in Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2011, p. 3.. Il concède cependant lui-même que, compte tenu de l’extrême diversité de ces derniers, leur délimitation est difficile de sorte qu’une étude analytique lui paraît plus appropriée. Selon nous, relèvent de la catégorie des droits fondamentaux ceux présentés comme consubstantiels à l’homme, ceux sans lesquels l’homme ne pourrait exister, les droits empreints finalement d’un fort degré de généralité, accordés à tous les individus de manière égalitaire.
Exemples de droits fondamentaux en droit international. L’ordre juridique international offre pléthore de dispositifs protecteurs des droits fondamentaux. Au premier rang se trouvent les droits contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui constitue la principale source internationale des droits fondamentaux5On citera notamment au titre des droits fondamentaux, le droit à la vie (art. 2), l’interdiction de la torture (art. 3), l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé (art. 4), le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5), le droit à un procès équitable (art. 6), le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), la liberté de pensée (art. 9), la liberté d’expression (art. 10), la liberté d’association (art. 11).. Les traités fondateurs de l’Union européenne instituent également des droits et libertés fondamentaux en sus de ceux posés par le traité sur le Fonctionnement de l’Union, la Charte des droits fondamentaux et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Soulignons à cet égard le remarquable article 6Ainsi, l’article 6 § 1 prévoit que l’UE reconnaît les droits, libertés et principes qui sont énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne suivant des conditions énumérées et confère valeur de traité à la charte. L’article 6 § 2 consacre l’adhésion de l’Union Européenne à la CEDH. Enfin,le § 3 précise que les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention EDH et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. du traité sur l’Union européenne, tant par son contenu même6 que par les renvois auxquels il procède à la Charte des droits fondamentaux, à la Convention EDH7Au demeurant, le Traité de Lisbonne a confirmé la dualité des sources des droits fondamentaux au sein de l’UE en consacrant la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne comme source première et les Principes Généraux comme source subsidiaire et complémentaire. On relèvera toutefois que la Cour JCE a intégré la défense des droits fondamentaux de l’UE, en sus de celle des quatre libertés fondatrices, avant même l’entrée en vigueur de la Charte des droits fondamentaux (CJCE, 13 mars 2007, aff. C- 432/05, Unibet, Europe 2007, comm. 128, obs. D. SIMON. – CJCE, 11 et 18 déc. 2007, aff. C-438 et C- 341/05, Viking et Laval, Europe 2008, comm. 40, obs. D. SIMON)., ainsi qu’aux constitutions des États membres. Pour sa part, le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne contient des dispositions en matière de justice pénale et de droits sociaux, et surtout toute la procédure applicable à la Cour de justice de l’Union européenne. Enfin, font également partie intégrante des sources de droits fondamentaux intéressant notre étude les droits résultant de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et ceux du Pacte International sur les droits civils et politiques et du Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (entrés en vigueur en 1976).
Exemples de droits fondamentaux en droit interne. L’ordre juridique interne français n’est pas en reste. Il connaît également une forte densité normative en la matière qui repose essentiellement sur les droits constitutionnels composant le bloc de constitutionnalité. Compte tenu du renvoi opéré par l’article 6 du Traité sur l’UE, nul doute que ces droits doivent être pris en considération. Nous exclurons en revanche certaines prérogatives qualifiées de fondamentales par la doctrine dans certaines matières, tel, par exemple, en droit français des sociétés, le droit reconnu par la loi et la jurisprudence à tout associé de participer aux décisions collectives8D’autres droits reconnus aux membres d’un groupement peuvent afficher une parenté plus étroite avec les droits fondamentaux, tel le droit au respect du contradictoire. Mais, nous n’entrerons pas dans le débat dans la mesure où la jurisprudence les détache des droits reconnus par la Convention EDH – cf. 6§1. Adde F.-X. LUCAS, « Le principe du contradictoire en droit des sociétés », in Libertés et droits fondamentaux, ss. la dir. de R. CABRILLAC, M.-A. FRISON-ROCHE et Th. REVET, Dalloz, 2011, 17e éd., p. 781.. Pour autant, cela ne signifie pas bien évidemment que les groupements et plus spécialement les règles conventionnelles qui les gouvernent sont, d’une part, exclues des normes privées, et d’autre part, qu’elles ne sont pas susceptibles d’entrer en conflit avec certains droits fondamentaux. Que penser ainsi des statuts d’une association, organisant un secteur particulier, le sport automobile mondial par exemple, prévoyant que le président de l’association est révocable ad nutum sans que le juge ne puisse examiner les motifs de sa révocation ni en tirer une quelconque conséquence. En ce cas, si le président est révoqué ad nutum, certes conformément aux statuts, mais pour des raisons discriminatoires (couleur de peau, état de grossesse, etc.) la norme conventionnelle interdisant au juge français d’examiner les motifs de la révocation ne viole-t-elle pas une norme fondamentale liée à la non-discrimination ? On peut le penser et ce d’autant plus au regard d’un arrêt récemment rendu par la CJUE relatif à la révocation d’une dirigeante lettonne pour cause de grossesse, conformément à la loi lettonne9En effet, dans une question préjudicielle qui lui était posée sur l’interprétation de la loi lettonne autorisant la révocation d’un membre du comité de direction sans restriction, notamment sans qu’il soit tenu compte de l’état de grossesse de l’intéressée, la CJUE a jugé, dans un arrêt du 11 novembre 2011 (CJUE, 11 novembre 2010 aff. 232/09, 2e ch., Danosa c/ LKB Lizings SIA), que l’article 10 de la directive 92/85/CEE s’oppose à une réglementation nationale qui permet la révocation d’un membre de comité de direction d’une société de capitaux sans restriction lorsque la personne intéressée a la qualité de « travailleuse enceinte ». Pour la CJUE, la révocation d’un membre d’un comité de direction pour cause de grossesse ne peut concerner que les femmes et constitue, dès lors, une discrimination directe fondée sur le sexe, contraire à la directive 76/207 relative à l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Cette solution, confortée par le principe de l’égalité entre femmes et hommes consacré à l’article 23 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, selon lequel cette égalité doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération, peut vraisemblablement être transposée à la réglementation privée prévoyant à l’instar du droit polonais des sociétés, mais également français, des cas de révocabilité ad nutum des dirigeants)..
Annonce du plan. Si les droits fondamentaux sont donc nécessairement en relation avec les normes privées, la question se pose alors de savoir comment le droit organise sur le plan procédural ces rapports, et assure ainsi l’effectivité (ou non) des droits fondamentaux confrontés à la norme privée. À cet égard, nous nous concentrerons sur la manière dont les sujets de la norme privée peuvent ou ne peuvent pas faire prévaloir les droits fondamentaux issus principalement de la Convention européenne des droits de l’homme puisque cette dernière constitue la principale source internationale des droits fondamentaux mais également promus par la Cour de Justice de l’Union Européenne et par les textes communautaires, en particulier le Traité sur l’Union Européenne à travers son très riche article 6 ainsi que la Charte des droits fondamentaux10J.-B. RACINE, « Droit économique et droits de l’homme : introduction générale », in Droit économique et droits de l’homme, Larcier, 2009, p. 7, spéc. p. 20 : l’auteur renvoie à Ch. ATIAS, V° Justiciabilité, in Dictionnaire de la justice, PUF. (I). Au-delà de l’aspect procédural, il conviendra ensuite d’examiner la manière dont les normes privées internationales interagissent sur les droits fondamentaux. Compte tenu en effet de la mondialisation, les États prennent conscience de leur incapacité à tout gérer. Émergent ainsi des normalisateurs privés, qui, par nature, ne sont pas soumis aux mêmes règles que le normalisateur public, en particulier dans le respect des droits fondamentaux. Pour autant, les normalisateurs privés vont eux-mêmes prendre conscience de la force d’attractivité que peuvent avoir les droits fondamentaux dans leur stratégie de pénétration et d’implantation au sein d’un État. La globalisation induit donc une confrontation inéluctable entre droits fondamentaux et normes privées (II). Ce qui, in fine, conduit à s’interroger sur la nature de la norme privée. En raison de son caractère privé, la question se pose de savoir si les principes dirigeants l’élaboration des normes publiques considérés comme des droits fondamentaux des sujets de ces normes, peuvent s’appliquer aux normes privées ou aux normalisateurs privés. On s’interrogera ainsi sur la question de savoir si le principe de sécurité juridique peut trouver à s’appliquer aux normes privées, ou encore, s’il a vocation, pour des raisons stratégiques, à être retenu par les normalisateurs privés (III).
I. L’effectivité des droits fondamentaux sur le plan procédural
Efficacité procédurale des droits fondamentaux. La formulation et la consécration des droits fondamentaux emportent leur titularité par les sujets de droit. Mais leur effectivité reste conditionnée par la possibilité de les mettre judiciairement en œuvre dans tout État qui se veut être un État de droit. Autrement dit, les procédures existantes doivent pouvoir assurer la soumission des normes privées aux droits fondamentaux en cause, consacrant par là-même la juridicité de celles-ci. Or le traitement de l’effectivité des droits fondamentaux sur le plan international suscite au moins quatre interrogations. D’abord, est-il possible d’attraire directement une personne privée – normalisateur privé – devant la Cour EDH ou la Cour JUE en cas de violation par cette personne privée d’un droit fondamental (A) ? Ensuite, l’État français manque-t-il à ses obligations en laissant perdurer des situations juridiques, issues des normes privées, qui seraient contraires aux droits fondamentaux (B) ? En outre, comment saisir les normes privées seulement prescriptives – les codes de gouvernance par exemple – auxquelles l’utilisateur adhère librement (C) ? Enfin, une norme privée, issue d’un contrat, ne risque-t-elle pas d’échapper à la sanction, du fait de la prescription applicable à l’action en nullité dirigée contre le contrat qui porterait atteinte à un droit fondamental, contrairement à la norme publique qui elle, du fait précisément de l’absence de prescription, ne risque pas d’échapper à une telle sanction (D) ? Autant d’interrogations procédurales qui tendent à consacrer une plus grande autonomie de la norme privée voire une forme de supériorité sur la norme publique, nonobstant l’atteinte aux droits fondamentaux.
A. L’impossibilité de sanctionner directement une personne privée portant atteinte aux droits fondamentaux
Double approche des droits fondamentaux. Les droits fondamentaux sont ceux qui sont considérés consubstantiels à l’homme, ce qui expliquerait leur caractère fondamental. Cet héritage du jusnaturalisme contribue à lui seul à justifier leur supériorité dans la hiérarchie des normes, en sus des arguments tirés de leur fort degré de généralité, de leur attribution égalitaire à tous les individus ou encore de leur position dans la hiérarchie des normes. Mais aussi fondamentaux et supérieurs soient-ils, leur applicabilité aux normes privées ne coule pas de source. À vrai dire, tout va dépendre de la démarche adoptée. Dans un premier temps, on peut en effet privilégier une approche très individuelle voire individualiste selon laquelle l’homme a surtout besoin d’être protégé contre les immixtions de la puissance publique11E. GARAUD, « La violation d’un droit fondamental », in Lamy Droit du contrat, Étude n° 245.. L’État n’a pas en principe à intervenir pour assurer le respect des libertés individuelles dans les rapports entre individus. Dans cette conception, sont sanctionnables des atteintes à l’intégrité corporelle, des atteintes au droit de propriété, qui cessent d’être illicites dès lors qu’elles sont couvertes par le consentement de l’intéressé. Après tout, chacun est libre d’exploiter sa liberté comme il l’entend. D’ailleurs, traditionnellement, les garanties d’ordre constitutionnel sont perçues comme protégeant les individus contre l’action des pouvoirs publics. Par exemple, l’inviolabilité du domicile rend illicites les perquisitions arbitraires pratiquées par les agents de l’Administration. En revanche, un particulier ne serait pas admis à invoquer la Constitution dans un litige purement privé, l’opposant à un autre individu, pour violation par ce dernier de ses droits fondamentaux. Dans un second temps, il est également envisageable d’incliner en faveur d’une approche plus respectueuse de la hiérarchie des normes12Ibid.. Certains droits, tels les droits de l’homme par exemple, sont tellement fondamentaux, tellement essentiels, qu’ils sont irréductibles, de sorte que même le principal intéressé ne peut y renoncer. L’individu doit parfois être protégé contre lui-même13Vente de ses propres organes ou produits du corps humain.. Telle est la position des juridictions françaises. Le juge français applique la loi à la lumière des principes constitutionnels. La nouvelle procédure de la Question Prioritaire de constitutionnalité, introduite en France par la réforme constitutionnelle du 23 juin 2008, vient même superbement renforcer ce phénomène de constitutionnalisation. Au demeurant, le juge français fait de même avec le droit européen et le droit international, en particulier lorsqu’il est question de droits fondamentaux, appliquant ainsi la Convention EDH14Cass. 3e civ., 6 mars 1996, no 93-11113, Bull. civ. III, n° 60 : en vertu de l’article 8 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les clauses d’un bail d’habitation ne peuvent avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches., ou même la Convention de New York sur les droits de l’enfant dont la Cour de cassation a reconnu l’applicabilité directe en droit interne15Cass. 1ère civ., 18 mai 2005, Bull. civ. I, n° 211 et n° 212. Adde « Le statut de l’enfant depuis la Convention internationale relative aux droits de l’enfant », ss. la dir. de Cl. Brunetti-Pons, RLDC nov. 2011, supplément au n° 87.. Il appert donc que le juge français applique directement du droit international, du droit européen, du droit constitutionnel dès lors qu’il s’agit de protéger des droits fondamentaux mis à mal. Mais, l’inverse est-il vrai ? Le juge européen sanctionne-t-il directement un individu qui aurait transgressé un quelconque droit fondamental ? Plus exactement, est-il possible d’attraire une personne privée, par exemple un normalisateur privé, à l’origine d’une norme privée, qui aurait porté atteinte à un droit fondamental d’un individu, devant la Cour JUE ou la Cour EDH ? Ainsi que nous le verrons, dans les deux cas, la réponse est négative : l’État constituant nécessairement un écran.
Procédures devant la CJUE. Devant la CJUE, le TFUE organise trois grands types de voies de recours. Le recours de pleine juridiction ou en indemnité, qui vise à réparer les dommages causés par les institutions de l’UE et/ou les manquements des États membres dans l’application du droit de l’UE ou la transposition des directives. Le recours de l’annulation, qui constitue un véritable contrôle de légalité des actes des organes de l’UE. Enfin, le renvoi préjudiciel pour des questions d’interprétation, pour lequel seul le juge étatique peut saisir la Cour JUE en cas de difficulté d’interprétation d’une règle de l’UE. Suivant ce schéma, seules les institutions de l’Union Européenne ou les États-membres peuvent avoir la qualité de défendeur, à l’exclusion de toute personne privée/tout normalisateur privé. La Charte des droits fondamentaux et le Traité de Lisbonne n’ont pas modifié ce régime procédural. Certes, la Charte des droits fondamentaux consacre bien, en son article 47, le droit à un recours juridictionnel effectif et à un tribunal impartial. Certes, le Traité de Lisbonne améliore considérablement ces voies de recours16Ainsi, le recours en manquement, quoique toujours inaccessible aux particuliers, est élargi (art. 260 TFUE : le §2 supprime la nécessité d’un avis motivé en cas de manquement constaté et non supprimé, ce qui simplifie la procédure et devrait donc la raccourcir). Le recours en annulation (art. 263 TFUE) est certainement celui qui est le plus modifié. On retiendra seulement que sont permis des recours de personnes privées contre les actes réglementaires qui les concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution, ce qui exclut l’exigence d’être concerné individuellement souvent difficile à remplir. C’est sans doute la plus intéressante dans la perspective de l’élargissement du droit de recours effectif et de la protection des droits fondamentaux puisqu’elle permettra d’attaquer des actes généraux.. Cependant, cette possibilité est restreinte aux recours dirigés contre les actes réglementaires. Les producteurs de normes privées ne saurait pas conséquent être attraits devant la juridiction de l’Union.
Procédures devant la CEDH. Devant la Cour EDH, deux types de procédures sont possibles. L’article 33 de la Convention EDH, relatif aux « Affaires interétatiques », dispose que « Toute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante ». Aux termes de ce texte, l’action ne peut être dirigée que par un État contre un autre État. L’article 34, relatif aux « Requêtes individuelles », prévoit quant à lui que « La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit ». Malgré une telle rédaction, très large, et malgré le droit à un recours effectif posé par l’article 13 de la Convention EDH, ici encore, le dispositif fait obstacle à tout recours direct de la part d’une personne privée devant la Cour EDH. Au final, ni devant la Cour JUE ni devant la Cour EDH il n’est possible de sanctionner directement un normalisateur privé, quand bien même aurait-il porté atteinte à un droit fondamental.
Nuances. Cela étant, comme l’a montré l’affaire Mazurek17CEDH, 1er février 2000, Mazurek c/ France, Req. n° 34406/97., il reste possible de faire sanctionner une atteinte aux droits fondamentaux dans des rapports purement privés. Encore faut-il toutefois que cette atteinte résulte d’une décision judiciaire ayant refusé de faire application des dispositions de la Convention EDH en faisant prévaloir le droit national. Pour transposer aux normes privées, il faudrait qu’un juge fasse application d’une norme privée qui porte atteinte non seulement au droit national mais aussi et surtout à la Convention EDH. La sanction ne serait cependant qu’indirecte car, dans le meilleur des cas, c’est l’État qui est attaqué ; État qui n’est attaqué qu’à travers la décision rendue par le juge national, ce qui suppose, en amont, une décision judiciaire18Or l’on ne dispose pas toujours d’une décision judiciaire. Prenons ainsi le cas des décisions arbitrales. Imaginons qu’une instance arbitrale statue sur un litige relatif à une norme privée internationale, en matière sportive par exemple, et que la sentence ne fait absolument pas l’objet d’un recours ou d’un pourvoi devant le juge national. Puisqu’aucun juge national n’est saisi, une telle sentence, quand bien même elle violerait l’un des droits fondamentaux d’une partie au procès, ne pourra même pas être attaquée devant la Cour EDH.… Et ce qui pose la question de la mise en cause directe de l’État, indépendamment de toute décision judiciaire préalable.
B. La possibilité de sanctionner l’État laissant perdurer une atteinte aux droits fondamentaux issue d’une norme privée
Attitude de l’État. Seul un État membre ou les institutions de l’Union européenne peuvent être directement sanctionnés, à tout le moins si la décision d’un juge national porte atteinte à un droit fondamental. On peut se demander plus largement si l’État français, à travers le juge, manque à ses obligations en laissant perdurer des situations juridiques issues des normes privées qui seraient contraires aux droits fondamentaux ? L’État français est-il ainsi responsable, au regard notamment de l’ordre public de l’article 6 du Code civil, s’il refuse d’annuler des actes juridiques contraires aux droits fondamentaux ? Le juge peut-il d’ailleurs se saisir d’office ou soulever d’office une telle atteinte au nom de l’ordre public ? La doctrine a déjà étudié cette question, dans une certaine mesure, mais uniquement dans le domaine des droits de l’homme19Ainsi, pour reprendre L. Cadiet, lui-même reprenant J.-B. Racine (L. CADIET, « Justice, économie et droits de l’homme », in Droit économique et droits de l’homme, Larcier, 2009, p. 537, spéc. p. 552 et s.), l’enjeu aujourd’hui est d’opposer les droits de l’homme – nous élargissons aux droits fondamentaux – aux entreprises – nous élargissons aux normes privées – . La « cible » n’est plus seulement l’État, mais les agents économiques. C’est l’idée de la citoyenneté économique de l’entreprise (L. CADIET, « Justice, économie et droits de l’homme », op. cit., p. 553, citant C. LUCAS DE LEYSSAC, « Vers une citoyenneté économique de l’entreprise », Gaz. Pal., 13 février 1997, p. 265) ou de l’entreprise « citoyenne » (J.-B. RACINE, op. cit., p. 19 et les références qu’il cite), d’obligations positives imposées aux États, comme la RSE par exemple. Comme le dit le Professeur J.-B. Racine, « quels sont les cas dans lesquels les États, au regard de la Convention EDH, ont ou pourraient avoir des obligations positives de faire respecter les droits de l’homme dans le domaine économique ? » (J.-B. RACINE, op. cit., p. 19). C’est l’idée (fragile) aussi de « droits à », c’est-à-dire des droits ayant des intérêts primordiaux : la santé, la culture, l’environnement, etc. (J.-B. RACINE, op. cit., p. 18). Dans une étude de droit comparé, un auteur s’est intéressé à la question de l’opposabilité directe et contraignante des droits de l’homme aux entreprises : F. SONTAG, « La justiciabilité des droits de l’homme à l’égard des sociétés transnationales », in Droit économique et droits de l’homme, Larcier, 2009, p. 569, spéc. p. 589 et s. Si l’auteur étudie certaines voies – de droit – intéressantes, notamment la possibilité aux États-Unis pour un étranger d’agir directement contre une personne morale de droit privé à travers l’Alien Tort Claims Act (ATCA), ce qui a ouvert la voie aux actions contre les sociétés transnationales (F. SONTAG, op. cit., p. 590), pour autant cette recherche ne permet pas de répondre précisément à notre question de savoir si l’État français, sur le fondement notamment de l’ordre public, doit être maître de la normalisation privée en ce qu’elle pourrait porter atteinte aux droits fondamentaux.. Pour ce qui est, plus largement, des droits fondamentaux, on peut en premier lieu observer les solutions proposées au niveau de la norme publique.
Norme publique portant atteinte aux droits fondamentaux. À la lecture de la recherche du Professeur F. Sudre20F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », in Libertés et droits fondamentaux, op. cit., p. 35., plusieurs arguments peuvent être trouvés en faveur d’une responsabilité de l’État français qui laisserait subsister des normes publiques portant atteinte aux droits fondamentaux. D’abord, le fait pour un État d’adhérer à la Convention EDH crée à sa charge des obligations dont le respect s’impose à raison des engagements pris à l’égard des personnes bénéficiaire21Ibid., n° 90., encore appelées obligations objectives, bénéficiant d’une garantie collective22CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, n° 5310/71.. Ensuite, dans un souci d’effectivité du droit de recours individuel posé par la Convention EDH, la règle de l’épuisement de voies de recours internes a été assouplie. La Commission fait en effet prévaloir une interprétation souple de l’article 35 – relatif aux conditions de recevabilité de la requête – de la Convention EDH23F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », art. cit., n° 107., ce qui facilite largement les recours et l’introduction des requêtes individuelles. Enfin et surtout, la Cour EDH a elle-même affirmé sa volonté de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs »24CEDH, 9 octobre 1979, Requête n° 6289/73, Airey c/ Irlande, §24 et §26 : en raison du droit effectif au juge, l’État est obligé d’instaurer une aide judiciaire. Cf. F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », art. cit., n° 109 et s., et a elle-même précisé que la réalisation de nombreux droits fait peser à la charge des États une obligation d’adopter des « mesures positives »25Obligation d’organiser un système d’assistance judiciaire gratuite (CEDH, 13 mai 1980, Artico c/ Italie : droit à un procès équitable), obligation d’adopter des mesures garantissant à un enfant naturel de mener une vie familiale normale (CEDH, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique). Cf. F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », art. cit., n° 109 et s.. Norme publique et théorie des obligations positives. Au niveau de la norme publique, qui porterait atteinte à un droit fondamental protégé par la Convention EDH, c’est donc la théorie des obligations positives à la charge de l’État ainsi que le droit à un recours effectif au juge qu’il faut retenir. Sur le terrain des obligations positives26S. Van Drooghenbroeck, La Convention EDH et la matière économique, in Droit économique et droits de l’homme, Larcier, 2009, p. 25, spéc. p. 66 et s. on pourrait encore citer l’arrêt Libor Novak c/ République Tchèque, selon lequel « (…) la Convention ne se contente pas d’astreindre les autorités des États contractants à respecter les droits et libertés qu’elle consacre ; elle implique aussi qu’il leur faut, pour en assurer la jouissance, en empêcher ou corriger la violation. L’obligation d’assurer un exercice efficace des droits énoncés par la Convention peut donc comporter pour un État des obligations positives dans un certain nombre de domaines, et ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures même en ce qui concerne les relations d’individus entre eux (…) »27CEDH, Libor Novak c/ République Tchèque, 13 novembre 2003, Requête n° 56525/00.. Ou bien l’arrêt Appleby et autres c/ Royaume-Uni : « (…) Toutefois, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, la Cour n’exclut pas que l’État puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété »28CEDH, Appleby et autres c/ Royaume-Uni, 6 mai 2003, Requête n° 44306/98 .. Une ville appartenant à une entreprise, dans laquelle la municipalité tout entière est contrôlée par un organisme privé, en serait un exemple. C’est le cas d’une affaire célèbre aux États-Unis.
Le cas des États-Unis. Cela n’est pas sans rappeler l’arrêt Marsh v. Alabama rendu par la Cour Suprême des États-Unis. Selon la conception américaine, la liberté d’expression est protégée par l’interdiction faite à l’État de la restreindre, conformément au Premier Amendement de la Constitution29« Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press ; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances ».. Il ne s’agit que d’une protection contre la norme publique étatique, et il n’existe pas de protection contre la censure par des acteurs privés. La décision Marsh v. Alabama a néanmoins étendu cette protection, protégeant ainsi la liberté d’expression contre l’action d’acteurs privés, à condition qu’il s’agisse d’une state action. Cette théorie remarque que la plupart des dispositions constitutionnelles restreignent seulement les comportements des acteurs gouvernementaux et non pas des acteurs privés. Néanmoins, s’il est possible d’assimiler un acteur privé à un acteur étatique dans un cas particulier, celui-ci sera soumis aux prescriptions constitutionnelles, comme le serait un acteur étatique. Cette assimilation peut découler de la constatation que les activités ont le caractère d’une « action de l’État » ou, comme ce fut le cas dans la décision Marsh, que l’acteur privé a assumé toutes les fonctions et le rôle d’un acteur public. La Cour suprême a fait application de la théorie de state action dans l’affaire Marsh v. Alabama. La ville de Chickasaw était ce qu’on appelle une company town, c’est-à-dire une ville entièrement détenue par une société, la Gulf Shipbuilding Corporation. Elle y détenait les rues, trottoirs, magasins et habitations et elle employait la plupart des habitants de la ville. La ville était librement accessible au public. Marsh, tandis qu’elle répandait l’Évangile sur la rue principale, fut arrêtée pour « criminal trespass ». Elle fit valoir ses droits du Premier Amendement, et la Cour Suprême lui donna raison et considéra qu’il y avait violation de sa liberté d’expression, puisque, bien que la Gulf Shipbuilding Corporation soit une entité privée, le fait qu’elle exerce toutes les fonctions et tous les attributs d’un acteur étatique (remplissant par là la condition de state action) lui fait endosser le rôle de l’État et la soumet donc au respect des droits garantis par le Premier Amendement30Ce développement est issu de l’article de C. DIEL, « Liberté d’expression et censure dans les univers virtuels. Les modes de régulation du discours », Working Papers du Centre Perelman de philosophie du droit, n° 2009/5, http://www.philodroit.be, auquel on se rapportera pour de plus amples précisions..
Raisonnement par analogie aux normes privées. Il ne semble donc pas saugrenu de transposer la théorie des obligations positives, dans une certaine mesure, aux normes privées. Car une attitude purement passive de l’État peut rendre illusoire le respect de nombreux droits. D’ailleurs, dans le même ordre d’idée, à la lisière de la fameuse procédure de l’arrêt pilote, le juge national lui-même estime que « les États adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation [et] que, pour que le droit à un procès équitable, consacré par l’article 6 § 1 de [cette] Convention […] soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires »31Cass. ass. plén., 15 avril 2011, Gaz. Pal., 17-19 avril 2011, p. 10, note O. BACHELET : l’assemble plénière « fait sienne la doctrine de l’ « autorité de la chose interprétée », selon laquelle la jurisprudence européenne a vocation à être un instrument d’harmonisation des régimes juridiques nationaux des droits de l’homme, autour du standard minimum que représente la Convention ». Conséquence directe de cette solution : la Chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré, le 31 mai 2010, que les gardes à vue des affaires en cours d’enquête ou de jugement qui ont eu lieu sans la présence d’un avocat et sans que le droit au silence soit notifié à la personne privée de liberté peuvent être frappées de nullité, conformément aux exigences du procès équitable défendues par la Cour EDH. Deux cas de figure sont à distinguer. Pour les affaires qui ont donné lieu à une instruction, le délai pour soulever une nullité est de six mois à compter de la date de mise en examen. Pour les autres affaires, la nullité des procès-verbaux d’audition réalisés en garde à vue peut être soulevée devant le tribunal correctionnel « avant toute défense au fond », c’est-à-dire avant le procès en première instance. Des milliers de procédures sont donc potentiellement concernées, mais seuls les PV d’audition peuvent être attaqués et non les procédures elles-mêmes. En d’autres termes, les éléments obtenus dans le cadre d’une enquête policière restent valables (tests ADN, perquisitions par exemple), mais pas les déclarations ou aveux obtenus en garde à vue sans la présence de l’avocat (Les Echos, 1er juin 2011).. Ajouté à cela que la Convention EDH s’applique aux relations interindividuelles et non pas seulement aux relations entre État et individus32Dans son arrêt « X et Y c/ Pays-Bas » du 26 mars 1985 (Rec. CEDH 1985, série A, n° 91) au § 23, la Cour déclare que les obligations positives « peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux » : en l’espèce le droit pénal néerlandais ne permettait pas de faire engager des poursuites contre l’auteur de violences sexuelles sur une mineure handicapée mentale., on déduit raisonnablement de toutes ces obligations de faire, une véritable obligation à la charge de l’État de contrôler l’éventuelle atteinte par le normalisateur privé aux droits fondamentaux, sous peine d’être lui-même sanctionné. Ce n’est au fond ni plus ni moins que l’« effet horizontal » de la Convention qui permet d’engager la responsabilité de l’État si sa législation, par ses prescriptions ou ses insuffisances, a permis une atteinte à un droit garanti commise par un particulier33CEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c/ France, relatif à un cas d’esclavage domestique..
Valeur et nature des arrêts de la Cour EDH. La solution ne serait-elle pas à rechercher dans la valeur et la nature des arrêts de la Cour EDH ? Ceux-ci ont en effet une valeur très contraignante à l’égard de l’État. L’arrêt Vermeire c. Belgique du 29 novembre 1991 apporte ici deux précisions très intéressantes : d’une part, il appartient à l’État déjà condamné par la Cour EDH du fait d’une mesure individuelle d’application d’une législation interne incompatible avec la Convention EDH de modifier sans tarder sa législation ; d’autre part, dans le laps de temps qui s’écoule entre l’arrêt de condamnation et la réforme à accomplir, le juge national doit écarter la loi interne et appliquer la décision de la Cour EDH dès lors que la règle dégagée par celle-ci n’est ni imprécise ni imprévisible. On peut encore citer l’arrêt Molinos c/ Chypre du 22 avril 1993 et l’arrêt Dudgeon c/ Irlande du 22 octobre 1981 aux termes desquels l’État qui laisse subsister dans son droit interne des dispositions législatives similaires à celles qui ont valu à une autre État d’être condamné doit lui aussi être condamné. Il en résulte une obligation de résultat mise à la charge de l’État dans l’exécution des arrêts de la Cour EDH très forte. On peut parler aussi d’une obligation de loyauté conventionnelle : la Cour EDH s’autorise à préconiser à l’État condamné des mesures de portée générale34CEDH, Maestri c/ Italie, 17 février 2004.. Il s’ensuit que l’État doit adopter des mesures de portée générale lorsque la violation constatée trouve son origine directement dans la règle de droit interne35F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », art. cit., n° 112.. Peut-il en aller de même lorsque la violation constatée trouve son origine directement dans la norme privée ? A priori oui, si l’on raisonne objectivement, en particulier à la lumière de la force exécutoire des arrêts de la Cour EDH. La théorie des obligations positives de protection, et toute la jurisprudence qui en est issue, milite en tout cas en ce sens.
Obstacles au raisonnement par analogie. Il existe cependant des obstacles majeurs à la transposition de ce raisonnement aux normes privées. Le premier est que la norme privée n’est pas la norme publique. Ensuite, la Convention EDH a essentiellement pour objet de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires de l’État dans la jouissance de ses droits. Peut-être pourrait-on alors mettre en exergue le droit à un recours effectif. Le problème est qu’il s’agit d’un droit au recours effectif au juge. Il faudrait donc nécessairement passer par le juge, qui pourrait au demeurant soulever d’office un moyen tiré de la violation d’un droit fondamental par un normalisateur privé, mais tout de même pas se saisir d’office d’un tel moyen. Cela étant, si nous posions le problème à l’envers, notre raisonnement par analogie n’aurait-il pas plus de chance de prospérer ? Ainsi, non plus une norme privée qui porterait atteinte à un droit fondamental, mais une norme privée qui serait plus protectrice des droits fondamentaux que la norme publique, voire carrément une norme publique qui porterait atteinte aux droits fondamentaux… Peut-on directement imposer à l’État de respecter une norme privée conférant à celui qu’elle lie un droit particulier entrant dans le domaine des droits fondamentaux ? Par exemple, si le règlement d’une fédération internationale fixe des conditions pour participer aux compétitions qu’elle organise à travers le monde, mais qu’un État impose, pour participer à ce type de compétition, des conditions supplémentaires (de nationalité par exemple), le droit acquis de participer à ces compétitions, qui pourrait être la mise en œuvre du droit d’exercer librement une activité professionnelle, voire du droit de propriété (espoir de gain), pourrait-il être sanctionné par la Cour EDH directement si l’on attaque l’État français au motif, qu’en ajoutant des conditions pour la participation aux compétitions, il a porté atteinte à une prérogative entrant dans le domaine des droits fondamentaux, comprise dans une norme privée internationale ? Rien n’est moins sûr…
Transition. À travers la théorie des obligations positives, il peut appartenir aux droits nationaux de faire respecter les droits fondamentaux qui seraient éventuellement bafoués par le norme privée internationale. Reste alors à savoir comment le juge national peut intervenir à propos de cette norme privée internationale. C’est le droit à un recours effectif au juge.
C. L’effectivité de l’intervention judiciaire
Situation duale. Deux situations doivent être ici distinguées : soit la norme est contraignante, soit la norme n’est pas contraignante.
Norme contraignante. Dans la norme contraignante, le sujet contraint par le concepteur de la norme peut certainement saisir le juge national et démontrer qu’en raison de la norme privée ses droits fondamentaux sont violés, sous réserve éventuellement des questions de prescription36Cf. infra.. Il pourra alors demander des dommages et intérêts à l’organisme régulateur, mais aussi agir en nullité de la disposition contraignante, contraire à ses droits fondamentaux. Cette nullité produira un effet erga omnes : elle purgera la norme privée de ses dispositions non conventionnelles.
Norme non contraignante. En revanche, si la norme est purement prescriptive, si la norme n’est pas contraignante – un code de gouvernance par exemple – quelle doit être la solution ? D’aucuns soutiendront à juste titre qu’une norme qui n’est pas sanctionnable, n’est pas une norme… Pour les besoins de la cause, partons du postulat qu’une norme non sanctionnée constitue bien une norme. La question est la suivante : le juge pourrait-il être saisi ab initio par les parties prenantes pour interdire une prescription contraire aux droits de l’homme ou, plus largement, aux droits fondamentaux, même si cette prescription n’a pas été adoptée et n’a pas été imposée à un sujet de droit qui aurait en conséquence subi une violation de l’un de ses droits fondamentaux? Et quelle pourrait être la procédure permettant aux parties prenantes, telle une association de défense des droits de l’homme, de faire supprimer cette prescription, sur le modèle par exemple de l’action en suppression des clauses abusives figurant dans les modèles de contrat proposés par les professionnels ? Ou bien, au contraire, est-ce seulement lorsque la prescription devient contraignante, juridiquement ou factuellement, que la sanction pourrait être prononcée ?37On pense par exemple à la nullité du règlement intérieur d’une entreprise multinationale ayant adopté les dispositions d’un code de gouvernance édicté par un normalisateur privé quelconque et à la responsabilité subséquente de cette multinationale.
Supériorité de la norme non contraignante sur la norme contraignante. Si tel est le cas, si donc on ne peut sanctionner que les normes contraignantes, la norme non contraignante, seulement prescriptive, mais illégale au regard des droits fondamentaux, pourra continuer à s’appliquer. Il n’y aurait guère peut-être que lorsque l’adhésion devient au moins de facto obligatoire ou lorsque celui qui y a librement adhérer l’impose, à travers ses propres normes, à d’autres, que la norme pourrait être sanctionnée. En d’autres termes, seule la norme imposée par l’utilisateur pourra être remise en cause. Du reste, on peut imaginer ici la responsabilité de celui qui propose un modèle prescriptif violant des droits fondamentaux et qui fait donc naître un risque pour ceux qui l’adoptent et vont l’imposer. Pour autant, la norme seulement prescriptive demeure inattaquable, même sur le terrain des droits fondamentaux. D’autant que le seul fait de proposer une violation, ne la constitue pas nécessairement. Raisonnons comme précédemment en distinguant norme publique et norme privée.
Norme publique et effectivité de l’intervention judiciaire : notion de « victime potentielle ». La norme publique, même lorsqu’elle est seulement supplétive, doit respecter les droits fondamentaux. En effet, s’agissant de la norme publique, pour la Cour EDH, un requérant peut être reconnu victime du seul fait de l’existence d’une législation38Par exemple, surveillance secrète de la correspondance et des télécommunications, ou pénalisation de l’homosexualité., sans avoir à prouver qu’on la lui a effectivement appliquée. Cela a conduit le Comité des Ministres, organisme chargé de veiller à la bonne exécution par les États des arrêts rendus par la Cour EDH, à être de plus en plus ferme dans ses demandes de mesures générales. C’est ce que l’on appelle les mesures de portée générale qui s’appuient sur la notion de « victime potentielle »39F. SUDRE, « La dimension internationale et européenne des libertés et droits fondamentaux », art. cit., n° 106..
Transposition aux normes privées. Peut-on transposer cette notion de « victime potentielle » à une norme privée ? À une norme privée contraignante, sans doute… À une norme privée non contraignante, c’est plus délicat… Comment en effet s’estimer potentiellement victime d’une règle – par exemple un dress code extrêmement détaillé et précis imposé par une banque à ses employés – qui ne porte pas en elle les germes d’une éventuelle sanction ? Au demeurant, si l’on admettait la transposition, cela signifierait que toute personne, en tous domaines, aurait le pouvoir d’agir devant la Cour EDH contre l’État (français) qui à travers ses juridictions n’auraient pas appliqué les droits de l’homme, ce qui reviendrait à faire une lecture très large de l’article 34 de la Convention EDH. Pour prendre un exemple en matière de dopage, imaginons qu’il soit porté atteinte, lors d’un contrôle, à la vie privée d’un sportif de haut niveau ou à sa notoriété. Tous les sportifs de haut niveau (français) pourraient alors assigner l’État (français) dans les mêmes hypothèses… C’est pour le moins vertigineux… Pour sa part, la Cour JUE estime qu’il est impossible d’attaquer un acte dépourvu de tout effet juridique. On en revient au problème de l’efficacité de la norme, de la juridicité de la norme40Pour un exemple V., Y. PACLOT, « La juridicité du code AFEP/MEDEF de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées », Rev. sociétés 2011, p. 395 : « Si l’on admet que la juridicité ne réside ni dans la contrainte, ni dans l’existence d’une sanction coercitive, mais dans la force normative — qui se constate par l’effectivité de la norme — on doit conclure que le code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées est un instrument juridique. Son appartenance au droit souple lui confère de multiples avantages, tenant en particulier à l’intensité variable des normes qu’il formule. Pour autant ce code reste perfectible : son autorité serait certainement accrue si ses recommandations étaient conçues dans l’objectif principal d’améliorer les performances des sociétés et donc de mieux garantir la défense de l’intérêt social ».… Et puisque la norme publique, même lorsqu’elle est seulement supplétive, doit respecter les droits fondamentaux, il en résulte une forme de supériorité du modèle de la norme privée – non contraignante – sur la norme publique… Supériorité de la norme privée qui peut se mesurer également à l’aune de l’écoulement du temps.
D. La question de la prescription et de l’incapacité pour une personne d’agir
Prescription et action contre une règle étatique. Lorsqu’il s’agit d’attaquer une règle étatique, aucune prescription n’est applicable. Le justiciable qui décide par exemple d’attaquer la loi 1881 sur la liberté de la presse n’est soumis à aucun impératif de temps. La loi est intemporelle, et donc, à ce titre, attaquable de manière permanente. C’est d’ailleurs l’un des fondements de la Question Prioritaire de Constitutionnalité : un justiciable peut, à tout moment, au cours d’un procès, soulever une telle question, sans que des questions de prescription ne viennent polluer son action.
Prescription et action contre une décision judiciaire. Lorsqu’il s’agit d’attaquer la décision d’un juge national, ou des actes des institutions de l’UE, c’est un peu différent puisque les textes prévoient certaines prescriptions lorsqu’il s’agit d’agir devant la Cour de Strasbourg (dans les six mois de la date de l’arrêt) ou devant la Cour de Luxembourg (dans les deux mois de l’acte… cinq ans pour la responsabilité extracontractuelle de l’UE…).
Prescription et action contre une norme privée issue d’un contrat. En revanche, lorsqu’il s’agit de demander la nullité d’une norme privée fondée sur le contrat, la prescription peut se révéler être un obstacle au respect des droits fondamentaux,
à l’action susceptible d’aboutir à la condamnation de la France. Comment en effet remettre en cause une norme privée qui certes violerait des droits fondamentaux mais une norme qui serait incluse dans un contrat ou des statuts desquels il ressortirait que la prescription de l’action en nullité est acquise ? N’est-on pas alors dans une situation où le droit français de la prescription empêche purement et simplement la remise en cause de règles privées, impératives en outre, alors qu’elles sont contraires aux droits fondamentaux ?
Sanction indirecte de la norme privée. On peut toujours supposer qu’une décision prise par un groupement privé, sur le fondement d’une norme privée issue d’un contrat, en contradiction totale avec des droits fondamentaux, doit pouvoir être remise en cause. Mais si cette norme, comme c’est très souvent le cas, prend sa source dans un code de conduite, une charte éthique, un contrat, une convention, des statuts, un règlement intérieur ou tout autre forme de source similaire, on ne peut pas s’empêcher de penser aux règles de prescription y afférentes, et à l’incapacité pour une personne d’agir qui en découle. Et puis une telle action, contre la norme privée, n’est en réalité qu’indirecte : elle n’est que la conséquence de l’action en responsabilité dirigée par la victime contre le groupement privé ayant porté atteinte à ses droits fondamentaux…
Conclusion. L’aspect procédural laisse nombre de questions en suspend. Mais il ne représente qu’un aspect de la problématique. Reste encore tout le fond du droit, puis le fameux principe de sécurité juridique.
II. Confrontation entre la norme privée et les droits fondamentaux
Problématique. Se pose également la question de savoir si les normes privées internationales peuvent perturber les droits fondamentaux sur le plan du droit matériel. La question peut surprendre. Traditionnellement en effet, ce sont plutôt les droits fondamentaux qui impactent les normes privées internationales. Autrement dit, lorsque des normes privées internationales émergent, elles doivent en principe être respectueuses des droits fondamentaux. Il s’agit là d’une manifestation de l’effet vertical des droits fondamentaux sur les normes privées : les droits fondamentaux se trouvent, hiérarchiquement, au-dessus des normes privées ; ces dernières doivent en être respectueuses, s’y conformer, éventuellement au terme d’un contrôle dit de « fondamentalité »41Expression empruntée à E. GARAUD, in Lamy Droit du contrat, Étude n° 245, « La violation d’un droit fondamental ».. Tout renoncement à ces droits par la voie conventionnelle impose un strict contrôle de l’exercice de cette liberté contractuelle42P. FRUMER, La renonciation aux droits et libertés, la Convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la volonté individuelle, préf. R. Ergec, Bruxelles, Bruylant 2011, Éd. de l’Université de Bruxelles ; O. de SCHUTTER et J. RINGELHEIM, « La renonciation aux droits fondamentaux. La libre disposition du soi et le règne de l’échange », CRIDHO, Working paper séries 1/2005 ; R. DIJOUX, « La renonciation contractuelle aux droits fondamentaux », LPA, 27 oct. 2011, n° 214, p. 12 ; V. égal. J. RAYNAUD, Les atteintes aux droits fondamentaux dans les actes juridiques privés, éd. PUAM, 2003.. Pour autant, malgré leur supériorité hiérarchique, les droits fondamentaux ne sauraient être absolus. Ils sont aménageables. Mais ils ne le sont que dans une certaine mesure. Ainsi, pour ce qui est du droit interne, le législateur peut réglementer l’exercice des libertés individuelles en apportant certaines restrictions, motivées par un intérêt sérieux et étroitement proportionnées au but louable à atteindre. En ce qui concerne les droits inscrits dans la Convention EDH, les limitations doivent répondre à une triple condition : être prévues par la loi matériellement définie comme étant le droit en vigueur (en ce compris les règles jurisprudentielles), être prises en vue de satisfaire une fin impérieuse, tel le bien-être économique du pays, et être nécessaires pour réaliser le but poursuivi, ce qui exclut les ingérences apparaissant disproportionnées43Ibid., n° 245-17. : « Se dégage ainsi une méthode de balance des intérêts qui peut se ramener à une idée centrale : une expression de volonté en contradiction avec un droit fondamental pourra néanmoins produire ses effets si la fin poursuivie apparaît suffisamment respectable et dans la mesure où le tort causé à la personne est strictement proportionné à l’avantage qui doit en être tiré »44Ibid..
Concrétisation des droits fondamentaux. En outre et surtout, les normes privées n’ont pas pour objectif premier de porter atteinte aux droits fondamentaux, ou d’être discriminatoires. Elles ne représentent pas toujours une menace pour les droits fondamentaux. Bien au contraire, elles constituent même souvent l’instrument d’exercice de beaucoup d’entre eux. Dans une démarche prospective, nous mettrons en perspective cette concrétisation des droits fondamentaux par les normes privées.
Annonce du plan. Incontestablement en tout cas, la production de normes privées « internationales » – en réalité plutôt transnationales – est bien significative d’une étape dans le processus de mondialisation de l’économie45F. MAYER & G. GEREFFI, « Regulation ans Economic Globalization : Prospects and Limits of Private Governance », in Private Regulation in the Global Economy, op. cit., Article 11 ; pour l’exemple européen cf., F. CAFAGGI & A. JANCZUK, “Private Regulation and Legal Integration : The European Example”, in Private Regulation in the Global Economy, op. cit., Article 6.. Ces normes occupent la place laissée par l’absence de réglementation publique nationale (dans les Pays en développement le plus souvent) et internationale (carences des Organisations Internationales). Les agents économiques viennent alors à prescrire en s’affranchissant des règles nationales incapables de saisir les situations transnationales, ce qui conduit parfois à la constitution d’atteintes aux droits fondamentaux (A). Ensuite, ces atteintes font l’objet d’une double réaction. Une réaction d’abord de la part des États, qui n’ont pas vocation à retrouver une souveraineté qui n’a pas été perdue, mais au contraire à se saisir d’une nouvelle réalité. Dès lors, le traitement de ces questions commence à se formaliser à l’échelle régionale (UE, CEDH) voire internationale (OMC, UN avec le Global Compact par exemple). Cette entreprise étatique vise à satisfaire des intérêts bien compris : pénétrer pour les entreprises « nationales » certains marchés émergents, limiter les avantages concurrentiels des entreprises étrangères. Ceci explique que l’Europe soit en pointe dans la réglementation environnementale. L’autre réaction est celle de la société civile : société des consommateurs sanctionnant par le boycott ou autres démarches les pratiques contraires aux droits et libertés fondamentaux. Dès lors, les normes privées transnationales sont à la fois un moyen d’être leader dans un secteur d’activité (normes environnementales, normalisation technique, etc.) et de renforcer la confiance de ses consommateurs finaux (chartes d’éthique, etc.) au détriment des concurrents. Les acteurs privés transnationaux intègrent les droits fondamentaux et produisent de la norme visant à les garantir (B). In fine, on constate une imbrication des sphères privées et publiques. Le dernier stade connu et actuel de la globalisation serait donc celui d’une co-production normative en la matière. Mais encore une fois, à dessein.
A. Atteinte et défense des droits fondamentaux
1. Les atteintes condamnées
Condamnations judiciaires. Certaines atteintes sont explicitement condamnées. Si les droits fondamentaux peuvent être aménagés, il ne faut tout de même pas que le droit se trouve privé de sa substance même, de sa consistance. Serait donc illicite une atteinte qui aboutirait à une privation pure et simple du droit. Par exemple, une norme privée qui violerait l’interdiction du travail forcé ne serait pas valable. On peut citer ici les droits les plus importants : droit à l’intégrité physique, interdiction du trafic d’organes, dignité humaine, interdiction du travail des enfants, etc.
Condamnations sociales. Lorsque les condamnations ne sont pas judiciaires, elles sont sociales. Il en est allé ainsi des campagnes dirigées contre des firmes actives dans des secteurs comme la fabrication d’équipement, de jouets (Toys’R’Us) ou les industries extractives. Les campagnes à l’encontre de fabricants d’équipements étaient dirigées spécialement contre les entreprises à forte notoriété. On pense en particulier à Nike et à Reebok (la question des ballons de football réalisés par des enfants pakistanais de douze ans). Leur responsabilité avait été recherchée non pas tant en raison de l’activité de l’entreprise proprement dite, mais en raison de la soustraitance de certaines tâches manufacturières confiées à des sociétés sises dans des PED (Cf. « responsabilité pour la filière de production »).
2. Les atteintes acceptées
Dopage. D’autres atteintes sont acceptées dès lors qu’un intérêt légitime est défendu ou que les atteintes sont proportionnelles aux objectifs visés. Ainsi, en matière de lutte contre le dopage, les mesures de géolocalisation des sportifs en vue de procéder aux contrôles antidopage ont été validées. Dans un arrêt en date du 24 février 201146CE 24 février 2011, n° 340122, 2e et 7e sous-sections réunies, CDS n° 23, 2011, p. 79, note J-C. LAPOUBLE ; CDS n° 24, 2011, p. 68, note F. COLIN ; JCP G 2011, n° 19, p. 564, comm. P. COLLOMB., le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité de certaines dispositions de l’ordonnance n° 2010-379 du 14 avril 2010 relative à la santé des sportifs et à la mise en conformité du Code du sport avec les principes du Code mondial antidopage et notamment son article 3. Suivant les termes de cette disposition relative à la localisation des sportifs, désormais codifiée à l’article L. 232-15 du Code du sport, les sportifs, constituant le groupe cible, désignés pour une année par l’Agence française de lutte contre le dopage, sont tenus de fournir des renseignements précis et actualisés sur leur localisation permettant la réalisation de contrôles mentionnés à l’article L. 232-5. L’article poursuit en précisant que ces renseignements peuvent faire l’objet d’un traitement informatisé par l’agence, en vue d’organiser des contrôles. Le Conseil d’État a pu conclure que « les articles 3 et 7 de l’ordonnance attaquée, qui ne font pas obstacle à la liberté d’aller et de venir des sportifs, ne portent au droit au respect de la vie privée et familiale de ces derniers, garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à la liberté individuelle que des atteintes nécessaires et proportionnées aux objectifs d’intérêt général poursuivis par la lutte contre le dopage, notamment la protection de la santé des sportifs ainsi que la garantie de l’équité et de l’éthique des compétitions sportives ; que l’ordonnance attaquée ne méconnaît pas non plus, en tout état de cause, les stipulations de la convention internationale contre le dopage dans le sport, qui ne sont pas d’effet direct ». Il a même souligné que « les obligations de localisation posées par l’ordonnance attaquée, qui, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, sont justifiées par l’objectif d’intérêt général de lutte contre le dopage et sont proportionnées à cet objectif ».
Libertés religieuses. Dans un tout autre domaine, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer les limites de la liberté religieuse au regard du droit de propriété en prenant en compte les intérêts en cause. Dans la religion juive, lors de la fête du Souccoth, il est traditionnel de construire une cabane précaire, symbolisant l’errance des Hébreux dans le désert après la fuite d’Égypte. Les contraintes urbaines font que les pratiquants doivent réaliser leur cabane sur leur balcon. Or les règlements de copropriété et d’urbanisme sont très vigilants sur ce qu’il est possible de mettre ou de construire sur un balcon. Ainsi, le syndic, mandaté par l’Assemblée générale avait agi en référé pour demander l’enlèvement d’une telle construction, le règlement de copropriété interdisant les cabanes sur les balcons. En réponse, l’illégalité de la décision des copropriétaires était alléguée en ce qu’elle violait la liberté des pratiques religieuses. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait donné raison à la copropriété et la troisième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre cette décision dans son arrêt en date du 8 juin 200647Cass. 3e civ., 8 juin 2006, n° 05-14.774, D. 2006.2887, note C. ATIAS ; JCP G 2006, I, 178, chron. H. PÉRINET-MARQUET ; Dr. et Pat. 2007, n° 161, p. 82, chron. T. REVET et J-B. SEUBE ; RTD civ. 2006, p. 722, note J-P. MARGUÉNAUD ; Gaz. Pal. 2006, n° 340, p. 12, note C. AMSON et D. AMSON et 2007, n° 159, p. 2, obs. A-S. RACT et C. AMSON ; AJDI 2006, n° 9, p. 609, obs. J. RAYNAUD et 2007, n° 4, p. 311, obs. P. CAPOULADE ; RJPF 2006, n° 10, p. 12, E. PUTMAN ; Loyers et copropriétés 2006, n° 9, p. 22, note G. VIGNERON ; Rev. loyers 2006, n° 869, p. 355.. Elle affirme que « la liberté religieuse, pour fondamentale qu’elle soit, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d’un règlement de copropriété ». Les limites apportées à la liberté religieuse doivent en principe être toujours proportionnées au but recherché. Si cet exemple porte sur la confrontation d’une liberté et d’un règlement de droit privé infra-étatique, on pourrait tout à fait étendre le champ de recherche à un règlement de copropriété international ou plutôt transnational, par exemple dans le cadre du timeshare. Dans cette hypothèse, la hiérarchisation de ces normes s’opérerait-elle de manière uniforme au sein des différents ordres juridiques étatiques nationaux ? On peut en douter. Ainsi, la Cour de cassation a jugé qu’aucune obligation ne pesait sur un bailleur de mettre en place un système de fermeture mécanique et non pas un digicode, l’usage de toute source d’énergie étant interdit dans la religion juive le jour du Shabbat : « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs, n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique »48Cass. 3e Civ., 18 décembre 2002, n° 01-00.519, RTD civ. 2003, p. 575, note R. LIBCHABER ; RTD civ. 2003, p. 383, note J-P. MARGUÉNAUD ; RDC 2003/1, p. 220, note A. MARAIS, 2004/2, p. 231, note J. ROCHFELD et p. 348, note G. LARDEUX ; Dr. et Pat. 2003, p. 85, obs. G. LOISEAU ; Gaz. Pal. 2007, n° 159, p. 2, obs. A-S. RACT et C. AMSON ; Administrer 2003, p. 30, note P. BAUDOIN ; RJPF 2003, p. 9, note É. GARAUD ; Rev. Loyers 2003, p.217, note G. LEJWI ; AJDI 2003, p. 182, note Y. ROUQUET.. À l’inverse, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Amselem c/ Syndicat Northcrest du 30 juin 2004492004 A.C.S. n° 46 2004 CSC 47, n° du greffe : 29252 et 29253, REJB 2004-66513 ; suivre les liens : https://www.lexisnexis.ca/ql/fr/recente/acs_detail.html?decision_id=144#texte ; http://www.cdpdj.qc.ca/ fr/publications/docs/religion_accommodement_avis.pdf., a décidé, sur un problème similaire, que l’interdiction de toute construction sur les balcons d’immeuble, prévue dans un règlement de copropriété, allait à l’encontre de la liberté de religion des requérants. Toutefois, cette solution contraire fut adoptée à la plus courte majorité des juges (cinq contre quatre). En définitive, ce contentieux est révélateur de la toute relativité des hiérarchisations des droits et libertés fondamentales au sein des différents ordres juridiques étatiques nationaux. La réception des normes privées transnationales au sein desdits ordres ne se réalise pas de manière uniforme.
B. Intégration des droits fondamentaux dans la production normative privée
1. Causes de l’intégration
Autorégulation. Cette intégration des droits fondamentaux dans la production normative privée nous semble être le fruit d’une parfaite rationalité économique des entreprises. Celles-ci sont susceptibles de subir deux types de pression les obligeant à (ré)agir en conséquence : une pression des pouvoirs publics tout d’abord qui peut être réelle ou purement hypothétique. Dans cette hypothèse, les acteurs privés procèdent par anticipation. S’appuyant sur une longue tradition d’autorégulation, ils préfèrent normaliser – suivant un degré de normativité variable – plutôt que de prendre le risque de se voir imposer un niveau d’exigence jugé trop élevé. La pression peut également résulter de la société civile. Dans cette configuration, les États pris individuellement se montrent parfois incapables de se saisir de la complexité et de l’intensification des échanges (surtout pour les États faillis). En outre la dimension transnationale des normes privées tend à rendre l’effectivité du contrôle de « fondamentalité » souvent formelle voire inexistante. Les mécanismes de coopération interétatique se sont avérés lourds, lents et également souvent inefficaces (ex : la commission Codex Alimentarius de la FAO et de l’OMS met souvent plus d’une décennie avant de mettre en place une réglementation efficace). Face à cette carence, le marché ou la société civile (c’est selon) se fait demandeur de réglementation. Après une première vague de codes de bonne conduite contre la corruption, une seconde vague s’est formée sous la pression des consommateurs au début des années 90 (Levi Strauss, Gap, Nike, Wal-Mart) s’agissant des normes sociales puis environnementales. Le risque d’atteinte à la notoriété, à l’image de marque de la société est telle en raison du poids des consommateurs (ex : affaire Kasky c/ Nike) pouvant prendre la forme de boycotts que la société est contrainte d’adopter des règlements privés.
Fruit de l’autorégulation. Cette intégration devient ensuite le moyen de satisfaire un marché, de se démarquer de ses concurrents en retard dans le processus de normalisation et encore de pénétrer certains marchés émergents. Dès lors, les normes privées transnationales sont à la fois un moyen d’être leader dans un secteur d’activité (normes environnementales, normalisation technique, etc.) et de renforcer la confiance de ses consommateurs finaux (chartes d’éthique, etc.) au détriment des concurrents. L’émergence d’une régulation privée pérenne dépend néanmoins de la réunion de certaines conditions50F. MAYER et G. GEREFFI, op. cit., spéc. p. 7 et s. : Plus les entreprises ont du poids par rapport à leurs fournisseurs, plus l’impact de la regulation privée est élevé ; cet impact est proportionné à la notoriété de la marque et/ou du produit ; l’effectivité des codes de bonne conduite dépend de la pression sociale ; ils ont plus de chance d’être adoptés lorsque les intérêts commerciaux sont alignés avec les préoccupations sociales et environnementales ; dans les pays émergents, le renforcement de ces normes privées dépendra du niveau de concentration de la production ; dans les pays en développement, le renforcement de la régulation publique aura pour effet non pas de remplacer la norme privées mais d’accroître son niveau d’exigence..
2. Modalités d’une intégration
Mondialisation. Incontestablement en tout cas, la production de normes privées « internationales » – en réalité plutôt transnationales – est bien significative d’une étape dans le processus de mondialisation de l’économie51Ibid. Pour l’exemple européen cf., F. CAFAGGI & A. JANCZUK, « Private Regulation and Legal Integration : The European Example », op. cit., Art. 6. Elle révèle une forme d’intégration par le haut, les États confiant aux sujets de droit privés le soin d’élaborer des réglementations garantissant le respect de ces droits fondamentaux (a) ; ainsi qu’une intégration par le bas, en fonction du degré de normativité de ces réglementations (b). In fine, les normes privées et publiques s’avèrent complémentaires (c).
a. L’intégration par le haut : la reconnaissance étatique de la compétence normative des sujets de droit privés
Incitation étatique. Cette intégration peut résulter de mécanismes juridiques d’incitation. Il en va le plus souvent ainsi en matière de responsabilité sociale des entreprises. Les textes qui en assurent la promotion sont pléthores52N. MATHEY, « La responsabilité sociale des entreprises en matière de droits de l’homme », CDE n° 3, Mai 2010, dossier 13.. L’OCDE a ainsi édicté des principes directeurs à destination des groupes d’entreprises (FMN). Sur initiative du secrétaire général de l’époque, l’ONU a édifié son Pacte Mondial (Global Compact) en 2000. La sous-commission des droits de l’homme de l’ONU a également travaillé sur un projet similaire53Projet de normes des Nations Unies sur la responsabilité des sociétés transnationales et autres entreprises en matière de droits de l’homme, 2003 ; cf. E. DECAUX, « La responsabilité des sociétés transnationales en matière de droits de l’homme », Rev. Sc. Crim. 2005 p. 789., mais les propositions relativement contraignantes qui avaient été formulées n’ont pas reçu de suite de la part de la Commission composée des représentants des États. La Global Reporting Initiative lancée dans le cadre du Programme des Nations Unies pour l’environnement (GRI) a abouti à la création d’indicateurs et de standards censés évaluer le respect des principes de la responsabilité sociale des entreprises. Dans le cadre de cette étude, le projet de norme ISO 26000 est entré en vigueur.
Difficultés de mise en œuvre. La mise en œuvre de ces standards censés garantir le respect des droits de l’homme par les entreprises et devant permettre d’en évaluer l’efficacité54Pour illustration, la mise en œuvre de la norme ISO 26000 est encadrée par des principes directeurs. Le pt 6.3.2.1 réaffirme le caractère naturel, inaliénable, universel, indivisible et interdépendant des droits fondamentaux et partant invite les entreprises certifiées à respecter ces droits tels que consacrés dans les pays sur le territoire desquels elles exercent leur activité. La norme va d’ailleurs plus loin puisque dans le point suivant elle impose de les respecter indépendamment du comportement du pays hôte. Il est ainsi posé de manière générale le principe d’une obligation de faire cesser toute violation à ces droits fondamentaux et éventuellement d’en réparer les conséquences dommageables. Une telle obligation impose la mise en œuvre de procédures préventives et proactives ne devant, en toute hypothèse, pas nuire à l’efficacité des procédures étatiques (pt. 6.3.6). s’avère en pratique beaucoup plus délicate. Une des difficultés sur ce point réside dans l’étendue des obligations mises à la charges des entreprises certifiées ISO 26000. En toute hypothèse, la logique de la RSE « exige que les entreprises dépassent le droit positif et respectent des règles plus contraignantes que celles du droit positif »55N. MATHEY, op. cit.. Les entreprises certifiées doivent en effet faire preuve de « Due diligence » ou « diligence raisonnable » afin de respecter et de faire respecter les droits de l’homme au sein de sa « sphère d’influence ». Or ces concepts laissent une grande marge d’interprétation nourrissant ainsi une forme d’insécurité juridique qui n’est pas pour rendre attractive cette norme ISO 2600056B. LOEVE, M. DOUCIN et alii. (dir.)., « “Due diligence” et “sphère d’influence” dans le contexte du respect des droits de l’homme par les entreprises. – Enjeux de la définition du champ d’application des standards en matière de RSE », Cahiers de droit de l’entreprise n° 3, Mai 2010, dossier 16.. Pour le reste, d’autres principes directeurs définissent les domaines d’action de l’entreprise en matière de droits fondamentaux. L’entreprise devra en toute hypothèse assurer l’effectivité du principe d’égalité et donc de non-discrimination (pt. 6.3.7) ; le dispositif visant implicitement les populations les plus faibles : enfants, personnes souffrant d’un handicap ou encore les populations indigènes. Elle sera tenue de respecter les droits civils et politiques (pt. 6.3.8), mais également les droits sociaux, économiques et culturels ou encore les droits fondamentaux du travail.
Effectivité. Cette intégration normative se révèle bien souvent limitées notamment lorsque les destinataires de la règle n’en tirent pas directement un avantage. Au demeurant, les législations ont intégré le problème de l’effectivité, non en imposant le respect de ces normes privées, mais en obligeant les destinataires à expliquer pourquoi ils n’appliquent pas telle norme (code de gouvernement d’entreprise57B. LECOURT, « Gouvernement d’entreprise : vers de nouvelles réformes européennes ? Livre vert sur « Le cadre de la gouvernance d’entreprise dans l’Union européenne » », Commission européenne, 5 avril 2011, Rev. sociétés 2011, p. 648. – L. 225-37 al. 7 C. com.) ou à dire comment ils s’organisent et ce qu’ils font dans certains domaines comme en matière de RSE (L. 225-102-1 C. com.)58Articles 225, 226 et 227 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement (dite « Grenelle II »). L’article L. 225-37 al. 7 C. com dispose que « Lorsqu’une société se réfère volontairement à un code de gouvernement d’entreprise élaboré par les organisations représentatives des entreprises, le rapport prévu au présent article précise également les dispositions qui ont été écartées et les raisons pour lesquelles elles l’ont été. Se trouve de surcroît précisé le lieu où ce code peut être consulté. Si une société ne se réfère pas à un tel code de gouvernement d’entreprise, ce rapport indique les règles retenues en complément des exigences requises par la loi et explique les raisons pour lesquelles la société a décidé de n’appliquer aucune disposition de ce code de gouvernement d’entreprise ». L’article L. 225-102-1 du code de commerce prévoit que le rapport présenté par le conseil d’administration ou le directoire à l’assemblée générale « comprend […] des informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ainsi que sur ses engagements sociétaux en faveur du développement durable». L’alinéa 7 précise que ces informations « font l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État (non publié à ce jour). Cette vérification donne lieu à un avis qui est transmis à l’assemblée des actionnaires ou des associés en même temps que le rapport du conseil d’administration ou du directoire ». La loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité oblige désormais ces rapports de gestion à contenir des informations relatives aux actions menées contre les discriminations et pour la promotion des diversités. Adde B. LECOURT, « Publication d’informations non financières par les sociétés : faut-il un texte européen ? », Rev. sociétés 2011, p.652.. Le législateur a par ailleurs fait montre de pragmatisme lors de l’adoption de la loi du 3 juillet 200859Loi n° 2008-649 portant diverses dispositions d’adaptation du droit des sociétés au droit communautaire., en transposant la directive n° 2006/46/CE du 14 juin 2006 et en introduisant en droit français le comply or explain60J.-Ch. DUHAMEL et B. FASTERLING, « Bilan de l’application du comply or explain par les sociétés françaises du SBF 120 », Bulletin Joly Bourse, 15 déc. 2009, n° 6, p. 524, §. 77.. Cette technique de transparence consiste pour une société dont les titres financiers sont admis aux négociations sur un marché réglementé à déclarer son rattachement à un référentiel de gouvernance, et à se justifier des écarts éventuels aux préceptes tant structurels que comportementaux contenus dans ce « code » de bonne conduite. Le dispositif a été largement mis en œuvre avec des résultats encourageants61À la lecture du bilan des communiqués publiés par les sociétés cotées concernant les recommandations AFEP/MEDEF sur les rémunérations des dirigeants mandataires sociaux, on constate que la très grande majorité des sociétés du SBF 120 a fait le choix d’un code de référence (117/120) ; quasi systématiquement, il s’agit du code Afep-Medef consolidé en décembre 2008 (111/120). Les hypothèses dans lesquelles ce code n’est pas retenu sont liées à la nationalité de la société (6 sociétés) ; ces sociétés non résidentes ne manquent pas de préciser qu’elles appliquent leur code domestique 9 . Toutes les sociétés composant le SBF 120, de nationalité française, ont fait le choix du code Afep-Medef, de manière intégrale ou dans son volet rémunération édité le 6 octobre 2008 et consolidé en décembre 2008. Mais à y regarder de plus près, on observe au final (chiffres au 13 janv. 2009) que seulement 34,37 % des sociétés du SBF 120 répondent totalement aux recommandations du code de l’Afep et du Medef sur le gouvernement d’entreprise des sociétés cotées..
Affaire Sandline. Les mesures incitatives ne suffisent parfois pas, contraignant le législateur à recourir à des mesures à caractère obligatoire. Pour illustration, à la suite de l’affaire Sandline62Affaire dont les faits marquants se résument à une violation par la société anglaise Sandline International de l’embargo à destination de la Sierra Leone, résultant de la résolution 1132 du Conseil de Sécurité des Nations unies et mise en œuvre au Royaume-Uni par voie décrétale., un livre vert sur la réglementation des sociétés militaires privées a été publié63UK Foreign and Commonwealth Office, Private Military Companies: Options for Regulation, op. cit.. Six options de régulation ont été proposées dans ce livre vert et après un temps de latence et quelques rapports et initiatives64Not. 9e Rapport du Foreign Affairs Committee, Session 2001-02, Private Military Companies, HC 922, 23 juill. 2002, favorable au système de licence ; 6e Rapport du Defence Select Committee, Session 2004- 05, 16 mars 2005., le Ministre des affaires étrangères et du Commonwealth officialisa le 28 février 2007 le choix de l’autorégulation par le biais d’un Code de bonne conduite, de l’adhésion des sociétés militaires privées britanniques à la British Association of Private Military Companies (BAPMC) et de l’application de la circulaire ministérielle n°040/004 amendée. Concrètement, il semble que le gouvernement britannique ait fait le choix d’une législation minimale aux seules fins de réduire les coûts qu’un contrôle efficace engendrerait65K. ALEXANDER & N. WHITE, op. cit., p. 34 et s., de limiter son exposition politique et d’inciter à l’élaboration d’une réglementation internationale. Cette option de l’autorégulation est accompagnée et surveillée par les autorités britanniques qui envisagent, si le système s’avère défaillant au bout de trois ans, de légiférer et d’instaurer un contrôle plus strict sous leur égide. Au terme de cette clause de rendez-vous, le gouvernement britannique a renouvelé son choix en faveur de l’autorégulation. Cette autorégulation nationale pour des activités transnationales est doublée à l’échelle internationale par le code de conduite défini par l’International Peace Operations Association (IPOA) en juin 2001 et par le Code de conduite international des fournisseurs de services de sécurité privée (International Code of Conduct for Private Security Service Providers’ – ICoC) adopté en juin 2009 et complété en octobre 201066Pour être membre de la BAPMC, chaque société doit apporter les éléments démontrant la conformité de son activité aux prescriptions figurant dans ladite charte (obligation de transparence, s’agissant notamment des sociétés ayant des filiales ou établissements dans des paradis juridiques et/ou fiscaux, ou lorsque les sociétés britanniques ont des relations contractuelles avec de telles sociétés ; engagements à respecter le droit international humanitaire ; formation du personnel au droit applicable dans le cadre de leur activité, etc.). Le système reste en proie à certaines failles. D’une part, les vérifications, au moment de l’admission, sont purement formelles. D’autre part, l’éventail des sanctions applicables rend le système beaucoup moins contraignant que déclaré. En effet, la nature contractuelle du groupement impose des sanctions uniquement contractuelles dont la plus radicale reste la seule exclusion de l’association. En outre, des sanctions disciplinaires de nature pécuniaire ne sauraient atteindre en France des montants exorbitants. De même, on ne saurait accorder à une association des pouvoirs d’investigation sur pièce et sur place sans délégation de service public préalable. De manière générale, l’autorégulation produit des effets pernicieux : les sociétés militaires privées adoptent des structures de contrôle formelles aux effets contraignants minimaux. À terme, il n’est pas certain qu’un tel système conduisant à « labelliser » certaines sociétés au détriment d’autres puisse passer le filtre du contrôle de conformité au droit de la concurrence. Le groupement est susceptible de relever de l’entente : il confère un avantage qui peut être jugé anticoncurrentiel et peut constituer l’instrument d’exclusion du marché de certains concurrents. L’autorégulation ne peut donc être que le préalable et le complément d’une intervention normative nationale et internationale, ainsi qu’à un contrôle a posteriori.. On ajoutera que, s’agissant des sociétés militaires privées, la question se pose, concernant leurs membres, d’une éventuelle atteinte à un droit fondamental : celui du droit à la vie (art. 2 CEDH) : les employés des sociétés militaires privées, à travers les risques qu’ils encourent compte tenu de leur emploi, ne renoncent-ils pas à leur droit à la vie ? Du côté employeurs, n’y a-t-il pas une atteinte à un droit fondamental, un abus de droit qu’interdit l’art. 17 de la CEDH ?
b. L’intégration par le bas : les degrés de normativité de la norme privée intégrative
Normes non contraigantes. De l’étude réalisée par l’OCDE en 200067OCDE, Les codes de conduite des entreprises – Étude approfondie de leur contenu, TD/TC/ WP(99)56/FINAL du 13 juin 2000 (v. égal. La responsabilité sociale des entreprises et les codes de conduite. Nouveaux enjeux ou vieux débat ?, avril 2004). à la circulaire de la Direction Générale du Travail en date du 19 novembre 200868Circ. DGT 2008/22 du 19 nov. 2008 relative aux chartes éthiques, dispositifs d’alerte professionnelle et au règlement intérieur., il est possible de classer les normes privées intégrant ces questions, en fonction de leur normativité. Certains codes ou chartes s’avèrent dépourvus de tout caractère contraignant. Certains n’engagent tout simplement à rien. À suivre Pascale Deumier69P. DEUMIER, « Chartes et codes de conduite des entreprises : les degrés de normativité des engagements éthiques », RTD civ. 2009, p. 77., il existerait deux grandes catégories d’énoncés dans les codes de conduite : ceux qui prescrivent un comportement, potentiellement normatif, et ceux qui déclarent l’attachement à une valeur, a priori non normatif. Mais, participant à l’image de l’entreprise, elles pourraient être sanctionnées sur le fondement de la publicité trompeuse. Compte tenu de la multiplication des normes de certification sociale et autres labels, elles pourraient être très vite décrédibilisantes. D’autres codes et chartes n’engagent à rien de plus que ce qui est exigé. Ces codes prescrivent des comportements ou des engagements précis sans dépasser les exigences déjà imposées par les conventions internationales, la loi, le règlement ou le règlement intérieur. À défaut d’obligation nouvelle, ils échappent à tout contrôle, faute d’effet normatif propre. Tout au plus peut-on leur reconnaître l’utilité de rendre le droit applicable plus intelligible et surtout plus accessible. L’exigence de connaissance de la loi est respectée de même que l’entreprise diminue son risque juridique. Intégrée dans le champ contractuel, elle offre le cas échéant un motif de rupture des relations contractuelles avec ses partenaires commerciaux locaux.
Normes contraignantes. Une autre catégorie de codes et chartes sont en revanche véritablement contraignants. Nombre de normes privées expriment alors un véritable pouvoir normatif. Elles ont en toute hypothèse vocation à recevoir application. Toutefois ces normes éthiques, sans être en soi illicites, ne bénéficient pas d’une immunité au regard des normes de l’ordre juridique étatique et restent donc soumises au contrôle du juge voire, le cas échéant de ses destinataires. Ainsi que le relève Madame Deumier, « En deçà des exigences étatiques, les codes de conduite heurtent la légalité et sont passibles de sanction ; identiques à ces exigences, ils les accompagnent et peuvent les renforcer ; au-delà, la pression s’accroît pour garantir leur sincérité : être libre de s’engager, ce n’est pas non plus être libre de prétendre s’engager »70P. DEUMIER, op. cit., p. 77.. La Clause de Netiquette ou clause de bonne conduite cybernétique entre pleinement dans cette catégorie71Cf. P.-D. CERVETTI, « Clause de “netiquette” » in Les principales clauses des contrats d’affaires, ss. la dir. de J. MESTRE et J.-C. RODA, Lextenso éditions, 2011, p. 637.. Les acteurs du cyberespace ont tenté de dégager des règles de conduite, plus ou moins explicites, destinées à faciliter leurs échanges. Fruit de la réflexion du Responsible Use of the Network, groupe de travail de l’Internet Engineering Task Force, la « Netiquette » est la première norme définie. Elle a pris la forme en 1995 d’une réglementation officielle et a été complétée par des règles supplémentaires relatives aux spécificités de certains médias. Cette réglementation est insérée dans les contrats mais bien qu’ayant force obligatoire, l’accueil prétorien est mitigé72Pour un tribunal, la seule référence à la Netiquette, dans les conditions générales d’un contrat d’abonnement, ne suffit à la rendre opposable à l’usager du service Internet (TGI Paris, 1re ch. soc., 21 févr. 2006, Ass. Familles de France c/SAS Free) ; alors qu’un autre reconnaît l’existence d’un usage proscrivant le recours au spamming sur les forums de discussion (TGI Rochefort-sur-mer, 28 févr. 2001, Comm. com. électr. 2002, comm. 59, obs. L. GRYNBAUM ; Confirmé par CA Poitiers, ch. civ. 1, 11 mai 2004, Juris-Data nº 2004-252027)..
c. Complémentarité des normes et inversion des rapports hétéronomes
Complémentarité normative. Les rapports entre ordres juridiques transétatiques et ordres juridiques étatiques, et donc entre normes privées transnationales et normes étatiques, peuvent se développer dans le sens d’une complémentarité normative. Les normes privées servent alors la poursuite des objectifs définis par les normes publiques. Ainsi, certains codes de conduites servent à l’« exportation » des droits de l’homme73Debora L. SPAR, « The spotlight on the bottom line: how multinationals export human rights », Foreign Affairs, March-April 1998 vol. 77, n° 2, p. 7 (6).. Alors que les tentatives d’exportation des droits de l’homme par voie étatique – notamment par l’instauration par la force de régime démocratique – ont échoué, la mise en œuvre de standards privés protecteurs des droits fondamentaux paraît plus efficace, sous réserve d’effectivité. Pour illustration, suite aux campagnes menées contre la société Reebok qui faisait fabriquer ses ballons par des travailleurs pakistanais mineurs, l’entreprise a établi un nouveau site de production centrale, imposant des normes sociales, contrôle par un tiers indépendant. Sous pression de la société civile, les sociétés Levi Strauss, Macy’s, Liz Claiborne, Eddie Bauer ont toutes retiré leurs activités du pays. Nombre de multinationales conditionnent leur installation dans les pays émergents ou en développement à l’applicabilité et donc à l’application au profit des salariés locaux de leurs établissements des droits et libertés fondamentaux intégrés dans leur règlement intérieur et/ou dans les contrats de travail. Les codes de conduites participent à la « concrétisation » des libertés fondamentales. Tel est le cas du European Payments Council en matière de liberté de circulation des capitaux au sein de l’UE74F. CAFAGGI & A. JANCZUK, op. cit., Article 6.. En 2002, un groupe de banques a constitué un Conseil Européen des Paiements, structure chargée de l’harmonisation des paiements de détail électronique. Très vite est née le projet d’une Single Euro Payments Area (SEPA). L’EPC a défini les règles fonctionnelles pour de nouveaux instruments de virement et de prélèvement, les normes relatives au paiement par voie électronique, une norme ISO 20022 pour le virement et le prélèvement SEPA a même été créée. En définitive, ce groupement interbancaire a procédé – par voie de délégation implicite – à l’harmonisation des normes bancaires dans la zone €uro favorisant grandement la concrétisation de la liberté de circulation des capitaux, liberté fondamentale dans le cadre de la construction européenne.
Inversion des rapports hétéronomes. Il arrive également que les rapports hétéronomes entre ces ordres juridiques s’inversent. Il en va par exemple ainsi lorsque les producteurs de normes privées militent en faveur d’une élévation du niveau d’exigence des standards (privés). Les membres de la Kenya Security Industry Association (KSIA) travaillent activement à l’amélioration de leur gouvernance et font du lobbying pour l’adoption de « standards » plus exigeant, incluant notamment un personnel mieux entraîné et mieux équipé, s’inspirant souvent des standards sud-africains et anglais. Ce lobbying s’est notamment manifesté par le soutien ex post au durcissement des exigences imposées par le gouvernement Kenyan en 2003. Pour les membres de cette association, il s’agit non seulement de garantir l’effectivité de leur action. Autrement dit, l’élévation des normes privées-publiques en matière de sécurité est une des conditions nécessaires pour assurer l’efficacité de l’action des SMSP et donc l’effectivité du droit à la sûreté. Mais il s’agit, à l’instar de ce qui prévaut en matière de standards techniques, de permettre aux membres de cette association de se démarquer de leurs concurrents. Il s’agit le plus souvent de sociétés plus modestes favorables à une réglementation a minima et à un niveau d’exigence des standards privés peu contraignant, regroupées pour la plupart dans la Protective Services Industry Association (PSIA). Plus encore, certains systèmes juridiques admettent que les producteurs de normes privées imposent aux États des garanties en matière de droits fondamentaux comme l’illustrent les Guidelines to Nigeria Policemen on Special Duty in SPDC Asset areas de la Shell Petroleum Development Corporation. Ces “recommandations” sont délivrées à tous les officiers de police nigérians intervenant sur les espaces propriétés de la société Shell. Elles visent à leur rappeler les consignes restreignant l’usage de la force et à les alerter contrer leurs éventuelles implications dans des « barrages routiers illégaux ou autres activités contraires à l’éthique qui pourraient compromettre leur opération ou ternir l’image de la société » (Shell) (pt. 9). Le point 13 est d’ailleurs explicite quant au rapport de force puisqu’il prévoit que « tout acte d’indiscipline de quelque sorte que ce soit de votre part fera l’objet de sévères sanctions disciplinaires incluant le retour immédiat à la base ». L’adoption de ce guide de bonne conduite fait suite à l’échec de la politique d’intégration locale de la firme et de sa politique de développement. Désormais, en sus de ses activités de lutte contre la corruption, du développement économique et social locale, la société intègre les principes de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), en tout cas formellement. À l’image de son concurrent Chevron qui procède indirectement par l’intermédiaire de la société de sécurité Outsourcing Services Ltd (OSL – filiale de la société sud-africaine Gray Security), elle adopte des normes privées en matière de sécurité à destination des forces de police.
Exemples en droit financier. On pourrait encore citer le droit financier qui constitue le terrain privilégié de ces normes privées, tantôt non contraignantes tantôt contraignantes. Ce qui est remarquable en droit financier français, c’est l’enchevêtrement de trois séries de règles : d’abord des chartes et codes internes, issus d’un petit groupe de sociétés, par exemple certaines sociétés du CAC 40 ayant établi des règles en matière de déontologie boursière, ce que l’on pourrait appeler de l’autorégulation, puis des normes contraignantes tel le code AFEP/MEDEF de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées, enfin de « réelles » lois issues de ces pratiques, telle la loi française du 27 janvier 2011 sur la parité homme/femme dans les conseils d’administration et de surveillance75Cf. P.-H. CONAC, Chartes de déontologie boursière, PriceWatherhourseCoopers, SciencesPo Master Finance et Stratégie, Association Finance et Stratégie. Sciences Po, février 2011, Rev. sociétés 2011, p. 259 ; Ph. DIDIER, Prévention des manquements d’initié, mise en place de « safe haven » pour les dirigeants. Recommandation de l’AMF n° 2010-07 du 3 novembre 2010 – Guide relatif à la prévention des manquements d’initié imputables aux dirigeants des sociétés cotées, Rev. sociétés 2011, p. 66..
C. Les paradoxes de l’intégration : l’exemple du whistleblowing
Définition du whistleblowing. La lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée ou plus simplement contre les mauvaises pratiques contraires aux règles de transparence du marché (corruption, fraude, délit d’initié, pratiques contraires à l’éthique) ont conduit les entreprises à mettre en place des mécanismes dits de whistleblowing. Ces « procédures d’alerte » ou « alertes éthiques », s’appuyant sur les nouvelles technologies, fonctionnent en grande partie sur la base de la dénonciation des pratiques illicites par les salariés d’une entreprise à des organismes internes ou externes à la société76Cf. le film « The Whistleblower » inspiré d’une histoire vraie, dans lequel une policière est chargée par une agence de sécurité privée de participer, dans le Bosnie-Herzégovine d’après-guerre, à l’effort international de sauvegarde de la paix parrainé par l’ONU. Découvrant un trafic sexuel de femmes, elle tentera de le dévoiler, et se heurtera ainsi à des lois internationales des Nations Unies destinées à étouffer l’affaire.. Une telle pratique est courante dans les pays de common law (Australie, Royaume-Uni, États-Unis). Suite aux scandales Enron et WorldCom, le législateur étatsunien a même adopté le Sarbanes-Oxley Act du 30 juillet 2002 (loi « SOX ») imposant à toutes les sociétés domiciliées aux États-Unis, à celles dont une partie du capital est détenu par une société étatsunienne ou encore qui est cotée en Bourse, de mettre en place un tel mécanisme. Par phénomène de contagion mais aussi en raison des effets extraterritoriaux de la loi SOX, la norme de gestion s’est propagée en dans les pays de tradition romano-germanique. Toutefois, l’introduction d’une telle pratique a été accueillie froidement en Europe et plus particulièrement en France.
Conception française. Dans un arrêt récent, la chambre sociale de la Cour de cassation est venue invalider le dispositif mis en place dans la société Dassault Systèmes77Cass. soc,. 8 déc. 2009, n° 08-17.191, Bull. civ. V, n° 276 ; Dr. sociétés, 2010, p. 483, note F. BARRIÈRE ; JCP S 2009. act. 630 ; JCP S 2009. 1091, note P.-H. ANTONMATTEI ; JSL 2010, n° 269, 9, note M. HAUTEFORT ; D. 2010. 548, note I. DESBARATS ; D. 2010. 676, obs. O. LECLERC ; RDT 2010. 171, note R. DE QUENAUDON ; RLDI févr. 2010, p. 42, note F. CHAFIOL-CHAUMONT ; CCE mai 2010, comm. 51, note A. LEPAGE ; JCP E 2010. 1470, n° 7 s., obs. M. VIVANT, N. MALLET-POUJOL et J.-M. BRUGUIÈRE.. Ce dispositif d’alerte était inséré dans son Code of Business Conduct et visait notamment à répondre à certaines exigences de contrôle interne issues de la loi SOX. Bien que régulièrement déclaré auprès de la CNIL et après autorisation unique délivrée par celle-ci, la Cour de cassation a considéré que « les informations à usage interne dont la divulgation est soumise à autorisation préalable par le code de conduite de la société Dassault systèmes ne faisaient pas l’objet d’une définition précise, de sorte qu’il était impossible de vérifier que cette restriction à la liberté d’expression était justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché et, d’autre part, que l’exercice du droit d’expression directe et collective des salariés pouvait impliquer l’utilisation de certaines de ces informations ». Plus encore, le « dispositif d’alerte professionnelle faisant l’objet d’un engagement de conformité à l’autorisation unique ne [pouvait] avoir une autre finalité » que celle de répondre à des exigences légales ou réglementaires spécifiques et les dispositions sur le traitement des faits recueillis relatifs à des évènements graves n’avaient « pas pour objet de modifier » ou d’étendre la finalité du traitement78Autrement dit, la Cour a distingué la finalité autorisée du traitement, des catégories de données à caractère personnel ainsi traitées. Le 14 octobre 2010, la CNIL a modifié l’article 3 de son autorisation n° AU-004 tel qu’issu de sa rédaction du 8 décembre 2005. Sur ce point, v. C. TORESS, « La Cnil réoriente sa position sur le whistleblowing », Gaz. Pal. 22 janv. 2011, n° 22, p. 18..
État du whistleblowing en France. Cette affaire illustre parfaitement une différence de culture – notamment – juridique. La plupart des pays européens ont en effet tendance à assimiler dénonciation et délation. Par ailleurs, une telle pratique serait susceptible de violer le droit européen en matière de respect de la vie privée et de protection des données à caractère personnel. Le caractère potentiellement intrusif de la dénonciation peut porter atteinte à la vie privée du salarié dénoncé. On peut également considérer que le mécanisme de whistleblowing, en tout cas tel que développé par la SOX, porte atteinte aux dispositions européennes en matière de protection des données personnelles – élevée au rang de liberté fondamentale par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – et plus particulièrement au droit d’information et d’opposition des personnes concernées, à la proportionnalité du traitement des données, ainsi qu’aux règles en matière de transfert de données. Les positions européennes initiales étaient très largement anti-whistleblowing, jusqu’à l’intervention de la CNIL fin 2005. Sa position a d’ailleurs été confirmée par le Groupe 29, organe consultatif européen indépendant sur la protection des données et de la vie privée, dans son avis n° 1/99 du 26 janvier 1999 qui a servi de base pour l’adoption de recommandations de la part des autorités de protection des données des pays européens à destination des sociétés européennes. Cependant, le temps serait peut-être aujourd’hui à l’apaisement…79F. BARRIÈRE, « Les dispositifs d’alertes professionnelles : le temps de l’apaisement ? », Rev. sociétés 2011, p. 276. Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Caen le 23 septembre 2011 relance le débat, à tout le moins en matière pénale…80CA Caen, 23 septembre 2011, n° 09/03336 : C. AYELA et K. BIHANNIC, « Nouveau coup de sifflet contre le whistleblowing : quel avenir en France pour les alertes éthiques ?, Recherche sur l’apport de l’alerte professionnelle au regard de la coopération en matière pénale », Bull. Lamy Dr. pénal des affaires, n° 112, déc. 2011.
Prégnance de la sphère privée. En définitive, les atermoiements franco-européens, révélateurs du poids de l’histoire des États-membres de l’Union, conduisent à un paradoxe : limiter les effets de règlements de droit privé pourtant destinés à garantir certains droits ou libertés fondamentales. Alors qu’ils offrent l’avantage d’une responsabilisation collective des membres des entreprises (salariés, mais aussi actionnaires, mandataires, etc.), les gouvernements nationaux européens demeurent encore réticents à de telles pratiques. On rappellera certes que les réticences exprimées ne sont pas dénuées de tout fondement juridique. Après tout, le droit à la vie privée, par ailleurs reconnu au profit des salariés à l’intérieur même de la structure de l’entreprise, a tout aussi bien vocation à être protégé.
Transition. Quid alors, dans un tel contexte et dans de telles conditions, du principe de sécurité juridique qui, à bien des égards, pourrait venir interférer dans le rapport entre les normes privées et les droits fondamentaux ?
III. La nature de la norme privée à la lumière du principe de sécurité juridique
Place du principe de sécurité juridique. Si la norme privée internationale est soumise au respect des droits fondamentaux, peut assurer leur promotion, voire les infléchir, la question se pose in fine de savoir si son caractère privé n’exclut pas l’application de certains principes fondamentaux dirigeant la réglementation publique et spécialement le principe de sécurité juridique. On pourrait douter que ce principe ait vocation à s’appliquer dans la mesure où l’application de la norme privée passe le plus souvent par le consentement. Or si l’on consent, ne peut-on pas estimer que l’on a par avance accepté les modalités pouvant affecter son changement (cela est discuté en droit des contrats car on peut accepter ce qui est indéterminé…) ? Tel est par exemple le cas dans les groupements où ses membres s’accordent sur les modalités de modification des règles qui leur seront applicables. La question devient plus délicate lorsque la norme privée est juridiquement ou factuellement imposée à son destinataire qui ne peut la discuter. Ici, l’auteur de la norme ne doit-il pas garantir la sécurité juridique au destinataire de la règle qui aura, d’une part, adapté son comportement en conséquence de la règle existante, et d’autre part, adopté des modalités de modification connues et maitrisées ? Que penser par exemple d’un acteur du marché contraint de respecter une norme privée en raison du standard économique qu’elle constitue sur le marché qui serait modifiée sans préavis, sans raison… et qui, pour celui qui souhaiterait la suivre, impliquerait un très large surcoût. Que penser ainsi de la modification, en cours de compétition, des règles de cette compétition (par exemple un championnat de Formule 1) et qui conduirait les compétiteurs à revoir leur stratégie et les coûts de développement pour se maintenir dans la compétition ? Le principe de sécurité juridique pourrait-il être appliqué pour au moins paralyser pendant une certaine durée ces modifications. On peut le penser si du moins on estime que ce principe permet aux personnes soumises à la norme publique de pouvoir raisonnablement compter sur son intelligibilité, et sur sa raisonnable stabilité… Par conséquent, si la sécurité juridique est due car la règle émane d’un pouvoir qui va l’imposer à ses sujets de droits, alors certaines normes privées au moins sont soumises à ce principe. Il convient par conséquent de déterminer le périmètre de cet important principe (A), avant d’en esquisser les modalités d’application à la norme privée (B).
A. Quelle sécurité juridique ?
1. Essais de définition de la sécurité juridique
Définition du principe. Plusieurs essais de définition de la sécurité juridique ont été menés. Ainsi, Loïc Azoulai considère que ce principe s’attache à la fois au contenu de la norme et au rapport entre le producteur de la norme et son destinataire. Partant, la sécurité juridique est un principe matriciel se déclinant en deux séries d’exigences : « Le principe de sécurité juridique comporte deux aspects qu’il convient de distinguer. Le premier concerne la nature et la qualité des normes juridiques, c’est-à-dire la relation de l’autorité légale aux normes qu’elle produit. Le second aspect concerne la nature des situations visées, c’est-à-dire la relation de l’autorité légale aux destinataires des normes qu’elle produit. Chacun de ces deux aspects est lui-même divisible en deux séries d’exigences. Par rapport à sa production normative, l’autorité légale est tenue d’une part à une exigence de clarté, d’intelligibilité et de prévisibilité, d’autre part à une exigence de simplicité qui s’oppose à toute complexité excessive. Par rapport au destinataire, l’auteur de la norme est lié d’une part à l’obligation de ne point mettre en cause les situations légalement acquises, d’autre part à l’obligation de garantir la confiance que le destinataire de la norme peut avoir dans le maintien de celle-ci »81L. AZOULAI, « La valeur normative de la sécurité juridique », in Sécurité juridique et droit économique, L. BOY, J-B. RACINE et F. SIIRIAINEN (coord.), Larcier, 2007, p. 25, spéc. p. 26-27.. Thomas Piazzon considère que la notion de sécurité juridique contient trois sous-exigences distinctes82T. PIAZZON, La sécurité juridique, Préf. L. Leveneur, Defrénois, coll. Doctorat & notariat, t. 35, 2009, n° 10. : l’accessibilité, la prévisibilité et la stabilité du droit. La notion de « sécurité juridique » est plus un schème de principe qu’un principe per seEn ce sens, L. AZOULAI, op. cit., p. 27.83En ce sens, L. AZOULAI, op. cit., p. 27.. S’appuyant sur la définition donnée par R. Cabrillac et sur celle proposée par S. Calmes, Thomas Piazzon définit la sécurité juridique comme « l’idéal de fiabilité d’un droit accessible et compréhensible, qui permet aux sujets de droit de prévoir raisonnablement les conséquences juridiques de leurs actes ou comportements, et qui respecte les prévisions légitimes déjà bâties par les sujets de droit dont il favorise la réalisation ».
2. La reconnaissance du principe de sécurité juridique
Reconnaissance nationale. Au niveau national, un certain nombre de dispositions sont à rattacher au principe de sécurité juridique, tels l’article 34 de la Constitution sur la clarté de la loi ou encore l’article 1134 du Code civil sur la force obligatoire des contrats84On pourrait également citer les articles 4, 5, 6 et 16 DDHC fondant les principes d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ou encore l’article 2 du Code civil posant le principe de non-rétroactivité de la loi.. Lorsque la loi ne s’en charge pas, des principes ont vocation à s’appliquer, comme celui aux termes duquel le juge statue en droit et non en équité, ou encore le principe de cohérence, véritable principe général du droit85J. MESTRE, « Vers l’avènement d’un nouveau principe général du droit », Editorial, RLDC nov. 2011, p. 3.. S’il n’a pas consacré le principe de sécurité juridique, le Conseil constitutionnel a néanmoins reconnu que l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi constituaient des objectifs à valeur constitutionnelle86Déc. n° 99-421 du 16 décembre 1999 ; v. égal. à propos d’un excès de complexité dans la loi de finances pour 2006, Déc. n° 2005-530 du 29 décembre 2005, ce qui suppose une exigence de normativité de la loi, cf. Déc. n° 2004-500 du 29 juillet 2004.. Sur le plan subjectif de la protection des droits acquis, le Conseil s’est prononcé sur les limites à la rétroactivité de la loi non pénale87Déc. n° 98-404 du 18 décembre 1998., ainsi que sur la protection des situations contractuelles88Déc. n° 2003-465 du 13 janvier 2003., interdisant au législateur de porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne saurait pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant. Plus généralement, il a étendu la protection à toutes les situations légalement acquises89Déc. 2005-530 du 29 déc. 2005 : s’ « il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions » […] « ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ».. La reconnaissance de ce principe par la Cour de cassation varie d’une chambre à une autre. Si la seconde chambre civile n’a pas manqué de le consacrer90Cass. 2e civ., 20 janv. 2003, D. 2003, p. 2722, note crit. E. BEN MERZOUK. Dans son arrêt du 8 juill. 2004, Radio France, elle estime que « l’application immédiate [de la règle nouvelle posée par la Cour d’appel] dans l’instance aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Dans son arrêt du même jour, Generali France assurance vie, elle précise que « les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime invoquées pour contester l’application d’une solution restrictive du droit d’agir résultant d’une évolution jurisprudentielle ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence constante, dont l’évolution relève de l’office du juge dans l’application du droit »., la première chambre civile a quant à elle refusé telle consécration à propos des revirements de jurisprudence, en décidant que « la sécurité juridique ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l’évolution de la jurisprudence relevant de l’office du juge dans l’application du droit »91Cass. 1ère civ., 21 mars 2000, Bull. civ. I, n° 97 ; D. 2000, p. 593, note Ch. ATIAS ; RTD civ. 2000, p. 666, obs. N. MOLFESSIS ; v. égal. Civ. 1ère 9 oct. 2001, p. 3470, rapp. P. SARGOS, note D. THOUVENIN ; JCP G 2002, II, 10045, note D. CACHARD ; RTD civ. 2002, p. 176, obs. R. LIBCHABER.. Pour leur part, la troisième chambre civile et la chambre sociale se situent sur une ligne jurisprudentielle quasi identique92Cass. 3e civ. 2 octobre 2002, Bull. civ. III, n° 200, p. 170, D. 2003, p. 513, note Ch. ATIAS. Dans son arrêt Samse du 17 décembre 2004, elle refuse de consacrer ce principe mais dans son arrêt SNCF elle indique tout de même que « cette disposition du statut du personnel, qui permet à l’employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail e de prendre une mesure de nature à affecter la fonction dans l’entreprise ainsi que la carrière et la rémunération du salarié, suscite une difficulté sérieuse quant à sa légalité au regard du principe de la sécurité juridique ».. Récemment, la chambre commerciale a posé le principe d’une obligation de motiver les revirements de jurisprudence sur le fondement de « l’exigence de sécurité juridique au regard de l’évolution du droit des sociétés », justifiant ainsi le revirement opéré en l’espèce à propos du point de départ de la prescription de l’action en nullité des conventions réglementées non autorisées93Cass. Com. 8 févr. 2011, n° 10-11.896, D. 2011. 515, obs. A. LIENHARD ; D. 2011. 1314, note N. MOLFESSIS et J. KLEIN ; Rev. sociétés 2011. 288, note P. LE CANNU ; Bull. Joly 2011. 297, note C.-N. OHL et D. SCHMIDT ; JCP E 2011. 1151, note B. DONDERO ; Dr. sociétés 2011, comm. 70, note M. ROUSSILLE.. Cette décision étant la suite logique de la prise en compte de la jurisprudence de la CEDH et notamment de l’arrêt CEDH du 14 janvier 2010, n° 36815/03, Atanasovski c/ ex-République yougoslave de Macédoine aux termes duquel l’existence d’une jurisprudence établie impose à une juridiction (suprême) d’expliciter les raisons pour lesquelles elle s’écarte de la solution antérieure. Enfin, le Conseil d’État lui-même a procédé à une reconnaissance mesurée de ce principe94Il a en effet fait application de ce principe s’agissant des effets d’une décision d’annulation d’un acte administratif (CE 11 mai 2004, Association AC ! et a., D. 2004, inf. rap., p. 1499) ou encore en annulant un décret n’ayant pas prévu de dispositions transitoires pour aménager le passage d’un régime à l’autre (CE Ass., 24 mars 2006, Soc. KPMG et a., n° 288460, JCP 2006, II, 10113, note J-M. BELORGEY ; D. 2006, p. 1224. AJDA 2006, p. 1028, obs. Ch. LANDAIS et F. LENICA ; RFDA 2006, p. 463, concl. Y. AGUILA ; RTD civ. 2006, p. 527, obs. R. ENCINAS DE MUNAGORI ; Defrénois 2006, 1, art. 38498, n° 73, obs. R. LIBCHABER ; v. égal. l’arrêt Techna du 27 oct. 2006, qui sur le fondement de la sécurité juridique, autorise le juge à édicter, le cas échéant, lui-même des mesures transitoires)..
Reconnaissance internationale. À l’échelle internationale, certaines dispositions se réfèrent aux droits et libertés susceptibles de découler du principe de sécurité juridique. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit notamment que les droits et libertés qu’elle consacre peuvent faire l’objet de restrictions à la condition d’être prévues par la loi. Dans son arrêt De Geus C/ Bosh, la Cour de Justice de l’Union Européenne a élevé l’exigence de sécurité juridique au rang de principe général du droit95CJCE 6 avril 1962, De Geus C/ Bosh, aff. 13/61, Rec. p. 89.. Dans son arrêt Marckx c/ Belgique du 13 juin 197996V. supra., la Cour européenne des droits de l’homme a qualifié la sécurité juridique de principe « inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire ». En matière de revirement de jurisprudence, elle s’attache depuis une dizaine d’années à élaborer un régime du revirement répondant à cette exigence et ce, sur le fondement de l’article 6 § 1 de la CEDH97CEDH 18 janv. 2001, n° 27238/95, Chapman c/ Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, pt n° 70, D. 2002.2758, note D. FIORINA ; RTD civ. 2001. 448, obs. J.-P. MARGUÉNAUD ; CEDH 18 déc. 2008, n° 20153/04, Unedic c/ France ; CEDH, 15 oct. 2009, n° 17056/06, Micaleff c/ Malte, RTD civ. 2010.285, obs. J.-P. MARGUÉNAUD ; CEDH 14 janv. 2010, n° 36815/03, Atanasovski c/ ex- République yougoslave de Macédoine..
B. Application du principe de sécurité juridique à la norme privée
1. La sécurité juridique pour les entreprises : quelle sécurité juridique ?
Nécessité de prévisibilité. En dépit de la formulation hasardeuse employée par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans son arrêt du 8 février 2011, l’arrêt met en exergue non seulement la poursuite de l’objectif de sécurité juridique en matière de revirement de jurisprudence, non seulement l’obligation nouvelle pour les arrêts de comporter les motivations de ce revirement dans le corpus même de la décision98N. MOLFESSIS et J. KLEIN, op. cit., mais aussi l’impérieuse nécessité de la prévisibilité des normes pour les entreprises et les acteurs économiques.
Circulaire. Cette question constitue un véritable enjeu pour le législateur s’il on en croît les termes de la circulaire du 23 mai 2011 relative aux dates communes d’entrée en vigueur des normes concernant les entreprises. Dans ses propos introductifs de la circulaire, le Premier Ministre François Fillon souligne que « la stabilité et la prévisibilité du cadre réglementaire sont d’importants facteurs d’attractivité économique ». L’exposition aux risques juridiques et à leurs conséquences économiques, consécutifs aux changements soudains et fréquents de réglementation, étant semble-t-il réel pour les entreprises, le gouvernement a décidé d’appliquer un mécanisme de dates communes d’entrée en vigueur des textes concernant les entreprises. Il est notamment prévu un différé de deux mois à compter de la date de publication des textes pour permettre aux entreprises et notamment aux PME, plus exposées juridiquement et économiquement, d’anticiper le changement de cadre réglementaire.
Sécurité objective et sécurité subjective. Qu’il s’agisse de la décision du 8 février 2011 ou de la circulaire du 23 mai 2011, la sécurité juridique est plus présentée comme un objectif qu’un principe. En tout état de cause, on ne saurait donc en tirer la conséquence que toute norme doit garantir la sécurité juridique de toutes les situations individuelles. Sans doute est-ce l’objectif de l’arrêt de la chambre commerciale, mais à y regarder de plus près, on ne peut que s’interroger. Comme l’a démontré T. Piazzon, la relation entre sécurité juridique objective (qualité du système juridique) et sécurité juridique subjective (situation de chaque sujet de droit) est source d’une contradiction : la sécurité objective est source d’unité et d’ordre, apparaissant plus respectable que la sécurité subjective, source de dispersion des solutions99Thèse préc., n° 65, p. 88.. Alors que la sécurité juridique subjective dépend en partie de la sécurité juridique objective, à l’inverse la première ne semble pas assurer l’effectivité de la seconde.
Identification de la sécurité juridique. En définitive, s’interroger sur la sécurité juridique des normes privées transnationales invite à identifier la sécurité juridique dont l’on parle. De même, compte tenu de la relation ambivalente entre sécurités objective et subjective nourrissant complémentarité et contradiction, reconnaître voire consacrer l’existence d’un principe de sécurité des normes privées comme principe directeur des ordres privés n’est-il pas en soi et paradoxalement source d’insécurité juridique pour les sujets de droit concernés et pour les tiers ? Pour illustration, la modification d’une norme privée née d’une relation contractuelle liant le producteur de norme et son destinataire direct est susceptible d’engendrer un coût économique pour les tiers. La consécration d’un principe de sécurité juridique des normes privées ou d’un principe de sécurité juridique général étendu aux normes privées fonderait-elle l’action de tout tiers touché de près ou de loin par cette évolution normative ? Rien n’est moins sûr…
2. La sécurité juridique certes, mais de quelle norme ?
Conception duale. Lorsque la sécurité juridique est appréhendée, que ses bénéficiaires soient des acteurs ou non de la vie économique, il n’en demeure pas moins que les sources de droit visées sont des sources étatiques : loi, règlement ou jurisprudence. Les normes privées infranationales ou transnationales ne sont jamais abordées. De deux choses l’une : soit ce principe général du droit100CJCE 6 avril 1962, De Geus c/ Bosh. est applicable quelle que soit la nature de la norme et dès lors, la qualité de norme des sources de droit privé trans(inter)national est postulée ; soit ce principe est applicable à toutes les normes et dans ce cas, les textes et décisions ne visant que des normes publiques, on en déduit que ces sources de droit ne reconnaissent pas cette qualité aux sources de droit privé.
Première approche. Dans la première hypothèse, on ne peut donc procéder que par voie dogmatique ou par analogie. La qualité postulée de norme justifierait alors une telle transposition du principe de sécurité juridique. Dans ce cas de figure, il conditionnerait l’opposabilité des évolutions normatives de tout règlement qu’il s’agisse de normes techniques (agence de standardisation, de certification, etc.), de normes incitatives, prescriptives ou obligatoires (règlements d’association, de réseaux de distribution, etc.). On peut s’interroger sur le degré d’opposabilité de tels règlements ayant qualité de norme. Leur nature privée suggère une opposabilité inter partes, mais en proclamant l’extension du principe de sécurité juridique tel qu’entendu précédemment à toute norme, on en étend consécutivement la portée au-delà de sujets contractuellement soumis à ces normes privées. En toute hypothèse, les tiers ne seraient-ils pas alors en droit, sur le fondement d’un tel principe, d’agir à l’encontre du producteur de la norme privée pour priver celle-ci de tout effet juridique ?
Deuxième approche. Une telle approche apparaît largement spéculative et, à ce jour, aucun texte ni aucune décision ne vient à son soutien. En outre, tirer des conséquences juridiques sur la qualité de « norme » des sources de droit privé à partir du principe de sécurité juridique risque de rendre l’analyse tautologique. Sans exclure pour autant la qualité de norme aux sources de droit privé, la transposition par analogie paraît concevable. On pourrait éventuellement émettre l’hypothèse que les sources privées de droit n’auraient la qualité de normes qu’au sein des ordres juridiques infra et transnationaux, mais pas au sein des ordres juridiques étatiques.
Troisième approche ? De là, une troisième voie paraît envisageable ; à moins qu’elle ne soit révélatrice à la fois de la nature du principe de sécurité juridique (qui serait un schème de principe) et à la fois de la qualité des sources privées de droit. Ce principe de sécurité juridique ressort en effet à travers celui de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui (estoppel) ou principe de cohérence101J. MESTRE, précit.. Les manquements à ces obligations, nées de l’exigence de bonne foi, peuvent être fautifs au sens des articles 1134 al. 2102A. SIRI, Le mutuus dissensus, le dissentiment mutuel ou la rupture conventionnelle du contrat, thèse Aix, ss. la dir. de R. Bout, soutenue en décembre 2011. et 1135 du Code civil103Ph. JACQUES, Regards sur l’article 1135 du Code civil, Préf. F. Chabas, Dalloz, 2005.. Et ces manquements fautifs dans la relation entre les parties au contrat pourraient fonder une action en responsabilité civile délictuelle au profit des tiers, concernés par ces modifications normatives.
Champ d’application du principe. Le principe de sécurité juridique a vocation à irriguer les normes privées internationales. L’une des voies possibles est d’évoluer d’une norme « imposée » vers une norme « dialoguée »104Cf. L. BOY, « Régulation et sécurité juridique », in Sécurité juridique et droit économique, op. cit., p. 333.. La représentation démocratique au sein des organes producteurs de normes constitue une des garanties possibles face à toutes formes d’insécurité juridique née des pratiques normatives privées105Ibid.. Cette forme de régulation a priori des risques d’atteintes aux normes privées internationales n’est toutefois possible que dans l’hypothèse de normes produites en exécution d’un contrat-organisation. Celles qui résultent des chaînes de contrats-échange n’offrent pas de contexte d’élaboration de normes dialoguées ou, pour le moins, pas au delà de l’obligation de bonne foi et donc de loyauté et de collaboration dans l’exécution du contrat. Seuls des mécanismes de responsabilité a posteriori peuvent compléter efficacement le dispositif.
Conclusion
Dans ses écrits, le doyen Jean Carbonnier soulignait que « bien d’autres normes nous gouvernent que le droit et les moeurs, même si nous ne les sentons pas comme des normes »106J. CARBONNIER, Sociologie juridique, coll. Thèmis, PUF, 1994, note 28.. Le pluralisme juridique invite à admettre la qualité de normes aux règles édictées par les sujets de droit privé. Ces normes nouvellement reconnues tendent à bousculer nos certitudes conceptuelles. Elles tendent également à remettre en question la vision hiérarchisée des systèmes normatifs et des sources du droit. Cette mise en perspective s’accroît avec l’internationalisation de cette production normative. La force contraignante résulte non seulement de leur qualité même de norme et donc de la sanction potentielle en cas de transgression de la règle, mais également de la dimension des ordres juridiques privés. Ces ordres juridiques contractuels107G. RABU, L’organisation du sport par le contrat. Essai sur la notion d’ordre juridique sportif, Préf. D. Poracchia et F. Rizzo, PUAM, coll. Droit du sport, 2010., initialement infra-étatiques, prennent une dimension telle que les ordres juridiques étatiques peinent à être en mesure d’imposer une vision hiérarchique de la norme telle qu’héritée du normativisme kelsénien108G. RABU, « Les ordres identifiants », RRJ 2010/4, p. 2056-2078 , spéc. p. 2073-2075.. Cette perturbation atteint le cœur du Droit dans les libertés et droits fondamentaux consacrés par les ordres juridiques étatiques et les ordres juridiques supraétatiques. Le droit processuel s’avère le plus souvent inefficace à défendre les droits fondamentaux des individus face aux atteintes trouvant leur fait générateur dans les normes privées internationales. L’État fait le plus souvent écran à tout recours effectif. Du reste, ces normes privées internationales, dès lors qu’elles violent ces dispositions fondamentales, ne sont pas pour autant condamnées. Les juges et arbitres, dans leurs rôles d’ordonnateur, procèdent à l’articulation des normes publiques et privées parfois au détriment des premières. Ces normes privées internationales peuvent même servir de médiateur normatif pour exporter les droits et libertés fondamentaux dans les systèmes juridiques où leur consécration et leur effectivité ne sont que relatives. La principale difficulté réside dans les intérêts poursuivis par ces normes. Alors que la loi, générale et abstraite, est censée poursuivre un but d’intérêt général, les normes privées internationales poursuivent des intérêts à dimension collective beaucoup plus restreinte. Dit autrement, ces normes, issues d’ordres juridiques contractuels, poursuivent des intérêts particuliers109M. MEKKI, L’intérêt général et le contrat. Contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, Préf. J. Ghestin, L.G.D.J., collection Bibliothèque de droit privé, tome 411, 2004.. Partant, elles sont plus sensibles, car plus exposées, à l’exigence d’adaptation. C’est peut-être le prix à payer… Par voie de conséquence, les changements des normes privées internationales interrogent le principe de sécurité juridique. L’applicabilité de ce principe aux normes privées est à la fois la conséquence de leur juridicité et le cadre indispensable à leur pérennité : pérennité par rapport aux normes issues des ordres juridiques étatiques au premier rang desquels les droits et libertés fondamentaux.