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Sébastien PIMONT

Professeur des universités à Sciences Po (Paris)

 

 

Abstract

In what follows, I would like to discuss the place of «formalism» in the teaching of law. In order to do so, a few clarifications are in order: speaking of legal education, I will mention the only questions raised by the programs (what is taught) and the pedagogy (how is taught) used to train future jurists.

 

1.

Dans les lignes qui suivent, j’aimerais discuter de la place du « formalisme » dans l’enseignement du droit. Afin d’y parvenir, quelques précisions s’imposent : parlant d’enseignement du droit j’évoquerai les seules questions posées par les programmes (ce qu’on enseigne) et la pédagogie (comment on enseigne) employés pour former des futurs juristes.
Je ne traiterai donc pas de l’enseignement populaire du droit ni de l’enseignement du droit à destination d’autres étudiants, ni même directement de l’enseignement du droit dans les écoles professionnelles. Même ainsi réduit, la question de l’enseignement est complexe. Afin d’y répondre, il faut affronter un certain nombre de controverses. En vrac : faut-il enseigner un droit global ou local ? Faut-il privilégier une approche théorique ou professionnaliser la formation des futurs juristes ? Est-il opportun de spécialiser les étudiants ou doit-on leur inculquer la connaissance des seuls principes fondamentaux ? Doit-on aussi enseigner ce qu’on nomme les « soft skills » en plus de la connaissance du droit ? Par ailleurs et quelle que soit la façon dont ces contradictions sont réduites, un tel sujet peut être saisi d’une façon très concrète, en relatant des expériences ou plus théoriquement, en s’interrogeant aussi sur le ou les « modèle(s) intellectuel(s) » qui habite(nt) parfois silencieusement nos conceptions et nos pratiques. C’est ce second chemin que je suivrai.
Ceci posé, la principale difficulté pour définir mon sujet vient d’ailleurs. Elle tient à l’appréhension du « formalisme ». Ses origines rendent l’exercice périlleux. Liée à la forme (à ce qui concerne la forme, le formel), l’ambiguïté de ce dernier mot invite à la circonspection. Et puis, au delà de l’étymologie, de quoi veut-on parler ? Est-ce la philosophie de la connaissance qui nous intéressera ? La philosophie des sciences ? La pédagogie ? La sociologie ? La morale ? La logique ou, pourquoi pas, les mathématiques ? Et dans le seul domaine des sciences du droit, veut-on évoquer le droit civil positif ? La Common Law ? La théorie du droit ? Le pandectisme ? Afin de limiter mon propos, conformément au programme du colloque, je n’envisagerai que la question du « formalisme juridique » dans ses liens avec l’enseignement du droit. Ce qui est déjà beaucoup.
Partant, insister sur les liens unissant éducation et formalisme juridique ouvre au moins deux perspectives différentes et complémentaires. La première est historique. Et consiste à interpréter la formalisation du droit comme un phénomène qu’expliqueraient les nécessités de son enseignement. Enseigner le droit suppose, en mobilisant la force de la logique, de réduire l’expérience de la justice, c’est-à-dire une pesée des intérêts réalisée au cas par cas, en un système rationnel. La formation des juristes a besoin de la formulation de catégories réduisant la réalité ; elles deviendront les formes de l’entendement juridique ; et se couleront dans un formalisme destiné à être étudié puis remâché (nous pourrions dire actualisé ou réalisé) pour chaque cause. Afin d’éclairer le lien unissant éducation des juristes et formalisme juridique, il est possible d’emprunter un autre chemin en faisant référence à la pensée juridique comparée. Il consiste à opposer le formalisme au réalisme. Les questions d’éducation juridique sont depuis quelques années en effet discutées en mobilisant une controverse étasunienne et ancienne opposant, notamment à propos de l’enseignement du droit, « réalisme et formalisme » ; une division en forme de mythe : le réalisme serait une révolte contre le formalisme. Le formalisme (ou la méthode formaliste ou le droit formel) se définissant ici comme l’envers d’une approche politique ou empirique ou sociologique ou encore économique du droit.

2.

Dans tous les cas, lorsqu’on parle de formalisme juridique, on désigne l’objet même de l’enseignement. Ainsi, d’une façon générale, pour le professeur Rosenfeld, dans le contexte étasunien, une théorie juridique est formaliste lorsqu’elle prétend que :
« Quelque chose d’interne au droit, et non pas certaines normes ou procédures extra-juridiques, détermine les rapports juridiques et sert à séparer ces derniers des rapports sociaux non-juridiques de même que des rapports politiques »1Les interprétations justes, trad. G. Warland, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 2000, p. 39.

Ce « quelque chose d’interne au droit » correspond bien à un objet (une matière, un savoir, une technique) enseigné dans les Facultés de droit et pratiqué devant les tribunaux. C’est, je crois, une chose proche de ce que Carbonnier nomme le « droit dogmatique »2J. Carbonnier, Sociologie du droit, PUF, Quadrige, 204, p. 16 ; c’est-à-dire, pour une large part, un droit de professeur. Un droit qui, pour reprendre les mots de Max Weber, est « rationnel » et « formellement logique ». Et qui ainsi précisément, mais à l’extrême, pourrait fonctionner hors toute considération économique et sociale3J. Grosclaude, « Introduction », M. Weber, Sociologie du droit, Paris, PUF, Quadrige, 2007, p. 20-21. L’enseignement du formalisme juridique est ainsi celui qui, dans l’étude des phénomènes du droit (normes, décisions), conduit à systématiquement privilégier l’élément technique sur l’élément politique.
Partant, il est encore possible d’enrichir notre compréhension du formalisme juridique enseigné aux futurs juristes. Comme le relève la professeure Véronique Champeil-Desplat dans sa Méthodologie du droit et des sciences du droit l’expression « formalisme » est ainsi susceptible d’avoir de très nombreux sens dans la science juridique. Certains conviennent parfaitement pour désigner l’objet de l’enseignement dispensé dans les facultés de droit. Ainsi, le « formalisme » s’entend d’« un mode de définition ou de délimitation de l’objet d’analyse » : le droit positif saisi d’une façon plus ou moins décontextualisé. C’est encore une méthode de raisonnement : « une façon de reconstruire et présenter les normes juridiques » grâce aux « outils de la logique ». Du fait de l’application de celle-ci, partant de l’idée selon laquelle l’ordre juridique doit être cohérent et complet, le formalisme désigne aussi l’application de « l’enchainement de raisonnement logique » afin de « trouver une solution pour tout cas » ou pour interpréter (en adoptant un point de vue systématique) les énoncés juridiques. Il peut encore signifier l’application d’un raisonnement logique afin d’appliquer le droit aux faits (syllogisme)4V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, Coll. Méthodes du droit, 2014, n° 59.
Bref, il me semble possible d’avancer qu’enseigner le « formalisme juridique » s’entend de la transmission d’une méthode de compréhension d’un objet précisément défini. Qu’il s’agit aussi une technique de mise en forme de cette connaissance, l’une faisant corps avec l’autre. Il y a là deux sortes de compétences (l’une d’ordre herméneutique ; l’autre d’ordre rhétorique5Je me permets de renvoyer à V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… Et le transformer, Essai sur la décriture du droit, Dalloz, 2017, n° 312 et s. (à propos du processus de l’énonciation juridique).) permettant de dire ce qu’est le droit et autorisant, lorsqu’elles sont acquises, à propos de cet objet, à écrire et parler comme un juriste. De ce point de vue, on peut soutenir que l’organisation des enseignements dans les facultés concourt à la transmission de telles capacités : les travaux dirigés servant à mettre en œuvre le langage utilisé lors des cours magistraux portant sur un objet précisément définit : le droit en vigueur en France6À ce propos, relativement à l’utilité des conférences (ancêtres des travaux dirigés) v. la préface qu’Henri Capitant donne aux Espèces choisies empruntées à la jurisprudence, 2e éd., Dalloz, 1927, p. ix : « il faut d’abord leur apprendre la langue du droit, ses termes techniques, ses formules spéciales, son style bref et concis, ses dictons. Pour assimiler cette langue, il ne suffit pas de l’entendre parler et de la lire, il est nécessaire de la parler sous la direction du maître et de l’écrire »..
Sans entrer ici dans les détails (même si ce n’est pas lieu pour le faire, cela serait toutefois nécessaire afin d’éviter les approximations), nous inclinons à penser qu’ainsi défini le formalisme est très proche de ce qu’on désigne parfois par l’expression de « dogmatique juridique » 7En ce sens, comme l’écrit la professeure Champeil-Desplat, le formalisme, « dans ses diverses dimensions et à des degrés plus ou moins prononcés », « caractérise » « la construction de la dogmatique juridique conçue comme science » V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, Coll. Méthodes du droit, 2014, n° 59. Et qu’il s’agit d’un élément primordial de ce qu’on nomme la « méthode doctrinale »8Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, Dalloz, 2004, p. 293 ou l’activité « dogmatico-doctrinale »9A. Jeammaud, « La part de la recherche dans l’enseignement du droit », Jurisprudence Revue Critique, 2010, p. 191.

3.

L’un des intérêts de notre sujet tient au fait qu’en matière d’enseignement du droit, une vigoureuse critique du formalisme semble aujourd’hui à l’œuvre. Et qu’elle a déjà été le moteur d’innovations pédagogiques et parfois la cause de controverses. S’agissant d’enseignement du droit, nous sommes probablement en train de vivre un moment particulier, un peu à la façon dont les historiens du droit ont évoqué un « moment 1900 ». Bien sûr, il est difficile de saisir l’air du temps. Disons, pour ne pas rendre le risque de forcer le trait, que la critique actuelle du formalisme dans l’enseignement du droit prend plusieurs visages. L’un d’eux tient au projet intellectuel mis en œuvre par l’École de droit de Sciences Po10Afin de le décrire, j’utiliserai l’ouvrage intitulé La cuisine du droit (L’Ecole de droit de Sciences Po : une expérimentation française, LGDJ, 2012) dans lequel son auteur, le professeur Jamin, relate les motifs et l’expérience de la création de l’École de droit de Sciences Po.. Il repose précisément sur une volonté de ne plus faire coïncider formation des juristes et « modèle doctrinal »11Ch. Jamin, La cuisine du droit, préc., p. 61 et la note n° 44. Un tel modèle, construit au début du xxe siècle, a pourtant des avantages. Le principal est d’apaiser l’angoisse née de la question de l’interprétation, « qui submerge » toujours « le monde des juristes »12Ch. Jamin, La cuisine…, préc., p. 154. Ce qui n’est pas rien ! Offrant pour cela à la dogmatique la première place, ce modèle donne aux professeurs de droit la possibilité d’exercer un « magistère intellectuel sur la totalité des juristes »13Op. cit., eod. loc.. Ce faisant, ils disposent aussi des moyens de les évaluer en utilisant la dogmatique comme étalon. Par le même geste, les sciences sociales sont reléguées aux marges des enseignements destinées aux juristes. Et l’on peut déterminer facilement ce qu’est le programme d’étude : afin de connaître le droit en vigueur, il faut en étudier toutes les branches (droit civil, droit administratif, droit pénal…)14Sur tous ces points, v. Ch. Jamin, op. cit..
Menée à partir de la rue Saint-Guillaume, la critique d’un tel modèle est d’abord intellectuelle – il s’agit de se « détacher du modèle doctrinal ». Se nourrissant d’une culture étasunienne, de nombreuses comparaisons, s’inspirant aussi de l’œuvre des « rénovateurs de la pensée juridique française » de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, l’une de ses cibles est précisément le formalisme15Ch. Jamin, op. cit., p. 165. À ne considérer que ce point (en taisant donc certains éléments du projet de l’École de droit qu’il ne me revient pas ici de présenter) la critique du formalisme appelle les idées suivantes. La définition du droit qu’il désigne, occidentale et positivement lié aux États-nations, apparaît insuffisante à l’heure de la globalisation. De plus, l’abstraction du raisonnement qu’il commande est contestée en prenant notamment en compte l’idée selon laquelle le droit est aussi une décision – qu’il doit donc être saisi dans son application, dans ses modalités d’existence. Pour cela, les conséquences factuelles de l’utilisation des catégories et des principes méritent être interrogées comme devraient l’être aussi (lorsque cela se peut) les motifs et les déterminations de la volonté de ceux qui sont habilités à prendre une décision ou qui y concourent. Ainsi passe-t-on, dans l’enseignement du droit, d’une conception formaliste à une approche instrumentale : la technique (n’)est (qu’)une contrainte, parmi d’autres. Ainsi favorise-t-on aussi un certain type d’enseignements, plus pratiques (ex. les cliniques juridiques), ouverts à d’autres savoirs (le droit est un élément avec d’autres, dans la stratégie des acteurs) et dont la pédagogie n’a pas être associé au cours magistral (idéal afin de transmettre le droit dogmatique16Sur ce point, je m’autorise à renvoyer à V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… et le transformer, Essai sur la décriture du droit, Dalloz, 2017, n° 349, p. 292).
Par ailleurs, la critique du formalisme tient aujourd’hui à une évolution générale des idées dans le champ académique. De nombreux travaux de théorie et d’histoire de la pensée juridique se sont saisis de la question (et des critiques adressées) au formalisme. De plus, dans la pratique académique même, la distinction théorie juridique / pratique du droit n’est plus aussi marquée qu’elle pouvait l’être naguère. Sur ce point, la professionnalisation des cursus a eu logiquement des effets sur l’enseignement. Les stages et le recours à l’alternance, favorisés par les autorités universitaires, permettent un large apprentissage de nature clinique. Au surplus, un grand nombre d’enseignements pratiques sont, en 2e année de master, assurés par des praticiens. En résultat, dans l’esprit des étudiants, le formalisme est concrètement tempéré par la prise en compte des conditions concrètes de détermination et d’application des normes. Et dans un grand nombre de formations (notamment en droit de l’entreprise), une conception instrumentale du droit (le droit est un outil au service d’une stratégie) est inculquée à des étudiants qui parfois n’en peuvent mais. Enfin, dans la décennie qui vient de s’écouler, un grand nombre de doctorants, de maîtres de conférences et de professeurs de droit se sont saisis avec force de la question de l’enseignement du droit afin d’en fait un objet de controverses et de savoir. Ce faisant, naturellement, la question du formalisme a logiquement été débattue.

4.

En dépit des nuances qu’il faudrait évidemment exprimer, un tel tableau suggère une interprétation. On pourrait penser que, dans l’enseignement du droit, deux modèles se font face : l’un conservateur et dogmatique et l’autre, progressiste, plutôt réaliste et critique. Qu’ainsi, une opposition irréductible existe, reposant précisément sur la place du formalisme. Et qu’à l’extrême, il serait peut-être possible de se passer de ce dernier dans l’enseignement du droit. Une telle opposition – qu’on m’excusera de présenter si simplement – pêche par sa radicalité. Au vrai, dans l’enseignement du droit, il est aujourd’hui difficile de se dispenser d’une initiation au formalisme. Et cela pour une raison simple : il s’agit du langage employé par les tribunaux, les administrations ou pour rédiger un contrat. Savoir ce qu’est le droit dont parlent les juristes, le comprendre et exprimer sa volonté en se faisant comprendre de ces derniers, suppose de maîtriser la technique juridique. Il faut donc apprendre aux étudiants à mobiliser cette langue (c’est-à-dire un système de formes) et à la pratiquer : être capable de procéder à des actes d’énonciation dont le but est la communication par le canal de l’écrit ou celui de l’oral de l’interprétation d’un énoncé relevant du droit. Dit plus simplement, il faut inculquer les rudiments du formalisme aux étudiants – leur apprendre le langage juridique de base17Ce qui est par exemple fait lors de la 1re année à l’École de droit de Sciences Po.
Mais d’un autre côté, cela ne veut pas dire qu’il faille laisser à ce type d’enseignement toute la place. Et cela pour plusieurs raisons. Certaines sont évidentes. Le but qu’on assigne à l’enseignement y a sa place. S’il s’agit de former à l’application du droit (un droit en action) et pas simplement à sa seule connaissance (un droit en théorie), un rapport fonctionnel s’établit entre le formalisme juridique et l’éducation des futurs juristes. Le premier est un objet parmi d’autres à enseigner. Le formalisme sert, sous le régime de véridiction dogmatique, à dire et à écrire ce qu’est le droit, certes. Il doit donc être étudié. Mais son intérêt tient au fait qu’il concourt au processus de décision – et son autorité ne tient qu’à la mesure de ce concours. Il n’est donc vraiment pas possible de n’enseigner que lui alors que d’autres éléments rentrent dans la fabrique du droit. Et cela même s’il existe, dans l’économie de l’enseignement du droit en France, des écoles professionnelles qui se chargent de délivrer des enseignements pratiques.
D’autres raisons peuvent convaincre de concevoir une compénétration de l’apprentissage du formalisme juridique avec d’autres enseignements. La comparaison des pratiques en est une. Elle autorise à concevoir une modélisation d’expériences menées dans différentes facultés de droit18M. Flores-Lonjou, C. L aronde-Clérac et A. Luget, Quelle pédagogie pour l’étudiant juriste ? Expérimentations, modélisations, circulation, Bruylant, 2012. Et ainsi, par un choc en retour, à penser notre propre posture pédagogique – ce que nous faisons et imaginons aller de soit sans ne jamais y avoir réfléchit – exemple : distinguer cours magistraux et travaux dirigés et ne pas imaginer la possibilité d’enseigner le droit autrement que selon ce modèle binaire. Elle autorise aussi, dépassant les limites nationales, à comparer, à la suite de Max Weber19M. Weber, Sociologie du droit, introduction et traduction J. Grosclaude, Quadrige, PUF, 2007, p. 142 s., des modèles d’enseignement du droit et à mesurer la relativité de nos pratiques. C’est-à-dire tout à la fois celle de l’objet enseigné et des façons dont on l’enseigne – en se posant par exemple la question de savoir quelle est la place de l’enseignement socratique dans l’éducation juridique. Or, une telle comparaison peut conduire à douter de la centralité – ou au moins de l’exclusivité – que l’enseignement du formalisme doit avoir dans le cursus de formation des futurs juristes et à imaginer de nouvelle pratique (exemple : les cliniques juridiques ; l’application de la méthode des cas).
On peut encore choisir une autre voie, plus philosophique. Et afin de justifier la place du formalisme dans l’enseignement du droit partir de la liberté des étudiants – des futurs praticiens du droit. Point de départ raisonnable alors qu’il s’agit de réfléchir à leur éducation, c’est-à-dire à la mise en œuvre d’une discipline20E. Kant, Réflexions sur l’éducation, traduction, introduction et notes A. Philonenko, J. Vrin, 1989, p. 70 s.. Le formalisme est alors un dispositif instruisant leur liberté. On pourrait aussi dire, en jouant sur les mots : un dispositif qui informe leur liberté, c’est-à-dire qui l’instruit et lui donne forme21On songe alors au professeur Schiavone qui expliquait comment la naissance de la science juridique romaine avait eu pour effet de « confier » les « actes de volonté des pouvoirs constitués […] à la syntaxe rigoureuse et impersonnelle d’actes abstraits de connaissances » v. A. Schiavone, IUS – L’invention du droit en Occident, Belin, Paris, 2008, p. 258. Mais qui pour autant ne saurait la faire disparaître. À moins d’effacer le principe même de la décision à laquelle le juriste concourt et qui suppose, par définition, la possibilité de décider22On peut décider ce qui est décidable, ce dont on peut délibérer, ce qui dépend de nous v. Aristote, Éthique à Euème, OEuvres Éthiques, Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique, NFR, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, II, 1226 a, p. 302.

5.

Partant, ce qu’indique l’opposition évoquée plus haut entre « formalisme et réalisme » (mais aussi entre « sciences et technique », entre « dogmatisme et scepticisme », entre « doctrine et sciences ») n’est pas la nécessité, au nom d’un anti-formalisme, de supprimer le formalisme du programme d’enseignement du droit mais plutôt celle de l’enseigner en même temps que (qu’on administre) son « antidote »23À propos de l’enseignement du droit comparé, de l’histoire et de la sociologie juridique : « Auxiliaire ? l’expression n’est pas très heureuse, si elle doit faire songer à quelque mission de renforcement, alors que la réalité est tout inverse. Plutôt que sciences auxiliaires, c’est de sciences antidotes qu’il conviendrait de les qualifier – antidote au droit dogmatique » v. J. Carbonnier, « L’esprit sociologique des facultés de droit », in Écrits, textes rassemblés par R. Verdier, PUF, 2008, p. 950, c’est-à-dire autre chose que lui : une approche plus réaliste du droit (exemple : une interprétation politique du droit des contrats), enseigné autrement (exemple : en recourant à une « pédagogie inversée ») ; le second étant en quelque sorte « la contrepartie », un discours à la fois « partenaire et adversaire » du premier24À propos des « arts de gouverner » : M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Vrin, Philosophie du présent, 2015, p. 37. Il s’agit donc de mettre en pratique un projet d’éducation juridique critique. C’est-à-dire un projet qui, faisant prendre conscience des déterminations et des conséquences factuelles et morales des choix en apparence technique fait par les juristes chaque jour, encourage une pratique ou une « attitude critique »25M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Vrin, Philosophie du présent, 2015, p. 58.
Pour emprunter les mots de Foucault définissant la critique, une telle attitude est à la fois « morale et politique », c’est une « manière de penser »26Op. cit., p. 37. Elle pourrait consister à décider de ne pas laisser complètement gouverner son activité juridique par le formalisme27La question de Foucault est « comment ne pas être gouverné comme cela, par ceux-là, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par de tels moyens, de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux ? » : op. cit., p. 37 – ce qui corrélativement laisse penser que le formalisme est une « technique de gouvernement » des décisions juridiques28Sur ce point je me permets de renvoyer à V. Forray et S. Pimont, « « En partant de la ‘‘gouvernementalité libérale’’, deux interprétations du droit », in Foucault face à la norme, Mare & Martin, 2020 (à paraître). Cela suppose du courage. Il s’agit, en un sens, d’adopter une attitude vertueuse – ce qu’est la critique29M. Foucault, op. cit., p. 35 et 41. Il s’agit encore de décider d’être autonome. Ce qui peut évidemment consister dans le fait d’appliquer, en décidant de le faire, une règle à la lettre, dans le fait de mettre en œuvre, dans sa simplicité calculable, la méthode dogmatique.
Ainsi, l’enseignement du droit aurait pour objectif de permettre au juriste de nourrir ou d’encourager une telle attitude : d’aider à prendre la décision de n’être pas gouverné. Un tel argument est connu de la science du droit. Cette volonté consiste, si l’on veut, à vouloir être « plus qu’une machine » (Kant), à échapper à ce que la dogmatique peut engendrer : la transformation redoutée du juriste en un « automate » (Max Weber). Mais en même temps, elle consiste à reconnaître l’impossibilité de nier complètement le Logos qui s’applique afin de dire le droit, ainsi que l’autorité qui s’attache à son utilisation – afin de définir précisément ce que doit dire, écrire, faire et être celui qui a le pouvoir de dire le droit. Grâce à quoi, tout en étant calculable, gouvernable, toute décision en droit peut donc aussi être incalculable – parce qu’elle est le reflet d’une « attitude critique » des juristes qui y concourent. Ainsi retrouverait-on, dans l’activité de chaque individu juridiquement éduqué, un processus n’ayant pas de fin : une critique du formalisme sans cesse à recommencer. Et qui semble ne jamais devoir cesser – au nom de l’équité, de l’intérêt public, des intérêts privés ou même du sentiment du droit. Au point qu’elle semble faire corps avec lui et être caractéristique de l’état du droit, comme un processus infini de formalisation et de mise en cause du formalisme. Cette contradiction, répétée sans cesse, nous habite tous. Elle a peut-être quelque chose à voir avec la justice30V. J. Derrida, Force de loi, Galilée, 1994, p. 51 : « bref pour qu’une décision soit juste et responsable, il faut que dans son moment propre, s’il y en a un, elle soit à la fois réglée et sans règle, conservatrice de la loi et assez destructrice et suspensive de la loi pour devoir à chaque cas la réinventer, la re-justifier, la réinventer au moins dans la réaffirmation et la confirmation nouvelle et libre de son principe »..
En somme, s’agissant de l’enseignement du formalisme, chaque juriste devrait peut-être recevoir une éducation juridique bivalente – presque ambiguë31Ce qui peut être fait au sein d’un seul et même enseignement. Au lieu d’additionner les cours de natures différentes dans un curriculum (formalistes puis réalistes), chaque cours d’une formation donnée présente plusieurs approches (formaliste + réaliste). Bien sûr, on attendra qu’il joue son rôle, qu’il ait l’esprit de sérieux32H. Arendt, L’existentialisme français, Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, 2002, p. 78. Et donc qu’il fasse des choix conformes à ceux que ferait un bon juriste : celui dont la décision sera gouverné par le formalisme, qu’il doit donc connaître. Mais en même temps, parce que le droit n’est jamais neutre, chaque juriste devrait disposer, grâce à l’éducation qui lui est prodiguée, des moyens d’être inquiets des conséquences de ses propres décisions lorsqu’elles résultent de l’application du formalisme. Une telle inquiétude porte sur les limites de la connaissance juridique, sur l’outre droit. C’est une angoisse qui, sans cesse, doit ainsi porter à aller vers le dehors. C’est-à-ce prix, qu’il est possible de disposer du pouvoir de décider d’être, pour partie, un étranger à son propre monde – de refuser de jouer le jeu33À propos de l’esprit de sérieux, v. les références à Sartre et à Camus de H. Arendt, précité, p. 79. C’est ainsi qu’il est possible d’assumer les décisions auxquelles chaque juriste concourt34À propos d’un lien entre la formalisation du droit et l’éthique, je me permet de citer V. Forray et S. Pimont, Essai sur la décriture du droit, précité, sp. n° 403 s., p. 342 s.. Au final, sans trop étirer le rapport de causalité allant de l’école au palais, il est possible qu’une telle responsabilité soit aussi celle des professeurs.

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