Faut-il faire de la recherche « utile » ?
Amina ALI SAID
Doctorante en droit privé à l’Université de La Réunion
Résumé
Plus de 10 ans après sa consécration, la fiducie ne cesse de faire couler de l’encre par sa persistante difficulté à intégrer efficacement le paysage juridique français. Une thèse de doctorat articulée autour de l’étude comparative d’institutions analogues, ayant elles, trouvé un certain épanouissement dans la Zone Océan Indien, serait a priori propice afin de trouver quelques pistes d’adaptation de notre propre régime. Au fil de mes recherches il est toutefois apparu qu’au-delà des différences techniques, des spécificités d’ordres contextuelles expliquaient avant tout la différence d’attrait réservée à l’institution selon les systèmes. Ce constat m’amène donc à m’interroger sur l’éventualité d’une étude s’éloignant du cadre académique classique en matière de thèses juridiques : favoriser une étude descriptive plutôt que doctrinale, recourir aux méthodes d’investigation des sciences sociales étrangères aux écoles doctorales de droit, et relativiser, du moins à court terme, l’exigence tenant à la satisfaction d’une utilité pratique directe de la thèse.
Mots-clés
Finalité de la recherche – méthode descriptive – recherche empirique – droit comparé – fiducie – droit de propriété
Abstract
More than 10 years after its consecration, the « fiducie » keeps causing rivers of ink to flow because of its persistent difficulty integrating efficiently French legal landscape. A doctoral thesis based on a comparative study of similar institutions which has been efficiently integrated in Indian Ocean countries seemed favourable in order to find solution avenues for adapting our own regime. But in my research on this particular subject, it appeared that beyond the technical differences, specific contextual aspects could explain above all the different degrees of interests in these institutions depending on the system. This observation therefore leads me to wonder about the possibility of a study away from traditional academic requirements in terms of law theses : favouring a descriptive rather than a doctrinal study, employing social sciences methods of investigation that are unknown to law doctoral schools, and relativize, at least in the short term, the requirement of a practical usefulness of the thesis.
Keywords
Research purpose – descriptive study – empirical research – comparative law – trust – propriety law
Introduction
Ma thèse s’articule autour de l’étude d’un mécanisme singulier du droit français : la fiducie. Institution introduite en 2007 dans le Code civil français1Loi n° 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie., celle-ci a une double fonction puisqu’elle peut être utilisée soit à titre de sûreté soit à des fins de gestion. Le projet de recherche consistait alors à étudier ce mécanisme d’affectation de la propriété par le prisme du droit comparé, en analysant les différents systèmes de la zone Océan Indien, avec pour but de proposer une amélioration du régime juridique prévu dans le Code civil. En effet dans les autres systèmes de la zone nous pouvions constater une imprégnation beaucoup plus effective de la fiducie qu’en droit français, où l’institution est demeurée peu attractive particulièrement en tant qu’outil de gestion patrimoniale2Entre 2007 et 2015, 430 fiducies seulement ont été signées, soit une moyenne d’un peu plus de 50 fiducies constituées par an durant cette période, ce qui est bien en deçà des chiffres attendus. Voir B. Robin & R. L lantourne, « Osons la fiducie gestion », Actes pratiques & stratégie patrimoniale, 1, 2018, p. 6., et ce malgré les modifications successives apportées à son régime3Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, notamment ses articles 18 et 74, loi qui étend la qualité de constituant à toute personne physique ou morale, à l’exception des mineurs et personnes sous tutelle ; Ord n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant réforme du droit des entreprises en difficulté ; Ord n° 2009-112 du 30 janvier 2009 portant diverses mesures relatives à la fiducie ; Loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures (ratifie notamment l’ordonnance n° 2009-112 précitée) ; Décret n° 2009-1627 du 23 décembre 2009 relatif à l’exercice de la fiducie par les avocats ; Décret n° 2010-219 du 2 mars 2010 relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Registre national des fiducies »..
Guidée par l’étude comparative des différentes institutions de la Zone Océan Indien, j’ai été amenée à m’intéresser aux conceptions nationales de la propriété pour expliquer les différences d’usage de l’institution. Mes recherches ont révélé que de vraies spécificités de contexte politiques, juridique, social, voire religieux expliquaient la différence d’engouement réservée à l’institution. Autrement dit, il est apparu que ce sont des différences idéologiques tenant aux conceptions respectives de la propriété dans chaque pays et non des raisons purement techniques qui permettaient d’expliquer au premier chef le sort réservé à cet instrument. Au fil de mes recherches, j’ai compris que je ne pourrais faire l’économie d’une présentation de ces différentes conceptions et que c’était sûrement là que se trouvait l’intérêt de mon étude, plus que dans la proposition d’une transformation du régime juridique déconnecté du contexte.
Cette conclusion m’a amenée à m’interroger sur l’éventualité d’entreprendre une étude moins doctrinale que scientifique4Voir J. Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », Droit et société, 50, 1, 2002, p. 103-120., de manière à proposer d’expliquer les blocages techniques qui persistent à l’heure actuelle dans notre droit. Cette démarche qui consiste à délaisser la recherche en droit au profit d’une recherche sur le droit5Voir X. Bioy, « La signification du terme “recherche”, dans le champ de la science juridique », in B. Sergues, (dir.), La recherche juridique vue par ses propres acteurs, PUTC, 2016, p. 19-29., m’a semblée plus heuristique qu’une tentative a priori vaine de transformation du régime juridique de la fiducie. La recherche sur le droit n’invite pas à transformer le droit positif comme la recherche en droit, mais permet d’expliquer pourquoi la fiducie est redoutée en France. L’usage de la comparaison est par ailleurs fécond dans cette perspective, car l’approche permet de comprendre que le contexte socio-politique d’accueil de l’institution est un facteur déterminant. En France, si la fiducie est redoutée et inhibée, c’est en raison de son incompatibilité avec la théorie unitaire du patrimoine6Théorie unitaire pourtant déjà mise à mal en droit français. Voir N. Mathé. « La disparition du principe de l’unité du patrimoine : fantasme ou réalité ? », in H. Simonian-Gineste (dir.), La (dis)continuité en Droit, Toulouse, PUTC., 2014, p. 109-121., et précisément du fait d’un rejet de la fragmentation de la propriété entre fiduciaire et bénéficiaire, traitement de la propriété que connaît son homologue anglais, le trust7Le trust anglo-saxon établit une séparation entre une legal property, détenue par le trustee, et une equitable property, confiée au bénéficiaire. La France ne connaît pas de traitement de la propriété semblable.. Malgré toutes les atteintes qui lui sont portées8On peut évoquer notamment les hypothèses de droit de jouissance à temps partagé telles que le time-sharing ou les multipropriétés. S. Pieraccini, La « propriété temporaire », essai d’analyse des droits de jouissance à temps partagé, thèse, droit, Université du Sud Toulon Var, 2008, p. 4. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00365379., le droit français est en effet encore très influencé par une conception historique absolutiste de la propriété9C. JauffFFret-Spinosi, « Droit comparé de la propriété », Lumière et Vie, 290, 2011, p. 46-52., érigée en tant que dogme fondateur du droit des biens. Au contraire, la distinction entre propriété légale et propriété équitable ancrée en droit anglo-saxon a été réceptionnée en droit mauricien pour adapter la fiducie et lui assurer une prospérité10A. Dwarka, « Fiducie en common law ou trust en droit civil : Le paradoxe mauricien », Mauritius Business Law Review, 3, 2011, p. 25-30..
Le choix d’un positionnement en tant que chercheur (doctrine juridique ou science juridique ?) n’a pas épuisé mes interrogations. Au contraire, ce choix m’a amené en terres inconnues me conduisant inévitablement à m’interroger sur les considérations d’ordre méthodologique. Deux séries de questions, qui constitueront le cadre de mon propos, se sont posées à moi :
– D’abord, dans quelle mesure puis-je adopter une démarche de recherche sur le droit purement descriptive dans le but de contribuer à l’explication de blocages techniques liés à l’utilisation de la fiducie ? Est-il possible de faire l’économie d’une démarche prescriptive consistant à chercher dans le droit étranger des réponses techniques pour améliorer notre institution ?
– Et ensuite, n’ayant pas été formée à la recherche empirique propre aux sciences sociales, comment entreprendre mes recherches sur le terrain ? Est-il possible, par exemple de procéder au moyen d’entretiens en plus d’emprunter les chemins de l’histoire sociale et comparative des idées juridiques ? Si oui, les résultats de mes recherches peuvent-ils être considérés comme acceptables au titre d’une recherche en droit ?
I. L’opportunité d’adopter une recherche sur le droit dans le cadre d’une thèse juridique
La question de l’opportunité d’adopter une recherche sur le droit se pose nécessairement dans la mesure où le droit constitue une discipline autonome, avec ses codes et ses méthodes propres. Cette discipline se détache d’autres sciences sociales dont la scientificité de la méthode s’impose de manière beaucoup plus naturelle par le recours à une démarche empirique notamment.
On attendra plus volontiers du juriste de formation, confronté à la problématique liée au manque d’optimisation du mécanisme fiduciaire, qu’il se dirige et s’engage dans une entreprise visant à rechercher des solutions pratiques, et à établir idéalement des propositions au travers d’une argumentation raisonnée. Est-ce à dire que cela exclue par conséquent la possibilité d’un travail plus descriptif, axé sur l’explication des phénomènes en vue de la compréhension des dogmes ?
Nous le verrons, les chercheurs intègrent et combinent utilement diverses approches afin de servir leur argumentation, et je constate que la finalité de mon propre travail de recherche peut utilement requérir l’usage d’une démarche descriptive et explicative du droit positif (A). Par ailleurs, la mobilisation d’une étude de droit comparé contribuera d’autant plus à souligner l’intérêt de décrire le contexte idéologique de réception ou de rejet du mécanisme fiduciaire (B).
A. La compatibilité de la démarche avec les objectifs de la recherche juridique
Au vu de la protéiformité de l’objet du droit, les finalités de la recherche ne peuvent être unitaires : on supposera qu’il existe autant d’ambitions que de projets de recherches, autant d’objectifs que de chercheurs11Voir K. Bartenstein, « Pour la recherche en droit : ‘‘Quel(s) cadre(s) théorique(s) ?’’ », in T. Tanquerel & A. Flückiger, L’évaluation de la recherche en droit, enjeux et méthodes, Bruylant, Bruxelles, 2015, p. 104-115.. Ainsi et selon la finalité affichée par la thèse, la mobilisation d’une méthode scientifique ne serait-elle pas opportune voire nécessaire ?
L’alternative d’une démarche descriptive dans le cadre de mes travaux, articulés plus largement autour de la notion de propriété, aurait pour enjeu, non pas de formuler des propositions immédiates et concrètes, s’insérant dans le cadre institutionnel, mais d’interroger de prime abord les facteurs extérieurs environnants, les éléments de contexte tant sur le plan idéologique, politique, économique, impactant la manière dont la communauté juridique aborde la notion de propriété, et ses répercussions sur le développement de l’outil fiduciaire.
Pour ce qui nous concerne, on sait que la conception de la propriété en France relève d’un enjeu idéologique important depuis sa proclamation en tant que droit naturel et inviolable par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le maintien de la définition consacrée par l’article 544 du Code civil depuis le Code Napoléon est par ailleurs assez symptomatique de cet attachement à la valeur qu’on a souhaité lui conférer, traditionalisme contrastant significativement avec la modernisation de la propriété, dont les manifestations se sont multipliées à l’ère contemporaine, que ce soit avec l’apparition de formes de propriétés collectives ou de groupement, ou encore avec l’admission d’hypothèses d’appropriation privative des objets immatériels12Il s’agit notamment de la consécration des propriétés intellectuelles avec le copyright et le brevet.. Paradoxalement, un véritable consensus dogmatique persiste au sein de la doctrine, tendant à sauvegarder cette figure du propriétaire souverain : la doctrine préfèrera systématiquement régler les enjeux liés au concept de propriété en discutant essentiellement de la technique juridique plutôt que d’évoquer l’hypothèse d’une re-théorisation13J.-P. Chazal, « La propriété : dogme ou instrument politique ? », RTD civ., 4, 2014, p. 768.. Ainsi on a longtemps cherché à expliquer la fiducie, soit en l’assimilant à un droit réel sur la chose d’autrui14R. Libc haber, « Une fiducie française, inutile et incertaine… », in Mélanges en l’honneur de P. Malaurie : Liber amicorum, Defrénois, 13, 2005, p. 303, n° 13 s., un mandat, ou encore à une modalité de la propriété, ceci afin d’expliquer l’existence de restrictions aux pouvoirs du propriétaire en l’absence de démembrement15J. Carbonnier, Droit civil : Les biens, t3, 19e éd, Paris, PUF, 2000, para 78, in Y. Emerich, « La fiducie civiliste : Modalité de la propriété ou intermède à la propriété ? », McGill Law Journal, 58, 4, 2013, p. 827–846.
La résultante de ce positionnement réside, d’une manière générale, en l’appréhension laborieuse de ces nouvelles formes de propriété, qui vont nécessiter le recours fréquent à des stratégies de techniciens en faisant appel soit au jeu des exceptions, aux régimes spéciaux16J-P. Chazal, op. cit., ou encore à des opérations de requalification17Requalifier par exemple, les propriétés des groupements personnalisés en « propriétés individuelles de la personne morale du groupement », les formes de propriétés collectives en « propriété individuelles concurrentes sur le même objet ». Cela permet de faire tomber l’essentiel des régimes juridiques sous le dogme propriétaire. Voir M. Xifaras, « La propriété entre dogmatique et modélisation », in Les modèles propriétaires au xxie siècle, Colloque international organisé par le CECOJI en hommage au professeur Henri-Jacques Lucas, Université de Poitiers, 2009. (Retranscription vidéo accessible en ligne : https://uptv.univ-poitiers.fr/program/les-modeles-proprietaires-au-xxieme-siecle/video/2139/la-propriete-entre-dogmatique-et-modelisation/index.html).. Or, sans démentir l’efficacité pratique et immédiate de ces manœuvres, il nous est permis d’en interroger le recours quasi systématique, et d’en souligner les limites, quand on voit que l’on peine encore à s’accorder sur la qualité de propriétaire du fiduciaire, tant on ne parvient pas à le faire entrer dans les cases prédéfinies. En effet, c’est essentiellement parce qu’il met à mal les catégories préétablies du droit des biens que la fiducie dérange18M. Bouteille, « La propriété du fiduciaire : Une modalité externe de la propriété », RLDC, 74, 2010. Une partie de la doctrine préfère ne pas y voir de la propriété, tandis que d’autres, bien qu’admettant une qualité de propriétaire du fiduciaire, n’en sont pas moins inquiets de voir notre conception civiliste de la propriété ébranlée par cette forme de propriété avec laquelle elle ne serait pas compatible. Voir B. Mallet-Bricout, « Fiducie et propriété », in Liber amicorum Christian Larroumet, Economica, 2009, p. 297-327.. L’intérêt de mon étude serait par conséquent de souligner le lien existant entre l’influence du dogme propriétaire, et les difficultés d’applications de la fiducie en France.
Toutefois il existe une réserve à cette entreprise qui est liée précisément aux caractères de la discipline juridique elle-même : on redoute que de s’éloigner d’une pratique essentiellement juridique aboutisse à nier totalement la fonction doctrinale des concepts. Or dans le cadre d’une recherche doctorale juridique, cela pose de vraies questions concernant la validation des travaux de thèse par la communauté juridique. En effet l’activité de recherche entendue dans le milieu juridique, se conçoit généralement et avant tout comme une démarche appliquée, présentant une finalité pratique et dont l’intérêt serait principalement tourné vers l’efficacité de la norme, ainsi que la bonne gestion de ses effets : ainsi est favorisée une recherche à tendance pragmatique et normative, alors que l’on constate souvent que les autres démarches ne présentant pas d’utilités pratiques immédiates sont beaucoup moins plébiscitées19X. Bioy, op. cit., para 29..
Au-delà de ça, l’on peut encore craindre qu’un tel positionnement, abordé de manière beaucoup trop radicale, se heurte aux exigences de professionnalisation retenues par les universités. En effet le doctorat, et nécessairement la thèse, vise avant tout à mettre en exergue les compétences juridiques du thésard dans le but de l’insérer dans les métiers du droit20A. Bugada, « Innovation et Doctorat en sciences juridiques, (retour d’expérience d’un directeur d’école doctorale) », in J. Mestre & L. M erland, Droit et Innovation, PUAM., Marseille, 2013.. Et si l’insertion professionnelle semble de plus en plus érigée en préoccupation centrale, il est d’autant plus attendu du futur juriste, un savoir-faire davantage qu’un faire-savoir, résultant d’un travail de recherche toujours plus performateur de savoir, et toujours moins théorique21X. Bioy, op. cit., para 28..
D’un autre côté, je me suis demandée si le fait, précisément, de favoriser une étude technique de droit positif dans le cadre de mon sujet, alors-même que le discours y est majoritairement innervé par la dogmatique juridique, n’aurait pas pour conséquence de m’inhiber dans mon projet de recherche, et notamment de me fermer dans des théories préconçues en « recyclant » finalement des développements déjà bien connus22Les tentatives d’amélioration du régime de la fiducie ont fait l’oeuvre de plusieurs thèses et constitue une préoccupation tant des chercheurs que des praticiens.. Ceci ne contrasterait-il pas avec l’une des exigences essentielles revêtues par la thèse qui est la recherche d’une certaine originalité, la recherche de l’esprit du chercheur notamment en ce qu’il est censé faire preuve d’innovation dans sa démonstration23A. Bugada, op. cit. ? La science n’étant pas la technique, celle-ci ne présente dès lors, pas la même fonction : là où la technique permet de former à un savoir-faire pratique, la science a pour but de constituer un savoir, tout simplement. L’utilité d’une démarche scientifique ne serait-elle pas d’expliquer les phénomènes, de développer un esprit de synthèse et d’analyse propre aux métiers d’enseignant-chercheur24X. Bioy, op. cit, para 31. ?
En définitive, « m’affranchir » des contraintes académiques me permettrait, à mon sens, de poursuivre cet objectif, cette quête d’innovation et d’originalité, mon sujet ayant déjà par ailleurs donné lieu à des contributions doctrinales et doctorales enrichies.
B. L’ouverture de la démarche par la mobilisation du droit comparé
Le droit comparé, qu’il soit considéré comme une matière substantielle, ou comme faisant partie d’une méthode25Cette idée est critiquée par le comparatiste francophone Pierre Legrand pour qui le droit comparé devrait être considéré comme un moyen par lequel un juriste peut « regarder le droit », et donc davantage comme une école qui fait partie de la théorie du droit. Voir P. Legrand, « Comparative Legal Studies and Commitment to Theory », MLR, 58, 1995, p. 262, cité par G. Samuel, « Droit comparé et théorie du droit », RIEJ., 2006/2, 57, p. 1., intervient de plus en plus fréquemment dans les travaux juridiques en ce qu’il présente des avantages nombreux : il peut être tourné vers des buts pratiques en établissant des principes universels permettant de combler des lacunes du droit positif26M. Rotondi, « Technique du droit, dogmatique et droit comparé », RIDC., 20, 1, 1968, p. 5-18., voire à importer des modèles inspirés des droits étrangers. Mais le droit comparé a avant tout une vocation scientifique en ce qu’il nous invite à procéder à l’explication des différences entre les divers ordres juridiques à une époque déterminée, en étudiant la structure des sociétés concernées, des modes de raisonnement qui y ont cours et des croyances et idéologies sous-jacentes27H. Muir-Watt, « DROIT – Droit comparé », https://www.universalis.fr/encyclopedie/droit-droit-compare/..
L’intérêt de l’étude comparative dans le cadre de mes travaux de recherche serait précisément de fournir un angle d’attaque supplémentaire à la démonstration scientifique en comparant les différents ordonnancements juridiques, en suivant une certaine neutralité, et en relevant l’influence des contextes politiques, juridiques, sociaux et religieux sur la conception de la propriété, et plus précisément sur la pratique de l’affectation de la propriété. En effet le droit comparé de par son potentiel subversif offre la possibilité de « regarder ailleurs », de s’engager ainsi contre les stéréotypes et l’ethnocentrisme, d’élargir la perspective traditionnelle, d’enrichir le discours juridique et de « lutter contre les habitudes de pensée sclérosantes »28Horatia Muir-Watt développe notamment l’idée que, le droit français s’éloignant d’une culture de la contestation comme celle innervant les discours en droit américain, la mobilisation de la comparaison peut toutefois contribuer à apporter un regard critique sur les textes, et développer une perspective alternative au positivisme traditionnel. Voir H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », RIDC, 52, 3, 2000, p. 503-527..
Ainsi l’Île Maurice, reposant sur un système de droit mixte (bien qu’influencée fortement par le droit napoléonien s’agissant notamment du droit de propriété), parvient à consacrer un « trust dualiste » en semblant réconcilier civil law et common law par l’adoption d’une définition large du trust, susceptible d’intégrer une fiducie constituée à la française, par contrat29A. Dwarka, op. cit.. Or ceci démontre véritablement que malgré une imprégnation civiliste du droit des biens mauricien, l’interprétation qu’elle en fait se différencie sensiblement en ce qu’elle permet d’intégrer le mécanisme anglophone sans que l’unité du patrimoine et la théorie de la propriété ne constituent des obstacles.
De la même manière l’Afrique du Sud est un exemple de coexistence de deux traditions juridiques en étant régie à la fois par le droit de common law et le droit romano-néerlandais. Empreint de ce fait partiellement d’un héritage de droit civil, le système juridique sud-africain ne transpose lui pas, au travers de son trust, la fragmentation entre legal property et equitable property. Toutefois le droit sud-africain a su constituer une législation spécifique et adaptée à son marché en offrant, dans son adaptation du trust, la possibilité d’attribuer la propriété, soit au trustee, soit au bénéficiaire. Ainsi le droit sud-africain propose deux sortes de trust : le Ordinary trust par lequel la propriété est transférée au trustee, et le Bewind Trust, forme singulière de trust par laquelle la propriété est transférée directement au bénéficiaire. Le pouvoir de gestion ainsi que le contrôle étant dans tous les cas assurés par le trustee, cette distinction permet ainsi d’adapter et d’élargir les utilisations du trust, tout en gardant une séparation entre administration et propriété des biens30M. Rainer, « An Overview Of The Types Of Trusts Under South African Law », Schoeman Law Inc., 2019, https://www.polity.org.za/print-version/an-overview-of-the-types-of-trusts-under-south-african-law-2019-01-14..
Aux Comores enfin, le waqf, institution régie par le droit musulman et que l’on tend à rapprocher du trust et de la fiducie, est une immobilisation pieuse permettant d’organiser une affectation de la propriété de biens dont la propriété est transférée à Allah, et peut être utilisée soit à des fins caritatives, soit pour le bénéfice de l’un des membres de la famille afin de favoriser l’un des enfants ou de garantir la conservation et la transmission d’un bien au sein d’une famille au fil des générations31A. Neuve-Église, « Le waqf en islam : Une tradition spirituelle et sociale aux horizons illimités. », 56, 2010, http://www.teheran.ir/spip.php?article1225#gsc. tab=0.. Les waqfs favorisent de ce fait une gestion en Communs. Or il est intéressant de constater que « malgré son inscription dans le capitalisme depuis le milieu du XIXe siècle et les sollicitations d’une marchandisation généralisée du fait de l’économie internationale », l’archipel constitue un paradoxe voire un oxymore32É. Le Roy, « Des héritages à préserver : Néo-communs aux Comores et chez les premières nations du Canada », in La révolution des Communs et le droit, Éditions science et bien commun, 2020, accessible en ligne : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/communsdroit/chapter/des-heritages-a-preserver-neo-communs-aux-comores-et-chez-les-premieres-nations-du-canada/. en s’opposant à une conception individualiste de la propriété, au profit d’une conception sociale voire collective33Un rapport de mission établi en juin 2012 montre que le waqf est fréquemment utilité à Moroni comme mode d’appropriation du foncier. Voir M. Saïd, Rapport de Mission Transfert de Propriété, « Uniformisation » et consolidation des trois régimes fonciers, 2012, p. 16 et 17..
Ces exemples sont révélateurs des divergences conceptuelles existantes autour de la notion de propriété, tantôt tournée vers une utilisation sociale, tantôt mixant les influences de deux traditions juridiques, et ces spécificités impactent la conception et la pratique de l’affectation de la propriété.
II. La mise en oeuvre de la démarche de recherche sur le droit au sein de la thèse juridique
La recherche sur le droit doit observer une certaine rigueur en mobilisant des méthodes scientifiques, ce qui me conduit à m’interroger sur la « mise en œuvre », autrement dit sur la façon dont je vais entreprendre mes recherches. Quelles méthodes dois-je favoriser dans mon discours lorsqu’il s’insère dans une démarche descriptive ? Puis-je mobiliser les méthodes des sciences sociales qui ne sont pas propres à mon champ ? (A). Si j’use de ces méthodes, les résultats de mes recherches peuvent-ils être considérés comme acceptables au titre d’une recherche en droit ? (B).
A. L’utilisation des méthodes propres aux sciences sociales
L’application d’une méthode fonde toute la légitimité d’une recherche scientifique. Or cette méthode est elle-même liée à l’objet de recherche car c’est en fonction de cet objet de recherche que l’on pourra déterminer si celui-ci est susceptible d’investigation. La recherche juridique portant essentiellement sur des phénomènes juridiques, relevant donc de la prescription et du normatif, la légitimité d’une science juridique pourrait à première vue questionner34Certains auteurs, tels que Duguit, contestent la possibilité d’une science juridique car le droit exprime des volontés individuelles. Or les études de l’école de Durkheim ont démontré que le fait social ne peut être réduit aux faits et comportements des individus. Selon lui, « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. », Voir E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1985, cité par J.-D. Boyer, « La sociologie d’Émile Durkheim », Revue des sciences sociales, 56, 2016, p. 119.. Il faut cependant souligner que la science juridique ne se propose pas d’établir des règles, mais d’étudier ces règles comme des faits observables, comme d’autres faits35H. Lévy-Bruhl, « Objet et méthode de la science juridique », in Synthèse, Fifth International Significal Summer Conference, 8, 3/5, 1950, p. 209‑212.. Les méthodes des sciences sociales pourraient donc valablement être employées, les sciences sociales poursuivant précisément des objectifs de description, classification, et explication des phénomènes36M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Dalloz, 11e édition, 2000, p. 405. Il s’agira alors de s’interroger sur les outils à mobiliser afin de mettre en œuvre cette investigation.
Les méthodes des sciences sociales reposent sur l’empirie. L’empirie se conçoit comme un moyen d’accès à la connaissance reposant sur l’expérience, l’observation, il s’agit d’appréhender le concret par le sensible37Ibid.. L’empirie, envisagée dans le cadre d’une recherche juridique résidera alors en l’étude du contexte du droit, les effets qu’il produit sur l’application du droit, voire la nécessité de le changer.
La difficulté première pour le juriste réside tout d’abord en l’absence de formation pour effectuer convenablement ce type de recherche dans le cadre d’une thèse juridique, qui ne se limitera pas à la simple énumération, par exemple, du nombre de fiducies constituées dans un pays déterminé38M. van Hoecke, « Le droit en contexte », RIEJ, 70, 1, 2013, p. 189-193.. Concrètement les méthodes des sciences sociales s’appuient sur des études de terrain qui vont être constituées, selon les domaines, soit par de la recherche documentaire, la définition des concepts et de typologie, les entretiens et les enquêtes d’opinion, ou encore l’analyse du discours39C. Aubry de Maromont, « Qu’est-ce que la science ? », Cours de Culture générale juridique et politique, 2020..
Dans le cadre de mes recherches il s’agira de fonder la réflexion sur une analyse préalable de la théorie dogmatique en interrogeant les différents facteurs environnants : il sera alors utile de favoriser la lecture d’études sociologiques, historiques, et politiques, et ce afin de comprendre les raisons d’être de la théorie dogmatique. Cette étude permettrait de cerner, entre autres, les justifications politiques et économiques de la propriété privée, vacillant au fil de l’histoire entre exacerbation de la figure du propriétaire souverain, et acception plus modérée de la propriété privée40Les différentes tentatives de justifier la propriété privée (Demolombe) ont notamment pour but de légitimer sur le plan technique, le caractère absolu de la propriété. Voir J.-P. Chazal, op. cit..
La mobilisation du droit comparé est d’autant plus pertinente dans le cadre d’une démarche visant une étude de contexte. Mais elle n’est pas sans soulever d’autres difficultés ayant cette fois trait à l’accès aux sources. La pratique de l’empirie heurte le chercheur à la limitation des informations disponibles, qui ne seront très souvent accessibles que de façon indirecte41M. van Hoecke, op. cit.. La recherche effectuée dans une démarche comparative pose également le problème de la barrière de la langue qui là encore, est susceptible de restreindre la quantité de sources disponibles et exploitables dans le cadre d’une investigation. Dès lors, et selon les sujets de thèse, on pourra s’interroger d’une part, sur la suffisance des éléments de contextes recueillis en droit étranger pour fonder une étude scientifique, et d’autre part, sur les répercussions d’une telle entreprise sur la durée de la thèse qu’en l’on encourage pourtant à être de moins en moins étendue.
Au niveau du discours, celui-ci doit, pour être scientifique, reposer sur une neutralité et donc favoriser une certaine distance sur l’objet. On admet en science du droit l’adoption d’un point de vue « externe modéré »42Hart opère une autre distinction dans les discours entre le point de vue externe « extrême », le point de vue externe « modéré » et le point de vue « interne »., Voir notamment J.-Y. Chérot, « La question du point de vue interne dans la science du droit », RIEJ, 59, 2, 2007, p 17-33. qui est précisément celui des observateurs. Se situant à la croisée des points de vue interne propre à la dogmatique, et du point de vue externe extrême niant le droit existant, celui-ci permet de garder à la fois une distance sur l’objet tout en ayant conscience du droit en vigueur. Ce type de recherche, favorisant une « explication compréhensive »43M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. française par J. Freund, Paris, Plon, 1965, rééd. Presses Pocket, 1992, p. 303 et p. 315., justifie qu’il convienne en premier lieu de s’attarder sur l’explication des phénomènes juridiques, en l’occurrence sur l’explication des pratiques et des discours doctrinaux autour du concept de propriété, pour en favoriser la compréhension et l’interprétation.
Ainsi la recherche en droit semble pouvoir admettre l’existence d’une forme de recherche avec un fort degré de scientificité, une « sociologie compréhensive »44P. Winch, The Idea of a Social Science, London, 1958, cité par R. Guastini, « Le “point de vue” de la science juridique », RIEJ, 59, 2, 2007, p. 49-58., formalisée par un discours neutre et objectif. Toutefois elle ne semble paradoxalement pas s’intéresser aux méthodes employées, qui constituent pourtant un élément indispensable à la bonne mise en œuvre de la démarche scientifique. Pour atteindre une neutralité axiologique, la science juridique devrait s’imprégner des méthodes d’investigations des sciences sociales. Il apparaît donc bien utile d’intégrer davantage de cours ou de formations en méthodologie à la recherche au sein des écoles doctorales, et notamment en recherche empirique, comme c’est le cas dans les universités anglo-saxonne où cette forme de recherche fait partie intégrante de la recherche doctrinale45Certaines facultés de droit aux Pays-Bas proposent par exemple des cours de méthodes de recherche empirique en droit, mais cette formation reste limitée. Voir M. van Hoecke, op. cit., p 190..
B. La finalité des méthodes propres aux sciences sociales
En définitive, les outils méthodologiques des sciences sociales poursuivent deux objectifs principaux : la production de données nécessaires à la description des phénomènes sociaux, mais également l’apport d’éléments venant valider ou au contraire invalider les hypothèses théoriques formulées.
Il ressort de notre étude comparative que les éléments de contexte influent sur la réception de la notion de propriété, qui elle-même va permettre un accueil plus ou moins favorable à la pratique de l’affectation. En France notamment, la survivance du modèle de la propriété comme droit exclusif et permanent accompagné du droit d’exclure et du droit de détruire, et ce malgré la multiplication des exceptions46F. Ost, « La thèse en droit et la méthode interdisciplinaire », séminaire doctoral (s. d)., explique les difficultés sur les plans tant théoriques que pratiques à accueillir la fiducie dans sa plénitude. Ce mécanisme instituant un transfert de propriété particulier pour notre système juridique ne parvient pas à entrer dans les mœurs françaises au contraire des autres pays de la zone ou l’affectation de la propriété est une pratique ancrée dans les habitudes.
Ces constats découlant de notre démarche descriptive, la méthode des sciences sociales préconise d’élaborer un cadre théorique d’interprétation sur la base de ces données. Après l’observation, l’explication s’impose. La théorisation permet en effet une meilleure compréhension du phénomène observé. Mais cette démarche descriptive ne peut aboutir à agir sur le droit positif puisqu’elle est de l’ordre de l’abstrait.
On peut donc se demander si la thèse juridique pourrait se satisfaire de ça, ou si au contraire la démarche descriptive pourrait ensuite laisser place à un retour à la dogmatique dans le but précisément, de pouvoir formuler des propositions d’améliorations sur le plan du droit positif. En l’occurrence, plusieurs solutions peuvent être explorées dans le cadre de mon sujet :
– L’abandon du dogme actuel et donc tendre vers un changement de paradigme doctrinal permettant un meilleur accueil de la fiducie47Mais selon le Professeur Xifaras il faudrait, pour rethéoriser sans toutefois retomber dans le déni et les stratégies praticiennes, parvenir à définir une théorie de la propriété conciliant à la fois la vérité de l’idée, et la conviction de tous les acteurs du droit, soit en adaptant le dogme perpétuellement à la pratique (Saleilles), soit en tentant d’adapter les croyances des acteurs du droit à la théorie dogmatique nouvelle (Zenati). Voir M. Xifaras, « La propriété entre dogmatique et modélisation », op. cit.,
– Renoncer à la fiducie-gestion auquel cas on se satisferait des mécanismes existants tels que le mandat à effets posthumes ou les libéralités graduelles et/ou résiduelles ;
– Conserver le dogme et faire la proposition d’un régime juridique général de l’affectation prenant acte des spécificités de la fiducie afin d’en atténuer la « marginalité » et la rattacher aux autres manifestations de la propriété affectée (mais ne serait-ce pas alors, retomber dans les stratégies techniciennes ?).
En définitive, faut-il nécessairement faire en droit, de la recherche utile ? La thèse ne pourrait-elle finalement pas se contenter d’une observation et d’une explication contextuelle des différentes conceptions de la propriété ?