Faut-il inscrire sa recherche dans la division disciplinaire droit public – droit privé ?
Justine MACARUELLA
Doctorante en droit privé et sciences criminelles à l’Université de La Réunion
Résumé
Le droit constitue un savoir en proie à des divisions disciplinaires, en ce sens qu’il est divisé en différentes disciplines. La division droit public – droit privé constitue à ce titre la summa divisio du champ juridique. Cette division disciplinaire se répercute sur la recherche en droit : à la division disciplinaire du savoir correspond une division disciplinaire de la recherche sur ce savoir. Pourtant, certains sujets de thèse ne se rattachent exclusivement ni à l’un ni à l’autre de ces champs disciplinaires : ils sont « transversaux ». La recherche juridique se heurte alors à des problèmes méthodologiques trouvant leurs racines dans la division disciplinaire du savoir juridique. En partant d’une expérience de recherche sur un sujet transversal, il est proposé une réflexion sur la méthode d’appréhension de la division disciplinaire droit public – droit privé dans la réalisation de la recherche juridique.
Mots-clés
Recherche juridique – formalisme juridique – summa divisio droit public/droit privé – caractère disciplinaire de la recherche en droit – sujets de recherche transversaux – méthode d’appréhension des classifications disciplinaires – portée épistémologique des divisions disciplinaires
Abstract
Law is a disciplined knowledge, in the sense that it is divided into different disciplines. In French law, the public law – private law division is the summa divisio of the legal field. This disciplinary division has repercussions on legal research : the disciplinary division of knowledge corresponds to a disciplinary division of research on this knowledge. However, some thesis topics do not belong to either of these disciplinary fields : they are « cross-cutting ». Legal research then comes up against methodological problems resulting from the disciplinary division of legal knowledge. From a research experience on a transversal subject, this contribution suggests a reflection on the method of apprehending the disciplinary division of public law – private law in the performance of legal research.
Keywords
Legal research – legal formalism – summa divisio public law/private law – disciplinary nature of legal research – cross-cutting research topics – method of apprehending disciplinary classifications – epistemological scope of disciplinary divisions
Introduction
Présentation du sujet de thèse. Mes travaux de recherche portent sur L’infraction d’intérêt général. Il s’agit d’une étude de droit pénal de fond portant sur une catégorie d’infraction déterminée. Le code pénal opérant une classification des infractions en fonction des valeurs protégées par les textes d’incrimination1Le code pénal distingue ainsi formellement les crimes et délits contre les personnes (C. pén., Livre II, art. 211-1 à 227-33) et les biens (C. pén., Livre III, art. 311-1 à 324-9) et les crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique (C. pén., Livre IV, art. 410-1 à 450-5). Cette classification est affinée de façon variable selon les auteurs, une distinction commune opposant néanmoins les atteintes aux intérêts privés des atteintes aux intérêts publics : v. R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, Droit pénal spécial, Cujas, 1982, n° 19 à 23, p. 25-31., la recherche vise à identifier, sur la base de ce critère, une catégorie d’infraction dite d’intérêt général. Autrement dit, il s’agit d’identifier l’intérêt général comme valeur protégée par l’infraction. Les termes de ce sujet de thèse sont comme séparés par un mur disciplinaire. D’abord l’infraction, objet central du droit pénal, rattaché académiquement2Le droit pénal, rattaché à la Section 01 « Droit privé et sciences criminelles » du Conseil National des Universités (CNU), constitue une « discipline spéciale » au sein de la « discipline générale » du droit privé. V. F. Bin, « La place des disciplines juridiques spéciales au sein de la recherche en droit », in B. Sergues (dir.), La recherche juridique vue par ses acteurs, LGDJ, Presses UT1, 2016, p. 197., historiquement – et peut-être arbitrairement3É. Picard, « Pourquoi certaines branches du droit échappent-elles à la summa divisio ? », in B. Bonnet, P. Deumier (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ?, Dalloz, 2010, p. 65 ; É. Desmons, « Droit privé, droit public », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 520 ; M. Köhler, « Le droit pénal entre public et privé », APD, n° 41, 1997, p. 199. – au droit privé. Ensuite l’intérêt général, objet central du droit public, s’étant détaché académiquement, historiquement – et peut être idéologiquement4F.-X. Testu, « La distinction du droit public et du droit privé est-elle idéologique ? », D., n° 37, 1998, p. 345. – du droit privé5F. Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, Économica, 1986, p. 14-20.. Les sujets de recherche transversaux, rétifs à toute classification dans l’une ou l’autre de ces deux grandes disciplines demeurent rares6L. Rapp, « « Osez, osez… » plaidoyer pour un peu d’audace dans le choix des sujets de recherches », in B. Sergues (dir.), La recherche juridique vue par ses acteurs, op. cit., p. 209.. Ils existent néanmoins, malgré la division disciplinaire du droit qui suscite, pour qui s’attèle à ce type de sujet, de nombreuses difficultés et questionnements d’ordre méthodologique et épistémologique.
Caractère disciplinaire de la recherche en droit. Ces questionnements trouvent leurs racines dans la division disciplinaire du savoir, laquelle se répercute sur la recherche en droit. Le droit constitue un savoir en proie à des divisions disciplinaires, en ce sens qu’il est divisé en différentes disciplines juridiques. La notion de discipline est rarement mobilisée par les juristes, qui parfois la délaissent, parfois lui préfèrent celle de « branche » ou de « matière »7S. Barbou des Places, F. A udren, « Éloge de la discipline, Le savoir juridique face au modèle disciplinaire », in F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les facultés de droit, LGDJ, 2018, p. 8.. Il est néanmoins possible de la définir comme « un domaine de la connaissance présentant certains caractères communs et spécifiques, dont l’étude exige la possession d’un savoir spécialisé »8J. Chevallier, « Ce qui fait discipline en droit », in F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les facultés de droit, op. cit., p. 47.. Une discipline juridique correspond à une « branche de la connaissance »9Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. (actuelle), entrée « discipline », en ligne. du droit, qui se compose « d’un corpus de droit objet »10Ibid. mais aussi « d’une communauté de doctrine (enseignants – chercheurs – commentateurs relevant de la dogmatique) »11X. Bioy, « La signification du terme “recherche” dans le champ de la science juridique », in B. Sergues (dir.), La recherche juridique vue par ses acteurs, op. cit., p. 7.. La summa divisio droit public – droit privé est la « division fondamentale du droit »12M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, 1994, p. 184., « la classification primordiale des règles de droit et de la base du système juridique occidental »13B. Plessix, Droit administratif général, 3e éd., LexisNexis, 2020, n° 527, p. 713.. Le droit public et le droit privé constituent les deux grandes disciplines générales du droit, qui comprennent en leur sein des divisions internes en sous-disciplines ou disciplines spéciales14F. Bin, « La place des disciplines juridiques spéciales au sein de la recherche en droit », op. cit., p. 197..
La recherche en droit reflète cette distinction : à la division disciplinaire du savoir correspond une division disciplinaire de la recherche sur ce savoir15O. Beaud, « Un partage académique du savoir », Revue de droit Henri Capitant, n° 5 Droit public, Droit privé, 2012, en ligne.. La recherche en droit peut être comprise comme l’ensemble des réflexions sur l’état d’un savoir juridique en vue de son évolution16X. Bioy, « La signification du terme “recherche” dans le champ de la science juridique », op. cit. et, par métonymie, comme l’ensemble des juristes qui se livrent à cette activité. Ainsi comprise, elle a même été qualifiée de « phénomène disciplinaire »17Ibid.. Il faudrait comprendre par là que la recherche en droit se voit « structurée, conditionnée, située dans le temps et dans l’espace par des disciplines qui fournissent les bases des connaissances et des méthodes permettant de pousser les savoirs plus loin, de les faire évoluer », de sorte qu’« il faut tenir compte […] du découpage du savoir en différents domaines disciplinaires qui érigent des frontières entre eux »18Ibid.. Or, la façon dont il faut tenir compte de cette division disciplinaire du savoir, avec d’un côté le droit public et de l’autre le droit privé, est susceptible de soulever des difficultés d’ordre méthodologique.
Discussion. Une problématique unique peut se présenter en ces termes : comment appréhender, dans le cadre de la recherche, la division disciplinaire droit public – droit privé ? Dans le cadre de la réalisation d’une thèse, trois temps réflexifs ponctuent ce questionnement. D’abord, la division disciplinaire constitue-t-elle une règle à suivre dans la réalisation de la recherche ? Ensuite, faut-il appréhender cette division de façon absolue ? Enfin, comment appréhender l’unité du droit par-delà la division disciplinaire ?
I. La division disciplinaire droit public – droit privé constitue-t-elle une règle à suivre dans la réalisation de la recherche ?
Sens de la division disciplinaire droit public – droit privé. Dans son acception traditionnelle, la distinction droit public – droit privé est une distinction de fond19Il importe de préciser que ce sens traditionnel sera retenu dans le cadre de cette étude, dont l’objet n’est pas de prendre part à une controverse sur le sens à donner à la distinction.. Elle correspond à l’idée selon laquelle le fond droit serait divisé entre deux grandes disciplines. Cette classification a pour critère la nature des relations en cause20J. Carbonnier, Droit civil. Introduction, 25e éd. refondue, PUF, 1997, n° 64, p. 107 ; J.-L. Aubert, Introduction au droit, PUF, 2007, p. 17 ; P. Deumier, Introduction générale au droit, 2e éd., LGDJ, 2013, p. 10 ; D. Truchet, Le droit public, PUF, 2018, p. 19-23 ; F. Rouvière, Le droit civil, PUF, 2019, p. 3 ; J. Caillosse, « Droit public-droit privé : sens et portée d’un partage académique », AJDA, n° 12, 1996, p. 955 ; É. Desmons, « Droit privé, droit public », op. cit., spéc. p. 523. et correspondrait à deux ensembles de règles applicables à ces relations. Le droit privé serait le droit d’inspiration libérale s’appliquant aux particuliers et à leurs relations intersubjectives, là où le droit public serait le droit d’inspiration unilatérale s’appliquant à l’État et à la chose publique, dans ses relations avec les citoyens21C. Eisenmann, « Droit public, droit privé (en marge d’un livre sur l’évolution du droit civil français du xixe siècle et du xxe siècle) », RDP, 1952, p. 903-979.. Le premier droit serait caractérisé par l’autonomie de la volonté, l’égalité et la poursuite des intérêts privés là où le droit public serait caractérisé par l’autorité, l’unilatéralité et la poursuite de l’intérêt général22Ibid.. Il ressort en définitive de tous ces travaux qu’à ces deux branches du droit correspondrait un domaine spécifique : la sphère privée d’une part, la sphère publique de l’autre, domaines qui seraient caractérisés par leur logique spécifique : logique de l’individu dans un sens, logique de l’État de l’autre. Or, l’étude de L’infraction d’intérêt général, mène à étudier un corps de règles et plus largement de ressources documentaires rattachées au droit pénal – lui même rattaché au droit privé23Ce rattachement pourrait être expliqué du point de vue historique par le fait que les anciens droit civil et droit pénal et, partant, la responsabilité civile et la responsabilité pénale, la réparation et la peine, n’ont pas toujours été clairement distingués. V. en ce sens : L.-A. Barrière, « Une approche historique de la summa divisio droit public-droit privé », in B. Bonnet, P. Deumier (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ?, op. cit., p. 7 ; G. Cardascia, « Réparation et peine dans les droits cunéiformes et le droit romain », in M. Boulet-Sautel et al. (dir.), La responsabilité à travers les âges, Économica, 1989, p. 1 ; M. Köhler, « Le droit pénal entre public et privé », op. cit., p. 202 ; É. Desmons, « Droit privé, droit public », op. cit. Le rattachement académique semble toutefois avoir été justifié par des raisons pratiques tenant, notamment, au fait que l’application du droit pénal ressortisse en principe à la compétence du juge judiciaire : M. Baldovini, La classification académique du droit pénal, entre droit public et droit privé. Sur un paradoxe de la science du droit, thèse, Caen, 2009, p. 370 ; É. Picard, « Pourquoi certaines branches du droit échappent-elles à la summa divisio ? », op. cit., p. 68. Plus généralement, le recours à la technique civiliste dans la mise en oeuvre du droit pénal pourrait également permettre d’expliquer ce rattachement : « le droit pénal qui fait aujourd’hui figure d’exemple caractéristique du droit est pourtant issu du croisement de la technique civile du procès et d’un acte de puissance souveraine qui consiste à maintenir l’ordre […] il est du droit public par son objet (punir pour maintenir l’ordre) et du droit privé par sa technique issue du droit civil » : F. Rouvière, Le droit civil, op. cit., p. 92. – en ce qui concerne l’infraction et rattachées au droit public en ce qui concerne l’intérêt général.
Influence de la division sur la méthode : réflexe disciplinaire. La méthode renvoyant à un ensemble de règles ou de logiques24La méthode s’entend de la même manière au sens juridique et au sens commun. Au sens commun et général, la méthode « désigne toute démarche ordonnée, tout ensemble de moyens raisonnés permettant de parvenir à un résultat, d’établir une pratique » et renvoie également, « en parlant des ouvrages de l’esprit, de la disposition des matières selon l’ordre le plus propre à en faciliter la compréhension », ainsi qu’à « certains manuels utilisés pour l’initiation à une science, un art, une technique, pour l’enseignement d’une langue, etc. » : Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. (actuelle), entrée « méthode », en ligne. L’Académie française veille à ce que le mot « méthodologie » ne soit pas employé à la place du mot « méthode » : « rappelons que la méthode est une manière de conduire sa pensée, d’établir ou de démontrer une vérité suivant certains principes et avec un certain ordre, alors que la méthodologie est, elle, l’étude des méthodes de recherche et d’analyse propres à une science, à une discipline. Si on peut dire que la méthodologie en recherche scientifique a fait faire des progrès considérables à la médecine, on dira : agir avec méthode et non avec méthodologie » : Dictionnaire de l’Académie française, « Dire, Ne pas dire – Extensions de sens abusives : Méthodologie pour Méthode », 2019, en ligne. Au sens juridique, « la méthode renvoie à un chemin, un cheminement, une direction à suivre, un ensemble de démarches ou de procédés intellectuels plus ou moins complexes qui permettent de parvenir à une fin, un résultat ou un objectif déterminé : une vérité, une formule mathématique, une œuvre, une thèse […] s’interroger sur la méthode revient alors à s’interroger sur le comment : comment produit-on les choses, les idées, les normes, des résultats, comment parvient-on à connaître, à savoir ? » : V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, 2e éd., Dalloz, 2016, p. 9-11. Il est ainsi permis d’affirmer que les méthodes « constituent de façon plus ou moins abstraite, concrète, précise ou vague, un plan de travail en fonction d’un but » : M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Dalloz, 2001, p. 352., la recherche se confronte d’abord à la question de savoir si la classification disciplinaire du droit constitue une règle à laquelle il importe de se conformer dans le cadre de ses recherches. La division disciplinaire du droit constitue peut-être aussi certainement qu’inconsciemment, sinon une règle, un réflexe de méthode25É. Picard, « Pourquoi certaines branches du droit échappent-elles à la summa divisio ? », op. cit. mobilisé par le chercheur, un cadre pour mener à bien son étude et son analyse. Les ouvrages de méthodologie de la recherche26R. Romi, Méthodologie de la recherche en droit, LexisNexis, 2019 ; S. Dreyfus, L. N icolas-Vulliere, La thèse de doctorat et le mémoire – Étude méthodologique (Sciences juridiques et politiques), 3e éd., Cujas, 2000 ; S. Cottin, Recherche documentaire juridique, Méthodologie, 4e éd., Bruylant, 2019 ; Y. Tanguy, La recherche documentaire en droit, PUF, 1991. ne semblent généralement pas distinguer de méthode selon que la recherche en droit est menée en droit public ou en droit privé27S’agissant en revanche des ouvrages de méthodologie du droit, certains sont généraux : J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, 2e éd., PUF, 2016 ; F.-J. Pansier, Méthodologie du droit, 5e éd., LexisNexis, 2009. D’autres proposent une méthodologie par discipline : O. Corten, Méthodologie du droit international public, Éd. de l’université de Bruxelles, 2017 ; J.-C. Masclet, J.-P. Valette, Méthodologie du droit constitutionnel, 2e éd., Éllipses, 2014 ; L.-J. Constantinesco, Traité de droit comparé. Tome II. La méthode comparative, LGDJ, 1974.. Dans son ouvrage de méthodologie intitulé Comment il faut faire sa thèse de doctorat en droit, le Professeur Henri Capitant avertissait s’être « plus spécialement placé, en écrivant ces pages, sur le terrain du droit privé » en concédant aussitôt que « la méthode de travail varie peu », adressant ses conseils « à tous les étudiants en doctorat »28H. Capitant, Comment il faut faire sa thèse de doctorat en droit, Dalloz, 1926, p. 5.. Il n’en demeure pas moins que le matériau de la recherche en droit, c’est-à-dire le droit lui-même, ainsi que ses outils, font l’objet d’une organisation disciplinaire. Les différentes disciplines juridiques ont aujourd’hui leurs matières, leurs pères fondateurs, leurs juges mais aussi leurs doctrines, leurs controverses, leurs manuels, leurs revues et même leurs dictionnaires.
Vertus du réflexe disciplinaire. Ce cadre méthodique s’avère indispensable sur le plan de la connaissance dans la mesure où à la division disciplinaire du droit correspond une certaine division disciplinaire des objets du droit. La « summa divisio droit public – droit privé, pour dépassée ou artificielle qu’elle soit, repose sur des cultures disciplinaires différentes voire contraires » 29X. Bioy, « La signification du terme “recherche” dans le champ de la science juridique », op. cit. ; H. Mazeaud, « Défense du droit privé », D., 1946, p. 17. se traduisant notamment par le fait qu’un même objet puisse être appréhendé différemment selon la discipline à laquelle il est rattaché30X. Bioy, « La signification du terme “recherche” dans le champ de la science juridique », op. cit.. Derrière une désignation similaire, le contenu des notions, concepts ou définitions peut fluctuer selon la discipline à laquelle ils sont rattachés et correspondre à une certaine « logique » ou à un certain « esprit », de droit public ou de droit privé. Le réflexe d’appréhension du droit par matières31É. Picard, « Pourquoi certaines branches du droit échappent-elles à la summa divisio ? », op. cit. entraînerait ainsi, par voie de conséquence, un réflexe d’appréhension des objets juridiques par matières.
Les infractions commises par ou contre les personnes exerçant une fonction publique permettent d’illustrer ce propos. Ces personnes, désignées en droit public comme en droit pénal sous le terme d’« agent public », ne sont pas appréhendées de la même manière par ces deux disciplines. En droit public, il est coutume de distinguer l’agent public selon son statut : fonctionnaire ou contractuel32A. Taillefait, Droit de la fonction publique, 8e éd., Dalloz, 2018, n° 105 s. et n° 149 s, p. 71 s. et 93 s.. La conception que retient le droit pénal de l’agent public s’affranchit en revanche de cette dimension statutaire33M. Wagner, « Le droit pénal spécial et les fonctions publiques : une illustration des affres de la pénalisation à outrance », RSC, n° 1, 2011, p. 37-57.. Les personnes exerçant des « fonctions publiques » au sens de la loi pénale sont, certes généralement, mais pas nécessairement, des agents de la fonction publique. Il s’agit en fait de personnes investies des fonctions attachées ou associées, directement ou indirectement, à l’exercice des activités mises en œuvre par la puissance publique. Si une personne exerçant une fonction publique au sens du droit public est susceptible d’exercer une fonction publique au sens du droit pénal, la réciproque ne se vérifie pas. Un préfet est une personne exerçant une fonction publique aussi bien au sens du droit public, en sa qualité de représentant de l’État34Constitution du 4 octobre 1958, art. 72 al. 6., qu’au sens du droit pénal, à raison de l’autorité publique qu’il détient35Crim., 15 févr. 1902, Bull. crim. n° 75.. Un avocat, qui ne saurait être assimilé à un agent public en droit public, est en revanche protégé par le droit pénal contre les « menaces et actes d’intimidation commis contre les personnes exerçant une fonction publique », aux côtés d’autres acteurs intervenant dans le fonctionnement de l’institution judiciaire – service public régalien – tels que les magistrats36C. pén., art. 433-3, al. 1.. De tels agissements sont constitutifs d’une « atteinte à l’administration publique »37L’article 433-3 du Code pénal se situe au sein de la Section 2 du Chapitre III du Titre III du Livre IV du Code pénal, ce Chapitre étant intitulé « Des atteintes à l’administration publique commises par les particuliers » et cette section « Des menaces et actes d’intimidation commis contre les personnes exerçant une fonction publique »..
Le chercheur se trouve donc naturellement invité à débuter son entreprise par une phase d’observation de son objet balisée par le champ disciplinaire de son sujet38S. Cottin, Recherche documentaire juridique, Méthodologie, op. cit., p. 8 ; Y. Tanguy, La recherche documentaire en droit, op. cit., p. 142.. Plus encore, le réflexe disciplinaire dirige l’esprit du chercheur dans l’appréhension de son objet, au service d’un respect d’une règle de méthode essentielle consistant à ne pas travestir la réalité de l’objet étudié, ce qui passe par l’appréhension objective du droit positif et de ses variations, notamment disciplinaires. La summa divisio droit public – droit privé – et plus largement l’ensemble des divisions disciplinaires du droit – constituerait donc en soi une méthode d’appréhension par le chercheur de son objet, un « moyen intellectuel » lui permettant de le « décrire »39O. Beaud, « Un partage académique du savoir », op. cit.. La division disciplinaire du droit intègre la méthode.
II. Faut-il appréhender la division disciplinaire droit public – droit privé de façon relative ou absolue ?
Implications épistémologiques de la division disciplinaire du savoir. Dans le cadre d’un sujet transversal, l’observation de son objet de recherche ne manquera pas de soulever la question de savoir si les frontières disciplinaires constituent des limites pour l’appréhension de cet objet. La division disciplinaire divise-t-elle également, outre la manière de comprendre et de décrire l’objet du droit, la manière de « réfléchir » cet objet ? Recueillir des éléments de réponse nécessite un détour par les implications épistémologiques de la division disciplinaire du droit. En tant qu’elle correspond à une classification des savoirs, elle occuperait en effet sur le plan épistémologique « une position centrale, fondamentale, préalable »40C. Atias, « Un point de vue de droit privé », in B. Bonnet, P. Deumier (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ?, op. cit., p. 37..
Sur le plan épistémologique, la summa divisio droit public – droit privé habituerait à penser le droit dans les frontières du dualisme disciplinaire41O. Beaud, « Un partage académique du savoir », op. cit.. Elle conférerait à cette unité intra-disciplinaire une autonomie42X. Bioy, « La signification du terme “recherche” dans le champ de la science juridique », op. cit. recommandant de ne pas s’aventurer sur des approches transversales et sur le terrain d’une discipline qui n’est pas celle du chercheur : « chacun, demeurant chez soi, pourrait ignorer le domaine de l’autre »43C. Atias, « Un point de vue de droit privé », op. cit., p. 37.. Ainsi, « la notion de discipline a une coloration avant tout épistémologique. Elle répond à la question de savoir à partir de quel moment le chercheur peut revendiquer un objet propre à étudier avec une méthode propre »44F. Rouvière, « La notion de discipline juridique : enjeux et intérêts », RTD civ., n° 2, 2017, p. 530 (souligné par nous).. La division disciplinaire dessinerait des « mesures de pertinence »45C. Atias, « Un point de vue de droit privé », op. cit., p. 40. et une « mesure de cohérence » à caractère cloisonnant46Op. cit., p. 41.. La division disciplinaire du droit pourrait rendre compte d’une autonomie des savoirs, des objets étudiés dans le cadre de ces savoirs47Ibid. mais aussi des chercheurs mobilisant ce savoir et de leurs arguments48Op. cit., p. 37..
Portée épistémologique de la division disciplinaire du savoir. La summa divisio droit public – droit privé constituerait dès lors « un instrument technique élaboré à partir du contenu même de ces deux droits », qui serait « la conséquence » des différences de contenu du droit et qui interviendrait donc « après la détermination de leurs contenus respectifs »49Ibid.. Dans ce prolongement, le choix de la discipline étudiée dans le cadre d’une thèse ne serait donc pas libre, dans la mesure où « l’esprit des textes » correspondrait à la « matière » ou à la « discipline » étudiée, un chercheur ne pouvant donc appréhender un objet que dans la limite de sa spécialisation acquise avant l’entrée en doctorat50S. Dreyfus, L. N icolas-Vulliere, La thèse de doctorat et le mémoire – Étude méthodologique (Sciences juridiques et politiques), op. cit., p. 118-120.. Pour autant, toutes les règles formellement classées dans le droit privé ont-elles une « logique », un « esprit » et même une « substance » de droit privé ? Inversement, toutes les règles formellement classées dans le droit public ont-elles une « logique », un « esprit » et même une « substance » de droit public ? Il est permis d’interroger cette correspondance entre d’une part la discipline ou la matière sur le plan formel et d’autre part le corps de règles qui y est rattaché sur le plan substantiel.
Questionnements induits par la portée épistémologique du réflexe disciplinaire. L’expérience d’une recherche transversale force de tels questionnements. C’est le cas lorsqu’il s’agit d’identifier l’intérêt général comme intérêt protégé par l’infraction. En l’état du droit positif, la notion d’infraction d’intérêt général a été dégagée par la jurisprudence de la Cour de cassation dans le domaine de la procédure pénale afin d’exclure l’exercice d’une action civile51J. Pradel, A. Varinard, Les grands arrêts de la procédure pénale, Dalloz, 10e éd., 2020, n° 23-24, p. 149-158.. Selon la chambre criminelle, la commission d’une infraction d’intérêt général ne lèse que l’intérêt général à l’exception des intérêts particuliers, faisant obstacle à la constitution de partie civile en vue d’obtenir réparation du préjudice causé par l’infraction52J. Larguier, « Action individuelle et intérêt général », in Mélanges Hugueney, Sirey, 1964, p. 87 ; J. R ubelin-Devichi, « L’irrecevabilité de l’action civile et la notion d’intérêt général », JCP, 1965, I, doctr. 1922.. Les critères d’identification de cette infraction sur le plan substantiel n’ont cependant jamais été définis par la jurisprudence, qui a connu de multiples fluctuations53P. Bonfils, L’action civile. Essai sur la nature juridique d’une institution, PUAM, 2000, n° 29 à 40, spéc. n° 39, p. 62-64 ; S. Guinchard, « Grandeur et décadence de la notion d’intérêt général : la nouvelle recevabilité des actions civiles en cas d’infraction à la législation économique », in Mélanges Vincent, Dalloz, 1981, p. 137. avant un certain déclin54S. Detraz, « La théorie des infractions d’intérêt général, moribonde ou assainie ? », Procédures, n° 12, 2009, p. 7.. Comment justifier, dès lors, l’appréhension de l’infraction d’intérêt général sur un plan plus substantiel, dans le cadre d’une étude de droit pénal de fond dont cette notion est absente ?
En effet, l’intérêt général ne semble pas – en tout cas pas expressément – avoir été retenu par le législateur comme critère de classification fédérant un ensemble d’infractions. Par ailleurs, le droit pénal est par essence le droit de la protection de la société, c’est-à-dire le droit de l’intérêt général. Quelles infractions ne protégeraient pas l’intérêt général ? Le réflexe disciplinaire pourrait conduire à exclure la pertinence d’une catégorie d’infraction d’intérêt général.
Pourtant, lire le droit pénal par le prisme disciplinaire du droit public pourrait aussi conduire à reconnaître dans l’infraction l’objet « intérêt général » : ici dans les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation55C. pén., Livre IV, « Titre Ier : Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation », art. 410-1 à 414-9., là dans les atteintes à la confiance publique56C. pén., Livre IV, « Titre IV : Des atteintes à la confiance publique », art. 441-1 à 446-4. ou à l’autorité publique57C. pén., part. leg., Livre IV, Titre III, Ch. III, « Section 8 : De l’usurpation des signes réservés à l’autorité publique », art. 433-14 à 433-16 ; C. pén., Livre IV, Titre IV, « Chapitre III : De la falsirefication des titres ou autres valeurs fiduciaires émises par l’autorité publique », art. 443-1 à 443-8 ; C. pén., part. rég., Livre IV, Titre IV, Ch. III, « Section 1 : De l’usurpation des signes réservés à l’autorité publique », art, R. 643-1.. Ces termes, qui ont un lien indissoluble à l’intérêt général, figurent expressément dans le code et sont classées dans les infractions contre la Nation, l’État et la chose publique. La lecture de ces normes d’incrimination, par le prisme d’un présupposé disciplinaire distinct, laisse penser que des normes formellement rattachées au droit privé pouvaient bien avoir une « logique », un « esprit » de droit public. Cette fois, le réflexe disciplinaire pourrait conduire à reconnaître la pertinence d’une catégorie d’infraction d’intérêt général.
Relativité de la division disciplinaire du savoir. La division disciplinaire du droit, jusqu’alors alliée de la recherche, peut alors rapidement se grimer en adversaire. La difficulté devient alors de savoir si et dans quelle mesure il apparaît possible de relativiser la division disciplinaire du droit. La pertinence pédagogique de la summa diviso droit public – droit privé et sa résonance en droit positif ont été affaiblies sans être anéanties. L’édifice a survécu aux vents et marées mais s’en trouve fragilisé. Nombreux sont les auteurs à avoir relevé que la distinction droit public – droit privé n’a pas toujours existé sur le plan historique, que son apparition sur le plan dogmatique a précédé son apparition en droit positif et que les frontières érigées en son nom n’ont jamais été parfaitement nettes58Pour un large aperçu, v. B. Barraud, « Droit public – droit privé : de la summa divisio à la ratio divisio ? », RRJ, n° 3, 2014, p. 1101.. Celles-ci s’accentuent d’ailleurs et révèlent toujours plus d’enchevêtrements de ces deux grandes branches du droit59Y. Gaudemet, S. G audemet, « Éditorial », Revue de droit Henri Capitant, n° 5, 2012, en ligne., à travers des phénomènes de publicisation du droit privé60C. Eisenmann, « Droit public, droit privé (en marge d’un livre sur l’évolution du droit civil français du xixe siècle et du xxe siècle) », op. cit. ou de subjectivisation du droit public61J. Chevallier, « Introduction », in CURAPP, Public – Privé, PUF, 1995, p. 7 ; J. Chevallier, « Déclin ou permanence du mythe de l’intérêt général », in Mélanges Truchet, Dalloz, 2015, p. 83.. L’existence et l’apparition de pans « inclassables » du droit – dont le droit pénal – sont également mises en exergue, les termes de « droit global », de « transdroit » ou de « tiers – droit » apparaissant sur le devant de la scène juridique62B. Frydman, « L’émergence d’une discipline : le droit global », in F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les facultés de droit, op. cit., p. 331.. Pourtant, la distinction demeure, sa relativité semblant égaler sa pérennité63O. Beaud, « La distinction entre droit public et droit privé : un dualisme qui résiste aux critiques », in J.-B. Auby, M. Friedland (dir.), La distinction du droit public et du droit privé : regards français et britanniques, Panthéon-Assas, 2004, p. 29..
Dans ces conditions, il est permis de s’interroger sur la portée de l’idée selon laquelle toutes les règles formellement classées dans une discipline auraient une « logique », un « esprit » et même une « substance » propre à cette même discipline. Si ce postulat recouvre une certaine réalité, cette réalité est certainement relative. Sans dénier à la summa divisio toutes ses vertus, elle ne serait pas pour autant une distinction absolue64Ainsi le Doyen Carbonnier acquiesçait-il à cette division bipartite du droit tout en indiquant que la frontière entre ces deux matières ne saurait être absolue : J. Carbonnier, Droit civil 1, Introduction, Les Personnes, 8e éd., PUF, 1969, p. 47. Dans le même sens, v. J.-L. Aubert, Introduction au droit, PUF, 2007, p. 17 : « le droit public se distingue du droit privé » et « ces différences sont indiscutables, mais il serait faux d’en conclure que droit public et droit privé constituent deux univers en vase clos »., sans faiblesses65M. Troper rappelle la critique majeure formulée par Kelsen qui, étudiant les normes sous un angle formel, refuse d’attribuer à cette distinction une quelconque pertinence sur le plan théorique (H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd. trad. Eisenman, Dalloz, 1962), de sorte que « Kelsen estime que la distinction est destinée à remplir une fonction idéologique ». L’auteur explique que cette critique sera prolongée par Eisenman, pour qui la distinction n’aurait de pertinence que disciplinaire : « d’après lui, la distinction n’est justifiée que si elle porte sur deux groupes de disciplines d’enseignement, définies simplement par l’objet des règles qu’elles étudient : d’un côté, celles qui concernent les rapports entre les particuliers, de l’autre, celles qui régissent les rapports entre l’appareil gouvernant de la collectivité et les “gouvernés”, membres de cette collectivité. Elle ne l’est plus lorsque les juristes prétendent “découvrir à cette notion d’ordre, d’esprit concret et utilitaire, un sens et des racines infiniment profonds” et en faire deux types différents par leurs caractères primordiaux » : M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 186-187. Le caractère idéologique de la distinction a par ailleurs fait l’objet d’une étude à part entière : F.-X. Testu, « La distinction du droit public et du droit privé est-elle idéologique ? », op. cit., y compris sur le plan épistémologique. Avoir conscience de la relativité de la distinction pourrait permettre de guider la pensée pour une appréhension du droit positif fidèle à la réalité mouvante qui est la sienne. Sur le plan de la méthode, il conviendrait alors d’appréhender cette division comme elle doit l’être sur le fond66Sur le principe de la relativité de la distinction sur le fond, v. not. : R. David, « La distinction droit public – droit privé en France », Revue de droit Henri Capitant, n° 5, 2012, en ligne. Sur les illustrations de cette relativité sur le fond, v. not. : J. Flour, « Influences du droit public sur le droit privé », Revue de droit Henri Capitant, n° 5, 2012, en ligne. : en tant qu’elle est relative. Une règle de méthode pourrait consister à lire le droit positif en ayant à l’esprit que la division disciplinaire du droit correspond généralement, mais pas nécessairement, à une distinction des règles de droit.
En définitive, la division disciplinaire du droit aurait toujours une réalité dont témoigne son inébranlable maintien, mais une réalité relative et mouvante.
III. Comment appréhender l’unité d’un objet par-delà la division disciplinaire ?
Réalité unitaire des objets juridiques. Certains objets juridiques recouvrent des réalités différentes selon le point de vue disciplinaire depuis lequel ils sont observés. Mais n’existe-t-il pas également des objets dont l’identité est invariable quel que soit et par-delà le point de vue adopté ? Il serait probablement difficile d’affirmer que la division disciplinaire du droit ait systématiquement pour effet de cantonner la réalité d’un objet juridique au seul champ de son expression formelle dans une discipline. L’ordre public des normes impératives, par opposition aux normes supplétives de volonté, se retrouve dans toutes les disciplines juridiques. Les autorités judiciaires et administratives ne sauraient être comprises différemment qu’il s’agisse d’identifier les règles spécifiques qui leurs sont applicables en droit public ou qu’il s’agisse de réprimer les atteintes qui leur sont portées en droit pénal. De même, l’acte administratif demeure l’expression d’une prérogative de puissance publique permettant à l’administration d’agir par voie d’acte juridique unilatéral et exécutoire, qu’il soit contesté devant le juge administratif ou qu’il doive être interprété par le juge pénal. L’expression d’un objet juridique dans une discipline ne préjugerait donc pas de son identification dans une autre discipline.
Si l’on admet alors qu’un même objet juridique puisse être appréhendé de façon unitaire par-delà le cloisonnement disciplinaire, la question se pose de savoir quels sont les critères, les règles, en quelque sorte les méthodes permettant de saisir cette unité. S’il est possible d’identifier l’intérêt général dans l’infraction au regard de définitions ou de concepts traditionnellement rattachés au droit public, comment procéder pour démontrer leur existence dans l’infraction ? Dans quelle mesure une telle importation du droit public en droit privé est-elle possible ? Est-elle acceptable sur le plan de la méthode ? Comment procéder ? En somme : comment appréhender l’unité d’un objet par-delà son rattachement disciplinaire ?
Essence unitaire des disciplines. Paradoxalement, là où la division disciplinaire peut constituer un obstacle à l’appréhension unitaire du droit, elle pourrait aussi permettre d’appréhender l’unité du droit par-delà le dualisme disciplinaire. La division droit public – droit privé « implique un territoire séparé en deux zones, mais la nature de ce territoire est incertaine »67J.-H. Robert, « Unions et désunions des sanctions du droit pénal et de celles du droit administratif », Revue de droit Henri Capitant, n° 5, 2012, en ligne.. Pour en faire l’expérience, il serait intéressant se départir, dans un second temps de la recherche, des matières auxquelles un objet est formellement ou spontanément rattaché. Il s’agirait non pas de regarder un objet par le prisme de la discipline formelle dont il relève académiquement, mais de porter un regard critique sur une discipline au regard de la substance, de l’essence même, des objets qui s’y trouvent. Essayer, plutôt que d’analyser un objet en présumant sa discipline de rattachement, d’interroger le rattachement disciplinaire de cet objet dans le cadre de son analyse. En d’autres termes, s’il n’est pas inconcevable que l’essence d’un objet juridique comporte une dimension disciplinaire, il importe néanmoins se demander qui de l’objet ou de la discipline implique que l’autre lui soit rattaché.
Cette démarche de confrontation des affiliations formelles aux contenus substantiels se justifie si l’on observe que, parfois : « ce n’est plus ce qui fait l’essence du droit public ou celle du droit privé qui détermine l’appartenance de telle matière à l’une ou l’autre branche du droit, mais c’est la seule classification institutionnelle, formelle ou convenue, des matières juridiques qui constitue la dualité du droit public et du droit privé », de sorte qu’en définitive, « on a un peu inversé l’ordre du raisonnement »68É. Picard, « Pourquoi certaines branches du droit échappent-elles à la summa divisio ? », op. cit., p. 67..
Dans cette optique, il a été reconnu à la distinction disciplinaire droit public-droit privé « une fonction “peirastique” », de mise à l’épreuve »69C. Atias, « Un point de vue de droit privé », in B. Bonnet, P. Deumier (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ?, op. cit., p. 41.. La discipline pourrait être apprivoisée par son expression substantielle plus que par son expression formelle, en déplaçant le critère de distinction disciplinaire de la forme de la « matière » à sa substance, c’est-à-dire à sa finalité propre70Y. Aguila, « Droit public et droit privé : la nécessité de regards croisés », AJDA, n° 17, 2009, p. 905., à son « essence », son « identité fondatrice »71A. van Lang, « Le point de vue d’une publiciste », in B. Bonnet, P. Deumier (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ?, op. cit., p. 36.. S’agissant du droit public, il est presque un truisme d’affirmer que son identité fondatrice se trouverait dans l’intérêt général. Mais alors : toute règle affiliée au de droit public est-elle par essence d’intérêt général ou seules les règles affiliées à l’intérêt général sont-elles de droit public ? À supposer qu’une règle affiliée à l’intérêt général puisse être identifiée en droit privé, quelle conséquence en tirer ?
Enjeux dans le cadre de la recherche. Dans le cadre d’une analyse de droit positif, une question essentielle n’est peut-être pas tant de savoir à quelle discipline un objet doit être rattaché mais comment les manifestations de son essence disciplinaire peuvent aider à sa compréhension et à son maniement dans le cadre de la recherche. Il n’est d’ailleurs pas impossible que cette essence soit plurielle et que l’hybridité de certains pans de législation s’explique au regard de ce qui fait l’essence, d’une part, du droit privé et de ce qui fait celle, d’autre part, du droit public. De même, cette essence pourrait être d’un genre nouveau et ne trouver aucune place dans la summa divisio droit public – droit privé. La réponse serait à chercher dans les possibilités d’analyse unitaire du droit à travers ou par-delà les disciplines juridiques, plus que dans le rattachement disciplinaire formel des objets juridiques.
Les implications épistémologiques de la summa divisio droit public – droit privé rejoignent en effet des enjeux éminemment pratiques, dès lors qu’elles permettent d’expliquer les variations ou au contraire les constantes, d’ordre disciplinaire, dans les effets ou l’application des règles de droit. Ce qui fait l’« esprit » ou « l’essence » d’une discipline ne se limite au monde des classifications académiques ; il prend avant tout corps dans celui des objets juridiques à travers un ensemble d’effets juridiques. Les différentes identités disciplinaires tendent ainsi à se manifester par des différences de régimes juridiques, de méthodes d’interprétation, de finalités et plus largement de concepts. Postuler une nécessaire correspondance entre ces différences, d’ordre substantiel, et les classifications disciplinaires, d’ordre formel, pourrait s’avérer trompeur à l’heure des enchevêtrements et des mutations des branches du droit.
Il apparaît d’ailleurs que certaines manifestations de l’intérêt général traditionnellement rapportées au droit public puissent être réceptionnées non formellement mais substantiellement par le droit pénal. Les infractions commises par les agents publics dans l’exercice de leurs fonctions ne sont-elles pas indissociables d’une logique propre à la puissance publique, à l’égard de laquelle l’intérêt général joue pour les serviteurs de la puissance publique le rôle de finalité et de limite dans l’exercice de cette puissance ? De même, lorsque le code pénal incrimine les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et précise que ces intérêts s’entendent « de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel »72C. pén., art. 410-1. ; ne retrouve-t-on pas l’essence unificatrice de l’intérêt général ?
Les résultats de la recherche de l’identité disciplinaire d’un objet par-delà son rattachement formel pourraient ainsi permettre d’aider à la compréhension et au maniement du droit positif en conformité avec son « esprit ». De ce point de vue, la division disciplinaire du droit éclairerait certainement plus qu’elle n’obscurcirait l’appréhension du droit dans le cadre des sujets de recherche transversaux. Il restera néanmoins une question d’importance : qu’est-ce qui fait « l’essence » et par là, « l’unité »73Sur cette question, appliquée à la distinction des institutions publiques et institutions privées dans le droit, v. J. Waline, « Droit public – Droit privé, institutions publiques – Institutions privées, Le point de vue d’un publiciste », p. 147 et J. Ghestin, « Droit public – Droit privé, Institutions publiques – Institutions privées, Le point de vue d’un privatiste », p. 157, in P. Amselek (dir.), La pensée de Charles Eisenmann, Économica, PUF, 1986. d’une discipline ? Dans quoi réside et demeure « l’identité » du droit public74V. not. : G. Richard, « Disciplinariser le droit public », in F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les facultés de droit, op. cit., p. 135, l’auteur s’interrogeant sur la réalité que recouvre la « disciplinarisation du droit public ». ? Du droit privé75Sur cette interrogation appliquée au droit civil, v. not. : F. Rouvière, « Qu’est-ce que le droit civil aujourd’hui ? », RTD civ., n° 3, 2020, p. 538. ?