Formalisme et naturalisme dans le jusnaturalisme procédural de Lon Fuller
Olivier THOLOZAN
Aix-Marseille Univ, Laboratoire de théorie du droit, Aix-en-Provence, France
Abstract
Lon Fuller’s Morality of law remains a classic of american jurisprudence widely ignored by continental legal thought. Yet this book is a relevant reflexion on several meanings of formalism. The Lon Fuller’s notion of procedural natural law shows a dynamic conception of law based on the idea of moral purposeful enterprise. The morality of law is an aspiration toward the perfection in legality.
Introduction
« La conception que je critique voit la réalité du droit dans le fait d’une autorité établie qui le crée. Ce que cette autorité affirme être du droit est du droit. Il n’y a, dans cette détermination, aucune question de degré ; on ne peut la qualifier de succès ou d’échec. Il me semble qu’on peut résumer de la sorte l’idée générale de la théorie qui s’oppose à celle que je défends »
L. Fuller, La Moralité du droit
Aux Etats-Unis, Lon Luvois Fuller (1902-1978) est reconnu comme l’un des quatre plus grands théoriciens du droit du pays. Universitaire prestigieux, avocat et même arbitre en droit du travail, il se distinguera en matière de théorie du procès. Mais c’est sa volonté d’en découdre avec le positivisme juridique qui le conduira à envisager les questions que pose le phénomène juridique de façon plus générale. Il accuse ce courant de pensée de justifier un droit qui ne serait que la manifestation factuelle de l’autorité ou du pouvoir ; comment alors distinguer le commandement dictatorial de véritables règles juridiques ?1J. van Meerbeeck, « Lon Fuller, le jusnaturalisme procédural », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2018, 80, p. 144, 147-148, p. 150. Fuller est convaincu qu’il existe des lois naturelles de l’ordre socio-juridique. Celles-ci paraissent découler de limites imposées par la nature à l’homme lorsqu’il organise les formes de la vie sociale. Il propose d’appeler Eunomie le savoir raisonné consacré au « bon ordre et aux arrangements viables »2Id. p. 153.. Ce jusnaturalisme incitera Fuller à engager un débat avec Herbert Hart qui contribuera à sa célébrité internationale3P. Cane (ed.), The Hart-Fuller debate in the twenty-first century, Hart publishing, Oxford, Portland Oregon, 2010.. En 1965, un colloque organisé autour des idées du théoricien du droit américain suscitera les critiques de Cohen et Dworkin. En 1969, Fuller publiera la seconde édition de la Moralité du Droit dans laquelle il effectue une mise au point de ses positions et répond à ses détracteurs4Nous utilisons la traduction française de J. Van Meerbeeck (L. Fuller, La moralité du droit, Presses de l’Université de Saint Louis, 2017 [désormais cité MD]). Elle est confrontée avec le texte anglais d’origine (L. Fuller, The morality of law, New Haven and London, Yale University Press, 1969 [désormais cité ML])..
Une lecture superficielle de cet ouvrage fait apparaître les idées classiques d’un idéologue républicain américain. Fuller a d’ailleurs soutenu en 1960 la campagne présidentielle de R. Nixon, l’un de ses anciens étudiants à la Duke University5J. van Meerbeeck, article précit., p. 147.. Sans surprise on le voit prononcer un plaidoyer contre l’État providence. Selon lui, l’activité économique prend place dans le cadre contraignant de la « moralité de la propriété et des contrats ». Elle est impropre à s’inscrire dans l’univers du droit. Fuller considère que l’économie obéit au « principe général… (du)… rendement maximal à partir de ressources limitées ». Il en va de même lorsque « le calcul économique prend en compte l’obligation de payer un salaire minimum, fournir une certaine sécurité d’emploi ou soumettre le licenciement à l’arbitrage ». En effet, ces obligations se bornent, aux yeux de Fuller, à « réduire le cadre dans lequel le calcul économique a lieu » ; elles n’en changent pas la « nature essentielle »6MD, p. 177..
Une lecture plus attentive de la Moralité du Droit révèle la profondeur de ce « Lion affamé » de théorie du droit7C’est ainsi que Fuller est décrit lors de la venue de Hart aux États-Unis (J. van Meerbeeck, article précit., p. 148).. Fuller n’a pas hésité à chercher à rencontrer Kelsen et il a contribué à le faire venir aux États-Unis, lorsque le juriste autrichien fuyait le nazisme8Ibid... C’est également le théoricien du droit américain qui a invité le britannique Herbert Hart dans son pays pour engager le fer. Une photo les représentant ensemble9Voir la photo de couverture de Peter Cane, op. cit. révèle la personnalité des deux débatteurs. D’un côté Hart, à la silhouette fragile, arbore un sourire amusé et malicieux, une chevelure ondulée romantique et une pose britannique flegmatique. La finesse de sa physionomie met en valeur la vivacité rusée qui émane de son regard. Le renard symbolise le mieux sa personnalité. De l’autre côté, Fuller adopte une pose austère. Costume sombre, son assise est plus assurée, son menton volontaire ; son image rappelle celle du roi de la jungle. C’est justement la noblesse de cet animal que reflète la volonté de Fuller de proposer une conception du droit à visage humain. Il n’esquive pas la question embarrassante pour le positivisme en théorie du droit d’un ordre juridique nazi10J. van Meerbeeck, article précit., p. 147, note 24. dont la dégradation morale a hypothéqué, pour le sens commun, toute validité. Cet humanisme le conduit à une conception dynamique du droit envisageant le phénomène juridique comme un processus plutôt que comme un produit fixe. Fuller défend d’ailleurs un jusnaturalisme « procédural »11MD, p. 189. et non pas substantiel. Ce procéduralisme ne renvoie pas à une Raison abstraite héritée de la philosophie des lumières. Il est animé par une intention humaine. Sa conception du droit passe par une théorie de l’action.
Celle-ci ne saute pas aux yeux à la première lecture de ses écrits malgré la facilité d’accès de son style. Sa démarche reste déroutante pour l’habitué d’une littérature théorique continentale assise sur un systématisme rationaliste. On a imputé la rétivité de ce théoricien du droit américain à la rigueur d’une logique déductive à son adhésion à la philosophie pragmatique12R. G. Bone, « Lon Fuller’s theory of adjudication and the false dichotomy between dispute resolution and public law models of litigation », Boston University law review, 75-5, November 1995, p. 1283-1284.. Sa fascination pour la philosophie thomiste l’a certainement aussi sensibilisé à la dialectique médiévale. Mais Fuller fait une tout autre utilisation de l’entrechoc des thèses contraires caractéristique de cette méthode de réflexion du passé. Il s’engage dans le débat initié par ses contradicteurs plus ou moins positivistes. Cette méthode est, au demeurant, commune à celle des praticiens du droit qu’il fréquente. Elle porte peu aux synthèses brillantes définitives, abstraites, trop souvent – il est vrai – coupées du réel. Il en découle que la façon ondoyante dont Fuller expose ses idées n’en facilite pas la compréhension. Mais l’effort de lecture est assez rapidement récompensé. Progressivement apparaît une conception cohérente et souple du droit. Entreprise intentionnelle, l’élaboration des règles juridiques est orientée par une procédure visant à régir un monde aux limites humaines.
I. Le droit comme entreprise intentionnelle naturelle
Dans Deux dogmes de l’empirisme, Quine a naturalisé l’épistémologie en la réduisant à une expérience psychologique ayant pour fin la distribution des valeurs de vérité entre certains de nos énoncés13« La totalité de ce qu’il est convenu d’appeler notre savoir et nos croyances… est une étoffe tissée par l’homme, et dont le contact avec l’expérience ne se fait qu’en bordure… La science totale est comparable à un champ de forces. Si un conflit avec l’expérience intervient à la périphérie, des réajustements s’opèrent à l’intérieur du champ. Il faut alors redistribuer les valeurs de vérité entre certains de nos énoncés » (W. van Orman Quine, « Deux dogmes de l’Empirisme », in du même, Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, Vrin, 2003, 76-77).. Fuller n’est pas vraiment éloigné de ce point de vue pragmatiste en exposant sa conception du droit. Mais à la différence de Quine, il s’efforce de montrer la moralité de cette entreprise humaine intentionnelle.
A. La moralité du droit
Fuller remet essentiellement en cause la thèse positiviste de la séparation du droit et de la morale en s’efforçant d’en révéler l’absurdité. Il n’accorde pas de développement substantiel sur le fondement de la thèse inverse qu’il soutient. Sa stratégie se borne à montrer sa cohérence. Le point de départ de son argumentation repose sur l’approfondissement de la notion de morale.
Fuller affirme reprendre une distinction de la philosophie morale de son époque mais qu’il prétend « systématiser » et exprimer selon une terminologie propre »14MD, p. 14. Fuller fait valoir indirectement l’importance du philosophe moral écossais Lord A. Lindsay (1879-1952) dans l’élaboration de cette distinction. Il se réfère à son ouvrage The two moralities, 1940 exprimant l’éthique chrétienne de son auteur (MD, p. 14., note 4).. Il évoque d’abord une « morale d’aspiration », véritable « moralité de la vie bonne, de l’excellence, de la réalisation complète des potentialités humaines », présente dans « la philosophie grecque »15Ibid... Elle part « du sommet de la réalisation humaine ». Fuller lui oppose la « moralité du devoir » qui part « de sa base ». Celle-ci établit les « règles sans lesquelles une société organisée est impossible, ou à tous le moins ne peut atteindre ses objectifs ». Il va préciser sa pensée en instrumentalisant, en bon dialecticien, les idées d’Adam Smith. Il affirme que la moralité du devoir prescrivant « ce qui est nécessaire en société » est comparable « aux règles de grammaire » déterminant « ce qui est requis pour présenter le langage comme instrument de communication ». Et, à l’inverse, la morale d’aspiration repose sur des principes « lâches, vagues et indéterminés » proposant « une idée générale de la perfection vers laquelle on doit tendre plutôt que des indications certaines et infaillibles pour l’atteindre »16Id., p. 15. Tout en le citant explicitement, Fuller détourne la distinction de Smith. Ce dernier confère la précision des règles de grammaire à la vertu de justice et le caractère vague aux autres vertus morales (A. Smith, Théorie des sentiments moraux, [2e éd. 1790], PUF/Quadrige, 2003, p. 244). Le philosophe écossais fait découler le droit de la vertu de justice (id., p. 143 et 152). La moralité du devoir caractérise donc le droit pour lui. À l’inverse Fuller considère que la moralité du droit est une morale d’aspiration (cf. infra)..
C’est au sein de cette problématique que Fuller aborde la question de la moralité du droit. Son interrogation est originale. Il n’envisage pas le problème de manière cartésienne, générale et abstraite mais comme un philosophe pragmatiste, un dialecticien thomiste ou un simple juriste de Common law. Il raisonne à partir d’un cas qui a marqué ses commentateurs. Il s’agit de l’hypothèse fictive d’un monarque, baptisé Rex pour l’occasion, souhaitant établir un système juridique17Le chapitre II de la Moralité du droit débute par l’analyse de ce cas (MD, p. 43-48).. Fort de l’aisance du conteur, Fuller n’a aucun mal à convaincre son lecteur des difficultés pratiques rencontrées par ce jeune monarque plein de bonne volonté mais ignorant du savoir des juristes. Il met à jour des contraintes qu’il qualifie de « moralité interne du droit ». Cette dernière « ne s’intéresse pas aux objectifs de fond des règles juridiques, mais à la façon dont un système de règles visant à gouverner le comportement humain doit être construit et administré s’il veut être efficace, tout en demeurant ce qu’il prétend être »18Id., p. 104.. Fuller vise les règles de « l’art pratique » du juriste et non les buts substantiels attribués aux règles de droit19Id. p. 100. Fuller évoque « la tutelle bienveillante et la fierté de l’artisan » (id., p. 52), de façon aristotélicienne la pratique de la « médecine » (id. p. 102) ou encore « les lois naturelles de la menuiserie, à tous le moins celles que respecte le charpentier qui veut que la maison qu’il construit tienne debout et abrite ceux qui y vivent » (id., p. 104). Fuller ne reconnait qu’une seule règle de droit naturel substantiel lors du débat qui l’oppose à Hart sur le contenu minimal de droit naturel d’un système juridique. Pour le théoricien du droit américain Hart a tort de considérer que le but substantiel du droit est l’autoconservation. À ses yeux, il s’agit plutôt de « l’objectif visant à maintenir la communication avec nos semblables… car l’homme a été capable de survivre jusqu’à présent grâce à sa capacité de communiquer » (id., p. 191)., même si les premières affectent forcément ces derniers »20Id., p. 189..
Fuller caractérise le contenu de la moralité interne du droit en évoquant une « utopie de légalité ». En vertu de celle-ci, les règles juridiques seraient « parfaitement claires, cohérentes les unes avec les autres, connues de chaque citoyen, et jamais rétroactives ». De surcroît ces règles devraient être « constantes à travers le temps » et ne demander que « ce qui est possible ». Enfin ces règles devraient être « scrupuleusement observées par les tribunaux, la police et toute autre personne chargée de leur application »21Id., p. 51.. Au vu de ces exigences, Fuller en conclut que le caractère « affirmatif et créatif » de la moralité interne du droit ne permet pas de l’exprimer « en termes de devoirs, qu’ils soient moraux ou légaux ». Cette moralité juridique « reste essentiellement une moralité d’aspiration » reflétant « une tutelle bienveillante »22Id., p. 52. Fuller souligne une « exception de taille ». Il s’agit de « l’exigence de rendre les lois connues, ou au moins les rendre accessibles à ceux qu’elles affectent. À la différence des autres, elle se prête tout particulièrement à une formalisation » (ibid.).. Elle n’en perd pas pour autant sa force contraignante. En effet, la moralité d’aspiration « s’exprime en des termes aussi impératifs que ceux qui sont propres à la moralité du devoir » puisqu’elle est « une moralité d’aspiration humaine ». Elle ne saurait donc refuser cette « qualité à des êtres humains sans se répudier elle-même »23Id., p. 189.. Au demeurant, Fuller nuance sa conception en admettant que la moralité interne du droit reflète « également une moralité du devoir et d’aspiration » lorsqu’elle détermine les seuils de franchissement de ses exigences24Id., p. 51. Fuller estime que cette double moralité du phénomène juridique joue lorsqu’« elle est confrontée au problème de savoir où tracer la frontière en dessous de laquelle les hommes seront condamnés en cas d’échec, mais ne peuvent attendre aucun éloge en cas de succès, et au-dessus de laquelle ils seront admirés en cas de succès, mais ne susciteront que la pitié en cas d’échec » (ibid.).. Il faut dire que cette moralité vise à apprécier l’exercice d’une intention.
B. La moralité du droit comme entreprise intentionnelle
Pour Fuller, le droit ne saurait être assimilé à « l’émanation d’une autorité formelle »25Id., p. 155. comme le soutient le positivisme juridique. Il fait valoir qu’« aucune instruction ne pourra jamais se passer d’une action intelligente guidée par un sens du but recherché »26Id., p. 156.. Invoquant l’autorité de Max Weber, Fuller souligne que « les structures sociales formelles » confrontées au problème des lacunes les combleront « par des actions appropriées, souvent réalisées sans conscience qu’il existait une alternative » ; les « instructions formelles » permettant des « absurdités » ne sauraient pousser leurs destinataires à « faire échouer toute l’entreprise dans laquelle ils sont engagés ». Fuller centre son attention sur « l’effort humain » sous-tendant toute « structure formelle d’autorité » qui n’est « exigé par aucune loi ou aucun commandement »27Id., p. 154-155..
Le droit est donc envisagé comme une « entreprise » (enterprise), une « activité » (activity). Fuller y voit la réalisation d’un « effort dans l’intention de » (purposive effort)28ML, p. 106.. J. Van Meerbeeck traduit l’idée en français par « effort intentionnel »29MD, p. 113., « entreprise intentionnelle »30Id., p. 151. (purposeful enterprise)31ML., p. 145., « activité intentionnelle »32MD., p. 120. (purposive activity)33ML, p. 113.. Cette traduction met particulièrement bien en évidence l’insistance de Fuller sur le fait que l’élaboration d’un système juridique relève avant tout de l’action. Son « succès » dépend de « l’énergie, de la connaissance, de l’intelligence de ceux qui la mènent »34MD, p. 151. Fuller précise que le « droit » comme « entreprise intentionnelle » est « vouée en raison de cette dépendance, à ne jamais pouvoir atteindre totalement ses objectifs » (ibid.).. Le but de cette activité juridique est de « soumettre la conduite humaine à la gouvernance des règles »35Id.., p. 113.. Cette intention aussi « modeste que sensée » d’instituer le droit36Id., p. 153. permet au « théoricien du droit » de « découvrir et traiter » des « régularités dans le donné factuel ». Mais ces dernières n’ont rien de commun avec celles qu’un « scientifique » fait apparaître en « observant une nature inanimée ». Le juriste doit éprouver un « nouveau respect » pour un objet humain doté de sa propre « logique perceptible »37Id., p. 157..
En faisant de la production juridique une entreprise intentionnelle de soumission de la conduite humaine « à la supervision et au contrôle des règles générales »38Id., p. 153., Fuller effectue un retournement dialectique contre le positivisme juridique étatique. Il décentre la définition de l’État de Weber dont il est un lecteur attentif et critique. Pour le sociologue allemand, l’État est « une entreprise politique de caractère institutionnel39Les termes allemands utilisés par Weber sont POLITISCHER ANSTALTSBETRIEB. Traduit littéralement, il s’agit d’une exploitation politique visant à son établissement. lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès le monopole de la contrainte physique légitime dans l’application des règlements »40M. Weber, Économie et Société 1, Agora Pocket, 1995, p. 97.. La caractéristique de l’État moderne est « une réglementation administrative et juridique modifiable par des lois, d’après laquelle s’oriente l’entreprise de l’activité de la direction administrative (également réglementée par des lois) ». Cette réglementation revendique « une validité non seulement pour les membres du groupement… mais aussi pour toute l’activité qui se déroule dans les limites du territoire que (l’État) domine »41Id., p. 99.. Weber fixe son attention sur l’action du pouvoir étatique qui est orientée par ce qu’il appellera « l’ordre juridique »42M. Weber, Économie et Société 2, Agora Pocket, 1995, p. 11 et s...
Pour Fuller, l’entreprise intentionnelle visant à l’établissement d’un système juridique renvoie à une pratique spécifique. Elle obéit à des exigences particulières et ne se dissout pas dans le simple exercice de la souveraineté de l’État ; le caractère étatique de l’action perd donc de son importance. Fuller synthétise en une notion séminale de sa pensée les exigences de l’entreprise intentionnelle constituée par la construction d’un véritable système juridique. Elles forment ce qu’il appelle un « droit naturel procédural ou institutionnel »43MD, p. 189..
II. Les règles d'un droit naturel procédural
Fuller précise que sa « version procédurale du droit naturel » implique d’interpréter le mot procédural largement « de façon à inclure… une concordance substantielle entre la loi adoptée et l’action des pouvoirs publics ». Pour autant, ce droit n’a rien à voir avec un droit naturel substantiel car il ne concerne pas « les objectifs de fond des règles juridiques » mais « la façon dont un système de règles visant à gouverner le comportement humain doit être construit et administré s’il veut être efficace, tout en demeurant ce qu’il prétend être »44Id., p. 104.. Le droit naturel procédural vise à assurer une authentique formalisation des solutions juridiques par le langage, que cela concerne l’expression de la règle ou son interprétation.
A. L’expression de la règle
Fuller relève en premier lieu « l’impératif de généralité » des règles de droit impliqué, à ses yeux, par « l’acte même de communiquer »45Id., p. 55.. Il rejoint Weber et sa description du mode de généralisation du droit. Le sociologue allemand évoquait « la réduction des motifs déterminant la décision dans un cas particulier à un ou plusieurs principes,… à des “prescriptions juridiques” ». Weber exprime ce dernier terme par le vocable allemand rechtsatze renvoyant à des phrases ou propositions grammaticales correctes relatives au droit. Il ajoute que « l’élaboration de prescriptions de plus en plus nombreuses… repose sur une casuistique et la favorise de son côté »46M. Weber, Sociologie du droit, PUF/Quadrige, 2013, p. 47.. Weber montre ainsi que l’« analogie » mise en œuvre par le casuiste implique un mode parfois affaibli47Weber reconnaît que « toute casuistique développée ne conduit pas et n’est pas parallèle au développement de « prescriptions juridiques » d’une grande sublimation logique » (ibid.). mais valide de généralisation du droit. Il offre un argument de poids à la position plus abrupte de Fuller.
Ce dernier est plus nuancé lorsqu’il évoque l’exigence de publication du droit soumis, à son sens, « au principe d’utilité marginale ». Il admet l’absurdité de vouloir « apprendre à chaque citoyen la signification complète des lois ». L’éducation juridique des destinataires des règles dépend « de la mesure dans laquelle les besoins juridiques s’écartent des opinions généralement partagées en ce qui concerne le bien et le mal »48MD, p. 58-59.. Fuller indique « qu’il est nécessaire aux avocats de connaître les règles et pratiques… internes » des autorités chargées d’appliquer la loi. En effet, « pour prévoir l’issue d’une affaire », il est souvent essentiel de connaître non seulement « les règles formelles » mais aussi « les procédures internes de délibération et de consultation régissant l’application de ces règles en pratique »49Id., p. 59.. Plus généralement, même si les destinataires du droit ne s’y intéressent guère, sa publication n’est pas vaine. Fuller relève que « la connaissance du droit de quelques-uns… mieux informés influence souvent de façon indirecte les actions de beaucoup d’autres ». La publication du droit permet surtout une « critique publique » permettant de vérifier si le contenu de la loi « peut être effectivement communiqué » et « de contrôler » son « respect » par les autorités d’application du texte50Id., p. 60.. Fuller veut lutter contre un droit mal exprimé, en réalité inapplicable et trop souvent, à son goût, instrument du caprice de l’interprète.
Le théoricien du droit américain revendique avec force « l’exigence de clarté… (comme)… un des ingrédients les plus essentiels de la légalité ». Il faut éviter qu’« une législation obscure et incohérente » ne rende « la légalité inaccessible à tous ». Fuller estime que la clarté n’exclut pas de recourir aux « standards de jugements de bon sens… développés dans la vie ordinaire, loin des couloirs parlementaires, » qu’il faut « intégrer dans la loi »51Id., p. 71-72.. Fuller considère d’ailleurs qu’il faudrait analyser les circonstances dans lesquelles l’interprétation judiciaire de la loi permettrait la résolution de controverses par une « casuistique » fondée sur « des standards de décisions relativement clairs »52Id., p. 73.. Dans le même sens, il dénonce les lois « exigeant l’impossible ». Son engagement libéral le conduit à illustrer cette difficulté en attirant l’attention sur les risques d’abus de la « responsabilité objective » susceptibles de provoquer la disparition « de toute conception d’un lien causal entre l’acte et le dommage qui en résulte »53Id., p. 79.. Fuller sait bien que le développement de la société techno-industrielle tend irrémédiablement à étendre la socialisation du risque et faire reculer la responsabilité classique pour faute. Mais il éprouve une aversion profonde contre le behaviorisme défendu par le psychologue Skinner qu’il accuse d’encourager le « déclin du concept de responsabilité » par une « extension abusive de la “science”… et une épistémologie des plus naïves »54Id., p. 170..
De façon plus pertinente, il s’oppose à la modification trop fréquente du droit causée par « l’inconstance législative »55Id, p. 88.. Il aborde la délicate question de la rétroactivité des lois. Il rappelle que l’objet du droit ne saurait être « d’orienter le comportement humain aujourd’hui… à l’aide des règles qui seront adoptées demain ». La rétroactivité des lois ne peut donc être acceptable que de façon limitée. Fuller évoque « une mesure curative » utilisée pour corriger « une publication (législative) insuffisante » de la loi56Id., p. 62.. Plus pénétrant, il relève que dans un système juridique authentique, « le contrôle des actions des citoyens n’est pas opéré par des instructions spécifiques mais par des règles générales exprimant le principe que des cas semblables doivent être traités de la même manière ». Aussi si la rétroactivité des lois « ne peut pas servir de fondement aux interactions des citoyens », elle peut permettre de « réparer des violations du principe selon lequel les cas semblables doivent être traités de la même façon »57« Under the rule of law control over the citizen’s actions is accomplished, not by specific directions, but by general rules expressing the principle that like cases should be given like treatment… The retrospective statute cannot serve as a baseline for the interactions of citizens with one another, but it can serve to heal infringements of the principle that like cases should receive like treatment » (ML, p. 211).. Fuller utilise la règle ou principe de justice, évoqué par Hart58H-L. Hart, Le concept de droit, Ed. Facultés universitaires de Saint Louis, 2005, p. 177 ; Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Édition de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 294 et s.. puis Ch. Perelman et L. Olbrechts- Tyteca, pour fonder la juste emprise du droit dans le temps.
Tout aussi judicieux, le théoricien du droit américain souligne que la difficulté posée par la rétroactivité du droit devient encore plus aiguë lorsque l’on envisage sa formulation judiciaire. Elle se pose en cas de revirement de jurisprudence. Pour Fuller, l’impact du changement jurisprudentiel est plus particulièrement grave en matière d’« affaire criminelle ». Il propose un principe qui permettrait d’éviter des décisions pénales aberrantes. En vertu de celui-ci, un défendeur ne peut être reconnu coupable d’un crime « lorsque la loi, telle qu’appliquée à une situation particulière, est à ce point, peu claire que, si elle avait été obscure dans toutes ses applications, elle eût été déclarée nulle en raison de l’insécurité juridique qu’elle crée ». Cette solution harmoniserait le traitement d’une « incertitude spécifique avec celui réservé aux lois pénales… incertaines dans leur ensemble »59MD, p. 67.. Si Fuller s’intéresse tout spécialement à la rétroactivité des lois pénales, c’est qu’elles relèvent d’un domaine juridique qui « vise le plus et le plus directement à façonner et à contrôler le comportement humain »60Id., p. 67-68.. La loi pénale fait donc apparaître de façon plus vive « l’absurdité brutale » consistant à exiger « aujourd’hui d’un homme » ce qu’il a « fait hier »61Id., p. 68.. Fuller reconnait qu’il n’existe pas de solution exhaustive à la difficulté posée par la question de la rétroactivité ; mais les juristes pourraient facilement reconnaitre les « indécences flagrantes »62Id., p. 71..
C’est que pour Fuller l’entreprise intentionnelle visant à produire du droit est animée par une volonté de coopération. Selon lui, elle se manifeste tout particulièrement dans l’opération d’interprétation du droit.
B. L’interprétation du droit
La conception de l’interprétation juridique de Fuller est originale car elle insiste sur la continuité entre la fonction du législateur et celle du juge. Ceci transparaît lorsqu’il soutient que le législateur doit éviter les « contradictions involontaires dans la loi »63Id., p. 74.. Cette préoccupation ne relève en effet pas seulement de l’édition du droit. Le législateur doit déjà interpréter la loi lorsqu’il la forge ainsi que le reste de la législation en vigueur pour éviter la difficulté soulignée. Fuller fait finement remarquer que la résolution des contradictions législatives ne relève pas d’une « logique » assise sur le principe d’identité selon lequel A ne peut pas être non A64Ibid... Le législateur doit se préoccuper « d’articulation des lois entre-elles »65Id., p. 77.. Et, plutôt que de contradiction, il s’agirait d’évoquer le caractère opportun66Fuller utilise le terme anglais inconvenient dans son sens d’origine (id., p. 78). de lois qui « s’affrontent mais sans nécessairement entraîner la disparition de l’une ou de l’autre »67Ibid... Ici la loi devient inopportune car elle ne « convenait pas ou ne s’articulait pas avec les autres lois ». Une telle appréciation découle d’une « série de considérations… extrinsèques aux termes de la loi » soit « d’ordre technologique », soit découlant du « cadre institutionnel du problème, juridique, moral, politique, économique et sociologique »68Ibid... Les propos de Fuller font penser à l’articulation apparemment antithétique des régimes de responsabilité pour faute et pour risque à la fin des xixe – début xxe siècles en France visant à mieux encadrer la nouvelle société techno scientifique issue de la Révolution industrielle.
Entrant plus avant dans la question de l’interprétation, Fuller admet que « la concordance entre l’action des pouvoirs publics et le droit » est l’« exigence la plus complexe de la moralité du droit ». Elle peut être perturbée par des facteurs aussi divers que : « l’interprétation erronée, l’inaccessibilité du droit, la connaissance insuffisante de ce qui est requis pour préserver un système juridique, la corruption, le préjugé, l’indifférence, la stupidité ou le désir de pouvoir personnel ». La concordance recherchée peut être assurée par « des dispositifs procéduraux »69Id., p. 89.. Fuller pense aux garanties de la procédure judiciaire et rappelle qu’aux États-Unis « la mission d’empêcher une divergence entre le droit tel qu’il est énoncé et tel qu’il est réellement appliqué revient au pouvoir judiciaire ». Selon lui, les avantages de cette dévolution consistent dans le fait de « placer cette responsabilité entre des mains expertes, soumettre son exécution au contrôle public et mettre en lumière l’intégrité de la loi ». En revanche ce recours à la justice a l’inconvénient de dépendre de la « volonté et de la capacité financière de la partie touchée par les abus de porter son affaire devant les tribunaux ». De surcroît Fuller reconnait que le recours au juge a été insuffisant à son époque « pour contrôler les comportements illégaux de la police »70Id., p. 90. L’ouvrage est écrit dans les années 1960 alors que la Cour suprême forge progressivement une jurisprudence visant à renforcer le contrôle des opérations de police. Les émeutes raciales de l’époque aux USA, et leur dure répression, attestent du caractère sensible du problème.. Enfin il met en garde contre l’étendu du pouvoir qui peut être reconnue à la Cour suprême américaine. Les facteurs susceptibles de favoriser un « manque de concordance ente l’action judiciaire et le droit législatif » s’aggravent lorsque la Cour oublie sa fonction d’interprète et « crée elle-même le droit ». Alors, des « écarts dommageables par rapport aux autres principes de légalité » apparaissent. Ces décalages se manifestent par « l’impossibilité de formuler des règles générales raisonnablement claires » ainsi que par « des décisions contradictoires, des changements d’orientation fréquents et des revirements de jurisprudence »71Id., p. 91..
C’est dire toute l’importance des règles d’interprétation aux yeux de Fuller. À son sens, les autorités publiques ne sauraient appliquer « la loi ni selon leur bon plaisir, ni au pied de la lettre » mais « conformément aux principes d’interprétation appropriés au système juridique pris dans son ensemble »72Ibid... Pour les évoquer, Fuller s’appuie sur le compte rendu historique du juriste anglais Coke sur l’affaire Heydon de 1584 jugée par les Barons de l’Echiquier. Ainsi l’interprète doit :
– Prendre connaissance du droit avant l’adoption de la loi.
– Se demander quel était le problème ou le défaut sans solution dans ce droit antérieur.
– Rechercher quelle a été la solution choisie par le Parlement.
– Déterminer le vrai motif de la solution.
Fuller ajoute une ultime condition : déterminer comment « ceux qui doivent s’orienter à l’aide des termes de la loi peuvent raisonnablement en comprendre l’intention » car « la loi ne doit pas devenir un piège pour ceux qui ne sont pas capables d’en connaître les motifs aussi bien que les juges »73Id., p. 91-92..
Fuller concentre son attention sur l’intention de la loi et rejette « une conception atomistique… combinée à… une théorie curseur de la signification ». En vertu de celle-ci, l’esprit se focaliserait « sur des choses particulières plutôt que des idées générales, sur des situations de fait spécifiques plutôt que sur le sens que ces situations pourraient avoir pour les affaires humaines en général »74Id., p. 93.. Pour récuser une telle conception, en bon dialecticien pragmatiste, Fuller recourt à un exemple imaginaire ingénieux. Il évoque le fils d’un inventeur, trop tôt décédé pour achever son travail. Le père aurait enjoint à son fils d’achever son invention en respectant son intention. Pour Fuller, l’interprète de la loi est confronté à la même difficulté. Il doit se demander quel est « le vrai motif de la solution » adoptée dans le texte législatif. L’interprète doit déterminer si « la solution prescrite est de nature à remédier » à l’affaire pendante, « manifestation particulière du problème général visé par la loi »75Id., p. 94.. L’intention du législateur n’est donc pas un « phénomène de psychologie individuelle » mais un « acte collectif ». Fuller préfère donc parler d’« intention de la loi » plutôt que « d’intention législative »76Id., p. 94-95..
Cette conception de l’interprétation juridique permet au théoricien du droit américain d’insister sur la « nature coopérative » de cette activité. Pour que la mission de l’interprète reste « utile », le législateur ne doit pas lui imposer « des tâches dépourvues de sens ». Le rédacteur de la loi doit assumer la responsabilité d’« anticiper des modes d’interprétation rationnels et relativement stables » de son texte en préparation. Il y a donc une « dépendance réciproque » entre l’édition et l’interprétation de la loi77Id., p. 99.. Fuller répond ainsi au scepticisme caractéristique du positivisme juridique scientifique. Hart avait soutenu que les « règles juridiques ne pouvaient s’exprimer que par des modèles de comportements… indéterminés » possédant une « texture ouverte » propre au « langage » par lequel ils sont formulés. Et, il expliquait cela en estimant que « la condition humaine » implique la « relative ignorance du fait » et la « relative indétermination des fins »78H. L. A. Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 147 comparé avec l’édition anglaise : Oxford, Clarendon Press, 1961/1970, p. 124-125.. Kelsen était, lui, allé encore plus loin en soutenant que la norme juridique était « un cadre ouvert à plusieurs possibilités »79H. Kelsen, Théorie pure du droit, Ed La Baconnière-Neuchâtel, 1988, XI, 3, p. 151.. Il en concluait de manière radicale que la « sécurité juridique » est une « illusion »80Id., XI, 6, p. 155.. À une formulation aussi extrême, Fuller oppose sa conception coopérative de l’interprétation législative qui incite le législateur et le juge à travailler de concert. Selon lui, le succès de « l’entreprise visant à soumettre le comportement humain à la gouvernance des règles ne pourra jamais être garantie en concentrant en un seul endroit… l’intelligence, la connaissance ou la bonne volonté »81MD, p. 99.. En effet la légalité est un « art pratique »82Id., p. 100. qui transcende la séparation des pouvoirs. Au demeurant, cette dernière perd beaucoup de son sens si elle isole chaque pouvoir dans une pure attitude de négation. Fuller les réassocie dans un partenariat visant à réaliser l’entreprise intentionnelle du droit.
Conclusion
La notion de droit naturel procédural dégagée par Fuller contribue à nuancer largement la critique classique de l’excès d’abstraction du formalisme juridique. On a pu reprocher à ce dernier de justifier un droit « déréalisé », coupé de ses conditions concrètes de production historique. Fuller exploite une toute autre dimension du caractère formel du droit. Sa référence à la moralité juridique interne aboutit à mettre en lumière le caractère procédural typique de la naturalité du phénomène juridique. Cette quête d’un formalisme procédural conduit à envisager le droit comme un processus, une manière de faire le droit. L’analyse juridique est restituée dans une théorie de l’action. D’ailleurs Fuller n’hésite pas à invoquer les ressources d’une « sociologie interactionnelle » américaine, alors en voie de construction, au soutien de sa conception collaborative de l’élaboration du système juridique83Id., p. 200.. Ce positionnement interactionniste fait du formalisme juridique le medium d’expression d’une intention. Elle a pour objet le gouvernement des humains. La rationalité du droit est donc téléologique.
Fuller contribue à l’amélioration d’une « économie de la légalité »84J. Commaille, A quoi nous sert le droit ?, Gallimard, 2015, p. 23. révélée par un dialogue entre l’observateur extérieur et les titulaires légitimes du savoir juridique85Id., p. 24.. Pour Fuller, la naturalité du droit révèle ses deux dimensions. En percevant le phénomène juridique comme une entreprise intentionnelle, le théoricien du droit américain en restitue le caractère à la fois objectif et subjectif. Sa pensée fait écho à l’institutionnalisme de Maurice Hauriou voyant dans l’Institution juridique un organisme social animé par une idée directrice et uni par la communion de ses membres. On comprend aussi l’intérêt de Fuller pour la sociologie compréhensive wébérienne, si sensible à la signification que les acteurs sociaux donnent à leurs actions.
Toutefois l’apport le plus fondamental du formalisme fullerien est d’avoir insisté sur la rationalité du droit comme art pratique collaboratif. On peut d’ailleurs se demander, non sans facéties, si, malgré leur débat, Hart, le renard, ne lui a pas rendu un hommage secret en défendant l’idée de noyau irréductible de droit naturel si peu compatible avec son positivisme.