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Sur la signification du désaccord sur le droit

Jean-Yves CHÉROT

Aix Marseille Université, Laboratoire de théorie du droit (LTD)

I. Désaccord en droit et désaccord sur le droit

Le désaccord en droit englobe les désaccords sur les faits comme sur le droit, alors même que résoudre un désaccord sur le droit peut décider des faits pertinents et que discuter des faits et savoir bien les présenter peut décider des qualifications juridiques pertinentes. Le travail le plus décisif souvent pour un avocat réside bien dans le travail sur les faits et c’est sur ces questions de fait que les controverses entre les parties peuvent être les plus cruciales. Mais, quelles que soient les relations entre les faits et le droit, une distinction entre eux peut être clairement établie et peut donc être aussi établie une distinction entre le désaccord sur les faits et le désaccord sur le droit.
On peut cependant penser que la distinction entre désaccord en droit et désaccord sur le droit permet encore de distinguer un désaccord strictement juridique portant sur les sources sociales du droit et les désaccords éventuels sur les concepts du bien, du juste et de la moralité politique auxquels renvoient de façon contingente les sources du droit ou qui sont impliqués nécessairement par elles. Une telle distinction peut être défendue dans le contexte de la séparation conceptuelle nécessaire pour penser le droit et qui viendrait, on reconnaîtra là la thèse défendue par ce qu’on appelle le positivisme juridique exclusif, de la distinction entre les « raisons de second ordre » qui sont contenues dans les sources sociales du droit et qui sont destinées à prendre parti dans les conflits et interprétations que nous offrent nos raisons morales qui sont des raisons « de premier ordre ». Selon cette approche, si les sources sociales du droit comme c’est parfois le cas renvoient à des concepts de la moralité et de ce qui est juste, c’est pour laisser les autorités chargées de l’application du droit décider de leur sens et poser de nouvelles règles sociales valides. On peut donc conceptuellement séparer ces deux types de désaccords et distinguer les désaccords sur la morale et la justice qui relèvent, lorsqu’ils se déroulent dans un cadre judiciaire, des désaccords en droit et les désaccords sur le droit tel que posé par les hommes.

La distinction du désaccord en droit et du désaccord sur le droit rend d’abord compte de la distinction dans l’argumentation entre désaccord sur les questions de faits et désaccord sur les questions de droit. Je propose en ce qui me concerne de ne pas retenir une telle distinction qui ne tient pas compte de l’imbrication dans le raisonnement juridique du droit et de la morale et encore parce que si le droit est institutionnalisé, il est aussi une institution qui prend place au sein de la moralité politique.
Je propose donc de concevoir le désaccord sur le droit en y introduisant les désaccords sur la moralité politique ou sur la justice impliqués par l’applica-tion des concepts contenus dans les sources sociales du droit tel qu’il est institutionnalisé, voire même impliqués par la notion même de droit1Sur le rapport entre désaccord sur le droit et désaccord sur la justice et la moralité politique, v. notamment J. Waldron Law and Disagreement, OUP, 1999 ; C. R. Sunstein, Legal Reasoning and Political Conflict, OUP, 1996 ; S. Besson, The Morality of Conflict. Reasonable Disagreement and the Law, Hart Publishing, 2005.

II. Désaccord sur le droit et indétermination sur le droit

Il reste encore à clarifier la portée de la distinction entre désaccord en droit et désaccord sur le droit au regard de la question de l’indétermination du droit. On pourrait penser que s’il y a désaccord sur le droit, c’est que, sur la question en discussion, le droit existe, qu’il est déterminé ou déterminable, donc a priori que le désaccord sur le droit ne peut être que le résultat d’une erreur d’un des protagonistes, voire des deux puisque si l’un des deux détenait la vérité, elle serait si éclatante qu’elle devrait convaincre l’autre et que le désaccord ne pourrait pas en tout cas persister. Si les désaccords sont persistants, ce serait que le droit n’est pas déterminable objectivement : il n’y aurait plus de désaccord sur le droit mais un désaccord en droit.
Dans les deux cas de figure, le désaccord ne serait qu’un simple fait et ne présenterait pas un intérêt majeur pour la doctrine juridique. Erreur dans un cas, simple opinion politique ou morale sur le droit à créer, dans l’autre cas.
On peut cependant ouvrir l’horizon en affaiblissant la distinction entre ce qui est certain et ce qui est indéterminé. La solution qui désigne ce qui est de droit ne relève pas nécessairement de la démonstration ; elle implique un juge-ment ; elle est toujours ouverte à la discussion et au désaccord sur le droit, au moins potentiellement. D’autre part, l’ouverture de la discussion, même dans les cas où il faut faire application d’un concept vague ou dans la texture ouverte du langage du droit, même dans l’hypothèse de la présence dans les règles de droit de concepts de la morale et de la justice, n’enlève pas tout caractère raisonnable à la discussion, à la controverse et au désaccord.

Jean-Yves Chérot rappelle que chez Dworkin, c’est la discussion sur la moralité politique qui rend possible à la fois de faire du désaccord sur le droit un désaccord authentique et de surmonter dans l’argumentation la trop grande ouverture dans certains cas des possibilités offertes par le droit tel qu’il est posé par la loi ou par les précédents. Alain Papaux invite à regarder l’argumentation juridique, qui ne relève pas selon l’auteur d’une démonstration, comme relevant de la mètis, c’est-à-dire de ce que les Grecs considéraient comme appartenant au champ ou au domaine de la sagesse, de l’habilité, du savoir faire ou encore de la « ruse de l’intelligence » (pour reprendre, avec lui, le titre d’un livre de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant). Frédéric Rouvière rappelle que soutenir avec Descartes que le désaccord montre que l’un des contradicteurs a tort, voire les deux, c’est s’interdire de comprendre le sens d’une argumentation juridique.
« Cette conception de la vérité est peut-être appropriée dans le domaine du raisonnement mathématique et démonstratif mais totalement inappropriée pour comprendre l’argumentation juridique. Comme l’enseignait déjà Aristote, l’argumentation relève de l’ordre du probable et non du nécessaire ».
Le même raisonnement conduit Stefan Goltzberg à défendre la théorie probabiliste dans la casuistique jésuitique selon laquelle
« si deux autorités divergent sur un point donné et que l’une l’emporte sur l’autre, cela ne rend pas caduque l’opinion dissidente formulée par cette autorité. Au contraire, le simple fait qu’elle ait été mentionnée en tant qu’autorité est suffisant pour que l’on se prévale de cette opinion dans une question ultérieure : l’opinion en question est dite probable, d’où le nom de la théorie, probabilisme. Tout se passe comme si les autorités tiraient leur respectabilité (leur probabilité) du fait qu’elles ont été citées et non de cela qu’elles auraient été suivies ».
Le désaccord est consubstantiel au droit :
« certes, écrit toujours Stefan Goltzberg, il n’est pas toujours présent de manière spectaculaire comme une opinion dissidente retentissante. Mais le désaccord est virtuellement présent dans toutes les motivations de décisions de justice qui prennent la peine de mentionner les moyens ou les arguments qui ne sont pas retenus. Le désaccord, surtout en droit, est un fait avec lequel il faut composer ».
La meilleure justification pratique du dissent face à l’opinion majoritaire, écrit Wanda Mastor, se trouve lorsque la dissidence n’est pas l’expression de simples préférences, lorsque
« l’expression de la divergence n’apparaîtra alors plus comme la volonté d’un juge de sublimer sa personnalité ou de substituer une appréciation subjective (celle de la minorité) à une autre appréciation subjective (celle de la majorité). Elle apparaîtra comme une nécessité : celle de prouver qu’une solution alternative était envisageable, mais que la majorité s’est peut-être fourvoyée pour telle ou telle raison ».
Wanda Mastor salue ainsi « l’évidence grandiose » du dissent du juge Harlan sous la décision Plessy v. Ferguson de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique en 1896 :
« notre Constitution est aveugle à la couleur de peau. […] Soixante mil-lions de Blancs ne sont pas menacés par la présence de huit millions de Noirs. Les destinées des deux races sont, dans ce pays, indissociablement liées l’une à l’autre ; l’intérêt des deux exige que le gouvernement commun, qui est celui de tous, ne permette pas que soit semé le grain de la haine sur le terreau du droit ».
Dès lors, même si l’opinion du juge sur un cas en droit n’est pas une affaire de connaissance, là même où notre croyance peut être ferme sans pouvoir être la démonstration d’une connaissance, là même où elle n’est au mieux que l’expression de vérités « probables », l’opinion dissidente a encore de la valeur parce qu’elle en appelle à une meilleure solution et qu’elle joue un rôle dans la « polyphonie » dont parle, par ailleurs, Stefan Goltzberg. Ce ne serait donc pas seulement l’inévitable indétermination dans l’interprétation des textes et des précédents qui justifierait seul l’exercice du dissent, mais bien aussi une revendication d’autorité.
Clovis Callet examine les rapports entre la notion de « difficulté sérieuse » et le désaccord sur le droit, en révélant un point de vue intéressant qui conduit à serrer de plus près et avec des données empiriques la signification du désaccord en droit. Bien qu’il arrive que le constat d’un désaccord sur le droit entre les juridictions soit parfois considéré (à lui seul ?) par la Cour de cassation comme déterminant pour reconnaître l’existence d’une difficulté sérieuse, Clovis Callet montre que tel n’est pas et ne peut être le cas de façon automatique. Il convient de faire une différence entre la simple divergence des solutions et le désaccord sur le droit car, tenues de statuer, les juridictions ont pu adopter une solution sans la considérer comme nécessaire pour autant et leur divergence peut donc bien être la trace de l’existence d’une difficulté sérieuse. Mais le désaccord établi et clairement distinct ainsi d’une simple divergence ne pourrait pas conduire la Cour de cassation à fonder le constat d’une « difficulté sérieuse ». Quand la Cour de cassation doit se prononcer sur l’existence d’une « difficulté sérieuse », elle ne peut se contenter de constater qu’il existe un désaccord sur la question en cause. Pour elle, le désaccord n’est qu’un fait et elle ne peut tirer de ce fait aucune conclusion normative sur ce qu’elle doit juger. Plus précisément, elle doit examiner la question indépendamment du désaccord qu’elle a pu constater entre les juridictions inférieures ou même d’un désaccord qu’elle créerait avec le Conseil d’État en suivant sa propre analyse de la question de droit. Elle ne saurait non plus accepter qu’elle soit critiquée parce qu’elle aurait décidé qu’il n’y a pas difficulté sérieuse alors que sa décision irait à l’encontre sur la même question de la jurisprudence du Conseil d’État.
Nous ne pouvons qu’approuver cette analyse de Clovis Callet. Elle ne met pas en cause les analyses précédentes et ce que peut révéler pour elles le phénomène du désaccord sur le droit : le désaccord et le désaccord éventuelle-ment persistant sur le droit révélant encore une signification qui peut aussi être saisie du point de vue interne du juge. L’affirmation par un juge de sa certitude de son jugement (qu’il juge qu’il n’y a pas de difficulté sérieuse ou qu’elle la re-connaisse) ne peut signifier son infaillibilité. Si le constat du désaccord ne peut déterminer le juge sur ce qu’il doit faire du fait du désaccord sérieux entre juri-dictions ou juristes sérieux, il n’en reste pas moins vrai que le désaccord sérieux sur le droit reflète que le jugement en droit ne peut pas être une démonstration et que s’il prend la forme d’une démonstration et qu’il peut être ainsi apprécié et évalué sur le caractère logique de ses inférences, il n’en est pas moins toujours discutable dans ses prémisses. Si le désaccord sur le droit ne conduit pas nécessairement à devoir observer une difficulté sérieuse, le jugement même qu’il n’y a pas de difficulté sérieuse au sens du contentieux ne signifie pas qu’il n’y pas de place pour un désaccord significatif et raisonnable sur le droit.

III. Désaccords persistants et désaccords apparents

Encore faut-il distinguer les désaccords « persistants » et les désaccords « apparents ». Les hypothèses de désaccords sur le droit apparents les plus attendues sont celles des désaccords sur le droit portés dans un litige devant un juge par les parties « intéressées » : « Une partie peut, en effet, soutenir une thèse qu’elle sait infondée et pour laquelle il n’existe aucun argument convaincant, uniquement parce qu’elle y a un intérêt », rappelle aussi Clovis Callet.
La question de savoir si certains désaccords sur le droit de la part des juges eux-mêmes sont apparents se pose aussi pour ce que Dworkin appelle dans Law’s Empire les désaccords théoriques sur le droit (theoretical disagreement about law) qui seraient non pas de simples désaccords sur le sens d’un mot ou d’un concept du droit, mais des désaccords sur les fondements du droit, c’est-à-dire sur les critères qui décident de la validité d’une proposition de droit, principalement des désaccords sur les méthodes d’interprétation des sources du droit. Jean-Yves Chérot se demande si de tels désaccords théoriques sur le droit, au sens de Dworkin, basés sur ce que l’on peut regarder par ailleurs comme des « lieux communs » de l’argumentation, ne peuvent pas être des désaccords purement « apparents », la preuve en étant que les juges ne s’en tiennent pas nécessairement toujours de façon persistance aux mêmes méthodes d’interprétation et d’argumentation et qu’ils en changent en fonction des solutions qui ont par ailleurs leurs préférences dans les différentes affaires qu’ils ont à juger. Naturellement, il s’agit une question empirique. Il se pourrait qu’en matière d’interprétation de la Constitution, notamment aux États-Unis, les juges ou certains d’entre eux du moins, décident en fonction de critères de ce qu’est la Constitution qui colorent de façon persistante toutes les solutions qu’ils apportent aux grandes questions d’interprétation des clauses abstraites de la Constitution et que, dès lors, parce que ces critères ne sont pas partagés, mais disputés, surgissent des controverses persistantes sur certaines questions de droit constitutionnel. Cette question empirique a fait l’objet de quelques enquêtes, mais on peut les souhaiter plus nombreuses. Cette discussion cependant sur le caractère persistant ou apparent de ce que Dworkin appelle le désaccord théorique sur le droit ne remet pas en cause l’importance des désaccords persistants sur le droit lorsqu’ils portent non sur les méthodes d’interprétation, mais sur les concepts, les théories juridiques et les valeurs qui y sont impliquées.

IV. Désaccord sur le droit et argumentation

Pour autant, l’argumentation juridique peut-elle traiter le désaccord sur la justice et la moralité politique, les conflits sur les valeurs?
Pour Alain Papaux, le désaccord judiciaire est raisonnable si l’on voit que, par une ruse de l’intelligence, des mythes ou des dogmes permettent d’y mettre fin. Le désaccord ne peut être raisonnable que parce que l’argumentation loin de relever du logos, relève de la mètis et en particulier parce qu’il existe en droit un accord sur des mythes, des dogmes placés hors de discussion. Ruse suprême du droit, « il lui faut des mythes et des dogmes qu’il y a de bonnes raisons d’avoir car, sans eux, sans principes auto-fondés, posés, hors discussion, ni le jugement, ni le désaccord ne pourraient avoir de sens ». « Se dessine ici, écrit Alain Papaux, une manière finement anthropologique de contenir le désaccord naturellement présent voire omniprésent à suivre la théorie du désir mimétique de Girard : comme le dogme, le mythe est hors logos (donc affaire de mètis) non au sens d’irrationnel mais hors discussion, rendu par ce stratagème indisponible dans telle culture donnée. On pourrait tout aussi bien appeler dogme pareil point fixe endogène vécu exogène, manière de faire ou habileté (encore la mètis) fort pratiquée en droit, de l’auto-transcendance du Constituant de la première constitution, auto-fondé, à la Grundnorm de Kelsen, laquelle en tant que Norm reçoit sa juridicité d’elle-même puisqu’il n’en est pas de plus élevée dans le système juridique ou à sa lisière, et jusqu’à l’exemple canonique de Rousseau montrant l’auto-fondation (ou sacré) au principe de toute règle juridique et assurément du contrat social : « Il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles ». Pour l’auteur, le droit enseigne ainsi à la philosophie politique, à la manière d’un « rasoir d’Occam », élaguant les utopies rationalistes. La méthodologie juridique encore enseigne à la philosophie politique que la résolution des conflits sociaux ne relève pas de la science.
Pour Frédéric Rouvière, le désaccord sur le droit est raisonnable si on peut faire application de règles axiologiques épistémologiques. Frédéric Rouvière distingue l’hypothèse du désaccord et celle d’un « différend » en faisant référence à cette dernière notion chez Jean-François Lyotard pour qui, « à la différence d’un litige, le différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations ».
« Autrement dit, poursuit Frédéric Rouvière, dans l’hypothèse d’un différend, chaque interlocuteur navigue dans sa sphère propre de rationalité. Ces sphères peuvent bien s’entrechoquer mais aucun interlocuteur ne peut pénétrer dans celle de l’autre. Un exemple historiquement fameux de cette situation est celui des échanges entre Platon et les sophistes. C’est sans doute en pensant aux sophistes qu’Aristote considère qu’un interlocuteur qui ne suivrait pas certaines règles de rationalité, comme par exemple le principe de non-contradiction, pourrait être assimilé à bon droit à une plante. Un tel contradicteur s’évince lui-même de la sphère de la rationalité (le logos grec) et donc de l’humanité ».
« Tout désaccord donnerait forcément lieu à une argumentation relevant d’une même règle de jugement », ce qui devrait conduire à une enquête, par un travail de « précision progressive », pour savoir qu’elles sont ces règles de jugement applicables à des argumentations contradictoires en droit. Pour Frédéric Rouvière, une axiologie raisonnable au sens propre du terme est une axiologie qui n’admet que des normes ou règles de jugement de nature strictement épistémique. Ce point de vue
« permet de ne pas faire de la bonne solution un absolu ou un mythe. L’analyse argumentative du désaccord permet de ne plus regarder la bonne solution comme un idéal ou un absolu mythique, une utopie juridique ou paradis perdu. La solution préférable existe certes mais au regard des données du droit positif. La solution correcte est choisie, non pas en soi, mais au regard des précédents admis ».
L’approche épistémique reconnaît selon l’auteur une place centrale à la doctrine en tant qu’ensemble qui œuvre collectivement à la construction du « droit contre l’arbitraire ».
Frédéric Rouvière plaide à côté de la théorie dworkienne qui lui apparaît trop peu raisonnable et pour tout dire trop peu argumentative : d’une part, parce qu’elle comporte le risque de réduire l’argumentation juridique à une argumentation morale et surtout, d’autre part, parce qu’elle fait confiance au travail solitaire d’un juge omniscient.

Jean-Yves Chérot souligne que Dworkin développe une doctrine de l’argumentation pour le common law, la constitution et pour la législation en rattachant, à travers le concept de « droit comme intégrité », sa doctrine de l’argumentation juridique à une doctrine de philosophie politique et morale. Avec Dworkin, on peut parler de « désaccord authentique » dès lors que les controverses sur les conceptions en concurrence sur l’interprétation des concepts contestés sont de la nature même de ces concepts et concourent à leur meilleure interprétation. Ce qui retient l’attention de Jean-Yves Chérot, c’est principale-ment le sens que Dworkin accorde au désaccord dans le travail d’argumentation, plus encore à la controverse, c’est-à-dire à un désaccord revendiqué par des arguments pro et contra. Pour lui, le jugement n’est pas une démonstration, mais cela ne peut vouloir dire que toutes les opinions se valent et qu’il ne puisse y en avoir de meilleures que d’autres. La discussion exprime la revendication de chercher la meilleure conception du cas et du droit dans chaque cas. Jean-Yves Chérot souhaite montrer que la doctrine de l’argumentation chez Dworkin est d’abord une théorie performative qui vise non à présenter elle-même la bonne solution mais à relancer en la faisant prendre un chemin sans cesse ascendant l’irréductible controverse qui anime le droit en se fondant sur la recherche d’une cohérence axiologique entre des principes qui viennent en concurrence. L’apport dworkinien à la théorie de l’argumentation en général et de l’argumentation en droit en particulier dépasse, c’est aborder sans doute une toute autre question, de beaucoup le clivage entre positivisme et interprétativisme. Pour Dworkin, l’argumentation judiciaire, malgré les contestations qui ne manquent pas de s’élever de plus en plus fortement aux États-Unis, notamment sur la légitimité du judicial review, fait mieux qu’un jeu égal, dans sa capacité à traiter les conflits dans la société, avec la délibération devant les assemblées politiques.
Alexander Neumann, qui traite de la théorie délibérative d’Habermas, conduit à douter, du point de vue de la sociologie politique critique, de sa représentation de principes universels qui ne sont pas inclusifs des publics faibles. Alexander Neumann invite à nous demander si les controverses dans la délibération politique et dans l’argumentation juridique sont bien en mesure de traiter, au-delà des désaccords entre les parties aux litiges, les conflits dans la société. Il restitue la tension entre le droit naturel comme droit idéal et le droit positif et il discute du caractère inclusif de la raison délibérative à l’œuvre dans la délibération politique (et judiciaire). Loin de reconnaître à l’espace public habermassien de la démocratie représentative les vertus d’universalisme portées par les lumières, Alexander Neumann met en doute les fondements empiriques et conceptuels de l’analyse du droit constitutionnel chez Habermas. À une représentation idéalisée d’un principe de « positivation du droit naturel » dans le droit constitutionnel moderne qui aurait maîtrisé le monopole de la puissance au service d’un espace public ouvert et de la raison publique, Alexander Neumann oppose, en s’appuyant sur les fondateurs de l’école critique de Francfort dont Habermas s’est éloigné, les critiques empiriques apportées à la sociologie durkheimienne – qui voit dans la division du travail les bases d’une solidarité organique favorisant l’adhésion commune à l’État républicain – sur laquelle pour-tant Habermas s’est appuyée et continue de le faire et le paradoxe de principes républicains présentés comme univoques, mais qui sont épurés de la reconnaissance du droit des publics faibles lesquels ne sont pas ou peu représentés dans l’espace public.
De la même façon, Hélène Thomas affaiblit, ici chez Rawls, la tentative de construire un concept pertinent de désaccord raisonnable permettant de justifier la construction d’une délibération politique et notamment judiciaire sur les droits et la justice. Hélène Thomas décrit une œuvre normative dont les évolutions n’ont servi qu’à la recherche de la cohérence interne d’une conception politique abstraite, éloignée des théories de la politique et dont la fonction est de refouler la réalité de la discrimination (raciale, de genre) et des exclusions. Au total, selon Hélène Thomas, on ne peut pas traiter du désaccord et des différends selon le modèle du désaccord raisonnable de Rawls et de la méthode du consensus par recoupement fondant une théorie de la justice sur une théorie politique qui sépare sur des bases et des frontières non justifiées, le public et le privé, le bien et le juste, et qu’une analyse plus englobante rend discutables.
Sacha Raoult reprend la question centrale de ces cahiers en proposant de s’attacher aux désaccords doctrinaux sur le droit portant sur des questions sensibles où les réponses doctrinales elles-mêmes peuvent être classées sur un axe conservateurs/progressistes. La question est de savoir si ces désaccords doctrinaux ne sont « qu’une déclinaison sophistiquée de désaccords politiques ou s’ils relèvent de règles intelligibles au sens de la discipline ». Sacha Raoult déplace le terrain d’examen en proposant de mener une sociologie empirique d’un tel désaccord doctrinal. Il propose une méthode de recherche à venir (sur un échantillon de juristes académiques aux États-Unis) pour vérifier si des choix méthodologiquement neutres sur le plan doctrinal (en supposant que l’on puisse en trouver) sont sanctionnés par la communauté scientifique du seul fait des conclusions qu’ils tendent à donner. Il s’agirait de prolonger les premiers résultats que Sacha Raoult a obtenus dans une recherche sur le désaccord entre économistes académiques sur les effets de l’abolition de la peine de mort qui montrent que, dans les universités américaines, les académiques qui défendent par leurs publications des thèses conservatrices ou radicales en matière de peine de mort ont des carrières significativement moins prestigieuses que ceux qui défendent des positions modérément progressistes.

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Le thème du désaccord sur le droit implique de reformuler les problèmes classiques de théorie du droit et de les aborder avec de nouveaux angles d’attaque. L’objet de recherche qu’est la question du désaccord sur le droit reste encore largement à construire2Voir aussi, notamment, P. L. Sanchez, G. B. Rattin (eds.), Acordes y desacuardos. Como y por que los juristas discrepan, Marcial Pons, 2012 ; Deep Disagreements. Philosophical and Legal Perspectives, International Conference, Humboldt-Universitaet Berlin, June 11-12, 2015.. Et c’est bien dans la recherche de la construction de ce thème que l’on peut lire les contributions de ce Cahier qui rend compte des actes du colloque du Laboratoire de théorie du droit des 5 et 6 novembre 2015. Il y est en vérité principalement question de la recherche du sens et de la signification du désaccord sur le droit à travers les théories de l’argumentation et autour d’une épistémologie du désaccord.
Aux termes de cette présentation, deux propositions sont toujours soumises à la controverse :
a) le désaccord en droit, sauf le cas du désaccord sur les faits, est en principe un désaccord sur le droit
b) le désaccord sur le droit est un désaccord raisonnable (ou authentique) au sens de ce que les participants pertinents au débat font référence à des fondements communs et que s’ils défendent la validité, la pertinence ou la vérité de leurs jugements, ils admettent que ceux divergent des autres sont raisonnables et que la certitude dont ils se réclament ou dont ils peuvent se réclamer n’est pas une infaillibilité3Sur la notion de désaccord raisonnable, voir encore Felipe Oliveira de Sousa, « The Objectivity of Beliefs, Reasonable Disagreement and Political Deliberaton », Ratio Juris, 26, n° 2, 2013, p. 262 s..

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