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Anne-Sophie CHAMBOST

Sciences Po Lyon, UdL – CERCRID UMR 5137

 

 

Résumé

Enseignement du curriculum de licence et de certains masters des facultés de droit, l’histoire des idées politiques peine à se faire une place dans les travaux des juristes, au motif que la manière dont ces derniers saisissent le droit les couperait des objets et des méthodes des politistes. Alors que les jeunes juristes semblent de plus en plus concernés par les questions de méthode, les rapports compliqués du droit avec la/le politique doivent être reconsidérés pour voir en quoi les méthodes mises en œuvre en histoire des idées politique peuvent nourrir les recherches juridiques, en particulier au service d’une approche pleinement contextualisée des recherches sur le droit et la pensée juridique.

Mots-clés

Science juridique – neutralité axiologique – contextualisation

Abstract

The history of political ideas, which is taught in the undergraduate curriculum and in some law school master’s programs, has struggled to find a place in the work of legal scholars, on the grounds that the latter’s understanding of the law would cut them off from the objects and methods of political scientists. While legal scholars seem to be increasingly concerned with questions of method, the complicated relationship between law and politics needs to be reconsidered in order to see how the methods used in the history of political ideas can nourish legal research, especially in the service of a fully contextualized approach to research on law and legal thought.

Keywords

Legal science – axiological neutrality – contextualization

Introduction

Préfaçant la thèse de R. Baumert, le professeur O. Beaud partait de la situation faite à l’auteur dans le recrutement à la maîtrise de conférences pour pointer le décalage entre la frilosité coupable des politistes et l’ouverture des juristes publicistes1O. Beaud, « Le regard du juriste », préface à R. Baumert, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique, LGDJ, Fondation Varenne, vol.33, 2009.. Érigeant cet exemple en cas2J.-C. P asseron, j. R evel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », Penser par cas, éd. EHESS, 2005., O. Beaud invitait les politistes « à un peu d’autocritique et de réflexion », dénonçant le « dogmatisme » et « l’intolérance professionnelle » de « la partie dominante de la corporation » dont la vision moniste de la science politique exclut « ceux qui auraient le tort de s’intéresser aux institutions politiques et, pire encore, aux idées politiques et constitutionnelles ». La proscription de certains objets d’études amenait pour finir à des considérations sur l’agrégation : rappelant que la science politique n’avait longtemps été qu’une annexe du droit public dont elle ne s’était émancipée que tardivement, O. Beaud plaidait rien moins que pour le retour à l’ancienne « agrégation de droit public et de science politique » instituée en 1896, puisque les publicistes étaient manifestement plus ouverts aux thèses d’idées politiques.
Que s’est-il donc passé pour que, quelques années après cette pique, le professeur P. Wachsmann, président du jury du premier concours d’agrégation de droit public (2013-2014), propose la suppression de l’histoire des idées politiques de la leçon en 24h, au motif que sa contribution était « très discutable » pour le recrutement de professeurs de droit public :

« autant il est nécessaire de nourrir l’exposé de considérations ressortissant à cette discipline, autant la présentation de leçons portant sur elle apporte peu de ressources pour l’évaluation des capacités du candidat en droit public. Cette remarque vaut, quelle que soit l’étroitesse du lien que le choix des sujets permet d’établir avec des préoccupations de droit public : les spécificités de la discipline l’éloignent du droit public »3Rapport de P. Wachsmann, président du jury d’agrégation de droit public, 2013-2014 : https://chevaliersdesgrandsarrets.files.wordpress.com/2014/10/rapport-du-jury.pdf.

Cet argument suscitait un Appel à la défense de l’Histoire des idées politiques4« Appel à la défense de l’histoire des idées politiques », La semaine juridique, édition générale, n° 44, 27 octobre 2014, p. 1054-1056 ; l’appel était suivi d’une pétition en ligne, signée par nombre de collègues enseignants et chercheurs, français et étrangers (http://www.univ-droit.fr/liste-des-vies-academiques/4958-appel-a-la-defense-de-lhistoire-des-idees-politiques ). qui a suffi à la maintenir au concours d’agrégation de droit public (elle existe aussi en histoire du droit). Pour autant, le faible état des mobilisations doit sans doute être interprété comme le signe de la discrétion de la discipline chez les juristes, publicistes et historiens du droit ne s’intéressant somme toute que marginalement à l’histoire des idées politiques (à moins qu’ils ne s’intéressent pas au concours d’agrégation, ce qui est un autre problème).
Pour autant, est-ce que la question est réglée ? L’histoire des idées politiques, dont on rappelle qu’elle est enseignée dans les facultés de droit, n’est-elle effectivement d’aucun recours, non pas tant au concours d’agrégation que dans les recherches des juristes5On signalera pour l’anecdote qu’un doctorant de R. Beaumert est le lauréat du prix Montesquieu 2020 de la meilleure thèse d’histoire des idées politiques en langue française : F. Lecoutre, La controverse entre Hans Kelsen et Éric Voegelin en théorie du droit et en théorie politique, Université Cergy-Pontoise, 2019. J’étais membre du jury 2020, aux côtés des professeurs M. Mathieu et B. Quiriny. Candidatent à ce prix de thèse des historiens du droit, des juristes positivistes (essentiellement publicistes) ainsi que des politistes (essentiellement issus de l’université ou de l’EHESS). ? Est-ce que la manière dont ces derniers saisissent le droit les coupe complètement des objets et des méthodes des politistes ? En 2015 la situation m’avait inspiré une contribution à ce qui aurait pu être un débat sur la place de l’histoire des idées politiques dans l’enseignement et la recherche en droit6A.-S. Chambost, « “Ce n’est pas du droit…”. L’histoire des idées politiques est-elle utile en droit ? », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, 2015, n° 35, p. 497-538.. Après quelques années (et une mutation dans un IEP) alors que mes recherches restent toujours axées sur les liens entre pensée politique et droit7A.-S. Chambost, « “Ce n’est pas du droit…”. L’histoire des idées politiques est-elle utile en droit ? », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, 2015, n° 35, p. 497-538., je traiterai ici les rapports compliqués du droit avec la/le politique – essentiellement considérés à l’aune de la place faite à l’histoire des idées politiques dans la recherche juridique. Il est heureux de constater que de jeunes chercheurs, de plus en plus intéressés par les questions de méthode, plaident aujourd’hui pour un « surpassement de frontières poreuses qui semblent arrivées à bout de souffle pour circonscrire les disciplines dans des champs scientifiques méthodologiquement distincts »8A. Frambery-Iacobone, « Histoire du droit, science politique : la fin du mythe des méthodes distinctes », Cahiers Jean Moulin, 6-2020 (en ligne). Sur la question des disciplines, voir S. Barbou Des Places, F. A udren, Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les Facultés de droit, LGDJ, 2018.. Le recul historique permet toutefois de voir (pour le déplorer) que le débat évolue assez peu, et tourne dans une sempiternelle tension discipline / indiscipline dont il semble ne pas devoir sortir. Après un rappel sur le cadre institutionnel duquel et dans lequel on discute (I) je tenterai d’éclairer ce qui est en jeu avec l’histoire des idées politiques du point de vue des juristes et en quoi cette discipline participe selon moi d’une approche pleinement contextualisée des recherches sur le droit et la pensée juridique (II).

I. Cadre institutionnel : des champs académiques concurrents et complémentaires

Dans l’histoire de l’enseignement supérieur français, on marque souvent le point de départ institutionnel des relations compliquées du droit et de la science politique dans la création de l’École Libre des Sciences Politiques (désormais ELSP), contemporaine d’une crise plus générale de l’enseignement et de la science française à laquelle n’échappent pas les facultés de droit. En cette fin de XIXe siècle, les sciences politiques ne sont pas encore constituées comme un champ à part d’un champ universitaire qui est lui-même en pleine structuration à partir de 1880 ; elles restent ainsi durablement liées au droit public (constitutionnel et administratif) qui émerge alors dans les facultés de droit9G. Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la Troisième République, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, vol.150, 2015 ; G. Sacriste, La république des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Les Presses de SciencesPo, 2011., hors de l’ombre du droit civil. Et pourtant, dès la Révolution, s’est plusieurs fois posée la question de la création de cours de « constitution française » ou de « droit constitutionnel » dont le périmètre aurait englobé une approche politique. Mais pour tous les régimes qui se succèdent en France au XIXe siècle, un tel cours est aussi vu comme un danger, en ce qu’il est susceptible de diffuser une critique de leur légitimité ou de leur politique. A fortiori en irait-il des sciences politiques (d’abord associées à l’économie politique), dont l’actualité (par opposition à l’histoire) apparaît aussi dangereuse en soi. Il a pourtant aussi été question de créer des institutions dédiées aux sciences politiques : Napoléon envisage d’intégrer une École de morale et de sciences politiques au Collège de France ; sous la Restauration et la Monarchie de Juillet on s’interroge sur l’utilité d’une faculté de sciences politiques (Macarel a le projet d’une École spéciale pour le droit administratif et les sciences politiques ; le ministre Salvandy propose une faculté spécialisée dans l’enseignement administratif et politique10A.-S. Chambost, « Une controverse au long cours. La réforme du concours et des études de droit dans les revues Foelix et Wolowski », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, 2013, n° 33, p. 261-382.) ; en 1834 Guizot impose Pellegrino Rossi (professeur au Collège de France) à la faculté de droit de Paris, pour le nouveau cours de Droit constitutionnel (la nomination est mal vécue par l’institution, puisque Rossi n’est pas docteur en droit). Après la Révolution de février, Carnot soutient la création d’une École nationale d’administration (instituée par décret du 8 août 1848, elle ne fonctionne que quelques mois et ferme dès le mois d’août 1849). En 1868 le ministre Duruy annonce enfin la création d’une section spéciale de la faculté de droit de Paris consacrée aux sciences politiques, mais le projet est stoppé par la déclaration de guerre à la Prusse.

La défaite sanctionnant autant la déroute du régime que la faillite de l’administration (donc des institutions qui en formaient les cadres), dans les rangs républicains on s’interroge sur la formation des hommes d’État. Dans ce « moment allemand de la pensée française »11C. Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), PUF, 1959., la création de l’ELSP dirigée par E. Boutmy est contemporaine de ce « moment 1900 »12O. Jouanjan, E. Z oller, Le « moment 1900 ». Critique sociale et critique sociologique du droit en Europe et aux États-Unis, éd. Panthéon-Assas, 2015 où les facultés de droit deviennent des centres de science13L’expression est utilisée par Jules Ferry, dans un discours rapporté dans la Revue Internationale de l’Enseignement (désormais RIE) 1883, 5, p. 429., i.e. d’une science du droit dont les méthodes se précisent. Les enjeux institutionnels, politiques, scientifiques et même biographiques de la construction de l’ELSP sont connus14Sur ce point, P. Favre, Naissances de la science politique en France (1870-1914), Fayard, 1989 ; id., « Les sciences d’État entre déterminisme et libéralisme. E. Boutmy (1835-1906) et la création de l’École libre des sciences politiques », Revue française de sociologie, 1981, 22-3, p. 429-465 ; R. Vaneuville, « la mise en forme savante des sciences politiques », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2002, 59, p. 67-88.. Après la bonne entente des débuts, le développement rapide de l’école modifie la position de la faculté de droit de Paris quant à l’enseignement des sciences politiques ; les civilistes eux-mêmes revendiquent le monopole de la faculté de droit, par la réforme du doctorat en droit et l’institution d’un doctorat es-sciences politiques et administratives15C. Bufnoir, « Rapport présenté au nom de la section du droit du groupe parisien sur l’organisation de l’enseignement des sciences politiques et administratives », RIE, 1, 1881, p. 378 ; réponse E. Boutmy, RIE, 1, p. 448-465 ; voir aussi, quelques années plus tard, F. Larnaude, « Les formes de l’enseignement dans les facultés de droit et des sciences politiques », RIE, 41, 1901.. En préservant la spécificité de l’école, Boutmy et ses réseaux contribuent à structurer les sciences politiques, qui s’émancipent de la position annexe dans laquelle l’intégration au droit les aurait maintenues16P. Raynaud, « Le droit et la science politique », Jus Politicum, n° 2, 2009.. Les deux institutions se neutralisent, avec tout de même une intéressante porosité, puisque les étudiants et certains de leurs professeurs se retrouvent dans les deux établissements (ex. pour les plus connus L. Renault, C. Lyon-Caen, E. Glasson). Les juristes des facultés peuvent se croire sauvés, puisque l’ELSP ne délivre pas de diplômes d’État (en particulier le doctorat) de même qu’elle ne prépare pas au concours de recrutement des professeurs (le concours d’agrégation… auquel elle ne se soumet pas, d’ailleurs, pour le recrutement de ses professeurs17Il faut préciser que la liberté de recrutement des enseignants dont jouit l’ELSP garantit à Boutmy de mobiliser les véritables compétences, dans des savoirs encore insuffisamment constitués sur la place académique ; G. Richard, « L’échec du projet Bufnoir de regroupement des sciences d’État, un révélateur de la forme disciplinaire des programmes d’enseignement supérieur en France (fin du xixe siècle) », Revue d’anthropologie des connaissances, 2019/1 (vol. 33, n° 1), dossier sur la fabrique des programmes d’enseignement dans le supérieur, p. 91-111. !). On peut toutefois hasarder que la création ELSP a finalement représenté une sorte d’obstacle extérieur qui les a obligées à moderniser leurs pratiques. Il n’est pas anodin de relever qu’entre 1877 et 1898, pas moins de 9 réformes des facultés de droit favorisent en effet le développement du droit public – dans une logique qui apparaît souvent concurrentielle avec l’ELSP : projet Bufnoir de 1892-9318G. Richard, « L’échec du projet Bufnoir… », op. cit., mention « sciences politiques » ajoutée à la filière de doctorat en droit (1885), sectionnement du concours d’agrégation qui institue l’agrégation de droit public et de sciences politiques19L. Le Van-Lemesle, « 1897 : l’agrégation comme outil de professionnalisation », L’économie politique, 2004/3 (n° 23), p. 52-71. (1896). Ce moment d’affirmation disciplinaire et institutionnel, qui est aussi un temps de bouleversements politiques et juridiques, évoque à Jules Charmont ce jugement :

« c’est une erreur de croire que les questions de méthode et de programme ne sont que des questions pédagogiques ; beaucoup plus souvent qu’on ne le croit ce sont de vraies questions sociales »20J. Charmont, « La socialisation du droit », Revue de métaphysique et de morale, 1903, p. 393. Pour G. Richard (« L’échec du projet Bufnoir… », op. cit.) l’étude croisée des évolutions institutionnelles et la création de programmes d’enseignements montre que les curricula sont à la rencontre d’enjeux scientifiques et institutionnels ; en 1889, la licence en droit s’ouvre ainsi à de nouvelles matières comme l’économie politique ou le droit public..

Après que la rivalité entre le monde des juristes et celui des sciences politiques s’est placée sur le terrain institutionnel, elle revêt progressivement un tour plus scientifique, dans un contexte où le droit est critiqué comme vecteur d’ordre social. À terme, l’institution des sciences politiques aboutira « à l’affirmation de quelque chose comme UNE science politique »21P. Raynaud, op. cit. à l’intersection entre le savoir des juristes de droit public et des analyses de type sociologiques, liées au développement de la démocratie (par l’étude de ces nouveaux objets que sont l’opinion publique, le système des partis et les institutions sociales).
Mais les juristes voient encore la science politique (au singulier) comme une dépendance au droit constitutionnel, comme en atteste l’ouverture de la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger. F. Larnaude explique que s’il faut être jurisconsulte pour traiter des questions de droit constitutionnel et de droit administratif, la science politique est

« un complément indispensable des études de droit public. Le droit nous dit ce qui est, comment est organisé l’État, quelle est sa structure, quelles sont les fonctions qu’il remplit et comment il les remplit. La science politique nous apprendra comment il faut que soit organisé l’État, quelles sont les fonctions qu’il est désirable de lui voir remplir, qu’elles sont les tâches qu’il doit répudier dans une société déterminée […]. Quoiqu’il en soit, et c’est là que je veux en venir, il ne semble pas que, pour faire de la science politique, il soit nécessaire d’être jurisconsulte. On a été jusqu’à dire qu’il valait mieux ne pas l’être22Pour l’anecdote, on signalera que l’école de droit de Sciences Po Paris revendique aujourd’hui de faire des juristes de haut niveau avec des élèves « venant de tous horizons et tous diplômes de l’enseignement supérieur » (https://www.sciencespo.fr/ecole-de-droit/fr.html).. C’est là sans aucun doute un paradoxe qui ne tient pas compte des qualités multiples qui font le véritable jurisconsulte et auquel les faits donnent partout le démenti le plus éclatant ; mais il est bien certain que la philosophie, les connaissances historiques, la vie publiques, les hautes fonctions de l’État préparent aussi à cette science si difficile et cependant si négligée »23F. Larnaude, « Notre programme », Revue du droit public et de la science politique, 1894, 1..

L’honorable revue n’a jamais modifié son titre, même si l’acronyme RDP et l’étude des sommaires indique assez que la priorité reste au droit public. C’est d’ailleurs entre autres pour renouer le lien entre le droit constitutionnel (de plus en plus orienté vers le contentieux constitutionnel) et la science politique, que la revue électronique Jus Politicum. Revue de droit politique (créée en décembre 2018) a été pensée comme un « lieu de dialogue entre juristes, philosophes, historiens et politistes »24http://juspoliticum.com/article/Presentation-de-la-revue-24.html. En d’autres temps, la revue procès. Cahiers d’analyse politique et juridique (1978-1990) revendiquait aussi la complémentarité des approches politique et juridique, selon une logique pluridisciplinaire que les membres du courant Critique du droit entendaient voir se développer autant dans la recherche que dans l’enseignement25X. Dupré De Boulois, M. K aluszynski, Le droit en révolution(s). Regards sur la critique du droit, des années 1970 à nos jours, LGDJ, 2011 ; M. Kaluszynski, « Un mouvement en publica(c)tions. Critique du droit et la revue procès. Cahiers d’analyse politique et juridique », A.-S. Chambost (dir.), Approches culturelles des savoirs juridiques, LGDJ, 2020, p. 213-237. La numérisation de la revue procès. Cahiers d’analyse politique et juridique est actuellement en cours..
Il faut dire qu’entre le monde du droit et celui de la science politique, les choses ont changé avec l’essor des sciences sociales et l’autonomie de la science politique après la Seconde Guerre (création en 1949 de l’Association française de sciences politiques, dotée en 1951 de la Revue française de sciences politiques). Dans les facultés de droit, le décret du 27 mars 1954 qui modifie le régime des études et examens en vue de la licence (en 4 ans) introduit, au titre des matières spéciales de la « section de droit public et de sciences politiques », un semestre d’histoire des idées politiques en 3e et 4e année26Dans les programmes, les matières liées à la science politique se distinguent du droit constitutionnel : sociologie politique en 1re année, méthodes des sciences sociales en 3e année, grands problèmes politiques contemporains en 4e année, plus donc l’histoire des idées politiques comme matière à option.. En 1957, Jean-Jacques Chevallier inaugure à la faculté de droit de Paris la chaire d’histoire des idées politiques, et l’on sait le rôle de ce professeur dans l’institutionnalisation de la matière dans le curriculum des études de droit, par le biais de ses manuels. Pour autant donc, à mesure que la recherche en sciences politiques s’institutionnalise, la discipline se dissocie progressivement du droit  constitutionnel, qui lui-même se juridicise autour du contentieux. Rejouant un petit air déjà entendu, l’autonomisation des sciences politiques par rapport aux facultés de droit s’opère selon une « tendance à transposer sur le registre scientifique ce qui découlait d’une lutte de territoires académiques », quitte pour les sciences politiques à procéder à une « disqualification du droit comme objet de connaissance »27J. Commaille, A quoi nous sert le droit ?, Folio essais, 2015, p. 21.. Dans le contexte de l’après 196828Ex. le dossier de la Revue d’histoire des sciences humaines « Les « années 68 » des sciences humaines et sociales » ; V. Champeil-Desplats, Se mobiliser dans les facultés de droit 1968-2018 ; témoignages, P.U. Paris Ouest, 2019., la volonté de renforcer la pluridisciplinarité est encore affirmée, en particulier dans le décret du 27 février 1973 qui établit le DEUG. Or cette même année 1973 est organisé le premier concours national d’agrégation de sciences politiques, qui contribue à donner à la discipline une légitimité et une stabilité29Comme son équivalent des disciplines juridiques, le concours d’agrégation est l’objet de nombreuses interrogations ; voir par ex. l’analyse de D. Graxie en 2004 (il présidera le concours en 2008-2009) https ://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2004-3-page-35.htm – rappelant qu’au CNU, la section de science politique (04) relève du groupe 1, où elle est associée aux 3 sections de droit. Pour Ph. Raynaud, docteur et agrégé en science politique, professeur de philosophie politique à l’Université Paris II, le « divorce par consentement mutuel » entre droit et science politique a libéré « les plus juristes des constitutionnalistes » de sujets « vulgaires », en faisant du droit constitutionnel un « vrai » droit (i.e. centré sur le contentieux constitutionnel), quand la création d’une science politique autonome représentait pour les autres une ouverture intéressante apte à donner leur place à des problématiques méconnues. L’aimable préface citée au début de mon propos témoigne que certaine aigreur demeure entre les anciens époux !
Dans ce rapide panorama, comment se positionnent les privatistes ? On pourrait penser a priori qu’ils ne sont pas concernés, en partant du principe – discutable et discuté – que la technicité de leur discipline serait moins poreuse aux enjeux politiques. Du point de vue institutionnel qui nous occupe, il semble pourtant que c’est en partie d’eux que le conflit droit / science politique a été réactivé dans la seconde moitié des années 2000, après que l’arrêté du 21 mars 2007 a fait sauter le verrou du monopole des universités en matière de formations en droit30Arrêté 21 mars 2007, publié au JO du 8 avril 2007 (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000645707 ). Par cet arrêté les diplômes de l’IEP de Paris portant les mentions « carrières judiciaires et juridiques » et « droit économique » étaient reconnus comme équivalent à la maîtrise en droit pour l’exercice de la profession d’avocat. Les facultés perdaient donc le monopole du contrôle de l’accès au barreau.. Dans ce contexte, l’affaire de l’École de droit de Sciences Po est en effet apparue comme le révélateur d’un malaise finalement aussi ancien que la création de l’ELSP, ressenti très vivement dans les facultés de droit où les juristes cultivaient leurs spécificités (recrutement, débouchés professionnels, recherche, formation)31M. Aït-Aoudia, « Le droit dans la concurrence. Mobilisations universitaires contre la création de diplômes de droit à Sciences Po Paris », Droit & Société, 2013/1, n° 83, p. 99-116. La revue Grief (2014, 1) propose 3 lectures croisées de l’ouvrage de C. Jamin, La cuisine du droit. Une expérimentation française : F. Belivier (« Sciences Po cuisiné par la faculté [et vice versa] »), M. Xifaras (« Ce que l’école de droit de Sciences Po n’est pas »), L. Israël (« Le goût des autres. La Cuisine du droit vue par une sociologue »).. Si les premiers membres de l’École de droit de Sciences Po, après avoir quitté l’Alma mater, pouvaient apparaître comme des francs-tireurs, force est de constater que le pari de Christophe Jamin (dont il s’expliquait en 2012 dans La cuisine du droit. L’École de droit de Sciences Po. Une expérimentation française) a été couronné de succès, dans la mesure où de nombreux collègues ont aujourd’hui rallié l’École de droit de Sciences Po32Si la loi LRU (Libertés et Responsabilités des Universités, 10 août 2007 – https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000824315/) permettait à l’École de droit de Sciences Po de se développer selon des modalités nouvelles, par le recrutement d’enseignants sur des contrats à durée indéterminé, garantissant à la fois certaine flexibilité salariale par rapport aux grilles de la fonction publique et la possibilité de s’extraire de l’obligation de recruter des docteurs qualifiés au CNU, la LPR (loi de programmation de la Recherche (24 décembre 2020 https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000042137953/) a fait basculer l’ensemble du monde universitaire français dans une marchandisation de l’enseignement supérieur.. L. Israël observe toutefois que les tensions suscitées par l’École de droit, nonobstant les innovations pédagogiques qui y sont mises en œuvre, ne sont en réalité qu’un vecteur de

« renforcement des anciennes hiérarchies symboliques mettant le droit privé […] au sommet de la pyramide juridique, éventuellement concurrencé seulement par un droit public menant à la haute administration qui, porté traditionnellement par l’IEP de Paris comme filière privilégiée d’accès à l’ENA, se voit occulté par sa non-intégration au nouveau projet »33L. Israël, op. cit., p. 42..

Au regard du nombre des juristes publicistes qui ont depuis rejoint l’École de droit de Sciences Po, ce grief semble devoir être relativisé. Il n’en va pas de même en revanche du reproche (récurrent sous la plume de cette auteure) concernant l’absence d’intégration des sciences sociales dans le curriculum de l’École de droit (autant que dans ceux des facultés). L. Israël pointe un refus persistant des juristes de reconnaître la capacité de ces sciences « à fournir des éléments de compréhension, y compris sur le monde du droit ». P. Bourdieu avait signalé de longue date le mécanisme de division à l’œuvre entre des visions du monde associées aux différentes disciplines, elles-mêmes liées à l’histoire – contingente – de l’enseignement supérieur34P. Bourdieu, Homo Academicus, Les éditions de Minuit, 1984.. Or ceci nous amène à la dimension plus scientifique de l’analyse, où la perspective historique incite une fois de plus à certaine humilité dès lors que la demande pour un croisement des méthodes et des enseignements a aussi été faite il y a longtemps ; peut-on se rassurer en se disant que la pédagogie est dans la répétition et qu’à force, une brèche finira bien par s’ouvrir ?

II. Discipline/indiscipline. Éléments d’une approche politique du droit

Dans sa recension de la traduction française de la Théorie pure du droit35M. Virally « le juriste et la science du droit (À propos de la traduction de la Théorie pure du droit) », RDP, 1964, p. 591., M. Virally ne conteste pas que l’analyse scientifique oblige le juriste à décrire l’état positif du droit sans approuver ou désapprouver ce qu’il décrit ; mais cela n’implique pas de négliger les valeurs dont est porteur chaque ordre juridique, dont il faut éclairer le rôle dans le processus de création et d’application du droit, pour constater « dans quelle mesure la relativité des valeurs correspond à la relativité de la validité du droit positif lui-même »36Ibid., p. 610 (note).. Cette attitude, qui ne doit pas être confondue avec l’émission d’une opinion personnelle du juriste sur son objet, dément toute volonté de construire la science du droit sur le modèle des sciences physiques, laquelle revient en réalité à occulter le fait que les normes juridiques, parce qu’elles sont créées par les hommes, « sont contingentes, relatives, évolutives, modifiables et, comme tout produit de l’activité humaine, appellent un jugement de valeur »37Ibid., p. 594.. On mesure la charge politique de cette affirmation si l’on se souvient par exemple qu’en 1943, G. Ripert dévoyait le positivisme en expliquant dans la préface des Études de droit allemand que « le juriste a le droit de se désintéresser des conséquences pratiques de ses études »38G. Ripert, Études de droit allemand, LGDJ, 1943, p. VI-VII.. Virally pointe la dimension idéologique du normativisme kelsenien qui, nonobstant le refus de justifier l’État par le droit et le droit positif par l’idée de Justice, offre une présentation biaisée de la réalité : séparer le droit du politique « abaisse le premier à n’être plus qu’un instrument de la politique, à lui interdire d’opposer aucune limite et aucune protestation aux empiètements de la force » de sorte que c’est bien le gouvernant « qui bénéficiera de l’entreprise consistant à rompre tout lien entre le droit et la justice »39M. Virally « le juriste et la science du droit… », op. cit., p. 596-597.. Le citoyen soumis au droit étatique n’étant pas dans la science, « la question de la validité du droit n’est pas pure spéculation intellectuelle » et il interrogera plutôt « les justifications éthico-politiques (ou idéologiques) » dont l’ordre juridique se revendique.
Soulignant la dimension sociale de l’application de la norme, qui en conditionne l’effectivité, ainsi que le caractère historiquement posé du droit positif, Virally en vient à interroger les liens de la science du droit avec les autres sciences sociales. Conscient de la nécessité d’éviter la confusion des genres et des méthodes, il refuse l’idée d’un « découpage de l’objet juridique en tranches bien séparées et que se répartiraient des disciplines différentes » ; certes le juriste, le sociologue, le psychologue ne traiteront pas des mêmes aspects du phénomène juridique, mais ils analysent le même phénomène, dont il faut s’entendre sur la définition. Celle proposée par le juriste doit « faciliter la collaboration de toutes les sciences intéressées par le phénomène juridique »40Ibid., p. 607 (note). Ex. de persistance de ce « découpage en tranches » du phénomène juridique, J.-P. Derosier, « Qu’est-ce qu’une révolution juridique ? Le point de vue de la théorie générale du droit », Revue française de droit constitutionnel, 102, 2015, p. 391-403 : l’auteur part de cette affirmation que l’identification d’un concept juridique suppose une méthodologie juridique, dénuée de tout empirisme, faute de quoi « on court le risque que le concept défini ne soit pas (strictement) juridique et que donc son caractère opérationnel en droit soit discutable ». Il convient donc d’isoler la science juridique des autres sciences sociales (telles que la science politique), ce qui n’est possible qu’avec le normativisme qui interroge la validité des normes et non leur contenu, pour rendre compte de l’évolution du droit indépendamment de toute influence extérieure. De ce point de vue, la révolution juridique consiste en l’incorporation, dans un ordre juridique, d’une norme nouvelle selon des dispositions que cet ordre ne prévoit pas ; cette norme, qui n’est pas valide du point de vue de l’ordre juridique existant, est valide ex nihilo. J.-P. Derosier explique en conclusion que la norme constitutionnelle étant une norme suprême n’a, à ce titre, pas d’autre fondement de validité qu’elle-même, et que sa validité doit simplement être acceptée. Brillant, cet exercice de style est-il toutefois d’aucun secours pour les spécialistes des sciences sociales qui étudient le droit ?, entre lesquelles des rapprochements et des enrichissements sont possibles – qui offrent au juriste « des possibilités sans précédent de jeter des lumières nouvelles sur l’objet de la recherche, mais l’oblige aussi à réviser les conceptions périmées qui encombrent encore la science du droit »41Ibid., p. 609.. L’ouverture aux sciences sociales supposant certain degré d’initiation, Virally appelle à l’inscription de ces sciences dans les études juridiques, par une analyse des rapports épistémologiques entre ces disciplines et le droit. Force est de déplorer que cette proposition n’est pas encore satisfaite.
Véronique Champeil-Desplats rappelle dans quel contexte le discours scientifique sur le droit s’est développé à la fin du XIXe siècle, en réponse « à d’autres discours sur le monde social »42V. Champeil-Desplats, Méthodologie du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2014 (p. 281 suiv. « objectivité et idéal de neutralité axiologique dans la science du droit »).. On précisera qu’il s’agissait aussi (surtout) de s’opposer à d’autres discours sur le droit lui-même, dont certains socialistes et syndicalistes révolutionnaires faisaient un moyen de contestation et d’émancipation43A.-S. Chambost, « Les illusions perdues de l’autonomie du droit du travail. Droit prolétaire vs Droit bourgeois », A.-S. Chambost, A. Mages (dir.), La réception du droit du travail dans les milieux professionnels et intellectuels, LGDJ, 2017, p. 149-166.. En réponse à cet assaut politique, le discours scientifique arrive à point et le repli doctrinal sur la technique juridique, dans des facultés qui se vivent comme des citadelles assiégées, s’accompagne d’un refus de l’impureté du politique44Le discours scientifique et la neutralité du droit sont l’objet d’une construction doctrinale à un moment et dans un contexte donnés, avec des tris dont il faut comprendre pourquoi et comment ils sont opérés. Décryptage dans A.-S. Chambost, « Essai d’analyse culturelle d’un épisode de l’histoire de la pensée juridique. Le socialisme juridique », A.-S. Chambost (dir.), Approches culturelles des savoirs juridiques, LGDJ, 2020, p. 239-262. On souscrit à la remarque de Véronique Champeil-Desplats pour qui « dès lors que l’affirmation de la neutralité axiologique comme critère d’identification des discours scientifiques est comprise comme le produit d’un contexte socio-académique donné, il devient envisageable que d’autres contextes historiques, politiques, techniques ou institutionnels, favorisent l’émergence de positions méthodologiques différentes » (p. 281).. Force est toutefois de constater que la neutralité axiologique n’a pas toujours été bien comprise faute, elle aussi, d’avoir été située dans son contexte45I. Kalinowki, La science, profession et vocation, Agone, 2005, p. 193-208 : « en finir avec la « neutralité axiologique » ». Partant du contexte institutionnel et politique d’élaboration du concept, l’auteure montre comment la notion s’est chargée de sens à mesure des traductions qui était faites du texte de Weber. En particulier avec la traduction française faite par J. Freund à la demande de R. Aron, dans sorte de réflexe anti-marxiste sur fond de guerre froide. Pourtant, pour Weber, un engagement politique assumé n’empêche pas une approche scientifique du droit, et la neutralité axiologique n’interdit pas au chercheur une opinion personnelle quant à l’objet qu’il étudie. Weber prend l’exemple de ce professeur anarchiste qui, dans la mesure où il ne se sent pas attaché par le droit dont il fait l’analyse, serait susceptible de davantage de recul que le chercheur politiquement neutre. Parce que « le doute le plus radical est le père de la connaissance », et alors que les socialistes sont à l’époque exclus des chaires universitaires, l’anarchiste peut être un bon connaisseur du droit : « sa conviction objective (se trouvant) en dehors des conventions et des présuppositions qui paraissent si évidentes à nous autres », lui permet « de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit, une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes » ; Essai sur la théorie de la science (1917 – en particulier le 4e essai « Essai sur le sens de la « Neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques »). On rappellera aussi que dans un article programmatique de 1904 (« L’»objectivité » de la connaissance dans les sciences et la politique sociales »), Weber se montre très sévère contre le juste milieu, qui « n’est pas le moins du monde une vérité plus scientifique que les idéaux les plus extrêmes des partis de droite ou de gauche. Nulle part l’intérêt de la science n’est à la longue davantage nié que là où l’on se refuse à voir les faits désagréables et la réalité de la vie dans sa dureté. L’Archiv combattra impitoyablement cette dangereuse illusion qui se figure qu’il est possible de parvenir à des normes pratiques ayant une validité scientifique à la faveur d’une synthèse ou d’une moyenne de plusieurs points de vue partisans » ; cité par I I. Kalinowki, La science…, op. cit., p. 197. Comp. C. Colliot-Thelene, « Déontologie de l’enseignant », préface à M. Weber, Le savant et le politique, La Découverte, 2003 ; H. Bruhns, P. Duran (dir.), Max Weber et le politique, LGDJ, 2009 (H. Bruhns, « Science et politique au quotidien chez Max Weber : quelques précisions historiques sur le thème de la neutralité axiologique », p. 107-128).. Caricaturée, elle a été vue comme un dogme alors qu’elle ne relève que de l’idéal scientifique qui doit guider le savant dans la production de son discours – lequel savant ne choisit pas son objet au hasard, pas plus qu’il n’y arrive jamais complètement vierge pour prendre « passivement acte de l’existant »46G. Tusseau cité par V. Champeil-Desplats, op. cit., p. 286. Comp. J. Gaudemet, « Études juridiques et culture historique », Archives de philosophie du droit, 1959, p. 19 : « si l’objectivité historique est celle d’une recherche sans idée préconçue, sans volonté de trouver dans l’histoire la confirmation d’une doctrine, sans arbitraire dans la recherche des documents, sans doute l’historien du droit doit et peut-être objectif. Il ne peut cependant être une machine enregistreuse. Sa volonté choisit son champ d’enquête et on ne saurait lui faire grief de ne pas toujours le choisir en dehors des questions qui dominent son époque […]. Oserait-on dire que l’historien dépouille toute sensibilité ? N’est-elle pas au contraire nécessaire pour qu’il soit autre chose qu’un rassembleur de textes ? ».. Non seulement le savant entretient une proximité avec son objet, mais il est engagé dans la réalité qu’il étudie et les mots qu’il mobilise pour en rendre compte sont eux aussi chargés de significations47G. Sapiro, « La distinction entre science engagée et idéologie : la leçon de Bourdieu », AOC, 31 mars 2021 (en ligne). À partir de P. Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie (1963) et des conditions d’une recherche menée en situation coloniale, G. Sapiro interroge la neutralité de la science en rappelant la distinction posée (et mise en œuvre) par Bourdieu entre science engagée et idéologie. Si le chercheur subit le cadre social dans lequel il intervient, qui lui préexiste, c’est « dans une pratique scientifique réflexive et contrôlée que l’autonomie doit s’incarner ». Fondée sur une méthode rigoureuse, « la science sociale engagée se distingue aussi bien de l’idéologie dominante que des idéologies contestataires par sa distance critique et son travail d’objectivation des formes de domination de classe, de genre et de race ». Et G. Sapiro de conclure : « Sans relever de l’idéologie, une telle science n’a rien de neutre ». Sur ce point, on conseillera la lecture de P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir éditions, 2001.. Si une analyse réflexive sur son objet et ses méthodes permet au chercheur d’objectiver la production de son propre discours, il incombe en particulier à l’histoire de la pensée juridique de mettre en perspective les discours sur le droit en des lieux et en des temps donnés, pour en éclairer le sens. C’est même selon nous la vocation de cette discipline : puisque tout énoncé se produit dans un contexte socio-politique donné, l’historien de la pensée juridique ne peut se contenter de reproduire ces énoncés sans analyser le contexte de production / circulation (auquel le discours juridique n’est pas étanche et sur lequel il agit en retour). Faute de quoi la reproduction abstraite, désincarnée, de certains discours participe juste d’une opération de naturalisation.
On rappellera que dans les années 1960-70 (moment très politique), les membres du courant Critique du droit pointaient la mystification de la neutralité et de l’apolitisme du savoir transmis dans les facultés de droit, sur la base d’une « représentation mystificatrice du monde social et des fonctions remplies par le droit »48A. Jeammaud, « La part de la recherche dans l’enseignement du droit », Jurisprudence. Revue critique, 2010, p. 181-213 (p. 183).. J. Commaille confirme l’entreprise d’euphémisation des enjeux politiques du droit, qui sont neutralisés par une opération de technicisation par laquelle le savoir juridique est monopolisé par ceux qui en ont la maîtrise49J. Commaille, « Les vertus politiques du droit. Mythes et réalités », Droit et Société, 2010/3, 76, p. 695-713. Pour J. Caillosse, l’objet droit étant « traversé, structuré et pour tout dire constitué par ses conditions de production et d’exécution », la sociologie politique du droit oppose au dogme de la neutralité du droit la démonstration de sa construction politique ; « La sociologie politique du droit, le droit et les juristes », Droit et Société, 2011/1, 77, p. 187-206.. Spécialiste de l’histoire des idées, M. Angenot considère que l’obsession de la neutralité axiologique est une illusion, « une imposture au service de l’ordre établi »50M. Angenot, L’histoire des idées. Problématiques, objets, concepts, méthodes, enjeux, débats, PU Liège, 2014, p. 313.. Le droit étant ce qu’il est, une production sociale et politique, on serait tenté de dire que la posture a-politique est en soi éminemment politique. Appliquée au droit, l’histoire des idées politiques enseignée dans les facultés doit justement permettre d’éclairer les enjeux de la production du droit et de la circulation des concepts juridiques. Saisis à travers le prisme des idées politiques, les débats juridiques traduisent en effet un état des rapports sociaux et éclairent le rôle du droit dans l’organisation de la société et de ses dynamiques de changement (voire de résistance au changement).
Si l’on objecte à cette tentative de compréhension politique du droit la difficulté d’apprécier la part des idées dans le cheminement des institutions on rappellera avec P. Ourliac que dans toute institution existe « une pensée politique actuelle ou virtuelle qui seule permet d’en comprendre l’essence »51P. Ourliac, « Jean-Jacques Chevallier, historien de la pensée politique (à propos d’un ouvrage récent) », Revue historique de droit français et étranger, 1981, vol.59, n° 4, p. 656. ; et l’on se souviendra de même que les historiens des idées et les politistes ne négligent pas le cadre institutionnel et juridique où se déploient les idées qu’ils mobilisent52Quand ils le négligent, ils sont rappelés à l’ordre : Ex. J. Caillosse, « À propos de l’analyse des politiques publiques : Brèves réflexions critiques sur une théorie sans droit », J. Commaille, L. Dumoulin, C. R obert, La juridicisation du politique. Leçons scientifiques, LGDJ, Droit et Société, 2000, p. 47-59. Comp. R. Payre, G. P ollet, Socio-histoire de l’action publique, La Découverte, 2013. Sur le terrain des idées politiques : J. Weisbein, S. H ayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques, de Boeck supérieur, 2020 ; E. Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée politique de l’antiquité au Moyen Âge, Lux Humanités, 2013 ; id., Liberté et propriété. Une histoire sociale de la pensée politique occidentale de la Renaissance aux Lumières, Lux Humanités, 2014.. La précision a son importance. Car si pour le juriste le contexte extra-doctrinal de production des savoirs juridiques n’a longtemps été qu’un arrière-plan, un décor, le monde des idées politiques a au contraire été mobilisé d’assez longue date autour des enjeux de la contextualisation. Ceci depuis qu’en 1969 Q. Skinner a contesté dans un article séminal certaine manière désincarnée de faire de l’histoire des idées, fondée sur une vision téléologique qui organisait une sorte de dialogue au sommet de grands auteurs dont les idées étaient dotées d’une vie propre qui leur permettait de traverser le temps53Q. Skinner, « Meaning and understanding in the history of ideas », History and Theory, 1969, vol.8, N.1, p. 3-53. Traduction dans Q. Skinner : « Signification et compréhension dans l’histoire des idées », Visions politiques. Vol. 1 : sur la méthode, Genève, Droz, 2018.. Par l’attention portée à la contextualisation des discours, l’histoire des idées, qui est « une étude historique des manières de penser »54M. Angenot, L’Histoire des idées…, op. cit., p. 13., étudie les cadres cognitifs, les stéréotypes, les paradigmes qui forment la grille d’intelligibilité du monde que partagent les membres d’une société à un moment et en un lieu donnés, laquelle grille éclaire ce qu’un auteur veut et peut faire quand il écrit55Pour M. Angenot, une idée n’est jamais qu’historique : « on ne peut avoir n’importe quelle idée, croyance, conviction, opinion, entretenir n’importe quel programme de vérité à n’importe quelle époque » ; car à chaque époque, l’offre est limitée à un faisceau, avec des prédominances et des convergences ; « Histoire des idées et histoire rhétorique et cognitive », D. Simonetta, A. de Vitry (dir.), Histoire et historiens des idées. Figures, méthodes, problèmes, Collège de France éditios, 2020, p. 39-51 (p. 42).. Ce qui ne revient évidemment pas à dire que toute idée/théorie est prisonnière du contexte de sa production56Sur la contextualisation et ses critiques (en particulier The History Manifesto de D. Armitage et J. Guldi, qui plaident pour un retour à la longue durée, au motif que le contexte enferme dans une micro-histoire qui échoue à expliquer comment la connaissance engendrée dans un contexte très local, peut devenir universelle et se généraliser d’un contexte à l’autre), M. Specter, « Deprovincializing the study of european ideas : a critique », History and Theory, vol.55, 1, 2016, p. 110-128 (recension de D. M. M acmahon, S. M oyn, Rethinking Modern European Intellectual History) Comp. Revue d’histoire des sciences humaines, 2017, 30 (Contextualiser. Une pratique transdisciplinaire ?). Dirigeant ce volume, son directeur W. Feuerhahn rappelle que la RHSH milite pour une histoire sociale, culturelle, politique des sciences et des savoirs. ou que certains auteurs n’ont pas la volonté de s’émanciper de leur époque. Mais dans la mesure où l’on travaille avec les concepts de son temps (pour M. de Certeau, une société « dit ce qu’elle est en train de construire avec les représentations de ce qu’elle est en train de perdre »57M. de Certeau, L’écriture de l’Histoire, Gallimard, 1975, p. 144.) et dans la mesure donc où les idées n’existent pas en soi, il faut aussi comprendre comment et pourquoi elles parviennent jusqu’à nous, comment et pourquoi elles font encore sens pour nous58A. Lilti, « Rabelais est-il notre contemporain ? Histoire intellectuelle et herméneutique critique », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012/5, n° 59-4 bis, p. 65-84 ; C. Lefort, Le travail de l’œuvre. Machiavel, Gallimard, 1972 (coll. tel, 1986). Sur l’historicité des lectures qui font une œuvre, on méditera cet avertissement de Lefort : « l’ouverture de l’œuvre est commandée certes par la première entrée qui est la sienne, mais elle en suppose d’autres ; ce n’est que parce que ces entrées se multiplient au cours du temps qu’elle existe comme telle » ; l’œuvre « advient dans la répétition et les variations du discours qu’elle appelle. En ce sens, loin de se fermer devant ceux qui sont privés de l’expérience de son auteur, elle ne cesse de demander leur concours. Ce ne sont pas les premiers lecteurs de Machiavel, si intelligents soient-ils, avertis de ses intentions, et familiers du monde dont il parle, capables de saisir mille significations qui dans la suite échapperont, ce ne sont pas Giucciardini, Vettori, Buondelmonti, Rucellai, installés qu’ils sont dans les mêmes horizons que lui, qui sont le mieux placés pour donner à l’oeuvre l’ouverture qu’elle requiert. Ce sont ceux qui habitent un monde que l’auteur ne pouvait pas concevoir » (p. 59).. Car l’appréhension des auteurs évolue dans le temps, où leurs idées se révèlent diversement utiles59Ex. Tocqueville fut d’abord considéré aux États-Unis comme un sociologue avant d’être aujourd’hui davantage considéré comme un politiste ; F. Carreira dDa Silva, « Following the book. Towards a pragmatic sociology of the Book », Sociology, 2015, 50/6, p. 1-16.… pour éventuellement finir par disparaître ; le passé étant « un vaste cimetière d’idées mortes », M. Angenot rappelle que l’histoire des idées est une

« histoire des idées qui ont été crues, qui ont servi à légitimer des institutions, des mœurs et des programmes, à procurer des projets et à inciter à agir dans un sens déterminé. Les idées qu’on étudie ne sont pas des rêveries ni des fantaisies individuelles, non plus que des spéculations privées, des méditations in petto ; ce sont des idées qui furent crues dans et par la société et légitimées à travers ses instances »60M. Angenot « Histoire des idées… », op. cit., p. 46 ; il ajoute que les idées qui retiennent l’historien « sont des idées qui furent crues, crues révélées, crues vraies, crues évidentes, crues démontrées, crues intéressantes et profondes, crues universelles et éternelles, et pourtant dont le cours de l’histoire montre (il est peu de leçons aussi constantes de l’histoire, laquelle démontre fort bien certaines choses, du moins a contrario) qu’un jour, tôt ou tard, elles ont cessé de l’être » ; qu’on songe par ex. à la Démonomanie des Sorciers de J. Bodin (1581)..

On peut s’étonner du peu de prise que ces débats ont jusqu’alors eu sur les juristes, ce que J.-L. Halpérin explique pour l’histoire du droit par l’histoire même de la discipline61J.-L. Halpérin, « Pourquoi parler d’une histoire contextuelle du droit ? », Revue d’histoire des sciences humaines, 2017, 30, p. 31-48. On peut sans doute nuancer cet avis à l’aune de la lecture récente des thèses envoyées pour le prix Montesquieu, qui atteste que nombreux sont désormais les jeunes chercheurs, y compris en histoire du droit, à se revendiquer des considérations méthodologiques de Q. Skinner.. J. Gaudemet expliquait pourtant déjà en 1959 que la vocation de l’histoire du droit est d’« illustrer ce jeux complexe de forces auxquelles est soumise la règle de droit pour faire comprendre ainsi pourquoi une règle s’impose alors qu’une autre reste sans effets »62J. Gaudemet, « Études juridiques et culture historique », op. cit. Comp. J. Ellul, « Le problème de l’émergence du droit », Annales de la faculté de droit de Bordeaux, 1976, 1 (1), p. 5 : « tout le monde est d’accord pour considérer que la règle juridique, d’une part, et son accession à la dignité de droit d’autre part, sont le résultat d’influences multiples. Courants idéologiques, structures sociales et politiques, économiques, pôles de puissance, stratégies, pressions de groupes, internes ou externes, nombre ou hégémonie de telle partie du corps social, rigidité ou ductibilité de l’opinion… la difficulté consiste à savoir comment ces différents facteurs (et nous sommes loin d’avoir dénombré tous ceux qui produisent finalement ce passage au droit) se combinent et jouent les uns par rapport aux autres. Une étude, cas par cas, de l’émergence du droit, devrait conduire à une sorte de modèle interprétatif ».. La connaissance du droit et de ses règles étant une connaissance des phénomènes qu’ils régissent, la science du droit ne peut passer outre une connaissance du contexte dans lequel elles se déploient. L’histoire du droit, comme l’histoire des idées, ne peut négliger les déterminations de tous ordres qui agissent sur les acteurs et les règles qu’ils se donnent, qu’elle ne peut étudier comme des objets autonomes, indépendants du contexte de leur production et de leur mobilisation. Dans la logique du matérialisme historique, le droit est inséparable des structures économiques, sociales, politiques, et Marx lie les concepts (juridiques) aux relations sociales qui prévalent à une époque donnée – les idées dominantes de cette époque étant celles de la classe dominante63Puisque J.-L. Halpérin le cite (p. 34), on peut faire une lecture politique de cette nécessité en rappelant que Marx, ancien auditeur de Gans et de Savigny (dont il critiquera ensuite la fonction légitimante de la coutume – le knout), observait, dans une note de l’Idéologie Allemande (1845) : « ne pas oublier que le droit, pas plus que la religion, ne possède une histoire qui lui soit propre » – K. Marx, Idéologie Allemande, dans OEuvres, III (philosophie), NRF Gallimard, Pléiade, 1982, p. 1110 note (a). Sur Marx et le droit, voir en dernier lieu le numéro de Droit & Philosophie (Institut Villey, n° 10, 2018) coordonné par J. Couillerot, E. Djordj evic, M. P louviez, S. T ortorella.. Ce qui n’empêche toutefois pas que s’en développent d’autres, dans les interstices, dont l’existence même suscitera des réactions64J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, éditions Amsterdam, 2008. ; on l’a dit, dans le premier XXe siècle, une telle tension était au cœur de la tentative de saisie d’un droit autonome des milieux ouvriers, l’idée de droit prolétaire théorisée par G. Sorel et dont M. Leroy démontre la richesse dans La Coutume ouvrière (1913), sur fond de socialisme juridique. Dans cette opposition du particularisme du droit prolétaire contre la loi étatique (i.e. la législation ouvrière promue par le pouvoir), il s’agit de montrer que le droit n’est pas en surplomb de la société mais qu’il en émane – d’où le recours à la coutume, qui est alors au cœur de la réflexion puissante des juristes du temps sur les sources du droit. Pour les tenants du droit prolétaire, la transaction est impossible entre la loi et le droit extra-légal des ouvriers. Cette tension fait bien sûr penser au texte de Marx sur les vols de bois65K. Marx, « Les délibérations de la Sixième Diète rhénane. Les débats sur la loi relative aux vols de bois », Rheinische Zeintung, 25, 27, 30 octobre, 1er, 3 novembre 1842, dans OEuvres, III (philosophie), NRF Gallimard, Pléiade, 1982, p. 235-280., dans lequel le droit coutumier des communaux est l’instrument des paysans contre la légalité bourgeoise. La revendication d’autonomie prend la forme d’un contre-droit que l’historien marxiste E.P. Thompson théorisera dans la notion de law from below66E. P. Thompson est l’auteur de La formation de la classe ouvrière anglaise (1963) mais c’est surtout dans La guerre des forêts (1977) et dans Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (xviie-xixe siècle) qu’on l’on trouve ses réflexions très stimulantes sur les usages politiques de la coutume (dernier volume traduit dans la coll. Hautes Études, EHESS, Gallimard, Seuil, 2015).. On ne reviendra pas ici sur l’occultation de la dimension politique du débat sur la socialisation du droit, qui mobilisait au-delà des seuls professeurs de droit. La menace de dépossession des juristes sur le droit est telle qu’avant de provoquer le repli sur la technicisation, elle suscite l’inquiétude de nombres d’entre eux (les juristes inquiets de P. Cuche) – inquiétude dont on ne prend pas la mesure en en rognant la cause aux considérations d’un seul professeur, sur lequel on plie le socialisme juridique. Mais à G. Ripert qui dénonce le droit prolétaire comme un « droit de faveur » d’une classe ouvrière qui serait une « classe privilégiée »67G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, LGDJ, 1936, p. 412 et p. 415. Josserand dénonce le caractère amoral d’1 droit lié aux évolutions de la conjoncture économiques (« Sur la reconstitution d’un droit de classe », Recueil Dalloz 1937)., J. Dabin répond que les catégories juridiques sont celles de la classe qui fait les lois (i.e. la bourgeoisie), « non pas tant par esprit de domination que par ignorance des besoins des autres classes », de sorte que le « type commun » se ramène toujours « à un type particulier pris pour le type commun »68J. Dabin, « Droit de classe et Droit commun. Quelques réflexions critiques », Introduction à l’étude du droit comparé. Recueil en l’honneur d’Édouard Lambert, Sirey, 1937, t.III, p. 75. (ce que M. Leroy explique déjà dans la Coutume ouvrière). Au regard du contexte politique dont ces débats juridiques ne peuvent décidément être déconnectés, Dabin demande si la paix sociale sera mieux servie par un « déni de justice » (mépris des revendications ouvrières) que par l’accueil de revendications légitimes dont est porteur le droit prolétaire. Et de conclure qu’un ordre dédaignant les classes serait un ordre faux, inadéquat à sa matière, inférieur à sa fin.

On pourra taxer de politique cette manière de faire de l’histoire du droit, qui souligne de quelles luttes ses (r)évolutions sont le résultat. L’est-elle moins, politique, quand elle est présentée de manière continuiste et téléologique ? L’articulation du cours d’histoire du droit d’A. Esmein était conçue pour enraciner la République dans l’histoire de France, et l’on sait de quelle critique de la modernité post-révolutionnaire et de son droit était porteuse l’histoire des institutions de F. Olivier-Martin. La focale retenue, l’insistance mise sur les ruptures ou, à l’inverse, certaine manière de souligner comment les concepts juridiques traversent le temps inchangés69Mise au point récente par N. Laurent-Bonne, « L’avenir de la réserve héréditaire est-elle dans son histoire ? », RTD civ., 2021, p. 55., participe d’une analyse politique du droit qui, à défaut de s’assumer comme telle, doit au moins être appréhendée par le chercheur en connaissance de cause70Sur la coexistence du continuisme et de la rupture en histoire des idées, A. Grafton, « The History of Ideas : Precept and Practice, 1950-2000 and beyond », Journal of the History of Ideas, vol. 67, n° 1 (janv. 2006), p. 1-32.. Pour revenir à la neutralité / objectivité, il faut admettre que certains mots du vocabulaire politique sont difficilement reçus par les juristes ; ainsi l’idéologie, dans laquelle les idées, servant une entreprise de rationalisation des rapports sociaux, ne seraient qu’un reflet des intérêts de classe dont les auteurs seraient les porte-parole. Il faut toutefois insister, avec L. Jaume, sur le danger de négliger les vertus explicatives de l’idéologie, en se rappelant que « moins l’idéologie est perçue comme telle, plus elle exerce ses effets »71L. Jaume, « Méthodes d’interprétation des textes politiques. Le cas Guizot : étude d’une forme de stylistique politique », Jus Politicum. Revue de droit politique, 1, 2008. Pour une justification de l’utilité d’une approche idéologique de l’histoire des idées politiques (l’idéologie étant définie comme tout ensemble cohérent d’idées politiques portant sur l’organisation de la société), voir J. Weisbein, S. H ayat, Introduction à la sociohistoire…, op. cit., introduction p. 5 et suiv.. Plutôt que de l’occulter, il faut en assumer la part. C’est ainsi qu’à rebours de la pureté du droit invoquée par le discours scientiste des juristes, K. Mannheim associait le discours juridique aux « idéologies de maintien de l’ordre établi », qu’il opposait aux « idéologies de bouleversement radical de cet ordre »72K. Mannheim, Idéologie et utopie, 1929. Comp. J. Chevallier, « Réflexions sur l’idéologie de l’intérêt général », Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, PUF CURAPP, 1978, vol. 1, 1977.. Dans son travail doctoral, Clotilde Aubry de Maromont propose une relecture de l’inscription du droit dans une intemporalité supposée fonder son autorité, à partir d’un décryptage de la méthode qui a permis d’abstraire un concept juridique (l’obligation) de son espace-temps73C. Aubry de Maromont, Essai critique sur la théorie des obligations en droit privé, thèse droit, Nantes, 2015.. Ce qui n’est possible que parce qu’on en est venu à penser que les objets juridiques ont une existence en soi, comme les éléments de la nature, plutôt que de les prendre pour ce qu’ils sont, des artefacts forgés dans un contexte donné. En s’inspirant de ce qui se pratique depuis longtemps dans le domaine de l’histoire des idées, il est essentiel de comprendre par quelles opérations d’interprétations successives et cumulatives les concepts juridiques, forgés dans un contexte spécifique, exercent leur influence sur la longue durée pour arriver jusqu’à nous ; par quelles chaînes d’interprétations ils se déploient dans le temps (y compris celle de l’historien du droit contemporain qui n’en est en définitive qu’une de plus74Parfaitement éclairées par les « historicités plurielles » auxquelles A. Lilti (op. cit.) invite l’historien des idées.), dans des réseaux d’intentions variables en fonction des époques et des lieux, qui supposent des adaptations dont il faut rendre compte. Si l’attention portée à la contextualisation souligne la dimension sociale de l’activité de penser le droit, elle permet aussi de maîtriser le risque d’anachronisme en rappelant que nous interrogeons les droits anciens à partir de nos interrogations actuelles et que nous ne reconstituons que l’apparence du passé à partir de la perspective du présent75J.-L. Halpérin, « Pourquoi parler… », op. cit., p. 44..
Reste évidemment la question des limites à assigner au contexte pour rendre l’étude pertinente (et même tout simplement faisable). Faut-il le limiter au seul contexte juridique, à entendre comme ce que les juristes (et eux-seuls) font d’un matériau juridique constitué des normes juridiques et des textes doctrinaux qu’ils interprètent ? Dans ces conditions, lire le droit en contexte ne sert encore qu’à en souligner l’irréductible autonomie, le droit se confondant avec ce contexte juridique auquel son existence serait liée. Ainsi envisagée, l’étude interne du système juridique produit une connaissance qui reste située dans des limites étanches, rendant impossible toute circulation des savoirs76Voir supra note 40 notre remarque sur la définition de la révolution juridique par J.-P. Derosier.. On l’a compris, il nous semble au contraire indispensable de « lever les yeux de la norme juridique positive pour s’enquérir de l’environnement »77A. Bailleux, F. O st, « Droit, contexte et interdisciplinarité : refondation d’une démarche », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2013, 70 (dossier Le droit en contexte), p. 32. dans lequel elle s’insère, ce qui postule au passage une circularité des rapports entre le droit et un environnement qui intègre des éléments extra-juridiques et interdit de négliger le politique au motif qu’il serait extérieur au droit. On ajoutera pour finir que dans la mesure où le droit est véhiculé par des textes, le contexte éditorial ne pas non plus être négligé ; il est toujours étonnant de constater la tendance des juristes à réfléchir davantage sur le fait savoir pourquoi tel texte a été écrit, que comment il l’a été et par quel support il parvient jusqu’à nous ; le texte et le livre sont assimilés, le support étant présumé neutre, alors que la « mise en livre » d’un texte conditionne autant la production d’un savoir, que sa circulation et sa réception.
C’est en partant du constat que le champ d’une histoire culturelle des conditions d’élaboration et de fonctionnement des pratiques discursives des juristes était à ouvrir que la collection Contextes. Culture du droit a été créée il y a quelques années avec le soutien des éditions Lextenso – LGDJ (en particulier de sa directrice éditoriale Sidonie Doireau). Animée par la nécessité de mettre au jour les dynamiques d’exposition des idées et les processus de leur reconnaissance, cette remarque de J. Rivero lui sert en quelque sorte d’étendard :

« la connaissance des techniques du droit, à elle seule, ne saurait donner à qui la possède la pleine intelligence de la loi […] l’intelligence des diverses sociétés humaines, la connaissance de leurs structures, de leurs évolutions, des conflits qu’elles voient naître, voilà la condition première et essentielle d’une exacte compréhension de la loi »78J. Rivero, « La culture juridique. Discours rentrée Poitiers (nov. 1948) », Annales de l’université de Poitiers, 1951/52, n° 3..

Le développement de la collection et les interrogations méthodologiques qu’on voit désormais mobiliser de plus en plus largement les jeunes juristes, apparaissent comme le signal d’un renouvellement des études juridiques, ouvertes à un dialogue fécond avec les autres sciences humaines et sociales (en particulier les sciences politiques).

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