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Marie-Claire PONTHOREAU

Professeure de droit public, Université de Bordeaux

 

 

Résumé

Le comparatisme peut être conçu comme une passerelle entre les différentes sciences sociales. Cependant, le comparatiste doit reconnaître que le comparatisme n’est pas forcément synonyme d’interdisciplinarité car tout dépend de la conception du droit qu’il retient. La voie de l’interdisciplinarité n’est praticable qu’à la condition de concevoir le droit d’une manière qui échappe aux seules sources officielles du droit. Alors l’esprit d’enquête peut s’épanouir dans un effort de contextualisation du droit et une variation d’échelle sur son objet de recherche. Les sciences sociales peuvent néanmoins se retourner contre la comparaison des droits car si la pratique interdisciplinaire présente des intérêts, elle est aussi parsemée de chausse-trapes. Le défi est alors d’apprendre à composer avec les autres champs du savoir sans s’y engloutir. En effet, il ne s’agit nullement d’adopter le point de vue d’une autre science sociale, mais de prendre appui sur l’histoire ou un autre savoir pour éclairer, par exemple, la compréhension de la constitution.

Mots-clés

comparaison des droits – interdisciplinarité – posture épistémologique – contexte épistémologique – méthodologie – contextualisation – variation d’échelle – enquête comparative – droit constitutionnel – sciences politiques – méthodes quantitatives – perspective postcoloniale

Abstract

Comparatism can be conceived as a bridge between different social sciences. However, the comparative lawyer must recognise that comparative law is not necessarily synonymous with interdisciplinarity, because everything depends on the conception of law that he or she chooses. The path of interdisciplinarity is only practicable on the condition that law is conceived in a way that goes beyond the official sources of law. Then the spirit of enquiry can flourish in an effort to contextualise the law and vary the scale of its research object. The social sciences can, however, turn against the legal comparison, for although interdisciplinary practice has its advantages, it is also fraught with pitfalls. The challenge is to learn how to deal with other fields of knowledge without becoming engulfed in them. It is not a question of adopting the point of view of another social science, but of using history or other knowledge to shed light on the understanding of the constitution, for example.

Keywords

comparison – nterdisciplinarity – epistemological posture – epistemological context – methodology – contextualisation – scale variation – comparative enquiry – constitutional law; political science – quantitative methods – postcolonial perspective

Introduction

De manière schématique, il se pratique deux façons de comparer en droit : une manière résolument positiviste puisque le droit correspond aux seules règles de droit en vigueur et une manière ouvertement culturelle puisque le droit est assimilé à une science sociale. Avec cette dernière option, les comparatistes s’éloignent de l’emprise techniciste et donc de l’assimilation entre droit et règles, d’une part, et droit et État, d’autre part. Le droit n’est pas une donnée mais à construire. En d’autres termes, comprendre le droit différemment que de manière strictement formelle suppose d’adapter son approche en utilisant les méthodologies des sciences sociales pour répondre aux questions juridiques. Sans aucun doute, les positions ne sont-elles pas aussi tranchées, mais ce qui compte tient à ce que l’on perçoit plusieurs manières de comparer et, donc, une variété de comparaisons réalisables. D’un point de vue épistémologique, des alternatives sont possibles et cela n’est pas rien pour la connaissance du droit. La doctrine comparatiste, ayant connu au cours des années 2000 son « methodological turn », est désormais nettement plus ouverte sur le pluralisme en son sein et même voit avec suspicion ceux qui prônent la « bonne » manière de comparer. Une gradation dans la comparaison peut être proposée bien que la contextualisation soit la manière de comparer la plus en profondeur. En d’autres termes, elle exige d’articuler la norme juridique sur différents contextes (linguistique, historique, social, politique…). Cette approche privilégie l’apport d’autres savoirs.
Cette discussion sera menée en ayant à l’esprit quelques réserves et limites qu’il est préférable d’afficher d’emblée. D’abord, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bonne méthode que cela signifie que toute démarche repose sur l’intuition ou l’imagination, même si ces dernières jouent un rôle. Il appartient au contraire aux juristes (comparatistes) de préciser leurs choix méthodologiques et d’afficher leur objectif. Ensuite, si les questions méthodologiques sont peu consensuelles, c’est parce que se joue en arrière-plan la manière de concevoir le droit et donc l’objet d’étude (ici de comparaison) : les normes vs. le discours sur les normes ; l’énoncé des règles vs. leur effectivité. Ce sont des dichotomies traditionnelles et donc plutôt habituelles qui posent le problème central de l’autonomie du droit par rapport aux autres savoirs. À partir de l’étude du droit constitutionnel, ces directions seront explorées en vue de comprendre en quoi le comparatisme est une passerelle entre les sciences sociales (I). L’inquiétude des juristes peut toutefois conduire à fermer cette passerelle de crainte de voir la discipline juridique perdre son autonomie (II).

I. Un comparatisme ouvert aux sciences sociales

Le comparatisme peut être conçu comme une passerelle entre les différentes sciences sociales1G. Jucq uois, Ch. Vielle (dir.), Le comparatisme dans les sciences de l’homme. Approches pluridisciplinaires, De Boeck Université, Bruxelles, 2000.. Le comparatiste peut même avancer qu’il est en quelque sorte « naturellement » conduit à s’intéresser à ce qui sort de son univers juridique ; ce qui le mène à pousser sa recherche jusqu’aux frontières disciplinaires. Ce n’est toutefois une voie praticable qu’à la condition de concevoir le droit d’une manière qui échappe aux seules sources officielles du droit (A). Alors l’esprit d’enquête peut s’épanouir dans un effort de contextualisation du droit et une variation d’échelle sur son objet de recherche (B).

    A.   Une ouverture dépendante de la conception du droit (constitutionnel)

La comparaison des droits porte en elle un projet d’interdisciplinarité2Par exemple, voir H. Muir-Watt, « Ceci n’est pas une pipe. Le droit comparé n’est pas une discipline juridique », in F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ?, Paris, LGDJ-Lextenso, 2018, p. 115. Aussi P. Legrand, « Au lieu de soi » in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, 2009, p. 11.. Cependant, le comparatiste doit reconnaître que le comparatisme n’est pas forcément synonyme d’interdisciplinarité car tout dépend de la conception du droit (i.e. science du droit en tant que discours sur le droit) qu’il retient. Ce n’est certes pas nouveau d’avancer que l’objet de la recherche est à construire et repose sur une posture épistémologique. Toutefois, cela se vérifie pleinement dans une étude comparée.
Affirmer la construction de la comparaison est quand même important car en France, la tradition techniciste a longtemps été dominante et elle favorise une conception du droit comparé comme instrument d’exportation du droit national ou bien de réformes internes. De cette vision du comparatisme, il en a résulté un intérêt avant tout pour les droits étrangers et moins pour les fondements du droit comparé. Cela a par conséquent favorisé une étude descriptive et formelle des droits étrangers focalisée sur la question suivante : « qu’est-ce que le droit ? » et non pas « comment pense-t-on le droit ? ». Bien que les études comparatives soient ontologiquement liées à différentes traditions juridiques nationales, elles restent imprégnées par des représentations philosophiques telles que la hiérarchie des normes et le pouvoir territorial de la souveraineté3Sur le rôle de l’européanisation et de la globalisation du droit dans le renouvellement du comparatisme, voir M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, 2010, p. 50 (2e éd. revue et augmentée à paraître en septembre 2021). qui conduisent à faire prévaloir des recherches comparatives centrées sur les règles de droit positif.

Alors que la méthode liée au positivisme se propose l’étude du droit positif et donc des seules règles de droit émanant de la souveraineté étatique ou reconnues par celle-ci, le comparatisme instruit par les sciences sociales envisage une étude du droit qui va au-delà des seules règles posées. Surtout, le positivisme dans sa version normativiste limite la recherche aux seuls énoncés juridiques et aux interprétations données en particulier par les juges. De plus, le positivisme part du principe qu’il est à la fois possible et nécessaire de distinguer entre le droit et la science du droit et de limiter cette science à la connaissance descriptive ou explicative de son objet à l’exclusion de tout jugement de valeur. L’objet d’étude est donc limité au droit « qui est » en excluant le droit « qui doit être ». Autant l’extériorité par rapport à son objet d’étude est important afin de développer un point de vue critique sur le droit, autant cette extériorité n’est ni la condition sine qua non de la scientificité des études juridiques (qui relève plus de la pertinence et du sérieux du travail ainsi que de sa reconnaissance par la communauté scientifique), ni un ersatz d’objectivité scientifique emprunté au modèle épistémologique des sciences de la nature.
La posture épistémologique en droit influence le chercheur dans le choix du traitement de son objet, voire même le choix de l’objet en tant que tel. Le champ d’étude peut s’élargir considérablement dès lors que le chercheur écarte une vision purement normativiste. Il peut ainsi comprendre les règles juridiques non écrites. Sans se contenter d’observer la façon dont les règles sont appliquées en pratique, il est possible aussi de chercher à déchiffrer les fondations intellectuelles, les principes autour desquels les règles et les institutions sont organisées. Cette conception du droit correspond à une conception selon laquelle le droit ne peut être défini par la référence exclusive à ses règles, à ses solutions et à ses institutions. Dans le prolongement de la suggestion faite par le grand constitutionnaliste américain, Laurence H. Tribe, « la constitution visible flotte nécessairement dans un vaste, profond – et surtout invisible – océan d’idées, de propositions et de souvenirs remontés à la surface »4L.H. Tribe, The Invisible Constitution, Oxford, OUP, 2008, p. 9..
C’est une conception qui fait toute sa place à la pensée juridique et donc au rôle des universitaires dans la construction de la discipline. Cela implique qu’il est nécessaire de s’intéresser aux méthodes de raisonnement, aux méthodes d’interprétation et à l’analyse des discours doctrinaux. En ce sens, cela suppose donc de creuser les différences culturelles liées aux traditions universitaires et aux cadres conceptuels de la doctrine, ce qui est important en soi pour comprendre la formation d’une discipline et le poids de la doctrine sur la définition de son objet d’étude. Par exemple, l’aspect ordinaire des disciplines juridiques passe en France par le commentaire d’arrêts alors qu’il passe par le commentaire des lois en Allemagne. Que faut-il en déduire sur la place respective du juge et du législateur dans la formation du droit selon que le juriste se situe de l’un ou l’autre côté du Rhin ?

Cette conception n’ignore donc pas le rôle joué par la doctrine dans la définition de l’objet et des méthodes pour comprendre le droit (constitutionnel). En ce sens, l’apport méthodologique de Jellinek est essentiel et constitue, en quelque sorte, le chaînon manquant entre l’épistémologie, la théorie du droit, le droit (constitutionnel) et le comparatisme. Pour clarifier la notion de droit, Jellinek expose deux méthodes qu’Olivier Jouanjan met en avant dans son éclairante préface de la réédition de L’État moderne et son droit :

« Dans la première, on essaie de considérer la nature du droit comme celle d’une puissance indépendante de l’homme, ayant sa raison d’être dans la nature objective de l’être ; la seconde consiste à regarder le droit comme un phénomène subjectif, c’est-à-dire d’ordre humain interne ».

Jellinek délaisse la première méthode liée à la spéculation pour s’intéresser au droit d’un point de vue psychologique, et donc selon cette seconde méthode :

« le droit est à considérer comme une partie des représentations humaines ; il existe dans nos cerveaux ; définir le droit, c’est établir quelle partie du contenu de notre conscience doit être désignée sous ce nom »5Cité par O. Jouanjan, « Georg Jellinek ou le juriste philosophe » in G. Jellinek, L’État moderne et son droit. Première partie Théorie générale de l’État (1911), rééd. Paris, Ed. Panthéon-Assas, 2005, T. I, p. 51..

Cette conception du droit renvoie au courant comparatiste « Law as Culture » selon lequel les idées qui sous-tendent les règles et les institutions, ce que William Ewald appelle « le droit dans l’esprit » (Law in mind)6W. Ewald, « Comparative Jurisprudence (I) : What Was It Like To Try a Rat ?, 143, University Pennsylvania Law Review, 1995, p. 1947., méritent l’attention des comparatistes. Cette conception renvoie aussi à celle défendue par Pierre Legrand qui, lui, préfère parler de « mentalité »7P. Legrand, Le droit comparé, Paris, PUF, Q.S.J, 3e éd., 2016, p. 37-39.. Ces auteurs soutiennent toutefois l’idée d’une finalité unique pour le comparatisme ou, plus sûrement, pour l’étude des droits étrangers8Tout en partageant cette conception du droit comme culture, nous pensons toutefois que la pratique du comparatisme reflète une diversité des finalités et donc une pluralité de méthodes. Le comparatisme pluraliste vise à révéler cette diversité car l’essentiel est le rôle assigné à la recherche et donc le lien consubstantiel entre l’objet de la recherche et la méthode choisie : voir M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 203. : déchiffrer la façon dont les acteurs en présence dans les différents systèmes juridiques (les juges, les avocats, les législateurs, les citoyens face à la loi…) pensent, conçoivent et utilisent le droit. Ils cherchent donc à saisir ce qui se passe dans le cerveau des principaux acteurs du système juridique. Autrement dit, l’objectif est d’aller au-delà de la « couche superficielle » des énoncés juridiques9P. Amselek, Cheminements philosophiques dans un monde du droit et des règles en général, Paris, Armand Colin, 2012, p. 24..

La manière de concevoir le droit, d’une part, et la manière de concevoir la comparaison, d’autre part, sont donc étroitement liées10Nous défendons ici un comparatisme conscient de faire oeuvre théorique, même si tous les comparatistes ne le font pas, c’est-à-dire une « entreprise de réflexivité, ce méta-métadiscours » partagé avec les théoriciens du droit. A. Viala, « Le droit constitutionnel à l’heure du tournant arrêtiste. Questions de méthode », RDP, 2016, p. 1137 ; V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, 2e éd., Paris, Dalloz, 2016, p. 16.. Il y a un lien réciproque, l’une détermine l’autre ou vice-versa. On peut observer de manière complémentaire qu’une approche sceptique à l’égard des règles de droit n’est toutefois pas le propre d’une démarche comparative. Les théories alternatives au positivisme visent toutes à proposer une autre approche. Par exemple, le réalisme juridique américain a défendu au début du XXe siècle que le droit ne fonctionne pas à partir des règles officiellement affichées et des concepts généraux censés rendre compte des décisions des juges. Les réalistes américains se sont donc intéressés aux raisons réelles à l’origine des décisions judiciaires i.e. les considérations politiques, économiques et sociales. Aux États-Unis, la critique vient moins du droit comparé que des doctrines contestataires (Law in Context, Law and Economics, Law and Literature…)11G.A. Bermann, « The Discipline of Comparative Law in the United States », RIDC, 4-1999, p. 1041.. Selon les pays, la doctrine comparatiste a développé plus ou moins une critique « contre la culture positiviste formaliste »12P.G. Monateri, « Critique et différence : le droit comparé en Italie », RIDC, 4-1999, p. 992.. La doctrine nationale est en effet plus ou moins marquée par l’empreinte positiviste. Ainsi, son impact peut-il s’expliquer en France par le légicentrisme, c’est-à-dire l’idée que la loi est la seule source du droit et que toutes les décisions prises par des autorités administratives ou des juges sont simplement déduites de la loi. Cela laisse peu de place à une réflexion sur la nature du droit ou à une remise en cause de ses concepts fondamentaux. La formation enseignée met avant tout l’accent sur les données techniques puisque le juge ou l’avocat ou l’administrateur doit rechercher la solution aux problèmes juridiques dans le droit national écrit.
Conscient de l’utilisation de la comparaison pour servir différentes lectures du droit, le regard se détache de la vision techniciste pour développer une conception informée par les sciences sociales et donc portée par le projet interdisciplinaire. Cette approche invite à ne pas limiter l’horizon au droit connu (ou plus exactement censé être connu). Mais il y a plus : d’une part, le comparatisme, conduisant à aller « voir ailleurs », invite à sortir de l’univers juridique ou, du moins, à pousser sa recherche jusqu’aux frontières des disciplines et, d’autre part, cette démarche critique vise à éliminer les lieux communs (la séparation des pouvoirs, par exemple) et à déconstruire le mythe de la réponse exacte. Ainsi, Bruce Ackerman, constitutionnaliste américain initialement hostile au comparatisme, a utilisé cet argument pour défendre, dans son article sur « la nouvelle séparation des pouvoirs », un retournement notable au sein de la théorie constitutionnelle américaine : le régime parlementaire rationalisé contre le régime présidentiel13B. Ackerman, « The New Separation of Powers », 113, Harvard Law Review, 2000, p. 635..
Pour le constitutionnaliste, toute étude (comparative) suppose aussi de préciser sa conception de la constitution, notion faussement claire parmi les notions juridiques14C. Grewe, H. R uiz Fabri, Droits constitutionnels européens, Paris, PUF, 1995, p. 33.. Si cette dernière est présentée comme un texte juridique identique aux autres, un projet interdisciplinaire peut difficilement s’épanouir. Une méthodologie juridique close sur elle-même sera suffisante. Ce n’est que si la constitution est vue comme un texte à la fois politique et juridique qu’une ouverture méthodologique sera à la fois possible et nécessaire. Cette option, en effet, conduira plus facilement à formuler des interrogations sur les bases historiques et matérielles du droit constitutionnel et sur les implications relatives à son interprétation et à son application. Les études de droit politique se focalisent en particulier sur les institutions politiques de manière à comprendre, au-delà du texte constitutionnel, la dimension institutionnelle de l’ordre constitutionnel et, concrètement, l’exercice du pouvoir15M. Altwegg-Boussac, « Le droit politique, des concepts et des formes », Jus Politicum, n° 24, 2020 [http://juspoliticum.com/article/Le-droit-politique-des-concepts-et-des-formes-1326.html]. Rechercher une compréhension en profondeur et dans le temps du droit constitutionnel suppose aussi une approche culturelle de la constitution axée sur sa singularité et ses marqueurs identitaires16Sur la fonction d’intégration de la constitution, M. C. Ponthoreau, op. cit., p. 266.. De la sorte, les études constitutionnelles comparatives peuvent prendre comme notion clé, les cultures constitutionnelles : elles offrent la possibilité d’étudier différemment les constitutions et de structurer les problèmes auxquels les constitutionnalistes sont confrontés. Les cultures constitutionnelles sont le prisme par lequel le droit constitutionnel est analysé de manière à faire comprendre que « le droit étant jamais qu’un phénomène socialement ancré, il doit émaner de la société et s’inspirer de sa culture, au risque de ne pas être reconnu, donc ne pas être »17E. Kohalhauer, Le droit politique comme théorie constitutionnelle. Proposition de systématisation, Thèse de l’Université de Montpellier, 2019, p. 380.. Et en tant que comparatiste, le chercheur devra aussi envisager l’hypothèse de la constitution non codifiée. Une telle hypothèse ouvre une autre voie pour l’étude de la constitution. Au-delà de la comparaison, cela permet en effet de comprendre que tout n’est pas dans le texte constitutionnel et ainsi d’éviter de tomber dans le travers de la sacralité de la constitution écrite.
Comment se traduit d’un point de vue méthodologique cette conception du droit et du comparatisme ouverte aux sciences sociales ? Par l’esprit d’enquête : de la sorte, la comparaison juridique entre en conflit avec la conception du droit qui repose sur l’autorité de la source formelle du droit puisqu’elle vise à penser la comparabilité et donc ne peut se contenter de la simple référence aux sources officielles du droit. La terminologie « enquête comparative » est désormais couramment utilisée par les juristes anglo-américains largement inspirés par les méthodes pratiquées en sciences sociales18En français, voir la synthèse de C. Vigour, La comparaison dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2005 et, en particulier pour la science politique, D.-L. Seiler, La méthode comparative en science politique, Paris, A. Colin, 2004. pour lesquelles les procédés d’exposition participent pleinement du travail de recherche. L’enquête comparative devient son propre miroir à travers une mise en abyme. Elle vise à partager avec le lecteur, voire à l’associer au travail du comparatiste dans la production de son objet d’étude. Cette enquête dont l’objectif est de construire la comparabilité, peut être décomposée en trois phases qui, dans la pratique, ont fortement tendance à se confondre : d’abord la contextualisation, ensuite le choix des cas et, enfin, la justification de la comparaison19Pour un approfondissement sur l’enquête comparative, voir M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 73.. Ici, ne sera retenue que la première étape propre à développer un projet interdisciplinaire20La deuxième étape aussi est vue par certains comparatistes comme un moment privilégié de la rencontre entre droit et sciences sociales, en particulier entre cas constitutionnels et politique comparée dans sa dimension quantitative. Mais, précisément, on se dissocie ici de ce rapprochement vu par certains politistes comme méthodologiquement plus rigoureux que la méthode comparative constitutionnelle : voir nos critiques dans la seconde partie de cet article et contra : R. Hirschl, « On the blurred methodological matrix of comparative constitutional law », in S. Choudhry (ed.), The Migration of Constitutional Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 47..

   B.   Une ouverture concrétisée par l’esprit d’enquête

On ne peut nier les difficultés matérielles que pose toute activité de comparaison. Un certain nombre de précautions d’usage sont à prendre. Ces précautions sont élémentaires, et surtout conduisent à prendre d’emblée conscience de la nécessaire prise en compte du contexte et donc à avoir des connaissances linguistiques de manière à accéder à des matériaux de première main ; à prendre en considération le fonctionnement effectif du ou des système(s) juridique(s) à comparer et à intégrer le mode de raisonnement du juriste du ou des pays envisagé(s). Il y a plus : il faut avoir une connaissance des concepts juridiques dans leurs propres contextes pour éviter des erreurs d’interprétation. En appréhendant une autre réalité juridique que la sienne, le comparatiste risque en effet de déformer cette réalité dans laquelle le juriste national ne se trouve pas forcément. Il est donc appelé à faire un effort de contextualisation qui le mène sur le chemin de l’interdisciplinarité (1) et à varier d’échelle (2).

   1.  Un effort de contextualisation

Le comparatiste ne peut, quoi qu’il arrive, prétendre aborder les problèmes juridiques de la même manière que le juriste national (on peut reprendre le bon mot de l’historien Georges Dumézil, « Si j’allais chez les anthropophages, je tâcherais d’en savoir le plus possible sur eux, mais je resterais loin de la marmite »). Précisément, la mise en situation a pour objectif d’atténuer les effets de distorsion. Les comparatistes font parfois un usage commode, voire paresseux, du contexte qui vise à produire un effet de réel autour de l’objet de recherche. Les constitutionnalistes qui s’inscrivent dans la démarche de « droit politique » ou « droit comme culture », vont beaucoup plus loin en mettant l’accent sur le cadre des perceptions et de compréhension de chaque communauté juridique de manière à expliquer comment cette communauté conçoit le droit. Leur réflexion a conduit à insister sur la nécessité de tenir compte de la langue, des institutions, des concepts, des valeurs et pratiques sur lesquels s’articule chaque norme juridique21M. van Hoecke, M. Warrington, « Legal Cultures, Legal Paradigms, Legal Doctrine : Towards a New Model for Comparative Law », 47, International Comparative Law Quarterly, 1998, p. 498.. C’est le problème de la contextualisation qui est ainsi posé.
De manière traditionnelle, les contextes juridique et extra-juridique sont distingués. La connaissance du contexte juridique est le plus souvent acquise grâce à la formation reçue par le juriste. De manière inconsciente mais réelle, cette connaissance joue un rôle sur la manière dont le droit est perçu, interprété et appliqué. La précompréhension d’une règle juridique est déterminée par les préjugés traduisant l’appartenance du juriste à la communauté, unie par une tradition commune, qui l’a éduqué.
S’agit-il vraiment de saisir et de comprendre comme l’autre ? L’intérêt de la démarche comparative ne serait-il pas d’apprendre des autres par les différences ? Mais, pour ce faire, l’esprit juridique est-il suffisamment ouvert ? L’intérêt envers la culture juridique permet de réunir les deux composantes de tout système juridique : d’un côté, sa partie visible, en d’autres termes, les éléments structurels que sont les concepts et institutions et, de l’autre, sa partie invisible ou, du moins plus difficilement perceptible, c’est-à-dire les éléments culturels, notamment la manière de concevoir le droit et de raisonner en droit. L’approche culturelle conduit le juriste à porter son attention sur les éléments autres que les règles de droit de manière à saisir en profondeur les normes ou, pour reprendre l’heureuse formule de Rodolfo Sacco, la dimension muette du droit22R. Sacc o, « Le droit muet », RTD civ., 1995, p. 783..
À ce stade, on perçoit la complexité du travail de contextualisation puisqu’il fait aussi bien appel à des connaissances juridiques qu’à des connaissances extra-juridiques, notamment idéologiques, socio-économiques, historiques et linguistiques. Cela n’empêche pas de se demander quel est le « contexte pertinent » pour déchiffrer complètement et correctement des règles juridiques étrangères. Pour Mark Van Hoecke, la solution peut être la recherche collective avec des juristes des différents pays concernés bien que seul un dialogue intense permette de recouvrer les différences et les similarités et de déterminer leur pertinence pour les règles comparées. Surtout, il pose une limite importante au travail comparatif : la pertinence de la contextualisation ne peut reposer que sur une intensive recherche empirique et ce n’est que lorsqu’on disposera de résultats suffisants nombreux qu’une théorie du « contexte pertinent » pourra être proposée. Mais jusqu’à présent, de telles recherches empiriques font largement défaut23M. van Hoecke, « Deep Level of Comparative Law », in M. van Hoecke (ed.), Epistemology and Methodology of Comparative Law, Oxford, Hart, 2004, p. 167..
L’enquête comparative exige toutefois une solution plus opératoire. De manière concrète, on peut donner une double précision : d’une part, l’intensité de la contextualisation dépend des buts de la comparaison et, d’autre part, l’articulation des contextes sera reconfigurée en fonction de l’avancement de la recherche. La comparaison qui s’attache aux seules règles de droit positif, sera certainement plus superficielle que celle qui cherche à les replacer dans un contexte sociocognitif plus large qui accorde notamment toute sa place au culturel. On peut sans doute imaginer différents degrés de contextualisation. Le degré le plus abouti est celui d’une comparaison développée sur plusieurs niveaux : en multipliant les angles de vision sur un objet supposé identique, le comparatiste peut ainsi prétendre à une prise de conscience de la complexité juridique et à une compréhension critique du droit. Mais en dernière analyse, il n’y a pas une seule et bonne méthode et, en ce sens, il ne s’agit pas d’opposer le fonctionnalisme au contextualisme24Voir aussi, la méthode contextuelle proposée par U. Kischel qui constitue un point de vue modéré qui vient enrichir la contextualisation, étape désormais vue comme capitale pour toute comparaison et en complément du fonctionnalisme. La méthode fonctionnelle consiste en la recherche, dans les systèmes juridiques que le comparatiste étudie, d’un équivalent fonctionnel, c’est-à-dire d’un concept ou d’une règle de droit, qui même différent, remplisse les mêmes fonctions ou aboutisse au même résultat. U. Kischel, « La méthode en droit comparé. L’approche contextuelle », RIDC, 4-2016, p. 907.. Il appartient, au contraire, aux comparatistes de trouver le degré de contextualisation adapté à la recherche menée.
Partant de l’exemple constitutionnel, la distinction traditionnelle entre le contexte dans lequel la constitution naît et celui dans lequel elle vit, s’impose. Une fois consolidée, elle peut devenir le support d’une culture constitutionnelle laquelle n’est pas forcément préexistante. Le pouvoir symbolique d’une constitution s’accroît avec les ambigüités de son interprétation. Il convient néanmoins de souligner immédiatement qu’une culture constitutionnelle n’est jamais univoque et incontestable. C’est pourquoi il n’y a pas de contexte homogène et unifié à l’intérieur duquel les acteurs (institutionnels, juges et membres de la doctrine) détermineraient leurs choix et leurs pratiques25Dans ce sens, M. Tushnet, « Reflections on comparative constitutional law », in S. Choudhry (ed.), The Migration of Constitutional Ideas, cit., p. 82.. La constitution peut faire l’objet de plusieurs représentations et appropriations. D’une part, une disposition constitutionnelle peut donner naissance à plusieurs interprétations doctrinales. D’autre part, elle ne fait pas forcément l’objet d’une même interprétation par les différents types d’acteurs. Il suffit de penser à la controverse française sur la signature présidentielle des ordonnances qui a surgi en 1986 lors de la première cohabitation. La norme constitutionnelle doit être recherchée dans le texte constitutionnel, dans la jurisprudence, dans l’interprétation donnée par les acteurs politiques, par les membres de la doctrine et aussi dans les usages sociaux de la constitution. Ces différents éléments peuvent être combinés pour mieux comprendre l’appropriation dont fait l’objet la constitution quelle que soit sa forme (écrite ou non). Les variantes sont donc très nombreuses. Il suffit de penser par exemple à la profonde pénétration de la doctrine constitutionnelle allemande dans la jurisprudence alors que la doctrine française ne joue pas un rôle si prégnant. Il convient néanmoins de nuancer en ajoutant que la fréquente citation de l’opinion des professeurs allemands dans les décisions de justice n’a pas d’équivalent en Europe26À propos de l’influence actuelle de la doctrine allemande sur la production du droit : S. Vogenauer, « An Empire of Light ? II : Learning and Lawmaking in Germany Today », 26, Oxford Journal of Legal Studies, 2006, p. 627.. De manière générale, une culture constitutionnelle peut paraître plus formaliste qu’une autre. Mais sur une question précise, il conviendra de dégager les différentes interprétations et pratiques possibles. Enfin, le contexte institutionnel est important. En particulier, il n’y a pas forcément un contrôle de constitutionnalité des lois et donc il faut pouvoir imaginer le respect de la constitution sans un juge pour en sanctionner la violation. Le contexte institutionnel suppose par ailleurs de prendre en compte deux autres aménagements : la forme d’État (structure fédérale, régionale ou décentralisée de l’État) et la forme de gouvernement. Pour rendre compte d’un système juridique étranger, il faut déterminer quelles en sont les principales caractéristiques et éventuellement l’originalité de certaines règles écrites ou non. En des termes plus généraux, il s’agit de délimiter un « espace de pertinence » dans lequel « tout » ne peut rentrer. Certains éléments sont mis en relief alors que d’autres sont minimisés, voire exclus. Dans le cadre de l’enquête comparative, le chercheur sera appelé à justifier l’opération de reconstruction proposée27Sur l’importance de la justification en droit comparé pour éviter la critique de manque de scientificité, voir M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 84.. Il pourra aussi faire appel à la variation d’échelle pour comprendre la complexité de l’objet par la multiplication des perspectives sur l’objet étudié.

   2.  Une variation d’échelle

Savoir changer d’échelle, c’est le conseil donné par l’historien Jacques Revel qui s’appuie notamment sur le film de M. Antonioni, Blow up (1966), pour convaincre de cette nécessité. Antonioni raconte l’histoire d’un photographe londonien qui fixe sur la pellicule une scène dont il est témoin. Or, cette scène lui est incompréhensible ; les détails n’en sont pas cohérents. Intrigué, il agrandit ses images jusqu’à ce qu’un détail invisible le mette sur la piste d’une autre lecture de l’ensemble : « La variation d’échelle lui a permis de passer d’une histoire dans une autre (et, pourquoi pas, dans plusieurs autres) »28J. Revel, « Micro-analyse et construction du social » in J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, p. 36..
Revel a puisé dans un mouvement de l’historiographie développé à partir des années 1970 en Italie : la micro histoire. Ce mouvement, sans véritable programme de recherche cohérent et préoccupation théorique affichés, a formulé de nouvelles pistes visant à remettre en cause une histoire fondée sur une forme d’analyse quantitative où la production de tableaux et de graphiques guidait la construction historique et dans laquelle prédominaient les déterminations économiques et le poids des masses. La micro histoire donne au contraire sa place aux individus et donc aux cas singuliers capables de mettre à l’épreuve les modèles généraux. S’ouvre ainsi la perspective d’une histoire différente car non seulement la focale d’observation n’est plus la même, mais aussi le point le vue sur la représentation du monde.
« Faire varier les échelles dans la comparaison » n’est sans doute pas l’objectif premier des historiens, mais la micro histoire, parce qu’elle cherche à articuler l’action collective et l’expérience individuelle, a retenu l’attention des autres sciences sociales29C. Vigour, « Faire varier les échelles dans la comparaison » in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, 2009, p. 358.. Les travaux des historiens sur les jeux d’échelles peuvent aussi inspirer les juristes30Voir la thèse de R. Baumert, La Découverte du juge constitutionnel, entre science et politique : Les controverses doctrinales sur le contrôle de la constitutionnalité des lois dans les républiques française et allemande de l’entre-deux-guerres, Paris, LGDJ, coll. « Fondation Varenne », 2009. L’auteur mène une étude historique des idées politico-juridiques relatives à la justice constitutionnelle : il varie les perspectives sur son sujet en mobilisant différents instruments d’analyse par une contextualisation (historique et politique) des discours doctrinaux et par une articulation de l’action collective (la doctrine comme un tout) et de l’action individuelle (approfondissement de l’argumentaire de certains auteurs influents). Il parvient ainsi à la fois à rendre compte d’un contexte doctrinal non unifié et à restituer à ces logiques discursives leur intelligibilité, en tenant compte à la fois de leurs significations juridiques, de leurs visées politiques et de leurs soubassements philosophiques. La dimension comparative participe de ce changement de perspective., même si la variation d’échelle n’est pas une proposition nouvelle puisque les comparatistes ont cherché à la développer en distinguant la macro de la micro comparaison, notamment avec l’approche par grands systèmes juridiques développée par René David31Voir M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 40.. Néanmoins, la nouveauté peut venir de la variation des différents niveaux d’analyse en faisant jouer, à cette fin, l’interdisciplinarité.
Le changement des perspectives participe d’une compréhension critique du droit. On peut là aussi distinguer plusieurs options. La plus simple consiste non pas à mobiliser les ressources des autres sciences, mais à mélanger les visions provenant de compartiments différents à l’intérieur du système juridique lui-même. Les travaux sur la globalisation, l’internationalisation et l’européanisation du droit sont poussés dans cette direction puisqu’ils visent à s’interroger sur les emprunts et les processus d’hybridation juridiques. L’objet d’étude commande de prendre en compte l’interaction des droits (toutes les sources du droit quelles que soient leurs origines – internationale, régionale, nationale – et quelles que soient leurs formes – écrite ou non). L’hybridation constitutionnelle est propice à une analyse à plusieurs niveaux, en particulier à une étude à la fois synchronique et diachronique qui fait donc jouer les variables spatiales (quel(s) droit(s) emprunté(s) pour quel pays importateur ?) et temporelles (à l’intérieur du système juridique importateur, quelles évolutions avant et après l’emprunt ?).
Mais il y a plus : ce ne sont pas seulement les règles ou les concepts constitutionnels empruntés qui méritent d’être étudiés, mais aussi les acteurs du processus de transfert et de réappropriation. Parmi les acteurs de l’importation, les juges constitutionnels jouent un rôle de premier plan. La question de leur formation au droit étranger ou/et à la comparaison des droits a donc son importance pour comprendre l’intensité et les raisons qui motivent l’emprunt. Ainsi, Catherine Dupré qui a travaillé sur l’influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande sur la Cour constitutionnelle hongroise32C. Dupré, Importing the Law in Post-Communist Transitions, Oxford, Hart, 2003., a-t-elle mené une étude sur les juges et leur formation. Les juges constitutionnels des États postcommunistes sont pour la plupart des universitaires ayant étudié à l’étranger et, en particulier, en Allemagne pour les juges hongrois. Ils ne sont certes pas choisis en fonction de leurs compétences linguistiques, mais les autres critères de sélection impliquent l’appartenance à l’élite juridique, celle qui, entre autres, a séjourné à l’Ouest et maîtrise les langues. Ce dernier point est certainement fondamental puisqu’il est déterminant dans le choix des sources étrangères d’inspiration et la question de la composition des cours et des autorités de nomination est donc loin d’être indifférente dans le choix des méthodes par les juges. Avec cet exemple, on comprend qu’une enquête sociologique sur les juges offre une compréhension plus complexe du processus de réappropriation des règles ou concepts empruntés puisqu’elle peut révéler les stratégies aussi bien des importateurs que des exportateurs juridiques.
Un tout autre cheminement peut être emprunté de manière à comprendre la réalité de cette circulation des solutions constitutionnelles et à vérifier la représentation constitutionnelle offerte par la métaphore doctrinale du « dialogue des juges ». La représentation d’une chose n’épuise pas la réalité ; elle participe de sa construction. En effet la doctrine participe par son travail d’imagination et de conceptualisation à la mise en image de l’image même. Il y a une sorte de relation circulaire qui s’instaure entre l’objet étudié et la réalité : une influence réciproque s’exerce. Ainsi, la doctrine a-t-elle construit une représentation imagée de la circulation des décisions constitutionnelles à travers le monde. Cette représentation a été initialement construite sur la base de quelques décisions mais, en aucun cas, sur le fondement d’une étude quantitative des citations des précédents étrangers par les cours (suprêmes ou constitutionnelles). Depuis que ce thème de recherche est devenu central au sein des études constitutionnelles comparatives, il faut bien reconnaître qu’une certaine confusion règne sur l’objet même d’échange entre les juges. Car souvent les juges ne citent pas explicitement ou alors ils citent, mais de manière incomplète, ou encore ils se réfèrent de manière plus vague à des matériaux étrangers (constitutions, législations, doctrine…) sans forcément les identifier avec précision. Ce sont certes des indices qui permettent d’apprécier l’influence implicite des précédents étrangers. Une analyse quantitative suppose d’abord de se mettre d’accord sur l’objet étudié et, sur la base de mêmes critères, d’identifier dans les décisions rendues sur une même période, les citations explicites des décisions constitutionnelles étrangères, de manière à expliquer et comprendre la réalité de cette communication transnationale entre juges33Il est ensuite possible de distinguer : s’agit-il d’une simple référence ou bien d’une citation de paragraphes entiers ? La citation se trouve-t-elle dans l’opinion de la majorité ou bien dans les opinions séparées des juges ? Pour plus de détails sur la méthodologie suivie, T. Groppi, M.-C. Ponthoreau, « The Methodology of the Research : How to Assess the Reality of the Trans-Judicial Communication ? » in T. Groppi, M.-C. Ponthoreau (eds.) The Use of Foreign Precedents by Constitutional Judges, Oxford, Hart, 2013, p.1..
Il est ressorti de notre étude collective que les citations de précédents étrangers montrent « quelque chose » mais ce « quelque chose » a sans doute été mal dénommé. Autrement dit, plutôt que d’un dialogue, il s’agit le plus souvent d’un monologue. L’échange de citations reste plutôt rare (même quantitativement) et dans un groupe bien défini. Pour autant, il convient de ne pas méconnaître le potentiel de suggestion de cette mauvaise dénomination : elle participe de la transformation de notre approche collective à l’égard de la signification normative d’objets juridiques nouveaux. Si l’idée doctrinale n’est pas vraie, elle peut cependant contribuer à faire connaître des vérités que la réalité même ne peut pas nous apprendre. Dit d’une autre façon, il ne faut pas sous-estimer la force des idées et reconnaître que cette idée a largement participé à l’expansion d’un constitutionnalisme dit « global ».
Les méthodes quantitatives prennent aujourd’hui une place sans cesse grandissante pour saisir une réalité constitutionnelle34A. Meuwese, M. V ersteeg, « Quantitative methods for comparative constitutional law » in M. Adams, J. Bomhoff (eds), Practice and Theory in Comparative Law, Cambridge University Press, 2012, p. 230.. Elles méritent en effet l’attention : d’abord parce qu’elles permettent une analyse d’un monde juridique désormais global et complexe. Ces méthodes ont toutes leur place puisque la globalisation est un phénomène visible et tentaculaire, notamment en raison de l’intensification et l’accélération des échanges35Les temps ont changé. Les réserves formulées par Bruce Ackerman, peu confiant dans les études quantitatives en raison d’une diffusion limitée du constitutionnalisme, peuvent être désormais écartées. Voir B. Ackerman, « The Rise of World Constitutionalism » 83, Virginia Law Review, 1997, p. 775.. C’est aussi une question de quantité, voire une question quantifiable. Si, épistémologiquement, ce choix est justifié, cela suppose d’un point de vue méthodologique de réfléchir à l’utilisation des méthodes quantitatives, le chercheur en droit ne devant pas négliger de contextualiser les données quantitatives en vue d’une analyse qualitative36On parle alors de recherche empirique mixte : voir pour un exemple, la recherche précitée sur le recours aux précédents constitutionnels et voir sur un plan conceptuel, L. Epstein, A. D. M artin, An Introduction to Empirical Legal Research, Oxford, OUP, 2014..
Cette dernière observation conduit à mettre le chercheur sur la voie de la prudence. Le comparatisme comme passerelle entre les sciences sociales n’est pas une théorie qui aurait la prétention d’offrir une vision englobante de la comparaison des droits. C’est une conception qui ouvre une voie possible : sortir de son champ disciplinaire habituel pour mieux appréhender le droit, mais se rendre sur l’autre rive reste semer d’embûches.

II. Les sciences sociales, obstacles à la comparaison des droits

Présenter les sciences sociales comme freinant la comparaison des droits est sans doute une formulation rapide. Elle offre toutefois un éclairage sur les enjeux et donc les limites au projet interdisciplinaire (A). On voit ainsi se dessiner les mêmes intérêts, mais aussi les mêmes chausse-trapes que lorsqu’on pénètre un autre droit que le sien : le défi devient alors d’apprendre à composer avec les autres champs du savoir sans s’y engloutir. En effet, il ne s’agit nullement d’adopter le point de vue d’une autre science sociale, mais de prendre appui sur l’histoire ou un autre savoir pour éclairer, par exemple, la compréhension de la constitution (B).

    A.   Les limites au projet interdisciplinaire

L’interdisciplinarité rencontre des limites liées à l’organisation des études juridiques, trop cloisonnées, en France, même par rapport à l’enseignement des droits étrangers37Voir l’amer constat dressé par A. Tunc, « Les joies et les peines d’un comparatiste », in Jalons. Dits et écrits d’André Tunc, Paris, Société de législation comparée, 1991, p. 422. Toutefois, ce constat peut être quand même nuancé à présent : voir M.-C. Ponthoreau, « La fin du nationalisme pédagogique. Quels changements pour enseigner le droit, demain ? », in M.-C. Ponthoreau (dir.), La dénationalisation de l’enseignement. Comparer les pratiques, LGDJ – Institut Universitaire Varenne, 2016, p. 7. L’enseignement clinique est peut-être la passerelle entre les différentes sciences sociales que le comparatisme n’a pas réussi jusqu’à présent à matérialiser au sein de l’enseignement des facultés de droit : voir A. Alemano, A. Biard, « L’enseignement clinique du droit : une réponse aux nouveaux défis de nos sociétés », JCP G, 2017, Prat.589, p. 1004.. L’approche pluridisciplinaire ne se pratique qu’au cours des premières années d’études. Ensuite, le juriste est conforté dans une conception auto-suffisante de sa discipline. Derrière ce cloisonnement, se cache l’idée que le droit se résume à un ensemble de règles données et ce qui précède la décision de l’autorité habilitée à produire les règles juridiques n’est pas du droit (les représentations du droit), de même que ce qui la suit (conséquences, pratiques…). L’ouverture disciplinaire correspondrait donc à une perte d’autorité des juristes sur leur objet puisqu’ils ne seraient plus les seuls à faire un discours légitime sur le droit. Pour les plus positivistes d’entre eux38On pourrait ajouter : pour les plus nationalistes, la formation du juriste reste centrée sur le seul droit national. Voir M.-C. Ponthoreau, « Apprendre à penser en juriste. Leçons d’outre-Atlantique et d’ailleurs » in Mélanges en l’honneur d’Elisabeth Zoller, Paris, Dalloz, 2018, p. 437., le discours sur le droit n’est de toute manière plus du droit.
Les limites au projet interdisciplinaire se dessinent surtout à cause d’une éventuelle dissolution du droit dans les sciences sociales. Ces limites ont donc plus à voir avec la conception du droit qu’avec celle de la comparaison, mais le lien consubstantiel entre les deux a déjà été souligné précédemment. Le comparatisme semble intrinsèquement lié au point de vue externe puisque le point de vue interne ne permet pas d’opérer la rupture épistémologique par laquelle l’observateur prend ses distances avec l’objet étudié. On ajoutera dans le prolongement des travaux de Jacques Lenoble, François Ost et Michel Van de Kerchove que le point de vue interne tend à reproduire les postulats implicites, notamment les mythes et les idéologies liés au système juridique qui structurent l’objet39J. Lenoble, F. O st, Droit, mythe et raison, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980 ; F. O st, M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987.. En revanche, le point de vue externe vise à reconstruire son objet à partir d’hypothèses qui lui permettent d’échapper aux présupposés de la doctrine et du système juridique dans lequel elle opère. Néanmoins, cette opposition entre ces deux positionnements semble trop radicale pour être suivie à la lettre. En effet, l’adoption du point de vue externe risque de déplacer tellement le regard de l’observateur qu’il perdra de vue la spécificité des objets juridiques. Comment nier que les règles de droit sont une contrainte qui s’impose aux juristes ? La nature juridique et la dimension doctrinale des concepts n’autorisent pas un décentrage total (d’ailleurs, on peut douter qu’il soit réalisable), mais partiel. C’est pourquoi « le point de vue externe modéré » adopté par les théoriciens belges du droit semble le plus raisonnable puisqu’il permet de marier le besoin d’externalité pour consommer la rupture épistémologique et l’exigence de la modération pour ne pas sacrifier la compréhension interne, c’est-à-dire une « compréhension critique et construite » des présupposés des discours pratiqués par les juristes40F. Ost, M. van de Kerchove, « De la “bipolarité des erreurs” ou de quelques paradigmes de la science du droit », APD, 1988, T. 33, p. 180.. De manière sans doute plus réaliste et prudente, c’est « le point de vue interne modérément ouvert » qui se pratique par les juristes, instruits par les sciences sociales41H. Dumont, A. Bailleux, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et société, 2010, n° 75, p. 287..
Autrement dit, l’explication et la compréhension du droit ne peuvent être obtenues par de simples moyens empiriques (la consultation des recueils législatifs et jurisprudentiels, l’examen de la façon dont les tribunaux sont organisés, etc.). Cette conception du droit conduit le chercheur à découvrir la structure cognitive typique de chaque communauté juridique. Ainsi, Jellinek fait comprendre aussi bien l’importance de la méthode inductive dans la conceptualisation que le subjectivisme des concepts élaborés par les juristes soulignant le perspectivisme du savant qui aborde toujours son objet d’étude selon une perspective particulière. Bien que positiviste, Jellinek n’hésite pas à définir le droit comme une science de l’esprit. Il se distingue de la sorte de la dogmatique juridique du positivisme dominant de son époque et, en particulier, de l’idéalisme conceptuel et de la croyance en l’existence d’universaux du droit. Olivier Jouanjan qualifie son idéalisme de « modéré » car « […] la connaissance doit avoir une base empirique même si elle s’accomplit dans les synthèses conceptuelles produites par l’intellect »42O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Paris, PUF, 2005, p. 301 (souligné par l’auteur).. Prémunie contre les spéculations, la construction de l’objet dépend donc du subjectivisme de la méthode adoptée. Le regard porté sur un objet peut être multiple. Jellinek qui n’est pas enfermé dans la science juridique, développe quant à lui une étude à la fois sociale et juridique de l’État qui correspond à deux points de vue différents sur un même objet. Son ouverture sur les sciences sociales ne signifie toutefois pas qu’il soit prêt à prendre le risque de la dilution du droit dans une étude sociologique de l’État. Car si, comme d’autres sciences sociales, le droit est une science de l’esprit, à la différence de ces dernières, qui sont des sciences des causes, le droit est, quant à lui, une science des normes. Cette spécificité interdit tout amalgame. « Les caractères distinctifs des règles juridiques tiennent en ce qu’elles organisent un ordre extérieur des relations entre les hommes »43O. Jouanjan, « Préface » à G. Jellinek, L’État moderne et son droit, cit., p. 61 (souligné par l’auteur)..
Le droit ne peut donc être analysé en termes de causalité. Il peut être néanmoins envisagé sous l’angle de la pluridisciplinarité, voire de l’interdisciplinarité puisque

« le droit est pris dans un vaste et complexe système social d’échanges discursifs et c’est pourquoi des doctrines comme l’histoire sociale ou culturelle ont à dire sur le droit non pas seulement quelque chose des environnements du “droit”, mais quelque chose de son intimité propre »44O. Jouanjan, « Justifier l’injustifiable », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, 2006, n° 4, p. 125 (souligné par l’auteur)..

Le projet interdisciplinaire s’inscrit dans une démarche qui devrait éviter un risque important pour le juriste : devenir étranger à soi-même. Cette proposition n’est pas aussi singulière qu’elle le paraît. Elle est inspirée par les critiques formulées à l’encontre d’une interdisciplinarité poussée si loin que certains comparatistes anglo-américains en oublient le droit positif. Cette controverse est devenue brûlante entre constitutionnalistes et politistes en Amérique du Nord et au-delà de ce milieu universitaire en raison de la large diffusion des travaux de ces derniers dans le contexte internationalisé des études constitutionnelles comparatives. Ce débat s’inscrit dans le prolongement d’une discussion déjà entamée aux États-Unis par Richard Posner, l’un des fondateurs du mouvement « Law and Economics », avec la publication d’un article intitulé « le déclin du droit comme discipline autonome » 45R. A. Posner, « The Decline of Law as an Autonomous Discipline : 1962-1987 » 100, Harvard Law Review, 1987, p. 773. Dans cet article, il plaide en faveur de l’interdisciplinarité de manière à l’élargir la connaissance du système juridique, mais en 2002, une fois devenu juge, il a nuancé son propos et a conseillé de revenir à l’analyse doctrinale, aussi ennuyeuse et étroite qu’elle puisse être, car elle est utile et permet d’offrir les conditions nécessaires et minimales à un débat de qualité : R. A. Posner, « Legal Scholarship Today » 115, Harvard Law Review, 2002, p. 1324..
Ce débat intense a été en particulier observé lors de la publication de l’ouvrage de Ran Hirschl, professeur de sciences politiques et de droit à l’Université de Toronto, en 2014 : cet ouvrage, Comparative Matters : The Renaissance of Comparative Constitutional Law, affiche la primauté de la politique comparée sur le droit constitutionnel comparé46R. Hirschl, Comparative Matters. The Renaissance of Comparative Constitutional Law, Oxford, OUP, 2014.. Cela se traduit par des explications économico-politiques des actions des juges ou de la large diffusion de la justice constitutionnelle. Cela se traduit plus encore par une critique tenant au flou de la méthode comparative constitutionnelle (sous-entendue juridique) alors que la démarche politiste serait méthodologiquement rigoureuse47Ibid., p. 186 et 278.. Enfin, on en trouve une autre traduction étroitement liée à cette dernière : la promotion de la sélection de cas et la place prédominante des méthodes quantitatives.
Il convient avant toute chose de remarquer que la répartition des champs disciplinaires est différente en Amérique du Nord et en France. La répartition des territoires est en effet propre à l’histoire nationale des disciplines. Il faudrait sans doute faire une histoire comparative de la structuration des disciplines pour mieux comprendre pourquoi ailleurs (ou du moins aux États-Unis) les démarcations, bien qu’en étant aussi nettes, n’empêchent pas des rapports plus ouverts entre droit constitutionnel et science politique. Mais cela dépasse nos objectifs. Remarquons toutefois une suggestion de Philippe Raynaud qui laisse penser que ce n’est pas seulement une question de structuration des disciplines : le fait que tous, y compris les constitutionnalistes, voient dans la Cour suprême une institution politique qui fait plus que « dire le droit », contribue grandement à la collaboration entre les deux disciplines aux États-Unis48P. Raynaud, « Le droit et la science politique », Jus Politicum, 2009, n° 2, [http://juspoliticum.com/article/Le-droit-et-la-science-politique-77.html]. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de R. Hirschl a fait l’objet de critiques aussi formulées par les constitutionnalistes américains49Voir en part. V. Jackson, « Comparative Constitutional Law, Legal Realism and Empirical Legal Science », Boston University Law Review, Vol. 96, 2016, p. 1359. qui ne sont pas sans rappeler les débats hexagonaux, même si les politistes français étaient plutôt dans une stratégie d’autonomisation par rapport aux constitutionnalistes50C. Eisenmann, « Droit constitutionnel et science politique » : cet article initialement publié dans la Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle (1957) a été repris dans Ch. Eisemann, Ecrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Textes réunis par Ch. Leben, Paris, Ed. Panthéon-Assas, 2002, p. 511 ; J. Chevallier, « Droit constitutionnel et institutions politiques : les mésaventures d’un couple fusionnel », Mélanges en l’honneur Pierre Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 183..
Un débat spécifique aux études comparatives est toutefois engagé. Cela tient au contexte globalisé (et aussi à l’affirmation du leadership des études nord-américaines dans ce contexte auquel participe l’ouvrage précité) qui a joué et joue indéniablement un rôle non négligeable dans le renouvellement du débat théorique51Voir en part.R. Hirschl, « From comparative constitutional law to comparative constitutional studies », I-CON, 1-2013, p. 1. Pour une vision critique des propositions venant des études constitutionnelles comparatives américaines : C. Möllers, H. Birkenkötter, « Towards a New Conceptualism in Comparative Constitutional Law, or Reviving German Tradition of the Lehrbuch », I-CON, 3-2014, p. 603. sur ce qu’on peut comparer et comment comparer. Ce débat prend plusieurs directions. D’abord, l’on doute très fortement du primat de la politique comparée dans le champ du droit constitutionnel comparé bien que ce savoir puisse apprendre de la politique comparée : en particulier, dans le cadre de l’enquête comparative, sur la question de la sélection de cas52Voir M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), cit., p. 77. ou, encore, sur les méthodes quantitatives. Cette conversation entre les disciplines, cependant, devrait davantage reposer sur un échange constructif que sur l’affirmation d’une primauté. Cette autre manière de pratiquer la comparaison détachée du contexte national (langue, système juridique pris dans son ensemble, culture) dans lequel les normes juridiques s’enracinent, mérite d’être mise à l’épreuve avant de présenter les méthodes quantitatives comme « la nouvelle frontière méthodologique du droit (constitutionnel) comparé »53A. Meuwese, M. V ersteeg, op. cit., p. 255.. Nous avons déjà discuté cette vision pour conclure qu’elle appauvrit la comparaison des droits54Voir notre critique de l’étude d’ordre statistique proposée par D. Law et M. Versteeg, « The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism », California Law Review, n° 99, 2011, p. 1162 : M.-C. Ponthoreau, « Global Constitutionalism, un discours doctrinal homogénéisant. L’apport du comparatisme critique », Jus Politicum n° 19, 2018 : http://juspoliticum.com/article/Global-Constitutionalism-un-discours-doctrinal-homogeneisant-L-apport-du-comparatisme-critique-1199.html. Elle n’emporte pas la conviction sauf à articuler les méthodes, comme souligné précédemment.
Ensuite, l’ouvrage proposé par Hirschl reste très marqué par le contexte intellectuel nord-américain : le reste du monde n’existe pas, sauf le Commonwealth, mais la littérature prise en compte est exclusivement celle reconnue aux États-Unis. Les explications avancées relèvent en particulier de la perspective économiste. La perte d’influence du constitutionnalisme américain n’est pas étrangère à l’éveil du droit constitutionnel comparé sur le continent nord-américain. Les ressorts de la réflexion américaine n’en restent pas moins en partie différents de ceux de la réflexion européenne puisque le débat est très largement focalisé sur l’interprétation constitutionnelle, d’une part, et la protection des droits fondamentaux, d’autre part. En outre, si on considère le point de départ, le chemin à parcourir est sans doute long, la situation du droit comparé étant le plus souvent décrite comme « affligeante » aux États-Unis55B. Markesinis, Juges et universitaires face au droit comparé, (trad. Comparative Law in the Courtroom and Classroom, 2003) Paris, Dalloz, 2006, p. 169.. Encore, aujourd’hui, l’historien du droit et comparatiste américain, James Q. Whitman, affirme :

« Les juristes américains croient, en dépit de leurs problèmes de politique intérieure récurrents, en la supériorité du modèle constitutionnel américain et ne s’intéressent guère aux modèles étrangers »56Entretien avec J. Q. Whitman réalisé par G. Richard et L. Zevounou in Droit et Société, 2019/1, n° 101, p. 105..

Le terrain des études constitutionnelles comparatives a donc été accaparé par les politistes, plus ouverts à des expériences sans constitution normative, et envahi par les explications causales.
Enfin, on peut avancer que l’approche comparative offre une base empirique à la théorie constitutionnelle (dans le prolongement de l’apport de Jellinek). Pour ce faire, le constitutionnaliste a besoin notamment de concepts, sans doute flous, comme par exemple « culture constitutionnelle » pour analyser la réalité. L’intérêt pour la réalité constitutionnelle ne signifie pas abandonnée la théorie constitutionnelle car elle seule aide le constitutionnaliste (comparatiste) à penser le droit. Très justement, il a été observé qu’il y a un relent de « réalisme » dans le programme de recherche avancé par R. Hirschl57C. Möllers, H. Birkenkötter, « Towards a New Conceptualism in Comparative Constitutional Law, or Reviving German Tradition of the Lehrbuch », I-CON, 3-2014, p. 603.. Et, pourtant, même les réalistes américains ont reconnu que le droit n’est pas une « science exacte »58Jerome Frank cité par V. Jackson, op. cit., p. 1373. Ici, c’est l’adjectif « exacte » qui mérite notre attention plutôt que celui de « science », source de confusion entre les juristes eux-mêmes (selon qu’ils se réfèrent au langage du droit ou au langage du savant qui l’appréhende) d’une part, et ces derniers et les savants des sciences sociales, d’autre part. Pour le comparatiste, la source de confusion est moins grande puisque le droit comparé comme droit positif n’existe pas, il existe exclusivement comme « science » ou, mieux, comme savoir.. Voici les échos d’une vieille discussion entre empirisme et conceptualisme en droit59En France, cette discussion a surtout connu son apogée avec le débat entre administrativistes sur le rôle respectif du juge et de la doctrine, d’une part et le rôle respectif des concepts et des données de fait, d’autre part, dans l’élaboration du droit administratif. Voir J. Rivero, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », D. 1951, chr. 99 ; J. Waline, « Empirisme et conceptualisme juridique : faut-il tuer les catégories juridiques ? », Mélanges Dabin, Bruxelles, Bruylant, 1963, p. 359. : querelle que les constitutionnalistes comparatistes gagneraient à dépasser en proposant une théorie constitutionnelle dans laquelle l’empirisme trouve une place par une pratique interdisciplinaire justifiée et donc en cherchant à articuler les méthodes.

    B.  Des limites contournées par une pratique interdisciplinaire justifiée

En Europe, la science du droit public n’a jamais été complètement fermée à l’interdisciplinarité60Par exemple, pour le droit administratif, voir S. Cassese, Cultura e politica del diritto amministrativo, Bologna, Il Mulino, 1971.. Ainsi, le droit constitutionnel a toujours eu un lien avec d’autres disciplines telles que la philosophie, l’histoire et la science politique. L’essence de l’interdisciplinarité est de se jouer des frontières disciplinaires et c’est pourquoi il convient de préciser jusqu’où on peut mener cette indiscipline. La pratique interdisciplinaire prend différentes formes qui peuvent se déployer dans un contexte collectif ou individuel de recherche.
À titre collectif, différencier les points de vue ne signifie pas dissoudre le droit, mais poser des questions différentes sur le droit selon que l’on est juriste ou sociologue ou historien (la forme pluridisciplinaire est ici privilégiée). Il existe des questions purement dogmatiques : par exemple, quelle est l’interprétation donnée à telle règle de droit par un juriste ? Alors qu’à propos de cette même règle, le sociologue posera la question : quelle est son effectivité dans la société ? L’association des deux démarches peut aider par exemple le juge dans sa prise de décision ou le chercheur dans une compréhension complexe du droit tel qu’il est conçu, interprété et appliqué.
À titre individuel ou collectif, deux options sont envisageables selon que l’on utilise plus ou moins les méthodes d’une autre discipline dans l’entendement des questions juridiques. D’une part, l’interdisciplinarité soft (et donc weak) consiste à prendre appui sur une autre discipline de manière à porter un regard différent sur les objets juridiques, sur les impensés de sa discipline (ce qui va de soi). D’autre part, l’interdisciplinarité hard (et donc strong) vise à investir une autre discipline. La première option permet de penser autrement sans avoir les contraintes et les limites de sa discipline. Le positivisme fait oublier à la plupart des juristes qu’en droit la part du construit est beaucoup plus grande que celle du donné, que les concepts reposent sur des précompréhensions elles-mêmes fondées sur des valeurs, croyances et pratiques culturelles diverses. Cette première option permet donc de donner des éclairages externes à la discipline juridique de manière à révéler ces précompréhensions. La seconde est sans doute plus exigeante et donc plus redoutable. Cette dernière option est connue aux États-Unis sous la forme de « Law and… ». Ce sont des mouvements doctrinaux contestataires et critiques à l’endroit du droit. Le réalisme américain n’a pas été contré par un retour du formalisme et s’est en quelque sorte développé en faisant place à ces mouvements alternatifs dont les plus connus sont Law and Economics et Critical Legal Studies61N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, Oxford, Clarendon Press, 1995..
De la même manière qu’il existe différents degrés de comparaison, différentes intensités d’interactions disciplinaires sont possibles : d’une conception minimale de l’interdisciplinarité à une autre plus étendue et plus exigeante. Surtout, des contextes épistémologiques justifient pleinement le recours à l’interdisciplinarité. Les actuelles mutations que le droit connaît, ne laissent plus vraiment le choix aux juristes. Ainsi, la globalisation est interdisciplinaire et donc irréductible à la question des frontières disciplinaires. Une prise de conscience de la transformation spatiale du monde se manifeste désormais au sein des différents secteurs des sciences sociales et engendre des mutations qui ont des incidences sur les disciplines elles-mêmes : c’est un moment fort car, précisément, il transforme en profondeur nos disciplines « comme au début du XIXe siècle avec la naissance de la société industrielle »62A. Caillé, S. Dufoix, « Le moment global des sciences sociales », in A. Caillé et S. Dufoix (dir.), Le tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013, p. 6..
Outre les phénomènes de globalisation et d’européanisation du droit, un autre domaine suppose de mobiliser plusieurs savoirs : l’étude des droits et des libertés. Dans les sociétés actuelles, on voit se manifester un nombre sans cesse grandissant de revendications identitaires. Elles ne sont jamais simples, ni à comprendre, ni à satisfaire. S’appuyant la plupart du temps sur le droit à l’égalité, elles oscillent entre l’invocation du droit à la différence et la réclamation d’une meilleure intégration à la société, entre la dénonciation de l’exclusion des institutions publiques et la revendication de nouveaux droits de plus en plus souvent collectifs. Outre que les questions identitaires ne se laissent pas facilement saisir par le droit des libertés, elles posent en particulier au constitutionnaliste des problèmes de philosophie politique qu’il ne peut négliger comme par exemple : une identité affirmée dans l’histoire a-t-elle plus de légitimité qu’une identité qui émerge dans le social ?
L’interdisciplinarité n’est donc pas seulement une question d’empathie entre la comparaison des droits et les sciences sociales, c’est une exigence pour comprendre les transformations sociales et épistémologiques et, donc, pour appréhender de nouveaux objets comme, par exemple, l’intelligence artificielle, la justice prédictive, les droits de la nature (présents dans de nombreux catalogues des droits des constitutions des pays d’Amérique latine), l’ubuntu africain… De plus en plus, l’approche contextuelle et culturelle s’affiche comme une nécessité pour comprendre le droit constitutionnel dans la société pour lequel il est fait et, en particulier, pour penser les mutations du constitutionnalisme. Les constitutionnalistes comparatistes sont confrontés à une expansion sans pareille de leur champ d’investigation qui est désormais « global » : la constitution adoptée dans des contextes très différents du constitutionnalisme d’origine pose de redoutables problèmes d’analyse parce que la diffusion des droits de l’homme est en jeu. La défense des droits l’homme est louable et aisément compréhensible, mais les comparatistes constitutionnalistes, instruits par la réalité constitutionnelle63D’un point de vue théorique, voir M. Adams et al. (dir.), Constitutionalism and the Rule of Law : Bridging Idealism and Realism, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; G. Jacobsohn, M. S chor (eds.), Comparative Constitutional Theory, Cheltenham, E. Elgar, 2018. D’un point de vue pratique, voir la retranscription de la table ronde animée par X. Philippe sur « Les constitutions de transition entre universalisme et particularisme : rôle et limites de l’ingénierie constitutionnelle comparée et internationale », AIJC, vol. 30-2014 (2015), p. 623., ne peuvent échapper à l’approche différenciée des formes de constitutionnalisme.
La perspective nord-américaine évoquée précédemment et la prévalence des statistiques ne répondent pas à cette compréhension en profondeur du droit. Plus précisément, la pratique interdisciplinaire s’inscrit dans une perspective dialectique dont le trait le plus significatif consiste à relativiser à la fois les identités et les différences. Cette démarche se marie parfaitement avec un comparatisme qui reconnaît l’intérêt à étudier aussi bien les identités que les différences des droits. Car il admet que l’on a autant à apprendre des dissemblances que des similitudes. En pratiquant le va-et-vient entre plusieurs savoirs et en travaillant tant sur les identités que sur les différences des droits, le comparatisme met en évidence la fécondité de l’entre-deux où s’affrontent, se croisent et parfois convergent les prétentions en présence. Cette démarche montre en particulier sa fécondité dans le travail de contextualisation et, donc, d’articulation des normes juridiques sur différents contextes (linguistique, historique, social, politique…).
En revanche, la perspective postcoloniale peut éclairer autrement le droit constitutionnel comparé64Pour un approfondissement, voir la nouvelle édition de Droit(s)constitutionnel(s) comparé(s), à paraître, septembre 2021 et C. Herrera, « Ce que le postcolonialisme ferait au constitutionnalisme. Pour une critique de la raison constitutionnelle » in A. Geslin, C. M . Herrera et M. C. Ponthoreau (dir.), Postcolonialisme et droit : perspectives épistémologiques, Paris, Kimé, 2020, p. 133.. Dans sa forme plus radicale, certains auteurs appellent à une « décolonisation conceptuelle »65K. Wiredu, « Conceptual decolonization as an imperative in contemporary African philosophy : some personal reflections », Rue Descartes, vol. 26, 2002/2, p. 53 et s. ; S. J. Ndlovu-Gatsheni, Epistemic Freedom in Africa. Deprovincialization and Decolonization, Londres–New-York, Routledge, 2018. au nom d’une désobéissance épistémique66W. Mignolo, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémique », Mouvements, 2013, n° 73, p. 182. Certains penseurs se revendiquant de la décolonialité s’inscrivent dans une perspective marxiste.. Le chemin est toutefois semé d’embûches. Parmi les difficultés reconnues par certains, il convient de souligner en particulier celles à recourir à ses propres traditions intellectuelles en usant des langues occidentales importées par la colonisation67Il est admis que la période coloniale débute en 1492 par la découverte de l’Amérique. Légitimée par une mission de civilisation, la colonisation est vue comme porteuse de progrès aux pays colonisés qui subissent l’impérialisme des grandes puissances européennes. Dans Le capital, Karl Marx présente la colonisation comme accouchant de la société capitaliste.. Aussi certains des tenants de la pensée décoloniale revendiquent-ils une décolonisation épistémologique et méthodologique68L. Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous Peoples, Zed Books Ltd / University of Otago Press, 1999 ; S. J. Ndlovu-Gatsheni, « The Dynamics of Epistemological Decolonisation in the 21st century : towards epistemic freedom », Strategic Review for Southern Africa, Vol. 40, n° 1, 2018, p. 16 et s.. Tous ces mouvements ont une visée critique radicale en dénonçant « l’injustice épistémique » des catégories coloniales69R. Bhargava, « Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme », Socio, 2013/1, p. 41 et s. et tout spécifiquement de l’universalisme. Ils combattent en particulier le nationalisme méthodologique. Dit autrement, en droit, cela se traduit par l’idée que les juristes pensent le droit d’une seule façon, celle de leur communauté épistémique nationale ; le terme « occidentale » serait sans doute plus significatif pour renvoyer aux colonisateurs. Ici, est retenue une forme « faible » de ces mouvements de manière à comprendre en quoi et comment la perspective postcoloniale est en mesure de perturber notre manière de penser le droit constitutionnel. Il semble en effet impossible de se débarrasser entièrement de l’enracinement dans une communauté épistémique (justement, la manière dont on a appris le droit, les modes de le penser, de l’appliquer et de l’enseigner), mais l’essentiel est d’en avoir conscience. L’approche postcoloniale peut sans doute renforcer cette prise de conscience en évitant aux comparatistes l’ethnocentrisme et le culturalisme. Des lieux sont probablement plus propices à cette prise de conscience, en particulier les anciennes colonies70En France, les territoires d’Outre-mer sont aussi un espace propice à cette démarche. Voir L. Havard, « Regard postcolonial sur la construction du peuple calédonien : une décolonisation équivoque » in Postcolonialisme et droit : perspectives épistémologiques, cit., p. 66 et s.. Ces dernières sont riches en ressources pour penser différemment le national contaminé par les transferts et hybridations juridiques (ou autres).
Précisément, les postcoloniamismes introduisent d’autres lieux « géographiques » en invitant à reconsidérer l’espace et donc à se décentrer par rapport à l’Europe et aux États-Unis. Pour la comparaison des droits, cela signifie ne plus mener cette activité de mesure en fonction de l’étalon occidental, mais d’apprendre à reconnaître ce que la position – géographique– entraîne et contraint pour toutes les représentations. Par exemple, le constitutionnalisme, dont l’origine occidentale ne fait pas débat, est un concept récupéré, adapté, dans d’autres parties du monde71Voir par exemple, E. Mérieau, Le constitutionnalisme thaïlandais au prisme de ses emprunts étrangers : une analyse de la fonction royale, Institut Universitaire Varenne, Coll. des Thèses, 2018.. Les ouvertures postcoloniales offrent un regard décentré. Décentrer le regard suffit-il toutefois à apporter de nouvelles connaissances ? Pour décortiquer et désenclaver, il faut sortir du cadre national des savoirs. Il y a des contextes épistémologiques dans lesquels l’interdisciplinarité est une nécessité tout autant que la rupture avec le nationalisme méthodologique. L’État-nation, en tant que configuration européenne, a été historiquement un État colonial. En prendre conscience et cerner les impensés qui continuent de se perpétuer constituent une première étape avant même de s’interroger sur l’apport des études postcoloniales en termes de méthodes et d’objets de recherche. Par exemple, cela suppose de la part d’une comparatiste française de sortir de postulats théoriques et méthodologiques liés à la vision formelle du droit, au rôle de l’État ou encore aux modes de pensée. Une fois cette rupture consommée, la comparatiste postcoloniale sera en mesure de déplacer ses objets de recherche, trop souvent articulés autour de la dichotomie entre droit de tradition civiliste/droit de common law ou de celle entre droit écrit/droit coutumier (qui ne recoupe pas nécessairement la première). Du point de vue épistémologique, il s’agit d’introduire la perspective postcoloniale pour perturber ce qui apparaît ou ce qui est apparu pendant longtemps comme un récit constitué par l’Occident et donc en discuter les présupposés72Par exemple, voir le travail d’Edward Saïd (palestinien, professeur de littérature comparée à Columbia University, New-York) sur l’Orientalisme comme savoir de domination de l’Occident sur l’Orient : E. W. Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, (1978) Paris, Le Seuil, 1980..
Instruit par les apports des sciences sociales, le droit constitutionnel comparé a une qualité épistémologique : offrir une connaissance en profondeur du droit et donc s’intéresser aussi bien à la partie visible du système juridique (avant tout, les éléments structurels que sont les concepts et institutions) qu’à la partie invisible ou, en tout cas, plus difficilement perceptible (les éléments culturels que sont la manière de concevoir le droit et de raisonner en droit). Répondre à cet objectif suppose un syncrétisme méthodologique qui ne consiste pas à opposer, mais au contraire à concilier les méthodes. Prendre en compte l’implicite et l’explicite d’un système juridique suppose de structurer différents niveaux d’analyse, même s’il faut reconnaître qu’ils sont rarement mobilisés tous ensemble dans une recherche (car difficilement accessible à un seul chercheur). C’est pourquoi, dans une version plus modeste, le comparatiste peut conjuguer les perspectives en multipliant les regards sur un objet supposé identique et plus restreint que tout un système.
Le constitutionnaliste comparatiste peut ainsi prétendre à une prise de conscience de la complexité juridique et à une compréhension critique du droit constitutionnel. L’approche contextuelle et culturelle n’a en effet de sens que si elle offre un éclairage différent pour mieux saisir les problèmes auxquels sont confrontés les juristes, en général, et les constitutionnalistes, en particulier. Ainsi, le droit constitutionnel doit rester l’objet principal de la recherche comparative et interdisciplinaire pour les constitutionnalistes. Si l’on contient les risques d’approximation conceptuelle, cette approche n’est en rien régressive. Elle joue au contraire un rôle heuristique, voire innovant. Il reste, comme l’a justement souligné Véronique Champeil-Desplats, que le syncrétisme méthodologique a été dévalorisé, voire stigmatisé, même si de grands constitutionnalistes tels que Maurice Hauriou l’ont pratiqué :

« l’appréciation provient le plus fréquemment de ceux qui s’inscrivent dans une posture épistémologique dite “fermée” (le terme n’est pas péjoratif), c’est-à-dire qui privilégient la délimitation stricte des disciplines juridiques scientifiques, de leur objet et de leurs méthodes »73Op. cit., p. 349..

On peut comprendre que le comparatiste attentif à la seule règle de droit positif puisse se sentir démuni devant l’ampleur de la tâche et douter de sa capacité à désenclaver des problématiques en faisant appel à des champs disciplinaires aussi variés que l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie ou encore la linguistique. La proposition est toutefois beaucoup plus modeste puisqu’il ne s’agit pas de mobiliser tous ces savoirs dans une même recherche, sauf à envisager une étude collective. Plus spécifiquement, on peut aussi comprendre que certains puissent voir dans ces propositions une remise en cause partielle du processus de normalisation74A. Viala, « De la promotion d’une règle à la normalisation d’une discipline » in B. Mathieu (dir.), 1958-2008 Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Paris, Dalloz, 2008, p. 524. qui a permis au droit constitutionnel de se rapprocher, sur le plan épistémologique, des méthodes pratiquées par les autres disciplines juridiques et tout particulièrement du commentaire d’arrêts.
Enfin, le propos tenu est sans doute décevant pour ceux qui cherchent une « recette » pour leur étude doctorale. Cette recette n’existe pas car elle est à construire dans la recherche à accomplir. La dimension pratique de la comparaison mérite en effet d’être soulignée en guise de conclusion. L’approfondissement de la comparaison, qui révèle sa fécondité, projette une lumière nouvelle sur la pertinence de la question initiale de recherche et donc amène souvent à une reformulation de celle-ci. La comparaison s’écrit par tâtonnements successifs : elle invente sa direction au fur et à mesure qu’elle progresse en la suivant, d’une manière qui ne peut être totalement préconçue. Il y a certes un effort de structuration et de rationalisation dont le projet interdisciplinaire et les instruments de la comparaison (comme les classifications et les modèles) sont l’expression. Ils cherchent à répondre à une certaine logique. Mais le caractère pratique de la comparaison ne peut être ni contesté, ni effacé. L’expérience comparative est faite de tentatives : sur la base des réussites et aussi des erreurs, le processus peut être corrigé. Ainsi, la comparaison est pour une bonne part une opération mystérieuse. La comparatiste d’origine turque, Esin Örücü, a intitulé l’un de ses ouvrages, The Enigma of Comparative Law (Leiden, Nijhoff, 2004), qui exprime parfaitement cette idée. En rendant compte de ses choix et donc de ses critères de comparaison75La diversité des finalités de la comparaison est sans doute la marque de l’absence de consensus dans « la communauté scientifique des comparatistes, si tant est qu’elle existe » (M.-L. Mathieu-Izorche, « Approches épistémologiques de la comparaison » in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, cit., p. 140). Bien que nous partagions ce point d’analyse avec Marie-Laure Mathieu-Izorche, cela n’invalide pas l’idée d’une comparaison justifiée et contrôlée puisque l’objectif poursuivi est de déplacer le centre de gravité sur le discours comparatif et ainsi d’insister sur la nécessité de justifier les choix méthodologiques : voir M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), cit. p. 82., le comparatiste devrait, en revanche, rendre possible un contrôle sur la comparaison menée de manière à juger de sa pertinence. La difficulté méthodologique ne fait toutefois que se déplacer puisque les critères pertinents dépendent de la connaissance acquise des systèmes juridiques étrangers comparés. Le contrôle est donc conditionné par la connaissance des systèmes comparés.
Somme toute, il convient de reconnaître que les développements ci-dessus ont plus à voir avec les différentes conceptions du droit comme savoir et comme objet de comparaison qu’avec les sciences sociales. Cela devrait rassurer ceux qui craignent de voir les juristes devenir étrangers à eux-mêmes. C’est, en effet, peu probable ou marginal sous nos latitudes où les juristes sont « épistémologiquement obligés de suivre une source du droit obligatoire »76A. Aarnio, Le rationnel comme raisonnable. La justification en droit (trad. The Rational as Reasonable. The Treatise on Legal Justification, Dordrecht, D. Reidel, 1987), Bruxelles, Paris, Story-Scientia, LGDJ, 1992, p. 111. et où le matériau d’analyse reste classiquement le « savoir livresque »77J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, PUF, 3e éd., 2016, p. 15.. Le conseil de La Fontaine mérite d’être médité. Rien n’est interdit en recherche car tout dépend de la finalité poursuivie : « En toute chose il faut considérer la fin » (Le renard et le bouc).

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