La conceptualisation du droit positif : questions de méthode
Frédéric ROUVIÈRE
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire de théorie du droit
Résumé
En nous appuyant sur la contribution de M. Roberto Thiancourt dans ce recueil, nous proposons une discussion sur les obstacles épistémologiques qui peuvent se dresser sur le chemin du chercheur. Le thème des droits finalisés sert ainsi de fil rouge pour étudier le rôle, la portée et la construction des catégories juridiques par le chercheur.
Mots-clés
Concepts juridiques – méthodologie juridique – épistémologie juridique – constructivisme – métadiscours – énoncés – catégories juridiques – qualification – nature et régime juridiques – cohérence – doctrine juridique – systématisation
Abstract
Based on the contribution of M. Roberto Thiancourt in this collection, we propose a discussion of the epistemological obstacles that may stand in the way of the researcher. The subject of finalised rights thus serves as a common thread for studying the role, scope and construction of legal categories by the researcher.
Keywords
Legal concepts – legal methodology – legal epistemology – constructivism – metadiscourse – statements – legal categories – qualification – legal nature and regime – consistency – legal doctrine – systematisation
Introduction - Concepts et droit postif
Toute thèse qui se propose de conceptualiser le droit positif se heurte à deux grandes difficultés méthodologiques.
La première difficulté est de savoir si les concepts sont découverts dans le droit positif ou simplement l’invention du chercheur. La première option semble postuler l’existence d’entités idéales nommées « concepts » subsistant comme formes intelligibles ou Idées platoniciennes. La seconde option semble laisser ouverte la voie à l’arbitraire en donnant le pouvoir au chercheur de déclarer ce que bon lui semble à propos des concepts.
Ces deux positions extrêmes du réalisme et du nominalisme philosophiques abordent les concepts à partir de leur statut ontologique. Elles répondent à la question « que sont-ils ? » alors que le chercheur en droit gagne à poser la question « que font-ils ? ». En effet, il est indéniable que les concepts existent dans le discours juridique. La question est donc moins de savoir quels rapports les concepts entretiennent avec le réel que de savoir le rôle qu’ils jouent dans le discours.
La deuxième difficulté est de comprendre l’apport des concepts. Depuis Geny, ils sont classiquement taxés d’abstraction, d’éloignement de la réalité1F. Geny, Science et technique en droit privé positif, t. 1, 1922, § 40, p. 113.. C’est pourtant se méprendre sur le sens du questionnement. Les concepts sont au plus près du réel juridique si celui-ci est considéré comme le droit positif lui-même qui, en dernière instance, n’est qu’une somme de discours articulés entre eux par des règles de formation. Une approche foucaldienne des discours et des énoncés2M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 141. est donc très utile pour clarifier la méthode de conceptualisation du droit positif.
Le sujet de thèse de M. Roberto Thiancourt sur « les droits finalisés dans le contrat »3V. dans ce numéro : R. Thiancourt, « Le conceptualisme a-t-il encore une utilité et un avenir ? ». illustre parfaitement cette double difficulté qui se trouve exprimée de bien des façons à travers sa présentation.
On constate ainsi que dans toute recherche juridique, le chercheur éprouve le besoin de clarifier le statut épistémologique de son propre discours et de comprendre la méthode qu’il emploie pour valider scientifiquement ses résultats4Ch. Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Arch. Ph. Dr. 1966, p. 41-43.. Il est bien entendu possible de faire une très bonne thèse sans cette conscience méthodologique mais celle-ci accroît en général la maîtrise du sujet et achève intellectuellement de fonder les résultats obtenus.
L’objet des propos qui suivent sera d’identifier les obstacles épistémologiques5G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1934) Vrin 5e éd., 1967, p. 16 s. dans le texte proposé par M. Roberto Thiancourt afin de mettre en lumière les questions sous-jacentes et les problèmes de méthodes correspondants.
I. L’expression de « droits finalisés » ne se trouve pas dans les énoncés normatifs
Ce problème renvoie nettement à la question du statut ontologique des concepts. Le chercheur s’attend à les trouver en quelque sorte « tout faits » dans son objet. L’absence de l’expression dans les données positives du droit pourrait faire croire à un « non-sujet ».
En réalité, ce problème se surmonte d’une double façon.
Premièrement, il faut distinguer l’objet de la thèse et les données positives pertinentes. L’objet porte sur les « droits finalisés » mais cela ne suppose pas que les données qui aliment l’objet contiennent déjà l’expression. Soutenir une pareille position serait hypostasier l’objet, c’est-à-dire le réifier et le traiter comme une chose. Or il est une création de l’esprit. Sa fonction est précisément de donner sens aux données, de les classer, de les organiser afin de les interpréter.
Il est déjà douteux dans les sciences empiriques qu’il existe des lois naturelles et des essences stables6B. van Frassen, Lois et symétrie, Vrin, 1994, passim.. À combien plus forte raison, cette remarque s’applique en droit où les données sont toujours précaires et contingentes, où le droit positif est sans cesse en mouvement au gré des réformes législatives et des évolutions jurisprudentielles. En d’autres termes, il n’existe pas en droit d’ordre naturel des données mais une certaine façon de les organiser en fonction des buts poursuivis. La question se reporte alors sur l’apport qu’on attend du concept de « droits finalisés ».
Autrement dit, ce premier problème conduit à préciser la fonction des concepts juridiques. À notre sens, elle est moins de décrire les données que de les expliquer, c’est-à-dire de les relier entre elles selon un schéma d’interprétation qui permette leur mise en œuvre dans des litiges en pratique. La question devient alors : en quoi le concept de droits finalisés me permet de mieux appréhender certaines situations litigieuses et donc de clarifier les questions pratiques qui se posent ?
Deuxièmement, pour parer l’objection de l’absence du vocable dans les données positives du droit mais encore dans le discours doctrinal, il faut distinguer deux types d’énoncés : les énoncés normatifs et les énoncés doctrinaux. Le premier type d’énoncé a pour particularité de devoir être respecté par ses destinataires : ce sont les sources du droit. Par opposition, les énoncés doctrinaux sont dépourvus de force normative. Toutefois, cette distinction intéresse plus l’efficacité pratique du droit (à quoi suis-je concrètement tenu ?) que son savoir. Autrement dit, les énoncés normatifs comme les énoncés doctrinaux ont une même fonction argumentative : ils permettent de justifier la solution retenue dans un litige en désignant un régime juridique dont l’application est elle-même justifiée par une qualification.
De ce point de vue, le but du chercheur est bien de produire un objet (ici : les droits finalisés) qui aura une fonction argumentative dans les litiges rencontrés dans la pratique. Il s’agit d’une pleine confirmation que les concepts ont un rôle explicatif plus que descriptif. La recherche contribue donc à l’évolution et l’enrichissement du savoir juridique.
II. Les niveaux de discours : à quel degré d’analyse appartient la recherche ?
Depuis de nombreux travaux7V. not. M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, Léviathan, 1994, p. 36 ; La théorie du droit, le droit, l’État, Paris, PUF, Léviathan, 2001, p. 173 ; V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2016, p. 257 et s. ; M. Boudot, « La doctrine de la doctrine de la doctrine… : une réflexion sur la suite des points de vue méta – … – juridiques », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2007, p. 35-47., il est devenu classique de distinguer les niveaux de discours. Le droit positif relèverait du discours objet tandis que le discours doctrinal appartiendrait à un méta-discours (un discours sur le discours) ce qui garantirait une plus grande objectivité de ses concepts, rattachés à la science du droit et non à la simple technique juridique.
La distinction des niveaux de discours a certainement un rôle à jouer dans la compréhension du droit et de son épistémologie. Cependant, elle ne doit pas masquer ici la continuité de l’argumentation.
En effet, en supposant même que les droits finalisés appartiennent au méta-discours doctrinal, la catégorie conserve une influence sur la façon de comprendre et d’appliquer le droit positif. Elle n’a donc pas une neutralité strictement scientifique de type descriptif. Elle participe à l’œuvre du droit, elle est même traversée de part en part par elle. Métaphoriquement, on pourrait dire que la doctrine complète le puzzle du droit positif en y ajoutant des pièces qu’il ne contient pas et qui sont pourtant nécessaires pour faire apparaître l’image d’ensemble.
Aussi, il paraît plus simple dans un premier temps d’aborder la recherche non au regard de la question des degrés de discours (dont l’enjeu est théorique) mais au regard leurs effets dans le contentieux (l’enjeu est alors pratique). À cet égard, la fonction doctrinale n’est pas nécessairement méta-discursive au sens où elle surplomberait le droit positif : elle participe d’abord à la résolution des litiges. De façon plus modeste, on peut alors envisager le méta au sens propre c’est-à-dire comme « ce qui vient après » (et non « ce qui est au-dessus »). À cet égard, la doctrine vient après les énoncés du droit positif pour les analyser, les comprendre et au besoin les compléter. Le savoir doctrinal achève l’édifice du droit en lui conférant une cohérence et une unité que les données ne contiennent pas a priori. La visée reste pratique et argumentative.
III. L’inadaptation du couple « nature-régime »
Le couple nature-régime s’est imposé comme un classique de la méthodologie juridique8J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ. 1984, p. 255.. Il permet de résoudre un certain nombre de difficultés mais il n’ouvre pas toutes les portes. Pour saisir ce point, il faut resituer ce principe dans un contexte méthodologique plus large. On s’apercevra alors que, contrairement aux apparences, les droits finalisés n’échappent pas à l’interrogation méthodologique même si techniquement ils échappent au strict couple « nature-régime ».
Techniquement, le couple « nature-régime » renvoie à la recherche du genre commun pour en déduire le régime juridique. Il s’agit donc d’une montée en généralité. À cet égard, ce principe est effectivement inadéquat pour conceptualiser les droits finalisés : n’étant pas une catégorie déjà présente dans les énoncés positifs comment ainsi la classer dans un genre plus vaste ?
Pourtant, cette impossibilité technique ne doit pas masquer le fait que la structure de l’interrogation méthodologique demeure malgré tout. En effet, le couple « nature-régime » n’est qu’un exemple du couple plus large « catégorie-régime ». C’est en ce sens par exemple que la nullité est le régime des vices du consentement ou que les restitutions sont le régime de la nullité. Chaque catégorie se trouve dotée de sa propre inférence et ce qui est régime d’un certain point de vue est catégorie d’un autre point de vue. Tout dépend en effet de la place des éléments dans la chaîne du raisonnement. Dans l’exemple précédent, « A (vices) donc B (nullité) donc C (restitutions) », « B » est le régime de « A » mais « B » est elle-même une catégorie pour « C ».
Aussi, le problème est de savoir à quel point de la chaîne des inférences la catégorie des droits finalisés peut intervenir de façon pertinente. Il faut donc s’interroger sur le sens des inférences qui peuvent être tirées de la catégorie « droits finalisés ». Ces prérogatives contractuelles peuvent-elles être dotées d’un régime propre ? De façon plus générale quelles conséquences pratiques peuvent être tirées de la catégorie ?
On voit ainsi à quel point cet angle d’analyse montre que les énoncés doctrinaux font corps avec les énoncés normatifs et s’insèrent dans une structure commune bien qu’ils ne soient pas donnés a priori dans l’analyse.
IV. Proposer une nouvelle systématisation ?
On pourrait être tenté de prendre le contre-pied de ce qui précède en soutenant que la recherche se propose avant tout un objectif de systématisation au sens d’une classification nouvelle des droits. Toutefois, la classification peut être réalisée à un très haut degré de généralité (comme l’opposition des droits subjectifs au droit objectif) mais encore à un degré où elle est directement opérationnelle en pratique (par exemple, la classification des différents vices du consentement ou des infractions en droit pénal). En s’intéressant aux conséquences pratiques de la classification, la systématisation ne demeure alors pas un point de fuite purement théorique.
Mais au-delà de ces aspects, il faut attirer l’attention sur le fait que toute proposition doctrinale de systématisation est en réalité une proposition doctrinale de conceptualisation. Les deux démarches sont fondamentalement liées. La systématisation est une mise en relation cohérente de nombreux éléments. C’est ce qui la distingue d’un catalogue ou d’un ensemble qui sont une collection d’objets ordonnés de façon simple et plus ou moins arbitraire (par exemple, l’ordre alphabétique). En revanche, le système possède un degré d’organisation bien plus complexe et orienté vers des buts théoriques ou pratiques. Ici, le système du droit positif vise à argumenter les cas faisant l’objet d’un litige entre les parties.
Si le propre du système est la mise en relation, il en va de même dans le concept. Celui-ci présente une structure qui relie formellement des catégories à d’autres sous la forme d’inférences9V. Réveillère, Le juge et le travail des concepts juridiques. Le cas de la citoyenneté de l’Union européenne, Institut universitaireVarenne, Collection de thèses, 2018, p. 17 ; R. Brandom, Rendre explicite I, trad. I. Thomas-Fogiel (dir.), Paris, Cerf, 2010, p. 272.. Cet aspect syllogistique est souvent mal compris. Il ne reflète pas le raisonnement du juriste, il est à la base de son interrogation. La structure du concept permet de poser des questions. Le contenu des concepts fournit les réponses.
La catégorie des « droits finalisés » transforme la façon de poser les problèmes, c’est ce que permet son seul nom : interroger. La définition de la catégorie permettra ensuite de fournir des critères pour identifier son contenu. La question deviendra : à partir de quel moment telle prérogative peut-elle être rangée sous la catégorie des droits finalisés ?
L’intérêt de la distinction entre le concept et son contenu est que les questions demeurent même si les réponses changent10C. Atias, Questions et réponses en droit, PUF, l’interrogation philosophique, 2015, passim.. L’évolution du contenu du droit est largement politique. Néanmoins, les relations conceptuelles sont permanentes11I. Zajtay, « La permanence des concepts du droit romain dans les systèmes juridiques continentaux », Revue internationale de droit comparé, 1966, p. 353-363. et déterminent la façon de poser des questions12F. Rouvière, « La technique juridique comme série d’opérations conceptuelles », A. Desrameaux, F. Colonna d’Istria (dir.), Penser la technique juridique, LGDJ 2018, p. 189 et s.. Proposer une systématisation, c’est donc proposer une conceptualisation mais surtout une nouvelle façon d’interroger. Cette dimension nous semble très souvent sous-évaluée dans l’activité doctrinale alors que la détermination rigoureuse des problèmes est la marque première de l’esprit scientifique13G. Bachelard, précité..
V. Est-il possible d’évaluer la pertinence d’un concept doctrinal ?
Cette difficile question fait suite au problème précédent. Comment savoir que le concept proposé n’est pas une interrogation gratuite ou purement spéculative mais qu’il réalise un apport pour le savoir juridique ?
On peut effectivement hésiter sur de nombreux critères comme la correspondance au droit positif (mais ce serait retomber dans l’hypostase), la confrontation aux théories concurrentes (mais il reste à savoir sur quelle base) ou la controverse doctrinale (mais le critère est purement formel).
Cette question est sans doute l’une des plus délicates que doit affronter le savoir juridique : peut-il être validé autrement que par un protocole tiré des sciences expérimentales14F. Rouvière, « Karl Popper chez les juristes : peut-on falsifier un concept juridique ? », RRJ : Cahiers de Méthodologie Juridique, 2014, p. 2213-2230. ? Sortir d’un tel modèle, n’est-ce forcément sombrer dans la subjectivité ? Nous ne le pensons pas.
À cet effet, nous proposons un critère de validation inspiré du concept spinoziste de puissance15Pour une mobilisation semblable du concept spinoziste dans le domaine de la formation : S. Charbonnier, « La ‘‘compétence’’ en éducation : un renversement de logique anthropologique », Revue de métaphysique et de morale, 2015, p. 539-560.. Contrairement à ce que laisse entendre la compréhension contemporaine du terme, il ne s’agit pas de force encore moins de puissance politique permettant d’imposer ses solutions et décisions. De tels critères tirés du pouvoir seraient peu pertinents pour apprécier et qualifier une œuvre savante. Tout à l’inverse, l’idée spinoziste de puissance consiste à raisonner en termes de potentiel : quelle est la puissance explicative des concepts ?
Par puissance explicative nous entendons une certaine capacité des concepts à améliorer l’état du savoir juridique. Par exemple, la puissance explicative des concepts peut se trouver dans le fait qu’ils font disparaître de faux problèmes. C’est tout le sens du débat très aigu sur le concept de responsabilité contractuelle16Ph. Remy, « La responsabilité contractuelle, histoire d’un faux-concept », RTD civ. 1997, p. 323. En ce sens, les concepts apportent plus de clarté. Autre aspect de la puissance explicative, les concepts peuvent apporter plus de simplicité : utiliser moins de catégories pour expliquer un même nombre de solutions. C’est le principe même du rasoir d’occam : supprimer les entités superflues. Enfin, le concept peut apporter plus de sens grâce une meilleure rationalisation des données : il est ainsi plus compréhensif au sens où il permet d’analyser des cas alors exclus des catégories habituellement admises. Ce fut par exemple le cas de l’émergence de la personnalité morale qui permet de doter les monastères d’une autonomie patrimoniale même en cas de mort de l’ensemble de ses membres17Y. Thomas, « L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005, p. 45 s.. Le pouvoir des concepts est ici compris en un sens épistémologique.
Aussi, il faudrait se poser des questions semblables pour la catégorie des droits finalisés : permettent-ils de mieux poser la question de l’exercice des droits et de leur contrôle ? Permettent-ils de simplifier les distinctions existantes avec un même pouvoir de justification ? Permettent-ils de rationaliser plus de données avec moins d’efforts ? Une seule réponse positive à ces questions permettrait de considérer que la catégorie présente une indéniable pertinence. Elle permettrait alors de montrer par contraste les limites des concepts existants.
VI. Partir du régime pour trouver la nature ?
Cette proposition paraît contre-intuitive mais nous avons déjà consacré une large étude pour établir sa pertinence18F. Rouvière, « Le revers du principe. “Différence de nature (égale) différence de régime” », Le droit, entre autonomie et ouverture, Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Bergel, Bruylant, 2013, p. 415.. Pour le dire rapidement, alors que le couple « nature-régime » relève de l’application du droit, le couple inverse « régime-nature » relève de l’élaboration du droit, exactement comme l’envers d’un vêtement comporte les coutures invisibles qui le traverse. Autrement dit, partir du régime est une authentique règle de construction des concepts juridiques. Cela implique donc que les droits finalisés ne doivent pas être d’abord définis mais que leur utilité doit être circonscrite par l’identification de leur régime. Expliquons rapidement les raisons de cette apparente inversion.
D’abord, le fait d’établir en priorité le régime d’une catégorie justifie l’intérêt de la définir. En effet, le régime est une conséquence tirée d’une catégorie. En l’absence d’enjeu pratique, il n’y a pas lieu de chercher spéculativement une définition. Cette différence est celle qui existe entre le droit et la philosophie : le droit est toujours adossé à des enjeux pratiques qui prenne corps dans un litige. Établir l’existence d’un régime propre c’est ainsi établir la pertinence de la recherche d’une catégorie propre à en justifier l’application. Cette première étape est donc fondamentale d’un point de vue méthodologique, pratique et théorique.
Ensuite, cette démarche s’explique par une pure raison pratique. La solution est le point de départ de tout raisonnement juridique. L’avocat prend pour point de départ l’intérêt de son client et le traduit dans la solution adéquate puis cherche des arguments. Le notaire effectue intellectuellement le même travail que l’avocat à la différence qu’il rédige un acte ou donne un conseil pour que son client prenne une décision éclairée et pertinente. Le juge se trouve confronté à deux solutions entre lesquelles il va devoir choisir en fonction des contraintes argumentatives. L’enjeu pratique n’est donc pas d’identifier les solutions mais d’évaluer la possibilité de les soutenir en droit et en fait. Ceci explique que le raisonnement procède dans la recherche par régression des solutions vers leurs raisons.
Enfin, le discours juridique étant une argumentation, il est parfaitement rationnel de partir du régime pour justifier l’existant. C’est tout le sens d’une vraie recherche de droit positif qui cherche moins à proposer des modifications politiques de celui-ci mais à déterminer avec plus de précision l’appareil des raisons qui justifie les solutions arrêtées. Par cette voie, la recherche se présente pour ce qu’elle est : une construction rationnelle des justifications qui implique de procéder des conséquences vers les causes (et non l’inverse). En ce sens la démarche est bien celle d’une régression analytique. Sur ce point, c’est Descartes19R. Descartes, « Secondes réponses aux objections contre les méditations métaphysiques », OEuvres et lettres, Gallimard, Pléiade, 1953, p. 387. qui est préféré à Spinoza.
VII. La recherche doit-elle éviter de produire des énoncés normatifs ?
La réponse à cette question pourrait être rapide. Il suffit de distinguer les énoncés issus des sources du droit et ceux issus des écrits des auteurs étant entendus que seuls les premiers sont obligatoires. Pourtant, cette façon de trancher le problème est insuffisante pour épuiser la question de la normativité des énoncés.
En effet, le caractère normatif des énoncés n’a pas de réelle incidence sur leur dimension argumentative. Certes, les théories spéculatives et propositions alternatives ne sont pas « de droit positif » mais il faut entendre par là qu’elles n’expliquent tout simplement pas les données disponibles. En revanche, tout énoncé juridique qui en éclaire d’autres parce qu’il les condense et leur donne sens est pleinement utile pour le raisonnement.
En ce sens, il existe une normativité qui n’est pas politique (i.e en tant que coercition) mais épistémique. Il s’agit de la normativité intrinsèque à l’argumentation. Aucune autorité politique n’impose par exemple de respecter le principe de non-contradiction mais sans lui le droit (et la connaissance en général) ne serait tout simplement pas possible. La normativité dont il est question ici est celle qui anime de l’intérieur le raisonnement et l’argumentation.
En somme, la question dans l’absolu est moins celle de la normativité que des données. Le chercheur prétend-t-il expliquer son corpus de données ou le modifier ? C’est toute la différence entre une analyse de lege lata et de lege ferenda. L’honnêteté dans la recherche appelle seulement à ne pas faire passer les recherches d’une catégorie pour une autre. À ce stade, il s’agit d’une forme élémentaire de probité.
VIII. Faut-il mettre en cohérence le droit positif ?
Une nouvelle fois, le problème porte sur les relations entre le discours du chercheur et les énoncés issus des sources du droit. Elle est un corrélat de la distinction des niveaux de discours20V. sur ce point la distinction entre la théorie et le droit positif : E. Savaux, La théorie générale du contrat : mythe ou réalité ?, LGDJ, Bibl. de droit privé, 1997.. En effet, si le droit positif est spontanément cohérent, le discours doctrinal reviendrait à le décrire. La neutralité scientifique exigerait dans la même ligne de pensée que le chercheur ne tente pas de rendre cohérent ce qui ne l’est pas. Cette position est celle qui ressort très nettement de la Théorie pure du droit dans laquelle Kelsen, après avoir distingué les deux types de discours, s’avère embarrassé quand il admet que le discours doctrinal réitère sans ajout le discours-objet21H. Kelsen, Théorie pure du droit, Ch. Eisenmann (trad.) Dalloz, 1962, p. 101.. Bref, le savoir juridique paraît sombrer dans la répétition.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut inscrire la recherche dans la continuité du droit positif et non en rupture avec lui. Cette façon de penser a pour avantage de mettre en lumière l’exigence fondamentale de cohérence, constitutive du discours juridique. À cet égard, la cohérence n’existe pas a priori dans un objet et en dehors du discours ; tout au contraire, elle est produite par le discours, lui-même fondé sur la règle formelle de justice22F. Rouvière, « Qu’est-ce qu’une recherche juridique ? », L’évaluation de la recherche en droit : enjeux et méthodes, Bruylant, 2015, p. 117-137.. Cette règle pose que les cas semblables doivent être traités de façon identique23F. Rouvière, « Traiter les cas semblables de façon identique : un aspect méthodologique de l’idée de justice », Jurisprudence. Revue critique, 2012, p. 89-100.. Formelle et sans contenu, elle structure toute argumentation et toute recherche de justice24F. Rouvière, « Le fondement du savoir juridique », RTD civ. 2016, n° 8, p. 286.. Les catégories juridiques ont alors précisément pour rôle de fixer les critères qui permettent de décider les cas qui sont identiques et ceux qui ne le sont pas.
La catégorie des droits finalisés doit, pour être consistante, dégager des critères d’identification de ces droits (cas semblables) pour les soumettre à un même régime (traitement identique). Cet objectif de mise en cohérence appelle une synthèse qui permet d’identifier une même famille de droits, abstraction faite de leurs dénominations particulières. Le concept prime ainsi les expressions linguistiques qui le désignent.
De ce point de vue, la mise en cohérence du droit positif est un effet intrinsèquement attaché au discours juridique. La mesure de cette cohérence dépend des données fournies par les sources du droit, à savoir les relations existantes entre une série de cas et une solution.
IX. Existe-t-il une rationalité cachée à découvrir ?
Cette dernière question est un nouvel avatar des rapports entre le discours juridique et son objet. La rationalité est rattachée à la cohérence qui elle-même dépend des règles de formation du discours parmi lesquelles se trouve la règle formelle de justice.
Si la rationalité se cache, ce n’est pas comme objet tout prêt, mais comme structure qui permet de rendre compte au mieux des données25Comp. Ch. Kemp, J. B. Tenenbaum, « The discovery of structural form », Proceedings of the National Academy of Sciences 2008, 5 august, vol. 105, n° 31, p. 10687-10692..
L’objectif est de montrer que la catégorie des droits finalisés est une authentique topique, c’est-à-dire un lieu d’argumentation, une catégorie opérationnelle dans le discours de justification des solutions. Cette rationalité s’exprime par le fait que le rattachement des énoncés existants à la catégorie des droits finalisés ne peut se faire de façon arbitraire. Dans une très large mesure, elle dépend de canons épistémologiques sous-jacents, ce que d’autres appellerait un paradigme ou une matrice disciplinaire26Sur tous ces points : F. Rouvière, « L’école aixoise de méthodologie juridique », M. Devinat, M. S amson et G.Azzaria (dir.), Les écoles de pensée en droit, Rev. Univ. Dr. Sherbrooke, 2021, p. 122 s.. Dans l’analyse proposée, nous considérons que l’aspect méthodologique prime sur les aspects normatifs, politiques ou éthiques car la méthodologie du droit est sans doute ce qui exprime le mieux sa spécificité épistémique. Par conséquent, la méthodologie éclaire au mieux la démarche du chercheur en droit positif.
Pour conclure, on peut donc dire qu’il n’y a aucun paradoxe à présenter la recherche juridique comme la volonté de traiter de façon neutre des contenus de pensée qui ne le sont pas. Cette neutralité découle du respect de règles internes pour l’élaboration des catégories et d’une analyse systématique des solutions issues des sources du droit. Cette rationalisation est propre au droit, à son discours comme à son savoir. C’est elle qui constitue les juristes en une communauté27Ph. Jestaz, Chr. Jamin, La doctrine, Dalloz, Méthodes du droit, 2004, p. 193 s. au sein de laquelle ils peuvent se parler par la maîtrise d’un langage commun. Aussi, toute recherche en train de se faire est sans doute une illustration parfaitement éclairante de la dynamique du droit et de son savoir.