La formation des juristes aux États-Unis
Vivian Grosswald CURRAN
Professor at the University of Pittsburg (USA)
La formation des juristes aux États-Unis
Si j’avais à résumer toute la formation juridique aux États-Unis en un seul mot, celui qui me viendrait à l’esprit en premier lieu serait « argumenter ». Ce que j’entends n’est pas l’art de l’oratoire ou de la rhétorique, quoiqu’ils y aient leur rôle à jouer, mais plutôt le flux, l’incertitude, tout ce va-et-vient qui surgit non seulement entre la rencontre de deux adversaires dans le système accusatoire mais aussi, voire surtout, entre juriste et juge. Il relève du phénomène qui est l’essence même de la common law : à savoir qu’il s’agit d’un ordre construit de détails, chacun unique, puisque d’affaires uniques, et dont le tout se recompose minutieusement à l’arrivée de chaque nouvelle décision juridique, quelque minime que soit son apport dans l’immensité des détails préexistants.
Les étudiants sont eux-mêmes fort étonnés de découvrir cet univers en flux qui revêt une apparence si peu fiable, alors qu’en entrant à la faculté de droit ils croyaient, comme s’ils étaient de bons civilistes, qu’à toute question juridique existe une réponse et une seule. Leurs professeurs essaient de les détromper aussi vite que possible de cette idée en soulignant les arguments pour et contre toute résolution évoquée au problème juridique posé.
L’objectif pédagogique est de faire comprendre combien est flexible la règle de stare decisis, cette règle de l’emprise des précédents. Aussi la créativité d’un bon juriste common law, dans la mesure où elle se joint à une analyse rigoureuse, aura-telle toujours la possibilité de perturber, quelque peu soit-il, la gigantesque mosaïque de droit qu’est la somme de toutes les affaires décidées auparavant et de leurs rapports les unes avec les autres.
La première année du cursus se consacre en gros à cette tâche, résumée dans la phrase que l’on ne cesse de répéter aux étudiants au fil de leur formation : qu’on leur enseigne à « penser comme des juristes ». Voilà pour un très court résumé du cœur de la formation traditionnelle qui régit depuis que la méthodologie pédagogique aux États-Unis se base sur la lecture de décisions juridiques, c’est-à-dire depuis environ cent ans1Cette méthode est introduite par l’influent doyen de la faculté de la Harvard Law School, Christopher Columbus Langdell, qui y siège de 1870 à 1895. V. Bruce A. Kimball, “The Langdell Problem : Historicizing the Century of Historiography, 1906-2000”, 22 Law and History Rev.,2004, p. 277.. Cette formation donne lieu fréquemment au commentaire de la part des civilistes que l’enseignement du droit aux États-Unis s’oriente vers la pratique du droit, surtout qu’elle ne comporte pour ainsi dire aucun élément apparent de théorie ou de gouvernement dans le cursus obligatoire qui est concentré dans la première année.
Une étude de 1992, devenue assez célèbre et répandue par la suite, le rapport MacCrate2Maccrate report, an educational continuum report of the task force on law schools and the profession : narrowing the gap, american bar association section of legal education and admissions to the bar, 1992., reprocha cependant aux facultés de droit une carence dans la formation pratique des étudiants. En même temps, dès lors qu’une forte croissance de juristes commençait à attiser la concurrence professionnelle dans la société, les employeurs, surtout ceux des grands cabinets d’avocats3Nous signalons dans ce contexte qu’aux États-Unis un avocat peut être l’employeur ou l’employé d’un autre avocat., se montrèrent progressivement moins réceptifs à l’idée de devoir former eux mêmes les nouveaux diplômés. Aussi commencent-ils à embaucher les avocats plus chevronnés, amoindrissant le débouché pour les nouveaux diplômés.
Nous nous rangerons du côté du rapport MacCrate en ce sens que l’on ne se tromperait pas en arrivant à la conclusion que la méthodologie de la case law, malgré toute apparence contraire, est foncièrement un procédé pédagogique pour transmettre non pas la pratique, mais les principes, voire la théorie, de la common law. Suite à ce rapport qui s’avère influent, les cursus connaissent une explosion en cours dits « cliniques », terme manifestement emprunté à la médecine4Ces cours débutent dans les années soixante. V. H. Reese Hansen, “President’s Address,” AALS News, 2010 p. 4., et dont le temps fort est l’opportunité offerte aux étudiants d’assister des professeurs-avocats dans des affaires pendantes à conseiller des clients, à écrire des mémoires et même à plaider devant les juges.
Un autre trait saillant et incontournable, à défaut duquel on aurait du mal à saisir la formation juridique aux États-Unis, concerne son coût et influe sur nombre d’aspects de l’éducation juridique. Le montant des frais d’inscription flambe d’année en année. Sur leurs sites internet respectifs, la Harvard, Yale et Columbia Law Schools estimaient que pour une seule année d’études l’étudiant devait compter avec entre 70 450 et 74 000 U.S. Dollars de dépenses pour l’année académique 2010-2011, incluant logement, nourriture et manuels5V. http ://www.law.harvard.edu/current/sfs/basics/cost/budget.html ; http ://www.law.yale.edu/admissions/costs.htm ; http ://www.law.columbia.edu/llm_jsd/tuition_fees. Les facultés dites publiques, c’est-à-dire subventionnées par un des cinquante États6Il n’y a pas d’éducation à titre national dans le pays, à part les écoles nationales militaire, navale et de l’air., deviennent très coûteuses aussi. Les prix varient, mais l’étudiant devra compter avec environ la moitié des susdits montants dans les institutions d’État aussi7Le site de l’Université de Pittsburgh envisageait un montant de 44.010U.S.D. pour les étudiants entamant leurs études de droit en 2010 dont le domicile légal était la Pennsylvanie, et de 51.636U.S.D. pour les étudiants dont le domicile légal était en dehors de la Pennsylvanie. V. http ://www.law.pitt.edu/ resources/tuition/costs..
La grande majorité des étudiants sont obligés d’emprunter cet argent, pour la plupart à des taux d’intérêt importants. Ils sont extrêmement conscients de la lourde dette qu’ils auront à gérer. En même temps, les facultés se financent de plus en plus en amassant des fonds privés, même celles qui sont censées être des facultés d’État, dès lors que la situation financière des états se trouve souvent périlleuse et que le législateur réduit progressivement les largesses de l’état vis-à-vis des facultés. Aussi l’étudiant d’aujourd’hui est-il perçu comme le donateur de demain.
De son côté, l’étudiant qui paiera durant ses trois années d’études de droit de 100 000 à plus de 200 000 U.S.D. en simples frais d’inscription et, qui plus est, sera chargé d’une dette encombrante pendant de longues années à venir, estime qu’il est dans tout son droit de mesurer la valeur de ce qu’on lui offre en cours, de juger, et d’exiger qu’il se sente satisfait du produit qu’il s’est acheté. En somme, dans cette société de consumérisme, où doyens et chanceliers sont recherchés par rapport à leur talent pour augmenter les fonds disponibles, l’étudiant se trouve dans un rapport de consommateur avec sa faculté de droit dont la tâche dorénavant n’est plus simplement de le former, mais aussi de lui plaire, en quelque sorte de lui faire la cour. Or, nous apprenons que la Yale Law School met à la disposition de leurs étudiants l’usage de Monty, un chien à buts thérapeutiques, désormais stationné à la bibliothèque pour accompagner l’étudiant qui se sentirait dans le besoin de déstresser8V. Timothy Williams, “For Law Students with Everything, Dog Therapy for Stress”, New York Times, 22 mars 2011, p. A-15..
Les facultés se retrouvent dans une concurrence les unes avec les autres dans leur chasse aux étudiants, aux fonds et à une plus grande renommée nationale. Un article qui fera scandale dans le New York Times en janvier 2011 accusera les facultés qui ne se rangent pas parmi les meilleures de dissimuler sous de fausses apparences les véritables statistiques concernant les opportunités de travail de leurs diplômés9V. David Segal, “Is Law School a Losing Game : Deans Say Graduates Are Working. They Don’t Say How Many Are at Home Depot”, New York Times, 9 jan. 2011, p. B-1, B-6.. L’article suggère qu’une formation juridique, en vue de son coût et du manque de débouché pour les juristes, n’est plus rentable à l’heure actuelle10Ibid..
Alors que chaque faculté de droit cherche à se distinguer d’une manière ou d’une autre de ses homologues, elles adoptent souvent des habitudes collectives par crainte de devenir démodées ou de faire fausse route. Or, dans les dernières années il est devenu presque de rigueur dans quasiment toutes les facultés de vouloir se représenter comme étant « mondialisée». Les cursus sont par conséquent mis sur la sellette dans un nombre toujours grandissant d’universités afin de mieux les adapter, et de mieux adapter les étudiants, à un droit national en voie de transnationalisation. Le système d’enseignement qui régit aux États-Unis est flexible, n’étant pas sous l’égide d’un ministère d’éducation nationale, si bien que les facultés de droit sont capables de modifier leurs cursus plus ou moins à leur guise.
D’importants juges, tels les juges Breyer et Ginsburg de la Cour suprême, conseillent aux facultés depuis de nombreuses années d’enseigner le droit civiliste aux étudiants pour que les avocats de demain puissent à leur tour élargir les connaissances des juges par le biais de leurs mémoires et conclusions. Il s’avère pourtant que les difficultés qui s’imposent à ces réformes restent assez significatives.
En premier lieu, si la soi-disant « mondialisation » d’un cursus n’est mise en œuvre que par le biais d’un pourcentage plus élevé de décisions juridiques américaines traitant de parties internationales, il n’est point évident que les étudiants obtiennent la moindre idée qu’un autre système juridique existe au monde en dehors du leur. Certaines facultés, mais celles-ci sont généralement les mieux dotées, encouragent un enseignement en équipe avec un comparatiste qui analyse comment les affaires étudiées auraient abouti dans un système de droit civiliste. D’autres facultés exigent que leurs étudiants suivent un cours de droit international ou de droit comparé.
Reste pourtant à toute tentative d’ouverture sur le monde civiliste et surtout à un monde transnationalisé, le fait que la plupart des étudiants, ainsi que des professeurs, ne parlent que l’anglais. Le droit après tout fait partie intégrante de la société plus large dans laquelle elle évolue et fonctionne, et droit et langue sont inséparables. Actuellement, seul neuf pourcent des étudiants dans les universités américaines étudient les langues étrangères, dont 56 pourcent l’espagnol11V. David S. Clark, “American Law Schools in the Age of Globalization : A Comparative Perspective”, Rutgers Law Rev. n° 61, 2009, p. 1076.. Et encore ces chiffres voilent-ils le manque de formation efficace en langues étrangères que reçoivent les étudiants avant le niveau universitaire.
Maintenant que les facultés de part et d’autre s’empressent de « mondialiser » leur cursus, la menace qui pesait autrefois par rapport à une certaine hostilité envers le droit de l’autre ne guette plus l’académie de l’intérieur. Nombreuses sont devenues les opportunités de prendre des initiatives à cet égard, ainsi que de proposer des cours de langue au sein des facultés de droit12C’est ce que nous faisons à l’Université de Pittsburgh, mais à l’époque où nous avions entamé ce programme, une certaine résistance à l’idée qu’un cours de langue, même dans un contexte juridique, puisse faire partie du cursus en droit, avait amené la faculté à ne pas accorder d’unités de crédit pour les cours de « français pour les juristes » pendant les premières années. En 2011, nous offrirons un séminaire sur l’arbitrage international en langue française.. Si danger il y a pour l’avenir prochain dans cette évolution, il proviendrait plutôt de la possibilité d’une transformation des cursus trop hâtive et par conséquent moins bien adaptée que désirable aux phénomènes complexes dont il s’agit.
Une formation dans le droit et la culture d’autrui a pendant longtemps fait défaut dans la formation et juridique et plus générale aux États-Unis. Un esprit réformateur anime les facultés en ce moment. Reste cependant à espérer que cet objectif si important ne finira pas par être mis en œuvre de manière irréfléchie pour des fins de consommation, mais posément et en consultation le plus souvent que possible avec des collègues civilistes qui ne sont, après tout, pas plus éloignés que l’ordinateur qui transmet le message électronique, ainsi que tous ces autres moyens de communication inimaginables avant l’heure actuelle, dite de la mondialisation.