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La mise sous tension de l’objet de la recherche par la réalisation de celle-ci : quid de la division disciplinaire dans l’effort intellectuel

2. - La division disciplinaire public-privé, Cahiers N°34 - RRJ - 2020-3, PREMIÈRE PARTIE REGARDS CROISÉS SUR LA RECHERCHE JURIDIQUE "EN TRAIN DE SE FAIRE"

Olivier DUPÉRÉ

Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion (C.R.J. – E.A. 14)

Résumé

La présentation vise à cerner les difficultés méthodologiques rencontrées par Justine Macaruella dans la réalisation de sa thèse de doctorat : ses recherches peuvent-elles aboutir à remettre en cause la distinction classique entre deux champs disciplinaires bien établis ? Nous montrons que le problème ainsi ressenti semble bien trouver sa source dans une position d’extériorité par rapport à la division disciplinaire. Or, le juriste chercheur doit à notre sens nécessairement se concevoir, comme un acteur de celle-ci.

Mots-clés

Division disciplinaire du droit – recherche juridique – unité du droit

Abstract

This paper seeks to ascertain the methodological problems that Justine Macaruella has been confronted with while working on her PhD dissertation : Can her research lead to a reconsideration of the classical distinction between two well-established disciplinary fields ? We show that the origin of the problem thus perceived appears to lie in a position of exteriority regarding the distinction between disciplinary fields. It is therefore our opinion that a legal researcher must necessarily think of him- or herself as active in this distinction.

Keywords

Distinction between legal disciplinary fields – legal research – unity of the Law

Introduction

Du droit, tout étudiant acquiert forcément une vision d’autant plus susceptible de sectorisation qu’il valide ses années et se spécialise.
L’enseignement et l’apprentissage du droit sont effectivement organisés sur la base d’une division entre matières spécifiques, plus ou moins regroupées en unités d’enseignement. Les premiers stages professionnels, le premier travail de recherche, ou encore la participation à une clinique du droit, sont fréquemment l’occasion pour lui ou elle de penser que l’intérêt de cette division se borne à l’organisation du cursus universitaire, tant la pratique juridique appelle à combiner simultanément plusieurs pans du droit. Nombreux sont effectivement ceux qui, en l’occurrence, opposent allègrement le caractère « académique » ou « théorique » des enseignements universitaires au caractère « professionnel » ou « pratique » de l’expérience vécue, sans cacher parfois une certaine condescendance à l’égard des premiers. La division disciplinaire réapparaît toutefois vite en pratique, à travers le jeu des spécialisations qui peuvent s’offrir (ex : choix de collaborations avec tels ou tels cabinet d’avocats) et/ou s’imposer aux futurs professionnels du droit.
Entreprendre une thèse de doctorat en droit renouvelle l’expérience de cette sectorisation disciplinaire, car cela conduit nécessairement à inscrire son travail dans un cadre lui-même sectorisé : celui de l’organisation institutionnelle de la recherche publique en France. C’est d’abord et avant tout le cas à travers le rattachement à un centre de recherche, dont l’objet est spécifique la plupart du temps. En effet, les rares laboratoires à être ouverts à l’ensemble des disciplines juridiques, tels le Centre de Recherche Juridique de l’Université de La Réunion, procèdent d’une situation dans laquelle le nombre d’enseignants-chercheurs n’est pas suffisamment important pour justifier la création d’au moins deux organes de recherche spécialisés. Pour celles et ceux des doctorants qui envisageraient un avenir professionnel dans l’enseignement supérieur et la recherche, c’est ensuite le cas du fait des spécialités institutionnalisées à travers l’organisation du C.N.U. (sections Droit privé et sciences criminelles, Droit public et Histoire du droit) ou encore les groupes de matières du concours de l’Agrégation du supérieur. Par ailleurs, le nombre conséquent de revues juridiques reflète largement une spécialisation poussée des activités de recherche juridique.
Omniprésente, la division disciplinaire est donc de nature à interpeller tout doctorant nanti d’un sujet de thèse un tant soit peu transversal, ou que le cours de ses recherches conduirait à vouloir quitter la sécurité d’un sujet de thèse jusque-là blotti dans le confort d’une spécialité disciplinaire reconnue pour envisager celui-ci sous un angle plus large.
Se trouvant dans la première situation, Justine Macaruella estime être confrontée à une « problématique » générale et donc « unique » : « comment appréhender, dans le cadre de la recherche, la division disciplinaire droit public-droit privé ? ». D’après elle, « trois temps réflexifs » scanderaient nécessairement la réponse à cette problématique « dans le cadre de la réalisation d’une thèse » :
– « La division disciplinaire constitue-t-elle une règle dans la réalisation de la recherche ? »
– « Faut-il appréhender cette division disciplinaire de façon relative ou absolue ? »
– « Comment appréhender l’unité d’un objet par-delà les divisions disciplinaires ? »
La simple succession des questions montre qu’une certaine réponse y a été apportée. Pour son auteur, la division disciplinaire est une forme de « règle dans la réalisation de la recherche », dont il faut déterminer la portée « relative ou absolue », ce qui implique en tout état de cause de déterminer la manière « d’appréhender l’unité d’un objet par-delà les divisions disciplinaires ». Les orientations méthodologiques générales, ainsi définies, ne manquent pas de susciter la réflexion. En effet, la problématique essentielle rencontrée par Justine Macaruella nous paraît bien plutôt être celle de la mise sous tension, par la recherche juridique, de l’objet de celle-ci. Cette mise sous tension de l’objet de la recherche juridique, par la réalisation de celle-ci, peut-elle notamment aboutir à remettre en cause la division disciplinaire ? Telle nous semble être, en dernière analyse, la question méthodologique cruciale pour notre vis-à-vis, dont les difficultés pour y apporter une réponse semblent procéder de deux éléments de rigidité (I). La division disciplinaire étant elle-même un produit de la recherche juridique dans cette perspective, rien ne s’oppose aux propositions tendant à en préciser ou à en remodeler les structures, dès lors que la portée de ces propositions est pleinement assumée et justifiée par leur auteur (II).

I. Les présupposés de l’analyse développée par Justine Macaruella : la division disciplinaire comme contrainte dans la recherche

Les orientations méthodologiques retenues par notre vis-à-vis ont pour objet de répondre à une problématique elle-même conçue sur la base de deux points considérés comme acquis : la division disciplinaire étant considérée comme un donné de base, la question serait de savoir s’il est possible de construire sur celle-ci (A) ; certains concepts ou notions seraient a priori et par nature spécifiquement rattachés à une discipline juridique reconnue, de sorte que cette question se ramènerait au fond à celle de savoir s’il est possible de construire malgré la division disciplinaire (B).

   A.   La division disciplinaire, un donné déterminant la problématique : peut-on construire sur la division disciplinaire ?

À la question de savoir « comment appréhender, dans le cadre de la recherche, la division disciplinaire droit public-droit privé ? », Justine Macaruella répond en trois temps a priori focalisés sur la « réalisation » de cette recherche, et en partant du principe que cette division disciplinaire constitue un donné sur lequel tout chercheur en serait réduit à devoir construire.
Dans un premier temps, la « division disciplinaire » implique selon elle un « réflexe disciplinaire » dans l’appréhension de l’objet de la recherche. Face à un objet transversal – dans son cas, un sujet de thèse appelant à mobiliser autant les concepts du droit pénal que ceux du droit public – il s’avère donc indispensable de juxtaposer autant de catégories de résultats de recherche qu’il y a de catégories disciplinaires de concepts.
Justine Macaruella est ainsi amenée, dans un second temps, à se poser la question de savoir s’il est possible d’articuler les deux catégories de résultats qu’elle a obtenus en vue de caractériser l’objet transversal de sa recherche. La distinction entre les deux corpus de résultats répond-elle à une nécessité matérielle (c’est la question de la « portée épistémologique de la division disciplinaire du savoir ») ou non, et si oui dans quelle mesure ? Ici, une réponse s’est avérée bien plus délicate à dégager pour Justine Macaruella, au point qu’elle s’appuie essentiellement sur son expérience doctorale pour en délivrer une : des concepts-clés du droit public peuvent très bien s’avérer utiles à la compréhension de concepts jusque-là exclusivement compris dans le champ du droit pénal. En d’autres termes, la question de savoir si la distinction entre les deux corpus de résultats répond à une nécessité matérielle ne peut pas être tranchée de manière générale et définitive, mais doit recevoir une réponse adaptée à chaque objet de recherche. La division disciplinaire du savoir n’a donc de « portée épistémologique » que « relative ».
Dans le troisième et dernier temps de sa réflexion, Justine Macaruella met en doute ce que son expérience lui a suggéré en second lieu : peut-on réellement utiliser des concepts-clés du droit public pour améliorer la compréhension de concepts jusque-là exclusivement compris à la lumière de ceux du droit pénal ? Une réponse positive est apportée à cette question, en avançant l’hypothèse d’une réception matérielle de concepts-clés du droit public par le droit pénal, moyennant éventuellement une « acclimatation » formelle des premiers au cadre conceptuel du second. L’unité matérielle du droit, parce qu’elle constitue le milieu ambiant de la division disciplinaire, permettrait ainsi à la fois de justifier cette dernière à certains égards, tout en en relativisant la portée chaque fois que la portée de certains concepts-clés d’une discipline excèderait en réalité le champ de celle-ci. Justine Macaruella se retrouve ainsi confrontée à un dilemme de la poule et de l’œuf, qui dans sa généralité a tout de la corvée de Sisyphe de surcroît : pour chaque objet juridique, il importe de saisir, d’un point de vue matériel, dans quelle mesure celui-ci peut être déterminé par la division disciplinaire ou déterminant pour la structure de cette dernière. Une tension peut effectivement caractériser les rapports entre « l’essence » de l’objet étudié et celle de chaque discipline pertinente en vue de cette étude. C’est donc dans cette perspective que serait concevable la possibilité générale d’« appréhender l’unité d’un objet par-delà les divisions disciplinaires ». En l’occurrence, « l’essence » de « l’infraction d’intérêt général » mettrait sous tension celles du droit public et du droit privé respectivement : alors que la notion d’« intérêt général » serait au coeur du droit public, contrairement à ce qu’il en est du droit privé, l’étude de « l’infraction d’intérêt général » montre que cette notion ne serait pas davantage le pré carré du premier qu’un élément insignifiant du second. Il semble que, d’après Justine Macaruella, les autres éléments de méthode soient alors à déterminer en considération exclusive de l’objet de la recherche juridique.
Construire sur la division disciplinaire consisterait ainsi à mettre en exergue que certains concepts, relevant exclusivement a priori d’une discipline juridique déterminée, peuvent en réalité servir de ponts avec une autre discipline juridique spécifique.

  B.   Le rattachement a priori exclusif de certains concepts à des disciplines juridiques reconnues : peut-on construire malgré la division disciplinaire ?

Au premier présupposé, un second se trouve étroitement mêlé, qui explique notamment la portée des interrogations méthodologiques de Justine Macaruella.
La première question – « La division disciplinaire constitue-t-elle une règle dans la réalisation de la recherche ? » – paraît en elle-même assez énigmatique à la première lecture. En effet, pourquoi évoquer la « réalisation de la recherche » avant l’objet de celle-ci, qui en l’occurrence est son sujet de thèse intitulé « L’infraction d’intérêt général » ? C’est d’abord et avant tout de ce sujet que procède la difficulté, puisqu’il amène à se poser la question de savoir si l’on peut scientifiquement justifier un concept juridique global qui se caractérisait par la liaison intime de deux concepts juridiques respectivement et d’ores-et-déjà bien établis, présentés l’un comme relevant du droit pénal (« l’infraction ») et l’autre comme relevant du droit public (l’« intérêt général »). Justine Macaruella relève que la notion a émergé à travers la jurisprudence de la Cour de cassation, dans le but de justifier l’exclusion de la constitution de partie civile dans le cadre de procédures pénales appelant à juger si certains faits répondaient ou non aux critères de l’une des infractions ainsi caractérisées. Son travail doctoral consiste à déterminer si, au-delà de cette fonction purement procédurale, ce caractère d’intérêt général pourrait être pertinent, d’un point de vue matériel (c’est-à-dire, du fait de sa substance), pour justifier le regroupement de l’ensemble des infractions ainsi caractérisées au sein d’une catégorie juridique pénale autonome.
Si l’on part du principe que l’« intérêt général » est un concept-clé du droit public, et que c’est en tant que tel qu’il est susceptible de justifier une catégorie autonome d’infractions pénales, la perspective qui se profile à l’horizon est d’établir une certaine forme de prévalence du droit public sur le droit pénal. Cette perspective suscite des interrogations sur la portée de la division disciplinaire : transgresserait-on une norme si cette hypothèse de prévalence devait se confirmer, ou bien ne ferait-on que passer sous la barrière d’une frontière somme toute essentiellement symbolique et donc formelle, compte tenu du fait qu’une frontière est rarement hermétique mais bien plutôt une zone de compénétration ? La fonction des deux autres questions est alors de permettre à Justine Macaruella de tester la viabilité de la seconde branche de cette alternative, et ce en deux temps : d’abord, au regard de sa propre expérience de recherche ; ensuite, d’un point de vue davantage conceptuel et général. Il n’est pas utile à ce stade de reprendre les éléments de la réflexion analysés plus haut, auxquels l’on renvoie donc.

II. Objection à l’analyse développée par Justine Macaruella : la division disciplinaire comme objet nécessaire de la recherche le cas échéant

Considérer d’emblée que certains concepts se rattachent a priori exclusivement à telle discipline juridique reconnue semble bien être le présupposé déterminant de la réflexion de Justine Macaruella. Celui-ci nous semble avoir des capacités inhibantes rédhibitoires pour la réalisation d’une recherche juridique. Nous voudrions ici montrer, à partir de l’exemple concret que nous livre notre vis-à-vis, comment un questionnement de type analytique et relativement simple initialement peut permettre d’éviter ce présupposé et, en conséquence, faire du juriste chercheur un constructeur consciencieux de la division disciplinaire.
Considérant les « infractions d’intérêt général », Justine Macaruella pense en définitive possible de comprendre l’« intérêt général » en question à la lumière du concept-clé du droit public français, cette notion n’étant pas conceptualisée en tant que telle dans le champ du droit pénal.
En effet, cette notion d’« intérêt général » procède avant tout de la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, qui l’emploie à une fin très utilitaire et donc spécifique : justifier l’exclusion de toute possibilité de constitution de partie civile dans les procédures qui appellent à juger des faits susceptibles de constituer certaines infractions bien déterminées. De plus, la fonction donne une indication précieuse sur la définition : la capacité exclusive de la notion semble tenir à la spécificité de « l’intérêt général » en question, conçu sur un tout autre plan que celui des intérêts privés ou des intérêts collectifs simples. C’est là une vision très française de « l’intérêt général », qui certes forme le socle traditionnel du « droit public », mais aussi participe à justifier la distinction de celui-ci d’avec le « droit privé »1Comme l’illustre notamment, d’un point de vue comparatif, l’ouvrage d’É. Zoller, Introduction au droit public, Paris, Dalloz, collection « Précis », 2006, 230 p. (2e édition, 2013, 242 p.).. En l’occurrence, cette spécificité se trouve invoquée pour donner à la procédure pénale un caractère répressif insusceptible de s’accommoder de toute entreprise restitutive complémentaire.
Pour autant, rattacher cet effet juridique à l’« intérêt général » à la française est unique n’est-il pas excessif ? Un questionnement analytique permet d’en douter : en particulier, si l’on ne trouve apparemment pas de raisonnement similaire ailleurs en droit pénal – la constitution de partie civile est possible à certaines conditions dans les procédures tendant à la répression des autres crimes ou délits –, il n’existe a priori guère d’équivalent à celui-ci sur le plan plus large du droit privé ou sur celui du droit public. Quelle peut donc en être la source ? D’une part, le caractère absolument atypique de cet effet juridique de l’« intérêt général », à savoir la fonction exclusivement répressive des juridictions pénales dans le domaine des infractions ainsi qualifiées, pourrait procéder moins de l’« intérêt général » pris dans sa globalité que de certains de ses éléments. D’autre part, cette première question doit être mise en relation avec une seconde, qui tient à la fonction sociale de toute répression pénale : il s’agit d’abord et avant tout de punir des atteintes à des « états forts et définis de la conscience collective » suivant l’analyse d’Émile Durkheim2É. Durkheim, De la division du travail social. Étude sur l’organisation des sociétés supérieures, Paris, Félix Alcan, collection « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 2e édition, 1902, 416 p. – Réédition aux PUF, collection « Quadrige – Grands textes », 2007, p. 35 et s., ceux-ci étant d’autant moins nombreux et plus généraux que le degré d’organisation des sociétés s’accroît3Idem, spéc. p. 119 et s.. Parce qu’à la notion d’« infractions d’intérêt général » est attachée une exclusion de toute constitution de partie civile dans les procédures tendent à leur répression, cet « intérêt général » ne renverrait-il pas à certains des éléments les plus essentiels de l’intérêt général pris dans sa globalité ? De ce point de vue global, la notion d’« infraction d’intérêt général » impliquerait une certaine structure de l’intérêt général, du fait de la présence d’éléments plus importants que d’autres.
Une rapide analyse des infractions ainsi qualifiées, prises comme exemples par Justine Macaruella, va en ce sens car elle tend à montrer qu’il s’agit de réprimer à travers elles au moins deux types spécifiques de comportements. Les deux premières catégories (atteintes à la confiance publique et à l’autorité publique) ciblent des comportements dont l’objet est de capter, à des fins purement personnelles, la confiance que le public peut légitimement placer dans le fonctionnement effectif du système juridique en général : soit en alléguant volontairement et indûment le fait que l’État français – voire un État étranger ou une organisation internationale en certains cas – serait l’émetteur de certains documents (en tant que cette source est fondatrice de la valeur que l’on peut accorder à ceux-ci) ; soit en produisant, détenant et/ou en utilisant des documents sciemment falsifiés pour obtenir dans des conditions apparemment légales ou faire croire à l’obtention légale d’un quelconque résultat personnellement favorable ; soit en donnant indûment à croire au public, par l’usage de certains signes, que l’on exerce une fonction d’intérêt public ; soit en donnant indûment à croire au public que l’on exerce une activité professionnelle dans le respect de la réglementation de police qui s’applique à elle, ou que telle personne – en réalité corrompue – a exercé ses responsabilités professionnelles ou sociales dans le respect du principe d’impartialité qui s’impose à elle. La troisième catégorie d’« infractions d’intérêt général », quant à elle, vise à réprimer les actions jugées de nature à porter atteinte aux « intérêts fondamentaux de la nation » que constituent « son indépendance », « l’intégrité de son territoire », « sa sécurité », « la forme républicaine de ses institutions », les « moyens de sa défense et de sa diplomatie », « la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger », « l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement » et « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ». Si cette troisième catégorie ne vise pas à réprimer les plus graves atteintes au droit en sa qualité de vecteur essentiel de cohésion sociale, contrairement aux deux premières, elle vise en revanche à réprimer les plus graves atteintes à l’État comme vecteur essentiel de cohésion nationale. L’« intérêt général » que vise à préserver ces trois catégories d’infractions pénales n’épuise certainement pas « l’intérêt général » au sens large du terme, mais en constitue probablement une sorte de noyau dur.
Dans cette perspective, le régime juridique des « infractions d’intérêt général » ne présente-t-il pas un caractère purement disciplinaire, c’est-à-dire n’a-t-il pas pour fonction de sanctionner les atteintes aux conditions les plus fondamentales de la cohésion sociale et nationale en France ? Si oui, il serait intéressant de souligner que le droit public comporte des éléments destinés à prévenir des actes attentatoires à la cohésion sociale (par exemple : ceux qui, comme le principe législatif d’interdiction de la dissimulation du visage dans les espaces publics, peuvent se justifier notamment par l’objectif d’assurer le respect des « exigences minimales de la vie en société »4C.C., décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, Rec. p. 276. Cour EDH, Grande Chambre, 1er octobre 2014, S.A.S. c. France (affaire n° 43835/11).) ou à la cohésion nationale (par exemple, le respect des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », auquel veille le Conseil constitutionnel dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité des projets de traités et accords internationaux dont il se trouve éventuellement saisi5Voir par exemple C.C., décision n° 2017-749 DC du 31 juillet 2017, Accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part.). En effet, cela permettrait de souligner que droit public et droit pénal poursuivraient en particulier une finalité identique – garantir les conditions fondamentales de la cohésion sociale et la cohésion nationale – mais en jouant des rôles dont la complémentarité tiendrait en partie au moins à leur logique respective. Dans la mesure où elle permettrait d’éclaircir la portée et la structure du concept d’« intérêt général », l’étude analytique des « infractions d’intérêt général » du droit pénal permettrait ainsi de préciser les rapports entre deux disciplines juridiques bien distinctes d’un point de vue global – le droit public et le droit pénal : c’est parce qu’elles obéissent à des logiques juridiques distinctes qu’elles seraient susceptibles de concourir efficacement à la réalisation des mêmes finalités essentielles d’« intérêt général ». Les caractères de la division disciplinaire entre droit public et droit pénal auraient ainsi été précisés à certains égards : l’on n’aurait pas construit sur la division disciplinaire, mais participé à la construction de la division disciplinaire.

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