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La montée en puissance des avocats et la formation d’un droit global

Cahiers N°34 - RRJ - 2020-3, LE RÔLE DES JURISTES DANS LA GLOBALISATION DU DROIT

Grégory LEWKOWICZ

et

Arnaud VAN WAEYENBERGE

Centre Perelman de philosophie du droit Université Libre de Bruxelles (ULB)

Introduction

La doctrine récente1Voy. entre autres, M. Delmas-Marty, « La mondialisation et montée en puissance des juges », in Le dialogue des juges, Bruxelles, Bruylant, Les Cahiers de l’Institut d’études sur la Justice, 2007, pp. 95 à 114 ; P. Martens, Les juges ne gouvernent pas : ils gèrent tant bien que mal une démocratie du ressentiment, de la controverse, et de la défiance, http ://dev.ulb.ac.be/~droitpub/fileadmin/telecharger/theme_2/contributions/MARTENS-2- 20070429.pdf ; F. Ost, Dire le droit, faire justice, Bruxelles, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2007. concernant la mondialisation du droit a beaucoup insisté sur un phénomène généralisé de montée en puissance des juges. Elle se déclinerait aussi bien par la montée en puissance du juge national, et notamment du juge constitutionnel, que par la montée en puissance du juge international, et notamment du juge des droits de l’homme. De manière étonnante, les sciences juridiques se sont moins penchées sur ce qui en est à tout le moins le corollaire, voire en partie la cause de ce phénomène, à savoir la montée en puissance des avocats et la transformation de la profession qui l’accompagne2Ce sont principalement des avocats évoluant dans les « Law Firms » c’est-à-dire les grand cabinets d’affaires qui seront au centre des réflexions de cette contribution..
Cette transformation de la profession est perceptible au travers de quelques images et phénomènes marquants. Tout d’abord, les avocats font leur publicité partout. Il n’a échappé à personne que les grands cabinets d’affaires ne négligent rien pour faire leur promotion : organisation de conférences sur des thèmes de droit économique et financier à la mode, présentations sur le caractère global et la complétude des services offerts et même, lorsque la législation le permet, publicité sous la forme de spots télévisés ou sur des panneaux publicitaires le long des autoroutes. Le démarchage du client emprunte même parfois la forme de l’offre de services sur place et à l’étranger comme dans le cas célèbre de l’affaire Bhopal3L’explosion d’une usine appartenant à Union Carbide à Bhopal en Inde en 1984 a dégagé 40 tonnes de produits chimiques dans l’atmosphère de la ville. Cet accident industriel tua officiellement 3 500 personnes, mais fit entre 20 000 et 25 000 décès selon les associations de victimes. où des bataillons d’avocats américains ont débarqué en Inde afin de convaincre les victimes d’introduire leur action en justice aux États-unis en raison du système de dommages et intérêts particulièrement intéressant dont elles pourraient bénéficier. Ensuite, les avocats mettent à la disposition de leur client une perspective globale sur le droit rendue possible par ce qu’il y a bien lieu d’appeler le développement d’une véritable industrie du service juridique. Dans des affaires de plus en plus nombreuses, l’avocat ne se contente en effet pas de livrer à son client un conseil juridique relatif à la situation du droit national. Il se livre à l’exercice du droit comparé en contactant les cabinets du réseau présents dans de nombreux États afin de recueillir les informations légales pertinentes pour proposer à son client l’action la plus efficace compte tenu de l’état du marché juridique. Évidemment, ces services très développés sont onéreux. Ce coût n’effraie toutefois pas les entreprises multinationales anglo-saxonnes qui restent généralement fidèles aux grands cabinets capables de leur offrir un
service adapté à leur besoin et de qualité partout dans le monde4Cette situation semble toutefois avoir changé depuis la crise financière de 2008.. Cette fidélité se constate d’ailleurs lorsqu’on examine le chiffre d’affaires de ces grands cabinets. Ainsi, en 2008, les dix premières Global Law Firms cumulaient un chiffre d’affaires de 20 milliards de dollars5The American Lawyer, Octobre 2008, http ://www.law.com/jsp/tal/index.jsp. Ces rentrées financières considérables permettent également aux grands cabinets de s’agrandir et de s’étendre par delà le monde. Ainsi, le cabinet Clifford Chance compte-t-il plus de 7 000 collaborateurs dispersés dans vingt-sept États.
Comparée à l’image d’Épinal de l’avocat libéral, il est clair que la profession actuelle a évolué et évolue tous les jours. Cette transformation de la profession est à la fois révélatrice, mais également initiatrice, de certaines évolutions essentielles du droit contemporain qui voit naître, sur certaines questions ou dans certaines matières, une forme de droit global. Tel est en tous cas le propos que nous entendons soutenir ici en analysant rapidement dans un premier temps et à très grands traits certaines évolutions de la profession d’avocat en nous concentrant sur la formation des avocats et leur fonction de conseil (I). Nous tirerons de cette analyse certaines conclusions plus théoriques sur le rôle de l’avocat dans la formation d’un droit global (II).

I. Évolution de la formation et de la profession d'avocat

L’évolution d’une profession aussi particulière que celle de l’avocat, réglementée juridiquement dans la plupart sinon dans tous les États, doit se comprendre dans sa globalité. Si, d’un point de vue historique cette évolution s’est faite d’abord dans la pratique avant d’avoir une influence sur la formation des juristes, nous avons choisi d’examiner cette évolution selon un ordre chronologique plutôt que logique.
Nous analysons donc successivement un certain nombre d’évolutions sur le plan de la formation des avocats (A) avant de nous intéresser aux transformations apparues dans la pratique des avocats quant à leur mission de conseil (B).

A.    Formation

Une transformation radicale de la formation juridique est en train de se produire sous nos yeux en raison, notamment, de la formation progressive d’une société mondialisée. Cette transformation de la formation juridique peut être constatée à au moins trois niveaux.
Premièrement, au niveau de la formation des bases des juristes, on constate depuis plusieurs années le développement massif de cursus de formation centrés sur ou incluant d’importantes dimensions de droit comparé ou de droit international et comparé. Cette transformation claire de la formation juridique partout dans le monde est une sorte de mise à jour des cursus aux défis que rencontreront les avocats dans la pratique professionnelle d’aujourd’hui.
En outre, cette évolution des cursus est soutenue par le développement de la mobilité étudiante également dans les domaines de la formation juridique. Que ce soit par l’intermédiaire des programmes Erasmus, des programmes Law and French, Law and German6offerts par des Universités telles Birmingham, Bristol, Cambridge, Paris Assas/Panthéon, Trinity College à Dublin, etc… ou encore des programmes de stages tels que le Yale Bulldog around the world7http ://wikibin.org/articles/yale-bulldogs-program.html, la formation des juristes les prépare à la mobilité intellectuelle et professionnelle dont ils devront faire preuve au sein des différents bureaux des grandes firmes du droit. Celles-ci exigent d’ailleurs de plus en plus souvent des candidats qu’ils soient titulaires d’un « L.M » obtenu à l’étranger et ce, malgré le coût élevé de ce type de diplôme.
À cette évolution des cursus, il faut enfin ajouter le développement rapide dans un nombre croissant d’Universités, notamment américaines et européennes, de cliniques du droit. Ces cliniques constituent un enseignement8Voir, par exemple, H. Brayne, N. Duncan et R. Grime, Clinical legal education : active learning in your Law School, London, Blackstone Press, 1998. pratique à destination des étudiants et s’organisent sous la forme de la préparation, en collaboration avec des avocats professionnels, d’affaires ayant un intérêt particulier pour le droit. Qualifiée parfois comme un mouvement de Global Pro Bono Experience, les cliniques du droit – et en particulier du droit des droits de l’homme – offrent aux étudiants une formation à la pratique du droit appliquée à des situations nationales mais également transnationales. Ces cliniques constituent un élément important de la transformation du regard des juristes sur le droit et accompagnent un mouvement plus général de transformation de l’objet du militantisme juridiqueCause Lawyering »)9L. Israel, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, « Contester », 2009 et « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le cause lawyering », Dossier « Justice », Droit et Société, 49, 2001, p. 793 à 824. depuis  des questions nationales (mouvement des droits civiques) vers des questions touchant la justice au niveau international ou transnational.
Ces transformations de la formation juridique doivent toutes se comprendre comme une évolution d’ensemble du rôle et de la fonction des juristes et, plus particulièrement, des avocats. Le Professeur Catherine Valcke10C. Valcke, « Global Law Teaching », Journal of Legal Education, vol.54, 2004, p. 160 à 182. de l’Université de Toronto a ainsi proposé de comprendre l’évolution des cursus juridiques comme une transformation de la perspective dans laquelle les juristes sont formés11Dans le même sens et pour reprendre les termes du professeur Weiler, : “Global law school is not only, or even mostly, about ‘International’ or ‘Globalization’ with a capital “I” or “G” but is a reflection of the internationalization and globalization of all dimensions of law, be they corporate or environmental” – cite par P. Le Goff « Global Law : A Legal Phenomenon Emerging from the Process of Globalization », Indiana Journal of Global Legal Studies, Volume 14, Issue 1, Winter 2007, p. 128.. Alors que traditionnellement les cursus de droit étaient destinés à former des juristes qui pensaient comme des juristes nationaux, le sens des nouveaux cursus est de former des juristes capables de penser comme des juristes globaux. En d’autres termes, l’évolution de la formation juridique vise à transformer le regard porté sur le droit par les futurs professionnels de cette discipline12Il ne faut toutefois pas exagérer l’impact de ces changements sur la formation juridique car une très large majorité des étudiants ne font pas ou peu de droit comparé, ne sont absolument pas impliqués dans une clinique et ne participent pas à la mobilité étudiante de type Erasmus ou LL.M à l’étranger..

B.    Conseil juridique

Le rôle de conseiller de son client connaît une évolution générale à travers un recours accru à l’innovation contractuelle suivie d’une démarche de standardisation de celle-ci (1). Les conditions nécessaires aux innovations sont rendues possibles grâce au Forum Shopping (2). En cas de litige, les avocats d’affaires éviteront autant que faire se peut les Cours et tribunaux préférant se lancer dans des négociations visant à conclure une transaction dont les avocats gardent la maîtrise (3).

1.    Le rôle de conseiller et de rédacteur de contrats constitue une pratique bien connue de la profession d’avocat. Cette affirmation se trouve renforcée par la très importante influence de la Common Law13J. Flood, Op. cit., p. 47 à 49. dans les cabinets d’affaires qui sont, rappelons-le, principalement britanniques et américains. Lorsqu’il rencontre une situation transnationale où plusieurs droits nationaux sont en concurrence, l’avocat d’affaires met en place, dans les contrats qu’il rédige, des mécanismes juridiques innovants14A fortiori les innovations contractuelles seront encore moins bridées dans le cadre des marchés émergents transnationaux où il n’existe bien souvent aucune législation spécifique. Les premiers contrats rédigés par les avocats feront bien souvent office de référence et auront de fortes chances de devenir le standard pour ledit secteur émergeant..
Après sa rédaction, l’avocat agit plutôt en qualité de promoteur du document afin de répandre sa solution juridique au plus grand nombre au travers d’un modèle de contratTemplate »)15S. Quack, Legal Professionnals and Transnational Law-Making : A case of Distribued Agency, disponible à l’adresse www.org.sagepub.com., 2008, p. 653 ; G. Morgan, « Transnational Actors, Transnational Institutions, Transnational Spaces : The role of Law Firms in the internationalisation of competition regulation » M.-L. Djelic and K. Sahlin-Anderson (eds), Transnational Governance, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, pp. 139-160.. Ce passage de la sphère privée et confidentielle de la relation avocat/client à la sphère publique est une sorte de standardisation de facto qui peut s’expliquer par différentes raisons.
Tout d’abord la volonté commerciale des Law firms de rentabiliser de sorte que un contrat innovant en le vendant à un maximum de clients16D. Sokol, Op. cit., p. 26.. Cette attitude peut se justifier par le fait que la rédaction de certains contrats demande de nombreuses recherches les honoraires payés par un seul client ne suffisent pas à la rentabiliser.
Cette pratique commerciale donne souvent lieu à la mise en commun de l’ensemble des contrats rédigés au sein de la Law Firm au moyen d’une base de données accessible par l’ensemble des avocats du réseau. Les contrats mis à disposition sont en général épurés afin d’en faire un template aisément utilisable. En parallèle à cette première manière de diffusion des contrats, notons la pratique de certaines « Law firms » dominantes qui imposent carrément leur standard au marché en refusant, comme nous l’apprend J. Flood, « to use other firms’ documentation because they consider their own to be of ‘holy’ status not to be subverted by intermingling with heretical structures devised by others »17J. Flood, Op. cit., p. 57. Cette volonté de travailler uniquement sur le document de son cabinet d’affaires se justifie, quant à elle, par des questions de responsabilité dans la mesure où en général un cabinet accepte la responsabilité de son contrat mais pas celle d’autres ou d’un patchwork d’autres contrats dont il ne serait pas l’auteur..
En outre, la mobilité des avocats entre les différents bureaux d’une même Law firm (politique de mobilité interne) voire entre les « Law firms » (les avocats qui quittent une « Law Firm » vont préférentiellement postuler dans d’autres Law firms du Magic Circle… ) permet de répandre le savoir-faire18M. Powell, « Professional Innovation : Corporate Lawyers and Private Law Making », Law and Social Inquiry, n° 18, 1993, pp. 423-452 et M. Schuman et M. Cahil, « The Hired Gun as facilitator : The Case of Lawyers and the suppression of Business Disputes in Silicon Valley », Law and Social Inquiry, n° 21, 1996, pp. 903-941.. Dans le même ordre d’idée, les conférences, séminaires et publications dans les revues professionnelles contribuent également à la standardisation d’un certain nombre d’idées/productions des Law firms19J. Faulconbridge, J. Baeverstock, D. Muzio, P. Taylor, « Global Law Firms : Globalization and organizational spaces of cross-border legal work », Northwestern Journal of International Law and Business, n° 28, 2008, p. 482. Par exemple, l’« Association of Professional Responsibility Lawyers » (APRL) a tenu différentes réunions en dehors des États-Unis en invitant des visiteurs étrangers afin de faire connaître les solutions juridiques américaines– L. Terry, « The US Legal Ethics : The coming of age of global and comparatives perspectives », Washington University Global Studies Law Review, n° 4, p. 522.
Un autre facteur réside sans doute dans la sécurité juridique qu’une telle standardisation produit. En effet, bien que dans un certain nombre de cas, les innovations contractuelles soient tenues secrètes pour des raisons de concurrence, dans la plupart des cas les cabinets préfèrent les rendre accessibles aux autres cabinets afin d’en faire un standard du marché et, par là, diminuer les risques de procédures judiciaires et augmenter leur marché potentiel de demandes de services20S. Quack, Op. cit., p. 654 et T. Frankel, « Cross-border Securitization : Without Law, but not Lawless », Duke Journal of Comparative and International Law, n° 8, 1998, p. 271..
Enfin, les associations professionnelles, telle l’International Bar Association, promeuvent et fournissent des contrats-type pour les transactions internationales.
L’International Swaps and Derivatives Association21roupant les principaux intervenants (820 membres provenant de 57 pays) sur les produits dérivés et ayant défini ensemble un contrat cadre pour régir les opérations sur ces produits – www.isda.org est particulièrement illustrative de cette pratique dans la mesure où elle met à disposition de nombreux « master agreement » dans le marché des « international swaps and derivatives » et est devenue aujourd’hui le standard quasiment unanimement utilisé pour ce type de transaction.

2.    Ces innovations contractuelles et leur standardisation ne sont pas le fruit du hasard et sont rendues possibles, entre autres, par le démantèlement des barrières instituant des marchés locaux ou nationaux dus aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et par l’établissement/approfondissement du Marché unique européen. Ce contexte réglementaire et politique fait le jeu des grandes Law Firms dans la mesure où elles sont les seules à même de connaître et de se faire connaître sur un marché devenu global22Y. Dezalay, Marchands de droit – La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992, p. 181. « Large Law Firms by virtue of their position in society and the economy are able to provide support structure for their clients, or attempt to manage uncertainty for them » – J. Flood, « Lawyers as sanctifiers : the Role of Elite Law Firms in International Business Transactions » ; Indiana Journal of Global Justice, n° 14, 2007, p. 56.. Elles sont devenues les véritables conseillères et productrices du marché transnational du droit. En effet, cette situation leur permet de se lancer dans un véritable Forum shopping23voir sur ce sujet l’article de D. Dorward, « The Forum Non Conveniens Doctrine and the Judicial Protection of Multinational Corporations From Forum Shopping Plaintiffs », University of Pennsylvania Journal of International Economic Law, n° 19, 1998, p. 141 et s.. Ce principe consiste à jouer sur les facteurs de rattachements multiples que présente une opération ou une situation à caractère international pour tenter de s’assurer l’application du droit ou la compétence du juge les plus favorables24B. Frydman, L. Hennebel, « Le contentieux transnational des droits de l’homme : une analyse stratégique », RTDH, 2009, p. 86.. Or les avocats des Law Firms sont, pour au moins deux raisons, les acteurs les mieux armés afin de conseiller leur client le plus adéquatement. Tout d’abord ils disposent de cabinets dans de nombreux pays et peuvent donc informer leur client aisément sur les avantages et désavantages d’une multitude d’ordres juridiques. Ensuite, ils sont en mesure de leur fournir un avocat inscrit au barreau de la juridiction choisie soit en leur sein, soit par le biais d’un réseau d’avocats alliés25D. Sokol, « Globalization of Law Firms : a survey of the literature and a research agenda for further study », Indiana Journal of Global Studies, 2007, p. 16..
La stratégie peut consister à choisir comme droit applicable, un droit qui est particulièrement souple et qui se prête donc bien à la liberté contractuelle tels les systèmes d’inspiration Common Law. Ce choix offre ainsi aux avocats un espace de liberté dans les contrats qui seront conclus26« International business agreement often require the coordination of several sets of laws and those which seem the most adaptable will be selected to act as the coordinator » – J. Flood, Op. cit., p. 56. et leur permet d’organiser la compétition entre les différents ordres juridiques afin de conseiller la structure juridique la plus encline à répondre aux demandes des clients27J. Flood, Op. cit., p. 56..

3.    Lorsqu’un litige éclate entre des partenaires commerciaux, les avocats d’affaires évitent, autant que faire se peut les procédures judiciaires et ont préférentiellement recours aux transactions à l’amiable28La transaction peut également être envisagée dans le cadre d’un procès en cours afin d’y mettre fin. Des exemples particulièrement illustratifs de ce type de transactions peuvent être trouvés dans les affaires « Total » ou plus récemment « Friends of Earth ».. Or force est de constater que les Law Firms sont passées maîtres dans cet art stratégique. En effet, comme le soulignent B. Frydman et L. Hennebel, pour le défendeur, la transaction s’impose assez clairement comme le prix à payer pour éviter la publicité du procès et d’une éventuelle condamnation dont l’effet pourrait se révéler catastrophique pour sa réputation et produire des effets dévastateurs sur ses ventes et son cours en bourse.
Le règlement amiable fait partie d’une stratégie de damage control, qui leur permet donc de s’acheter une relative tranquillité en se libérant d’une ou plusieurs procédures embarrassantes tout en limitant la mauvaise publicité et parfois même de tenter de se présenter en généreux mécènes29B. Frydman, L. Hennebel, Op. cit. p. 132.. Pour les demandeurs, la transaction permet d’échanger contre un gain limité, mais certain, les risques d’une procédure longue, aléatoire et coûteuse. Les avocats, quant à eux, gardent la totale maîtrise du droit produit vu qu’aucun juge ni aucun tiers ne sont convoqués.

 

II. Les avocats comme producteur de droit global

Quel sens faut-il donner à cette évolution dans la formation et la pratique des avocats ? Il nous semble que ces évolutions doivent se comprendre à l’aune d’une perspective plus générale sur l’évolution du droit en contexte de mondialisation30Pour s’en tenir à la littérature francophone sur le sujet, voir inter alia Ch.-A. Morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruxelles, Bruylant, 2001 ; M. Salah, Les contradictions du droit mondialisé, Paris, PUF, 2002 ; D. Mockle (dir.), Mondialisation et État de droit, Bruxelles, Bruylant, 2002 ; M. Chemillier-Gendreau, Y. Moulier-Boutang (dir.), Le droit dans la mondialisation : une perspective critique, Paris, PUF, 2001 ; E. Loquin, C. Kessedjan, La mondialisation du droit, Paris, Litec, 2000..
Les écrits de Lucien Karpik à propos des avocats31L. Karpik, Les Avocats : entre l’État, le public et le marché, XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995, 482p. nous confortent dans notre démarche dans la mesure où ils démontrent, à l’échelle française, que l’étude de la profession d’avocat constitue un indicateur précieux des transformations du modèle légal et politique. En effet, selon cet auteur, les avocats ont d’abord été les alliés et les défenseurs de l’État et de son monopole légal jusqu’au milieu du dix-septième siècle. Ensuite, ils devinrent les précurseurs d’une société civile libérale indépendante de l’État et contribuèrent par là, à l’essor de l’État moderne, résistant ainsi à la prétention subsistante de l’Église de jouer un rôle effectif dans la politique. En participant aux causes célèbres relatives à la justice sociale, ils furent d’une importance majeure en ce qui concerne l’apparition de la société civile. Enfin, il semble que nous soyons témoins, au moins depuis les années soixante-dix, d’une nouvelle transformation de la profession juridique. Celle-ci coïnciderait avec l’évolution d’un barreau d’affaires et le développement de grands cabinets juridiques qui, à l’échelle mondiale, pourvoient leurs clients d’affaires de services juridiques, financiers, de comptabilité et de conseil32L’association du cabinet d’audit PriceWaterhouseCoopers avec le cabinet d’avocat Landwell s’inscrit clairement dans cette dynamique..
Selon nous, les changements de cette profession sont en effet des indicateurs de l’apparition d’un nouveau paradigme juridique qui ne souligne pas seulement la capacité d’un nombre croissant d’acteurs d’utiliser de manière stratégique les règles et les instruments juridiques. Il met également l’accent sur le fait que de plus en plus d’acteurs sont maintenant capables de produire du droit en dehors des procédures officielles. En effet, les dernières décennies ont vu l’apparition d’un ensemble d’outils permettant aux acteurs aussi bien privés que publics de créer, à leur tour, des normes. Ces acteurs, au premier rang desquels on trouve les avocats, se sont ainsi saisis aujourd’hui d’une technologie normative simple et peu coûteuse qui les hisse tous au rang de producteurs de normes. Cette technologie, faite de contrats, de codes de conduite, de normes techniques, de mécanismes de reporting et d’autres systèmes d’assurance et de surveillance par des tierces parties33Il existe à ce jour peu d’études sur ces systèmes d’assurance et de surveillance par des tierces parties et sur leur rôle dans la mondialisation du droit. L’étude de Blair et de ses collaborateurs fait à cet égard figure d’exception et met en évidence de manière très documentée l’importance croissante de ces systèmes : M. Blair., C.A. Williams, L.-W. Lin, « The New Role for Assurance Services in Global Commerce », The Journal of Corporation Law, vol.33, 2008, pp. 325-360., constitue la boîte à outils qui leur permet actuellement de façonner de véritables systèmes normatifs complémentaires ou concurrents par rapport aux droits nationaux et au droit international34L. Hennebel et G. Lewkowicz, « La contractualisation des droits de l’homme : de la pratique à la théorie du pluralisme politique et juridique » G. Lewkowicz et M. Xifaras (dir.), « Repenser le Contrat », Paris, Dalloz, 2009..
À titre d’exemple, rappelons l’affaire Wal-Mart35Qui est une entreprise américaine multinationale spécialisée dans la grande distribution. qui met en avant aussi bien la technique du Forum Shopping que l’utilisation de cette boîte à outils. Ainsi, le 13 septembre 2005, une plainte est rédigée par des avocats de travailleurs de Chine, du Bangladesh, d’Indonésie, du Swaziland, et du Nicaragua contre Wal-Mart auprès d’un juge californien en tant que tiers bénéficiaires pour violation des clauses contractuelles liant Wal-Mart à ses sous-traitants opérant dans ces pays. Selon les plaignants, le code de conduite de Wal-Mart, que les sous-traitants doivent respecter en vertu du contrat qui les lie à l’entreprise américaine, crée des obligations à charge de Wal-Mart au profit des centaines de milliers d’employés travaillant pour les sous-traitants.
D’après la plainte, Wal-Mart avait l’obligation d’assurer la mise en œuvre de son code de conduite et de mettre en œuvre un mécanisme de contrôle adéquat. Wal-Mart aurait dû faire usage des moyens de pression économiques et agir auprès de ses sous-traitants pour garantir le respect des droits dont les employés étaient les bénéficiaires. Les plaignants demandent à Wal-Mart de garantir la mise en œuvre de ce code, de mettre en place un mécanisme de résolution des litiges permettant aux travailleurs de faire valoir leurs droits, de réformer sa politique de prix afin de permettre aux sous-traitants d’appliquer ledit code, et de réparer les dommages causés aux travailleurs36Doe v. Wal-Mart Stores, Inc., Pl.’s Compl. 1-4 (13 septembre 2005) disponible sur http :// laborrights.org/projects/corporate/walmart/WalMartComplaint091305.pdf. Voir également l’analyse proposée dans K. Kenny, « Code or Contract : Whether Wal-Mart’s Code of Conduct Creates a Contractual Obligation Between Wal-Mart and the Employees of its Foreign Suppliers », Northwestern Journal of International Law and Business, vol.27, 2007, p. 453 et s.. En réaction à ce genre de plainte, on observe que, a contrario, les conseils des entreprises transnationales mettent au point les instruments permettant de mettre en échec l’argument de la stipulation pour autrui37L. Hennebel et G. Lewkowicz, Op. cit., p. 256 et s..
Ainsi, dès décembre 2005, le groupe de travail du cabinet d’avocat international Proskauer Rose’s International sur le droit du travail, expliquait dans sa lettre d’information les parades juridiques aux pièges des organisations non gouvernementales38Voir Proskauer Rose LLP., « International HR Best Practices : Tip of the Month », décembre 2005, disponible en ligne sur http ://www.proskauer.com/news_publications/newsletters/intl_hr/2005_12_01/_res/id=sa_PDF/10434- 120005-International%20HR%20Best%20Practices-ne-v2.pdf. Voir, dans le même sens, les conseils de R. Walker du cabinet Walker Compliance P.C., R. Walker, « International Corporate Compliance Programmes », International Journal of Disclosure and Governance, vol.3, 2006, pp. 70 à81.. Bref, à chaque action, sa réaction, à chaque stratégie de généralisation, sa stratégie de contournement, à chaque dénonciation, son raffinement contractuel, et à chaque raté, son processus d’apprentissage forcé39Sans que nous puissions développer ici cette question, c’est à ce niveau de la réflexion que les analyses de Foucault sur les relations de pouvoir et les rapports stratégiques peuvent être utilement exploitées. Voir inter alia M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » in M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, pp. 1041-1062 spécialement pp. 1060 à1062..

Ce phénomène a déjà pu être observé dans d’autres domaines juridiques aussi disparates que, la protection de l’environnement40E. Meidinger, « The administrative Law of Global Private-Public Regulation : The Case of Forestry », European Journal of International Law, vol.17, 2006, p. 47 et s., la régulation d’Internet41B. Frydman et I. Rorive, « Regulating Internet Content Through Intermediaries In Europe And The Usa », Zeitschrift Für Rechtssoziologie (Revue De L’institut Max Planck De Cologne), 2002, Vol. 23 (1), P. 41A59. et même ceux des conflits armés42A. Clapham, Human Rights in the Private Sphere, Oxford, Clarendon Press, 1993..
Grâce à cet ensemble d’outils, de plus en plus d’acteurs peuvent donc être considérés non seulement comme des consommateurs judiciaires, mais également comme des producteurs de normes43Certains d’entre eux se transforment même, comme l’a affirmé L.C. Backer, en « global legislators ».. Ainsi, chaque catégorie d’acteurs développe, en général via les avocats, ses propres instruments et mécanismes afin d’obtenir les règles qui répondent le mieux à ses intérêts et idéaux44L.C. Backer., « Economic Globalization and the Rise of Efficient Systems of Global Private Lawmaking : Wal-Mart as Global Legislator », University of Connecticut Law Review, vol.39, 2007, p. 1739 et s.. Ce constat nous pousse à oublier, au moins temporairement, l’ancien rêve, sous toutes ses formes, d’un État mondial et d’accepter en échange l’idée d’un pluralisme juridique mondial en plein développement45L. Hennebel et G. Lewkowicz, Op. cit., p. 256 et s..
Ce pluralisme juridique est animé d’une nouvelle logique caractérisant le droit dans le contexte de la mondialisation. Celle-ci n’est pas celle du partenariat bienveillant. Elle n’est pas toujours, celle, hégémonique, de la loi du plus fort46Il se peut en effet qu’une petite ONG batte une compagnie comme Nike ou Wal-Mart.. La nouvelle logique repose au contraire, selon nous, sur la loi du plus rusé. Ainsi, la question la plus importante concernant les matières juridiques transnationales est de savoir quelle ONG, quelle société ou quel État sera capable de créer la combinaison juridique qui puisse « piéger » les autres acteurs et, en même temps, propager ses propres normes. Cette situation détermine une certaine logique des relations juridiques mondialisées que l’on peut conceptualiser sous le terme de lutte globale pour le droit.
Certes, la formule a des accents jheringiens47il y a un peu plus d’un siècle, von Jhering a démontré dans son essai « Der Kampf ums Recht » que le droit n’est rien de plus qu’une série de règles sur papier, aussi longtemps que les citoyens ne défendent pas leurs propres droits.. Pourtant, cette lutte n’est pas exactement du même type que celle que décrivait von Jhering dans sa proposition célèbre « la paix est le but que poursuit le droit, la lutte est le moyen de l’atteindre »48R. Jhering (Von), La lutte pour le droit, trad. O. De Meulenare, Paris, Dalloz, 2006, p. 1.. Elle ne considère pas uniquement la société comme un champ de forces où des groupes d’intérêts concurrents ou antagonistes s’affrontent pour la puissance ou la richesse, qui passe par une lutte pour la formulation des règles de droit et la consécration des droits. Elle n’est pas simplement la poursuite par les justiciables de leurs droits devant les juridictions. Elle ne vise pas seulement à garantir l’effectivité du système juridique et la réalisation du but inscrit dans le droit. Elle porte également sur le contenu même de la norme et sur les formes et modalités du contrôle de son respect avec, en point de mire, la fixation des standards du droit de demain49La logique de la « lutte globale pour le droit » peut être concrètement étudiée dans plusieurs domaines du droit particulièrement influencés par le changement d’échelle des interactions sociales. Dans le domaine de la régulation de l’Internet, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’article : B. Frydman, L. Hennebel, G. Lewkowicz, « Public Strategies for Internet Co-Regulation in the United States, Europe and China » in E. Brousseau, M. Marzouki, C. Meadel (dir.), Governance, Regulations and Power on the Internet, Cambridge, Cambridge University Press..

Dans ce contexte général, l’évolution de la profession d’avocat n’est pas un simple changement supplémentaire mais une preuve de l’évolution du paradigme juridique au sein duquel l’avocat joue un rôle crucial. En effet, l’avocat d’affaires concentre l’information grâce à des structures de cabinets en réseau, il rédige d’astucieux contrats en faveur de ses clients afin de tirer bénéfice des situations transnationales, il organise ainsi des relations juridiques stables parallèles aux systèmes juridiques nationaux au moyen de contrats et enfin il produit un droit homogène, ou quasi-homogène, par répétition des mêmes actes juridiques (« Template »).

Conclusion

La mondialisation de la société n’est pas simplement un processus subi, comme pourrait le laisser croire une lecture trop rapide des thèses relatives à la constitution d’une société mondiale du risque partagé selon lesquelles nous passons d’une société industrielle, où le problème central était la répartition des richesses, à une société centrée sur la répartition des risques50U. Beck, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, trad. L. Bernardi., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, 522 pages – Autrement dit, le risque ne serait plus une menace extérieure, mais bien un élément constitutif de la société qui serait d’une nature nouvelle et entraînerait une redéfinition de la dynamique sociale et politique en devenant un critère supérieur à l’organisation de nos sociétés.. Cette mondialisation est également activement produite et vécue par un certain nombre d’acteurs – qualifiés parfois de global players – dont les horizons d’opportunité et les dimensions de l’activité sont devenus mondiaux tels que les sociétés multinationales ou encore certaines organisations non gouvernementales.
Ces acteurs ne poursuivent pas nécessairement des objectifs identiques et peuvent même être porteurs de projets normatifs mutuellement contradictoires. Les divergences qui existent ne sont pas susceptibles de se résoudre, du moins à vue d’homme, dans un consensus normatif et juridique général – rêvé par d’aucuns51Voir inter alia A. Emmerich-Fritsche, Vom Völkerrecht zum Weltrecht, Berlin, Duncker & Humblot, 2007. – sur un droit mondial qui supplanterait le droit international. Aussi, incapables de s’ignorer et ayant le monde pour espace de jeu, ces global players sont-ils contraints de définir leurs relations mutuelles et de nouer des interactions stratégiques qui peuvent prendre des formes multiples allant de la concurrence à l’alliance52L. Hennebel et G. Lewkowicz, Op. cit..
À ce titre, et comme nous avons tenté de l’illustrer dans ces quelques lignes, les avocats sont des acteurs clefs de la formation d’un droit global dont ils stimulent l’émergence par la mise en concurrence des ordres juridiques, qu’ils favorisent par le développement de solutions locales ayant des vocations plus larges, qu’ils créent, entre autres, par la standardisation d’innovations contractuelles et l’identification de bonnes pratiques.

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