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La proportionnalité entre théorie politique et raisonnement selon le droit

Cahiers N°31 – RRJ - 2017-5

Jean-Yves CHÉROT

Laboratoire de théorie du droit, Aix Marseille Univ, Aix-en-Provence, France

Abstract

The possibility of a normative theory of proportionality in the implementation of the human rights protection have not to lead to be unaware of the specifics of the legal reasoning. A moral and political philosophy discussion can help the concept’s analysis and more particularly the analysis of the concept of proportionality, but the philosophical concept of proportionality is not designed for a substitution for the legal reasoning. The paper criticizes as much the normative analysis of proportionality that regards the rights like values to optimize as the juridical analysis that radicalize a strong opposition between rules and principles.

INTRODUCTION

« L’analyse du droit est une discipline moins abstraite que la philosophie politique traditionnelle, mais elle est aussi plus soucieuse des principes que le simple machiavélisme politique ».
Dworkin, Une question de principe, p. 2.

La proportionnalité pourrait être un bon champ d’étude pour les relations entre doctrine juridique et philosophie politique et morale. L’analyse de proportionnalité est en contact étroit en ce qui concerne les méthodes et la rationalité de sa mise en œuvre1R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, Oxford University Press, 2002. avec la théorie politique et morale. Elle stimule donc aussi la réflexion sur question de la proximité ou de la distance entre raisonnement juridique et raisonnement moral.
Ce sont les deux points que l’on évoquera et chaque fois, la cible sera la théorie de la proportionnalité dans le contentieux des droits constitutionnels de Robert Alexy. D’abord, parce que la théorie de la proportionnalité d’Alexy est précisément un des points de rencontre des controverses entre les théories politiques et morales sur les droits.
Ensuite, parce que la théorie de la proportionnalité d’Alexy, qui fait des droits des principes compris comme des exigences d’optimisation et qui appelle ainsi, à travers des principes à optimiser, à profondément marquer la différence dans le raisonnement juridique entre le raisonnement selon les règles et le raisonnement selon les principes, ne permet plus de faire apparaître, dans ce qui peut être présenté comme une radicalisation de cette distinction, la distance qui existe entre raisonnement juridique et raisonnement de philosophie politique et morale. Les juges fonctionnent avec des règles qui se trouvent dans des précédents. Certains de ces précédents peuvent encore avoir été construits à partir d’interprétations ouvertes mettant en œuvre des considérations faisant appel à des principes ou à des considérations morales, mais une fois que les règles ont été établies dans un cas, ou encore dans une série de cas, elles jouent un rôle autonome, sans plus qu’il soit nécessaire de faire état des raisons morales, éventuellement controversées, qui ont été prises une fois en considération. On pourrait dire, sans que cette analyse ne s’impose par ailleurs, que tant les considérations de philosophie morale devaient être prises en considération, c’est qu’il n’y avait pas encore de droit2Le cadre théorique sur ce qu’est l’autorité du droit proposé par Joseph Raz rend compte d’une telle idée. J. Raz, The Authority of Law, OUP, 2e édition, 2009. Voir notamment dans cet ouvrage, Raz, « Legitimate Authority » (p. 3-27) et « The Claims of Law » (p. 28-33)..

I. Une discussion de théorie politique et morale

A. La théorie formelle de la proportionnalité chez Alexy.
La proportionnalité comme exigence d’optimisation des principes concurrents

L’analyse de proportionnalité découle selon Alexy de ce qu’il appelle la « théorie des principes » reposant sur une différence d’ordre ontologique entre les principes et les règles. Les principes sont ce qu’Alexy appelle des « exigences d’optimisation » relatives à ce qui est possible dans les faits et juridiquement. Les principes de nécessité et d’adaptation viennent de la nature des principes comme exigences d’optimisation en relation avec ce qui est possible dans les faits (factuallly possible). Dans son exigence de la mise en balance, en revanche le principe de proportionnalité dérive de sa relation avec ce qui est juridiquement possible. Dans le cas d’un conflit entre droits constitutionnels, la mise en balance des principes en concurrence dépend de considérations normatives.
De ce schéma découle notamment non seulement le rappel que l’analyse de proportionnalité est composée de trois étapes, principales, mais encore l’explication de leur sens, de leur fonctionnement et de leur articulation. La première étape consiste pour le juge à vérifier que la mesure prise par les organes du gouvernement et qui est discutée devant lui parce qu’elle porte une atteinte à un droit protégé est bien adaptée au but pour lequel elle a été adoptée. Faute d’adéquation, de pertinence, parce que la mesure en cause pourrait être démontrée ne pas être rationnellement en rapport avec la fin poursuivie, elle ne passerait pas le test de cette première étape3Voir Cour Suprême du Canada, affaire Oakes (Oakes, 1985, 1 R.C.S. 103) pour une mesure qui crée une présomption de trafic de drogue étendue ; voir aussi Cour Suprême du Canada, affaire Chaoulli, 2005, 1 R.C.S S. 791..

La deuxième étape consiste à examiner si la mesure considérée comme adéquate aux fins poursuivies ne restreint pas les droits protégés dans une mesure qui n’est pas nécessaire, dès lors qu’une autre mesure moins restrictive pour les droits affectés par la mesure permettrait d’atteindre le même résultat. C’est ce qu’Alexy appelle le test de la nécessité. La Cour suprême du Canada évoque ce test sous la forme du principe de l’« atteinte minimale » aux droits mis en cause.
Dans l’hypothèse où la mesure passerait ces deux premiers tests et donc ces deux premières étapes, l’analyse de proportionnalité implique, dans la plupart des cas, pour être menée à bien, de passer à une troisième étape permettant de juger de la pertinence de la solution. En effet, l’analyse de la nécessité a permis de choisir entre les options différentes, toutes adéquates pour atteindre le but poursuivi, celle qui porte le moins atteinte au droit protégé. Il convient donc de mesurer si l’atteinte à ce droit, aussi limitée et nécessaire qu’elle puisse être pour atteindre la réalisation d’un autre droit ou objectif, n’est pas encore excessive, en mettant en balance ses avantages dans la réalisation d’un principe au regard des coûts qu’elle produit dans la réalisation de l’autre principe en concurrence4Voir sur ce point les observations d’Alexy, R. Alexy, A Theory of…, précité, p. 68 : il faut encore clarifier, écrit Alexy, l’interconnexion entre ce qui est possible dans les faits pour optimiser la réalisation des principes et ce qui possible du point de vue juridique. Si l’on poursuit avec le cas le plus simple qui a été suivi jusque là, on voit bien que si M1 et M2 viennent entraver la réalisation de P2, et si M2 le fait à un degré plus faible que M1, alors M1 et M2 n’épuisent pas l’étendue des possibilités dans les faits pour la réalisation de P2, même si l’on suppose que M1 et M2 sont les deux seuls moyens adéquats pour attendre les buts exigés par P1. Du point de vue de ce qui est possible dans les faits, un plus grand niveau de réalisation est possible pour P2 si ni M1 ni M2 ne sont adoptés. Le principe de nécessité ne nous permet que de distinguer entre M1 et M2. La question de savoir si une autre alternative, parmi les alternatives possibles, doit être choisie n’est plus alors une question de savoir ce qui est possible dans les faits, une question relative à la nécessité des mesures à prendre, mais une question qui est relative à ce qui est possible juridiquement, c’est-à-dire une question qui relève de la mise en balance de P1 avec P2.. C’est s’engager dans un contrôle qui emporte une évaluation sous la forme d’un bilan, d’une mise en balance, ce qu’Alexy appelle la « proportionnalité au sens strict ». C’est l’aspect le plus délicat et le plus controversé du contrôle de constitutionnalité dans la mesure où il implique une évaluation de l’importance comparée d’impacts différenciés produits par les choix alternatifs sur au moins deux valeurs différentes et qui sont, au moins dans le cas qu’il faut juger, concurrentes ou qui entrent en contradiction. Il faut considérer les impacts du choix sur les valeurs en cause et déterminer quels avantages et pertes sont portés par ce choix.
Au-delà de tous les arguments qui peuvent être utilisés pour justifier une décision judiciaire et qui ne sont pas propres à la mise en balance, Alexy indique ainsi qu’il existe des arguments uniquement dédiés aux problèmes de la mise en balance des principes comme on peut le voir ainsi, selon Alexy, dans les énoncés de la Cour constitutionnelle allemande qui constitue ici un des modèles empiriques des analyses du contrôle de proportionnalité. La Cour constitutionnelle allemande indique, c’est une formulation parmi bien d’autres, que :
« the right of the individual to freedom becomes that much stronger the more his right freely to choose a profession is under threat ; the protection of the public interest becomes that much more urgent, the greater the disadvantages and dangers to the community arising from an unrestricted exercice of profession » (BVerfGE 7, 377)5Voir R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, précité, p. 102. D’autres formulations proches dans les décisions de la Cour constitutionnelle fédérale sont également citées par l’auteur..
Cette expression indique une règle constitutive pour l’exercice de la mise en balance entreprise par la Cour et qui selon Alexy peut être reprise et traduite de la façon suivante : « Plus grand est le degré de non satisfaction ou de restriction d’un principe, plus grande doit être l’importance de satisfaire l’autre principe », ce qu’il appelle la « règle de la mise en balance » (« The Law of Balancing »)6Ibid., p. 102.. Cette règle peut elle-même être détaillée autour de trois étapes. La première étape consiste à établir le degré de non-satisfaction ou d’atteinte au premier principe en balance. Cela est suivi par une deuxième étape dans laquelle l’importance de satisfaire le principe en compétition est établie. Enfin, la troisième étape permet de répondre à la question de savoir si l’importance de satisfaire le principe en compétition justifie l’atteinte ou la non satisfaction du premier.

B. Une discussion sur les tests d’adéquation et de nécessité

Il est fréquent de voir indiquer que les deux premières étapes de l’analyse de proportionnalité, pour importantes qu’elles soient, ne posent pas les mêmes types de difficultés que le test de la mise en balance. Robert Alexy oppose le jeu des deux premières étapes et des deux premiers tests dans l’analyse de proportionnalité au jeu du dernier test, celui de la mise en balance. Rappelons que selon la théorie des principes telle que proposée par Alexy, les principes sont des exigences d’optimisation en relation à la fois avec ce qui est possible dans les faits et avec ce qui est juridiquement possible. Les principes de nécessité et d’adaptation viennent de la nature des principes comme exigences d’optimisation en relation avec ce qui est possible dans les faits ; ils n’impliqueraient qu’une démonstration empirique à partir de faits observables dans le monde. Le test de la mise en balance, au contraire, vient de la nature des principes comme exigences d’optimisation, en relation non pas avec une analyse empirique des faits mais avec une analyse normative. Les tests d’adéquation et de nécessité ne poseraient que des questions relatives à des faits que l’on pourrait analyser de façon empirique, alors que l’étape de la mise en balance emporterait des appréciations normatives.

Les choses sont moins simples que ce qui vient d’être décrit cependant. Pour pouvoir regarder fonctionner le principe de nécessité dans le choix de la mesure la moins attentatoire à un droit, c’est à un modèle très simple, le modèle « le plus simple », pour reprendre les termes d’Alexy, que l’on fait référence, le plus souvent implicitement7Mais Alexy l’a quand même mis en évidence dans une note ; R. Alexy, A Theory…, précité, p. 67, note 86.. La théorie telle qu’elle est conduite et telle qu’elle est comprise en général par les juges ou les auteurs qui font référence au test de nécessité dépend bien des circonstances de ce modèle « le plus simple ». C’est un modèle dans lequel il n’y a que deux sujets juridiques en conflit, plus précisément l’État et le requérant, un citoyen en principe, devant la réalisation de deux principes en concurrence seulement. S’il faut faire intervenir plus de deux principes, ou encore plus de deux sujets (et notamment si on prend en considération les effets différents que peuvent produire sur les citoyens, selon leurs préférences, les moyens choisis par l’État), aucun choix rationnel ne peut prévaloir sur la base du principe de nécessité.
Introduisons d’abord plus de deux principes dans la cause.
« Si, souligne Alexy, plus de deux principes sont en cause, alors la situation suivante peut se produire : M1 et M2 sont deux moyens également adéquats pour poursuivre la fin R, dont la poursuite est requise par le principe P1. M2 affecte la réalisation du principe P2 à un degré plus faible que M1, mais M1 affecte la réalisation d’un troisième principe, P3 à un degré moindre que M2. Dans ce cas, le principe de nécessité ne permet aucun choix entre les trois possibilités qui résultent de la situation : si M1 est choisi, on préfère alors P3 à P2 et on réalise P1 ; si M2 est choisi, alors on préfère P2 à P3 et on réalise P1 ; si ni M1 ni M2 ne sont choisis, on préfère alors P2 et P3 ensemble contre P1. Prenons l’exemple du premier choix, le choix de M1 : pour justifier le choix de M1 nous devons montrer qu’il est justifié de préférer la moindre affectation de P3 par M1 par rapport à M2, ensemble avec la réalisation de P1 sur la base d’une affectation plus forte de P2 par M1 que par M2. Mais il n’y a rien d’autre à faire ici que la justification d’une relation de préférence conditionnelle entre P2, d’un côté, et P1 et P3, de l’autre côté, ce qui est un exercice de mise en balance (et non l’application du principe de nécessité) »8Ibid., p. 67, note 86..
Les problèmes qui peuvent se produire lorsque plus de personnes sont impliquées sont de même nature et notamment si l’on prend en considération, non le point de vue du citoyen face à l’État (entendre le point de vue du requérant dans une affaire donnée qui est censé agir au nom de tous les citoyens pour la protection des droits lésés, des citoyens eux-mêmes censés avoir les mêmes préférences et être ainsi représentés par le requérant), mais des citoyens qui en fonction de leurs préférences peuvent avoir des appréciations différentes des effets de la mesure en cause sur leurs droits.
« Acceptons, poursuit Alexy, que M1 et M2 soient encore deux moyens également adaptés pour que l’État poursuive le principe P1. M1 affecte le droit du citoyen x protégé par P2 à un degré plus faible que le ferait le choix de M2. M2 affecte le droit du citoyen y, protégé par P2, à un degré inférieur que le ferait le choix de M1. Dans ce cas, le principe de nécessité n’admet aucune décision »9Ibid..
Alexy présente les solutions choisies à l’aide des tests d’adéquation et de nécessité, et dans les conditions du cas le plus simple auquel il fait référence (deux acteurs et deux principes seulement en cause), comme des solutions Pareto-optimales10Voir notamment R. Alexy, « Constitutional Rights and Proportionality », Revus, 22, 2014, p. 51-65, ici p. 53.. Il est vrai que toute solution qui chercherait la poursuite d’un but et ainsi la réalisation d’un droit sans permettre de l’atteindre, tout en affectant un autre droit ne serait pas optimale au sens de Pareto. Il est facile de montrer que la situation générale de l’état de la société, où il y a deux acteurs (l’État et le requérant) et deux principes opposés en cause, serait bien améliorée si on renonçait à prendre la mesure qui n’est pas adéquate car ainsi « une position serait améliorée sans que cela porte préjudice à l’autre position »11Ibid., p. 53.. De la même façon, une mesure adéquate et nécessaire (au sens où aucune mesure adéquate moins attentatoire à l’autre principe en cause n’existe) crée également une solution Pareto-optimale en ce sens qu’elle est stable : aucune autre mesure ne pourrait être adoptée sans que ne soit lésés les intérêts d’un des deux « acteurs ». Mais naturellement le fait que ce soient des solutions Pareto-optimales ne peut en rien permettre de conduire à les considérer comme justifiées et à justifier l’action de l’État. Rappelons qu’il existe, dans toute situation, plusieurs états Pareto-optimaux. Et que la solution antérieure à l’intervention de l’État pour prendre la mesure nécessaire était aussi Pareto-optimale.
Ce n’est pas tout. La séparation nette entre les principes d’adéquation et de nécessité, d’une part, et le principe de la proportionnalité au sens strict dans la mise en balance n’est pas parfaitement étanche. Elle peut l’être conceptuellement : selon Alexy les tests d’adéquation et de nécessité ne portent que sur l’analyse de faits, alors que le test de la mise en balance implique une analyse normative. Mais dans la réalité de la pratique du raisonnement des juges, il est fréquent qu’une analyse normative soit présente dans l’examen de l’adéquation et dans l’examen de la nécessité. La séparation nette entre des questions de fait, d’un côté, et des questions normatives, de l’autre, ne peut être tenue dans l’analyse juridique de façon aussi nette et le passage de la frontière se manifeste avec plus ou moins de visibilité dans certains cas. Plusieurs situations semblent se présenter. Parfois le contrôle de l’adéquation ou de la nécessité cache, alors qu’il est présenté comme une seule question empirique de « faits législatifs », une analyse normative. Et cela peut se produire d’autant plus aisément que la construction des données de faits pertinentes qui peuvent s’apparenter parfois à de véritables théories sociales peut comporter et impliquer une opération complexe laissant la possibilité ouverte de controverses12C’est d’ailleurs une question bien connue dans la doctrine du contentieux constitutionnel aux États-Unis et au Canada que l’examen des legislative facts repose sur des preuves faibles et laisse place au jeu de jugements de valeur ou de préjugés. La difficulté à établir la preuve des faits sociaux sur lesquels se fonde le législateur ou le juge peut venir à l’appui de la défense de la déférence des juges à l’égard des appréciations portées par le législateur.. Dans d’autres cas, le terme de nécessité est employé d’une façon différente que dans la théorie de base et implique une forme de mise en balance, c’est-à-dire un examen qui prend en compte l’importance relative des valeurs en compétition, ce qui serait une situation fréquente dans la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme13Voir sur ce point G. Sartor, « Doing Justice to Rights and Values : Teleological Reasoning and Proportionality », Artif. Intell Law, 18, 2010, p. 175-215, ici le point 14. Sur le vocabulaire de la CourEDH et son usage des tests du contrôle de proportionnalité, voir F. Sudre, « Le principe de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question », JCP G 13 mars 2017, Doct., 289.

C. Une discussion sur le test de la mise en balance

L’analyse de proportionnalité, plus précisément le test de la mise en balance tel qu’il est théorisé par Alexy, fait l’objet d’un procès en irrationalité. Habermas, notamment, a fait valoir que dans la règle de mise en balance, telle que présentée par Alexy, faute de faire référence à un ordre de priorité et dès lors qu’elle tient les droits en présence en dehors du champ défini par les concepts de validité ou d’invalidité pour les faire entrer dans le champ défini par des concepts comme celui d’adéquation ou d’inadéquation, le jugement cède devant son résultat. Il n’est pas en mesure d’être justifié. La pesée a toutes les chances de prendre place de façon arbitraire selon des standards et des hiérarchies de la morale conventionnelle ou des préjugés14J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, p. 276 et s. V. aussi J. Habermas, « Reply to Symposium Participants », Cardozo Law Review, 1996, p. 1530 s.. La théorie des droits constitutionnels d’Alexy comme principes à optimiser dans les cas de leur application ne procède pas d’une théorie politique et substantielle des droits et elle ne permet pas de gérer des priorités. La seule portée de la théorie des droits constitutionnels chez lui est de les défendre comme des « principes » entendus comme des normes juridiques fondamentalement et structurellement différentes des règles, commedes valeurs, et dont la mise en œuvre, en cas de confrontation entre droits, ne peut être comprise que comme la recherche de leur plus grande réalisation dans le cadre d’une mise en balance reposant sur la pesée des poids respectifs non des principes en présence en eux-mêmes (pas d’ordre de priorité) mais de la pesée des atteintes aux intérêts en cause dans les circonstance du cas.
La référence à un ordre de priorité est rendue nécessaire font observer les critiques parce qu’il n’y aurait pas nécessairement de commensurabilité entre les principes et les intérêts en présence et que « where the considerations for and against two alternatives are incommensurate, reason is indeterminate. It provides no better case for one alternative than the other »15J. Raz, « Incommensurability », in The Morality of Freedom, OUP, 1986, ici p. 333-334.. Dans son opinion dissidente dans l’affaire Bendix Autolite Corp. v. Midwesco Enterprises16486 U.S. 888, 897 (1988)., Justice Antonin Scalia caractérise la mise en balance des intérêts en conflit comme une pure illusion. Pour Scalia, « c’est comme juger si une ligne droite particulière et plus longue qu’une pierre est plus lourde »17« [T]he scale analogy is not really appropriate since the interests on both sides are incommensurate. It is more like judging whether a particular line is longer than a particular rock is heavy »..
C’est souvent sur ce point de l’incommensurabilité que mettent l’accent les critiques de l’analyse de proportionnalité dans la version au moins qu’en donne Alexy qui, de son côté, ne soulève pas cette question de la commensurabilité18Le concept d’incommensurabilité n’est pas évoqué dans A Theory of Constitutional Rights.. Alexy répond simplement indirectement en soulignant, contre Habermas notamment, que la règle de la mise en balance comporte bien le recours à des standards et que si parfois ces standards sont coutumiers, c’est parce qu’ils renvoient à des règles sous la forme de précédents qui ont été construits dans le cadre d’un examen de la mise en balance19Voir R. Alexy, Postcript de A Theory…, précité, p. 405.. Mais on voit bien que les standards auxquels Alexy fait référence ne permettent pas de ramener les principes et les valeurs en présence à des mesures communes.
On voit bien également que la tentative d’isoler dans le contrôle de proportionnalité deux étapes ou deux tests objectifs et un dernier, le test de la mise en balance, comme plus problématique, ne suffit même pas à défendre la rationalité au moins partielle du contrôle de proportionnalité, dès lors que la mise en balance est susceptible d’interférer avec le raisonnement sur les faits dans les deux premiers tests de l’adéquation et de la nécessité de la mesure.

D. La nécessité d’une théorie des droits

La mise en œuvre de la proportionnalité suppose qu’il soit porté atteinte à un droit constitutionnellement protégé. Il faut alors noter une certaine tension problématique dans la conception de la proportionnalité. Normalement et logiquement, on dira qu’un droit a été violé lorsque lorsqu’aux termes de l’analyse et, ici, de l’analyse de proportionnalité, on aura constaté qu’il l‘aura été. Il est donc paradoxal de dire que la première étape réside dans le constat de la violation ou de l’atteinte à un droit, puisque l’existence d’une telle atteinte n’est que le résultat de l’analyse et non son point de départ. L’observation peut sembler aisée à surmonter. Il suffit de préciser que, à titre de la première étape, le constat de l’atteinte à un droit n’est qu’un constat de ce que la mesure gouvernementale en cause est prima facie une atteinte à un droit ou qu’elle pourrait l’être aux termes d’un examen approfondi. C’est bien comme cela que les choses sont présentées. Cela comporte cependant deux inconvénients conceptuels. Le premier vient de ce qu’il sera possible de considérer que la plupart des mesures portent atteinte à un droit protégé par la Constitution ou par une Convention internationale et ainsi que le droit à la liberté et la protection constitutionnelle ou conventionnelle couvrent à peu près toutes nos activités, toutes les actions que nous souhaitons mener, quelles qu’elles soient. De fait, les juges ont considéré, nous pensons ici en particulier à une célèbre décision de la Cour constitutionnelle allemande, remarquée en effet parce qu’elle juge que le droit au développement de la personnalité de l’article 2(1) de la loi fondamentale doit être interprété comme un droit à une large liberté d’action et notamment à faire pour chacun de faire ce qu’il lui plaît et que l’article 2(1) inclut ainsi le droit de nourrir les pigeons dans un parc public et le droit de monter à cheval dans les bois20BVerfGE 80 at 137. Sur l’inflation des droits dans le contexte du contrôle de proportionnalité, voir K. Möller, « Proportionality and Rights Inflation », in G. Huscroft, B. W. Miller, and G. Webber, Proportionality and the Rule of Law, Cambridge U.P., 2014, p. 155 s.. Le deuxième, qui est lié au premier inconvénient sur le plan conceptuel, est que l’on peut se demander s’il n’y a pas une autre approche du concept de droit, une autre théorie des droits qui permettrait, à partir d’une conception des droits fondamentaux ou des droits politiques plus élaborée et notamment plus élaborée sur le terrain de la théorie politique et morale, de savoir plus directement à partir de quel moment, ou sur quel point de nos libertés, une mesure gouvernementale peut être considérée comme contraire au droit que nous avons, sans recourir à une analyse de proportionnalité. Ce point n’a pas manqué d’être soulevé contre la théorie de la proportionnalité dans des pays de common law où les juristes ont peut-être plus l’habitude de penser le droit d’une façon moins simpliste que nous ne le faisons21Sur ce point, surtout G. Webber, The Negociable Constitution. On the Limitation of Rights, Cambridge University Press, 2009, 231 pages ; voir aussi G. Webber, « On the Loss of Rights », in G. Huscroft, B. W. Miller, and G. Webber, Proportionality and the Rule of Law, Cambridge U.P., 2014, p. 123 s.. Ou bien, il faut encore associer le contrôle de proportionnalité à une théorie particulière, parmi d’autres, des libertés et des droits et, en particulier, à une conception négative des libertés comprises comme le droit de faire tout ce qu’on souhaite, quel que soit cette intention ou ce but ou cette action, une théorie qui par nature procure des occasions nombreuses et infinies de contradiction entre les libertés et qui s’exprime ainsi dans une conception pluraliste des libertés22Sur cette conception négative des libertés, voir naturellement Isaiah Berlin, I. Berlin, « Two Concepts of Liberty », Liberty, OUP, 2002. Alexy s’y réfère d’ailleurs, voir R. Alexy, A Theory of…, précité, p. 235..
Notons que l’appel à une théorie politique des droits qui puisse fournir un ordre de priorité d’abord faite par Habermas23J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, 1997, p. 277 s., a été reprise par d’autres auteurs, par Jeremy Waldron notamment24J. Waldron, « Fake Incommensurability : A Response to Professor Schauer », Hastings Law Journal, vol. 45, 1994, p. 813 s. Jeremy Waldron soutient précisément cette idée que l’incommensurabilité entre des droits ou encore entre des intérêts ou des valeurs différentes peut être « affaiblie » et devenir une incommensurabilité faible (weak incommensurability) lorsqu’il est possible, par le biais de la philosophie politique et morale, de se prononcer sur les rapports entre les droits, ou entre droits et intérêts et considérations diverses en présence. Ce ne serait que lorsqu’il ne serait pas possible de disposer de normes de priorité que nous pourrions être en présence d’une « incommensurabilité forte », un cas dans lequel la mise en balance ne serait alors rien d’autre qu’une décision complètement discrétionnaire, voire arbitraire et qu’il faudrait alors laisser non au juge, mais au législateur et, encore, aux individus plutôt qu’aux gouvernants., pour instruire précisément le procès en irrationalité de la méthode de la mise en balance telle que proposée par Alexy, dès lors que l’on peut trouver dans certaines théories politiques des droits, notamment dans certaines des théories libérales des droits – la théorie politique des droits de Rawls, la théorie des « droits comme atouts » de Dworkin ou encore la théorie des droits comme side constraints (contraintes latérales) de Nozick – qui, aussi différentes qu’elles soient par ailleurs, défendent la même idée d’un ordre de priorité qui ferait tant défaut à la théorie des principes d’Alexy. Avec Rawls, on peut argumenter en faveur de la priorité lexicale des libertés de base sur le principe de différence. Avec Rawls, aussi, qui distingue fondamentalement ce qui relève des droits et du bien, le juge ne peut pas retenir dans l’analyse de proportionnalité des considérations relatives à ce que serait une bonne vie, et il refusera de faire prévaloir, contre les droits, les politiques d’un État perfectionniste qui voudrait notre bien25On peut d’ailleurs considérer que c’est une ligne générale suivie par les juges dans leur analyse de proportionnalité, malgré quelques cas où l’on a pu penser qu’au nom de la dignité humaine, le juge a accepté des restrictions aux droits (et ce sont ces cas qui ont tout particulièrement été la cible de critiques)..
C’est une autre précision qu’il faut encore apporter sur une étape du contrôle à laquelle Alexy manque de donner sa pleine signification, une autre étape masquée jusqu’à présent par la présentation de ce qu’est l’analyse de proportionnalité.

Lorsqu’il s’agit d’examiner la conformité à la constitution et donc la validité d’une mesure qui porte atteinte à un droit protégé par la constitution, une des étapes antérieures à l’examen de son adéquation au but poursuivi, porte ou devrait porter sur la question de savoir si l’atteinte à un droit peut bien être justifiée par le type d’objectif poursuivi. Il se pourrait qu’il y ait ainsi des objectifs qui ne pourraient pas venir permettre au législateur ou au gouvernement de venir empiéter sur des droits. Ce pourraient être des objectifs non conformes à la constitution que viendraient éclairer des raisons de philosophie politique et morale, parce qu’ils viendraient par exemple empiéter dans le champ central de ce qui fait notre liberté ou l’égal respect qui est dû à chacun. On pense aussi par exemple à des objectifs qui ne concerneraient que des buts de réduction de coûts26Voir par exemple pour une interrogation sur la pertinence, pour restreindre des droits constitutionnels, d’objectifs qui poursuivraient des réductions de coûts, la décision de la Cour suprême du Canada qui juge que « dans la mesure où l’objectif de la loi est de réduire les coûts, cet objectif demeure sujet à caution en tant qu’objectif urgent et réel selon N.A.P.E. et Martin, d’après lesquels « les tribunaux continueront de faire montre d’un grand scepticisme à l’égard des tentatives de justifier, par des restrictions budgétaires, des atteintes à des droits garantis par la Charte » (Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 S.C.R. 391, 2007 CSC 27, § 147)..
Ce terrain vient là encore bouleverser le débat sur l’analyse de proportionnalité. Il ne se contente pas de créer une étape de plus en amont du contrôle de proportionnalité.
Ces deux entrées nouvelles, d’ailleurs liées entre elles, qui portent sur des questions préalables de savoir ce qu’est un droit, quels sont ses fondements et quels sont les objectifs qui en principe ne peuvent pas venir justifier que l’on puisse y porter atteinte viennent rebattre les cartes de la méthode d’analyse. Si, parce qu’aucun droit n’est absolu, une analyse de proportionnalité peut encore survenir, elle n’est pas de la même nature que celle entreprise sur la base de la théorie des principes d’Alexy.
La réponse d’Alexy est de présenter que le contrôle de proportionnalité notamment dans le déroulement de ses trois tests en trois étapes successives constitue un cadre neutre qui permet d’intégrer dans un raisonnement visible les justifications et notamment, dans le cadre du jugement de la mise en balance, les raisons normatives qui viennent rendre compte du choix qui est opéré. La neutralité apparente du raisonnement de proportionnalité doit être bien évidemment venir à l’appui d’un jugement correct et notamment ici d’un jugement correct sur le plan de la morale. Il doit permettre révéler ce type d’arguments27Voir notamment la réponse d’Alexy à Kai Möller sur ce point : R. Alexy, « Constitutional Rights and Proportionality », Revus, art. cité, p. 58. Sur la critique de Kai Möller, voir K. Möller, « Balancing and the Structure of Constitutional Rights », International Journal of Constitutional Law, 5, 2007, p. 453-468.. Alexy ouvre même la voie pour la prise en considération par les juges des théories politiques des droits qui indiquent un ordre de priorité, sous la forme, dans la mise en balance, d’un poids égal à zéro, aux considérations qui seraient contraires aux philosophies politiques et morales entrant dans l’interprétation du droit. Il accepte donc que l’on puisse donner, dans la pesée des intérêts en présence, à un intérêt et donc à une atteinte à cet intérêt un poids égal à zéro s’il ne devait pas être considéré comme légitime en vertu d’une théorie politique des droits28Sur ces points et sur l’ensemble de cette réponse selon laquelle la méthode de la mise en balance telle de défendue par lui est non seulement neutre par rapport aux questions relatives à la correction morale du raisonnement, mais qu’elle appelle pour fonctionner le recours à une telle argumentation morale et qu’elle permet de la révéler, voir R. Alexy, « Thirteen Reply » in G. Pavlakos, Law, Rights and Discourse, Hart Publishing, 2007, p. 333-366.. Il ne faudrait pas juger le raisonnement de proportionnalité, mais l’usage qui en est fait et qui peut être, c’est vrai, parfois désastreux29Dans l’arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche, la CEDH a reconnu du poids aux préférences des membres d’une religion (des catholiques en l’espèce) de ne pas être insultés dans leurs sentiments religieux pour légitimer une atteinte grave à la liberté d’expression (CEDH, 24 septembre 1994, aff. 13470/87, Otto Preminger Institut c. Autriche). Cette décision ne devrait pas être regardée comme une illustration des défaillances du principe de proportionnalité, mais seulement d’une défaillance dans sa mise en oeuvre. L’examen de proportionnalité devrait impliquer une analyse sous l’angle de la philosophie politique, ici du sens que peut avoir la liberté de religion et notamment le fait que la liberté de religion ne devrait pas protéger contre le blasphème public (sur cette défense de l’analyse de proportionnalité, voir K. Möller, « Proportionality : Challenging the Critics », International Journal of Constitutional Law, 10, 2012, n° 3, 709-731..
Mais cette ligne de réponse est problématique. Dès lors que l’on introduit dans le raisonnement de proportionnalité une théorie politique des droits, cette théorie politique est susceptible de prendre la main et de substituer pour l’essentiel de nouveaux types de raisonnements au raisonnement de proportionnalité tel que le défend Alexy. Que va-t-il en rester et comment se combinent ou peuvent être combinés en même temps une théorie politique des droits et la méthode de la mise en balance ?

E. La doctrine de la proportionnalité d’Alexy n’est pas en mesure de rendre compte de toutes les théories politiques des droits

Dès lors que l’on se place du point de vue de la théorie des droits, on voit bien que c’est cette théorie des droits qui est déterminante pour articuler les arguments et qu’en fin de compte la théorie des principes d’Alexy est elle-même déterminée par une autre théorie des droits qui ne propose précisément pas d’ordre de priorité entre les droits et les libertés et qui pourraient être une théorie pluraliste des libertés négatives.

Nous pouvons illustrer les effets d’une théorie politique des droits sur le sens et le fonctionnement de l’analyse de proportionnalité en prenant l’exemple de la théorie des droits de Dworkin. La théorie des droits de Dworkin ne s’oppose pas nécessairement à l’idée d’un raisonnement de proportionnalité30Dworkin n’a pas utilisé la notion de contrôle de proportionnalité pour son compte. Il n’y a pas plus, à ma connaissance, fait référence. sauf que, si on se situe d’un point de vue dworkinien, le raisonnement de proportionnalité doit être compris et construit de façon complètement différente du raisonnement fondé sur la théorie des principes d’Alexy.
La théorie des droits de Dworkin se présente, c’est le sens de sa proposition de regarder les droits comme des atouts, comme un élément venant corriger le résultat les politiques publiques, qu’elles soient de type idéal ou qu’elles soient nourries par une approche de type utilitariste poursuivant, à partir des préférences des individus et de l’intensité de leurs préférences, les politiques destinées à produire le plus grand bien pour le plus grand nombre.
Reprenons la façon dont Dworkin a présenté pour la première fois sa théorie des droits dans Taking Rights, spécialement dans « What Rights Do We Have ? »31R. Dworkin, « What Rights Do We Have », Taking Rights Seriously, Harvard University Press, 1977, p. 266-278, ici p. 272, paperback edition, 2013, p. 319 s.. Dworkin fait remarquer que l’argument utilitariste fonctionne d’une façon qui, a priori, respecte l’égal respect reconnu aux préférences de chacun. Mais ce n’est, dit-il, qu’une apparence. Elle est trompeuse car parmi les préférences qui pourraient être prises en considération par une politique utilitariste, il pourrait y avoir des préférences discriminatoires à l’égard de certaines personnes ou de certaines préférences. L’analyse de Dworkin repose donc sur la distinction entre préférences personnelles et préférences qu’il appelle, au contraire, « préférences externes », c’est-à-dire des préférences à l’égard des préférences personnelles d’autrui. Les préférences externes sont présentées par Dworkin comme des préférences que nous pouvons avoir sur les biens et les opportunités que doivent recevoir les autres personnes.
Les « droits » ne sont alors que des moyens de protéger les personnes et leurs préférences personnelles contre ce que les préférences externes des autres pourraient avoir de contraire au respect de l’égale considération qui leur est dû. Deux types de préférences externes sont spécialement visés. Les citoyens peuvent d’abord préférer que certaines personnes se voient attribuer moins de biens ou d’opportunités que les autres parce qu’ils pensent que ces personnes ne sont pas dignes du même respect que les autres. En second lieu, ils peuvent penser que des personnes méritent de recevoir moins d’opportunités parce qu’ils considèrent que leurs conceptions du bien sont moins dignes de respect que les conceptions majoritaires.

Comme les institutions démocratiques, poursuit Dworkin, ne sont pas en mesure de faire la différence entre ces types de préférences, l’égal respect dû à chacun repose dans la garantie de certains droits. Les « droits » tels que la liberté d’expression, la liberté de religion, le droit à la vie privée, etc. doivent être compris, selon Dworkin, dans leurs fondements et dans leur interprétation comme les garants de l’égal respect dû à chacun dans une société démocratique. Ainsi une politique qui vient contraindre les libertés particulières dans l’intérêt de tous peut être, au moins prima facie, suspectée d’être basée sur des arguments faisant référence à ce que Dworkin appelle des préférences externes.
Cet argument de Dworkin souligne, ce qui sera le fil conducteur de sa philosophie politique, d’une part, que les grandes libertés (de la presse, de religion, etc.) sont dérivées du droit fondamental à l’égale considération, d’autre part, qu’il existe une l’étroite liaison entre la liberté et l’égalité. La théorie politique des droits de Dworkin repose sur la thèse que le gouvernement doit traiter ceux qu’il gouverne avec un égal respect et une égale considération. Cela n’implique pas nécessairement de traiter dans toutes les politiques les citoyens de la même façon. Ce droit à l’égal considération est simplement un droit à un « traitement comme un égal », le droit de voir ses intérêts traités aussi pleinement et avec sympathie que les intérêts de quiconque d’autre. Et, cela implique aussi un principe de neutralité en ce sens que la notion d’égal respect implique de traiter les conceptions des citoyens sur ce qui est bon pour eux, leur conception d’une bonne vie, avec un égal respect32Voir tout spécialement comme illustration de cette démarche sa construction d’un « droit à la pornographie » : R. Dworkin, « Is There a Right to Pornography ? », Oxford Journal of Legal Studies, 1981, p. 177-212, réédité dans A Matter of Principle, HUP, 1985 et traduit dans « Existe-t-il un droit à la pornographie », Une question de principe, PUF, 1996, p. 417-465. Dans cet article bien connu, Dworkin revient longuement sur la défense de sa conception des droits telle que défendue dans Taking Rights Seriously et notamment dans « What Rights Do We Have », précité..
Une telle théorie des droits implique une construction particulièrement lourde, dans le cadre de ce que Dworkin appelle par ailleurs la recherche de l’intégrité, un raisonnement très construit de la façon dont doivent raisonner les juges en cas de conflits entre divers intérêts et notamment entre les intérêts des politiques publiques et les droits de chacun. L’intégrité peut paraître simple parce qu’elle est holistique. Tous les droits et intérêts sont interprétés comme étant en harmonie, de telle sorte qu’ils ne peuvent pas connaître de chevauchements ni de contradictions33Sur ces points les observations de J. Costa-Neto, « Rights as Trump and Balancing », art. précité, p. 173-174 : « one of the results of Dworkin’s internal theory is that equality and liberty never overlap and are never in an area of conflict. They do not collide at all. If we accept the internal theory, we are also obliged to concede that there is simply no opposition or tension between majority rule and fundamental rights ».. On peut alors se demander ce qu’il reste dans cette argumentation d’analyse de proportionnalité34Dans Justice for Hedgehogs, Dworkin en vient même jusqu’à considérer que si l’on doit, dans cette vue unificatrice, ne plus voir le droit que comme un champ de la moralité politique, il faut encore chercher dans la moralité politique les raisons mêmes des distinctions qu’il faudrait faire entre la justice et le droit. Voir le dernier chapitre du livre, Law. R. Dworkin, Justice for Hedgehogs, HUP, 2011, p. 400-415 et notamment, p. 411..

Jacob Weinrib a pourtant utilement montré que de nombreuses applications du principe de proportionnalité peuvent être réécrites notamment dans un langage dworkinien et que la théorie des « droits comme atouts » de Dworkin peut être présentée comme un modèle pour l’analyse de proportionnalité35Voir J. Weinrib, « When Trumps Clash : Dworkin and the Doctrine of Proportionnality », Ratio Juris, 30, n° 3, 2017, p. 341-352. Jacob Weinrib montre l’importance de ce qu’une théorie des droits peut faire dans la structuration de l’analyse de proportionnalité.. Mais on voit bien que ce sont les étapes antérieures à ce qui est présenté par Alexy comme les étapes du contrôle de proportionnalité qui sont concernées. Jacob Weinrib rappelle que pour Dworkin, les droits individuels, et c’est en ce sens qu’ils jouent comme des « atouts » ou des « cartes maîtresses » pour leurs détenteurs, limitent la possibilité de poursuive des buts revendiqués au nom de l’intérêt public.
« Les individus ont des droits quand, quelles que soient les raisons qu’on leur oppose, un but collectif n’est pas une justification suffisante pour leur dénier ce qu’ils souhaitent avoir ou faire et ne sont pas une justification suffisante pour leur imposer une perte ou un préjudice ».
Certes Jacob Weinrib rappelle aussi que dans la théorie politique de Dworkin, les gouvernements sont parfois autorisés à passer outre aux « atouts » que sont les droits, mais que les décisions qui viennent porter des limitations d’un droit appellent, pour le respect de la notion de droits, qu’il y ait une justification spéciale, plus forte et contraignante que la justification que le gouvernement doit invoquer pour les autres décisions politiques36Parce qu’aucun droit n’est absolu, seule l’analyse de proportionnalité, et notamment l’analyse de proportionnalité au sens strict, à l’étape de la mise en balance, pourrait venir prendre en considération dans les cas concrets qui se présentent pour les citoyens puis devant le juge la force d’un droit, d’un bien, d’une liberté contre laquelle seule quelques circonstances et objectif pourraient prévaloir. Si l’on part des théories politiques des droits les plus libérales, elles laissent toutes place à un examen des circonstances. Dworkin tout en défendant sa doctrine des droits comme atouts (rights as trumps) a également toujours considéré qu’ils devaient eux-mêmes céder devant des circonstances exceptionnelles.. Dans Taking Rights, Dworkin précise que les droits peuvent être limités de façon justifiée quand le droit est confronté à un autre « atout », qu’il s’agisse d’un autre droit ou d’un but qui possède une urgence spéciale. Mais les raisons qui justifient de limiter les droits sont pour reprendre l’expression de Dworkin des raisons particulièrement fortes (compelling reasons) et surtout il faut encore observer que ces raisons doivent être comprises d’une façon telle qu’elles expriment les bases mêmes sur lesquelles les droits sont fondés et que tous les arguments sont en cohérence avec le droit comme intégrité. Ces supputations portent notamment sur l’idée de dignité humaine ou sur l’idée plus familière de l’égalité politique. De telle sorte que les droits peuvent être limités de façon justifiée dans l’intérêt seulement d’un objectif qui reflète le développement moral sous-jacent à ces droits. De telle sorte que les droits l’emportent sur tout objectif qui reste étranger aux soubassements moraux sur lesquels ils sont fondés. Par contraste, tout objectif qui reflète les bases sous-tendant les droits est lui-même aussi un atout37La théorie des droits de Dworkin pourrait venir éclairer la pratique de l’interprétation de la clause générale de protection de droits énoncés dans la charte des droits du Canada dans la décision Oakes de la Cour suprême (précitée) et la façon dont cette interprétation éclaire les étapes du raisonnement de proportionnalité de la Cour suprême du Canada (ce que tente de proposer Jacob Weinrib dans l’article précité).
On trouve donc chez Dworkin moins une théorie normative utile à l’analyse de proportionnalité qu’une théorie des droits ambitieuse qui se substitue à l’analyse de proportionnalité telle que comprise et défendue par Alexy et des éléments pour voir se dessiner un autre visage de l’analyse de proportionnalité.

F. La discussion ouverte sur la théorie politique des droits au Canada

Mais il ne suffit pas de tester le contraste entre une théorie politique des droits et la théorie des principes d’Alexy avec l’exemple de la théorie des droits de Dworkin. Ce contraste peut être aussi mené avec d’autres conceptions normatives des droits comme il l’a été en particulier dans la doctrine canadienne par Luc Tremblay.
Prenant pour acquis le fait de l’affaiblissement du modèle de la priorité des droits, analysant spécialement le cas canadien et son évolution depuis l’arrêt Oakes (précité), faisant le constat que le modèle d’optimisation des principes et des intérêts de Robert Alexy n’offre pas en lui-même de fondement normatif à l’analyse de proportionnalité, Luc Tremblay propose donc de chercher ce fondement normatif et la justification juridique de ces évolutions dans un renversement de philosophie politique et morale dans les sociétés démocratiques qui, comme la société canadienne, qui est devenue une société pluraliste, « font du multiculturalisme ou du pluralisme un aspect de leur identifié nationale et de leur ethos, voire un principe constitutionnel écrit ou non écrit »38L. B. Tremblay, « Le principe de proportionnalité dans une société démocratique, égalitaire, pluraliste et multiculturelle », McGill Law Journal, 57, n° 3, 2012, p. 429-471.. C’est ce renversement que l’on voit mis en oeuvre dans certaines des décisions de la Cour suprême du Canada.
On peut évoquer ici non pas les controverses entre les trois grandes théories des droits de Rawls, Nozick et Dworkin, mais l’opposition à laquelle elles se heurtent, toutes les trois, car pour l’essentiel, l’opposition à laquelle on veut faire référence est bien une opposition à ce qui les rassemble, en tant qu’elles concourent, toutes les trois, à la défense de la neutralité de l’État et de l’autonomie morale des personnes en ce sens que les politiques publiques doivent respecter les conceptions de ce qu’est une bonne vie telles qu’elles sont comprises par chacun. Dans une société qui connaît le « fait du pluralisme », qui n’est plus le « pluralisme raisonnable » auquel fait référence Rawls, c’est la doctrine des droits de Rawls qui peut être regardée comme une « doctrine sectaire » (le terme est de Rawls lui-même).
L’idée que défend Luc Tremblay est précisément que la théorie libérale et notamment la théorie anti-perfectionniste qui distingue les « droits » et le « bien » et qui donne la priorité aux droits sur les conceptions du bien est encore une théorie qui divise dans nos sociétés plurales et multiculturelles dans lesquelles la philosophie qui fonde cette distinction et cette approche est considérée comme étant elle-même une forme de vie, une philosophie morale et politique qui convient à certains (les libéraux, les socio-démocrates) mais qui est considérée par d’autres comme contraire à leur propre philosophie morale, à leur religion ou leurs croyances. De ce fait, le modèle de la priorité des droits sur le bien ne peut plus correspondre au principe d’égale considération due à chacun. Le modèle de l’optimisation, comme le montrent certains exemples d’optimisation des valeurs dans la société canadienne, permet alors aux juges de mieux répondre, comme le revendiquent certains juges canadiens, aux besoins de la société par une politique d’accommodation entre conceptions de nos formes de vie. Le modèle de la proportionnalité permet alors, dans une optique et une dialectique complètement différente, de mettre en balance les choix de valeurs des élus représentant la majorité des citoyens avec les valeurs et les choix des minorités culturelles39Voir aussi dans ce volume Luc B. Tremblay, « Le constitutionnalisme à l’heure du pluralisme et du multiculturalisme », dans ce volume des Cahiers de méthodologie juridique..

II. Une discussion du point de vue du raisonnement juridique. Raisonnement juridique et raisonnement de philosophie politique et morale

Il n’est pas inutile de monter en puissance, avec la théorie politique des droits, en montrant quels sont les arguments de théorie politique qui peuvent être présentés devant les juges et que ceux-ci sont susceptibles de prendre en considération dans l’analyse qu’ils feraient de la proportionnalité des mesures choisies par les gouvernants. Car la prise en considération de cette montée en puissance d’ordre théorique sur le terrain de la philosophie politique est aussi le moyen de s’interroger sur la façon dont elle joue dans le raisonnement juridique. Elle fait mieux apparaître, par contraste, les formes ordinaires persistantes du raisonnement en droit, la place très ponctuelle de l’argumentation ascendante de philosophie politique, comme son rapport transcendé dans ce qui subsiste sur le long terme dans la jurisprudence.

On peut mesurer cela en deux temps complémentaires. D’une part, la place exceptionnelle des questions de philosophie politique et de questions de théorie politique dans les cas qui se présentent devant les juges et dans les arguments qu’ils acceptent de recevoir. D’autre part, et peut-être surtout, le fait que les arguments de théorie politique ne forment pas eux-mêmes les précédents qui engagent les juges.

A. La place exceptionnelle des questions de philosophie politique dans l’argumentation des juges

L’argumentation tirée de la philosophie politique est en décalage avec les questions que se posent les juges dans la construction des cas. Dans les cas souvent simples présentés devant les juges, le choix entre théories radicalement différentes sur le plan théorique, comme le choix entre doctrines déontologiques et théories conséquentialistes des droits, même s’il peut produire des conséquences différentes dans certains situations, ne les a pas nécessairement dans la pratique40Voir F. Schauer, « Proportionality and the Question of Weights », in G. Huscroft (ed.), Proportionality and the Rule of Law, Cambridge U.P., 2014, p. 173 s.. Il faut en général raisonner sur ces cas extrêmes et radicaux pour discuter des différences qui pourraient apparaître dans les solutions apportées par les philosophies politiques et morales41Voir la façon dont Ruwen Ogien montre la nécessité de raisonner sur ces cas extrêmes pour faire apparaître les conflits pratiques entre philosophies morales différentes (théories conséquentialistes, déontologiques. R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Grasset, 2011.. Le droit ne recherche pas les cas extrêmes pour poursuivre l’argumentation et les démonstrations pour trancher entre les différentes doctrines. Le droit gère des cas plus simples ou qui peuvent être présentés de façon plus simple et il tend à chercher à éviter de se trouver en présence de conflits ultimes. Cela peut être tout l’art des avocats et des parties de transformer un cas a priori simple en un cas exemplaire d’un conflit de doctrine, mais les juges ne s’y prêtent pas facilement. L’argument de philosophie politique est de nature à faire apparaître des désaccords profonds, alors que les juges cherchent à construire un accord sur une solution et qu’ils cherchent à légitimer leur jugement par rapport au législateur42Sur ce point, voir J.-Y. Cherot, « Les méthodes de construction de l’accord et du désaccord en droit par les juges », Cahiers de méthodologie juridique 2016, RRJ 2016-5, p. 1883 s..
Des auteurs considèrent ainsi que les débats entre les théories politiques sur les droits doivent être regardés plutôt d’un point de vue instrumental dans une fonction de simple cadre de référence pour l’argumentation. Étant susceptibles d’aboutir aux mêmes résultats, les différentes théories ne doivent être jugées qu’au regard de la capacité qu’elles offrent aux juges de rendre le plus clairement compte de leurs justifications43Voir J. Cota-Neto, « Rights as Trumps and Balancing. Reconciling the Irreconcilable ? », Revista Direito, 11, n° 1, 2015, p. 159-188.. De ce point de vue, l’ampleur des démonstrations et de l’argumentation que suppose et qu’appelle la théorie du droit comme intégrité de Dworkin peut décourager d’y recourir dans les cas les plus fréquents. Ces observations ont d’ailleurs été acceptées par Dworkin qui défend encore sa doctrine de l’argumentation ascendante comme une approche exceptionnelle44Voir R. Dworkin, « In Praise of Theory », in R. Dworkin, Justice in Robes, HUP, 2006, p. 49-74 ; sur la façon dont Dworkin nuance sa théorie ascendante de l’argumentation dans ce texte, Jean-Yves Cherot, « Eloge de la théorie », Cahiers de méthodologie juridique 2016, RRJ 2016-5, p. 1892 s..
De fait, et il n’est pas nécessaire de seulement viser les seules tendances dworkiniennes à appeler à une argumentation théorique ascendante, les théories politiques ne font pas partie des références avec lesquelles les juges raisonnent. Jeremy Waldron fait observer que les arguments de philosophie politique n’apparaissent pas ouvertement dans les décisions de la Cour suprême des États-Unis.
« At the very least, courts will tend to be distracted in their arguments about rights by side arguments about how a text like the Bill of Rights is best approached by judges. American experience bears this out : The proportion of argument about theories of interpretation to direct argument about the moral issues is skewed in most judicial opinions in a way that no one who thinks the issues themselves are important can possibly regard as satisfactory. This is partly because the legitimacy of judicial review is itself so problematic. Because judges (like the rest of us) are concerned about the legitimacy of a process that permits them to decide these issues, they cling to their authorizing texts and debate their interpretation rather than venturing out to discuss moral reasons directly »45J. Waldron, « The Core Case Against Judicial Review », The Yale Law Journal, 2006, ici p. 1381..
Ce qui renvoie à cet argument de Cass Sunstein et d’Adrian Vermeule :
« The central question is not “How, in principle, should a text be interpreted ?” The question instead should be, “How should certain institutions, with their distinctive abilities and limitations, interpret certain texts ?” My conclusions are that judges acting under uncertainty should strive, above all, to minimize the costs of mistaken decisions and the costs of decision making, and to maximize the predictability of their decisions »46C. Sunstein and A. Vermeule, « Interpretation and Institution », 101, Michigan Law Review, 2002-2003, p. 886..
Le recours à la philosophie politique, sauf cas particulier, pourrait donc conduire à complexifier à l’extrême le travail des juristes et à créer des discussions et des controverses au-delà de ce qui serait nécessaire pour trancher un cas. Ce qui est une autre façon de redire la différence entre ce que fait un juriste et un philosophe et le rappel de ce qu’est la profession de juriste.

Comme le montre utilement Frederik Schauer, qui cherche dégonfler ce qu’il appelle la rhétorique d’ordre moral qui entoure le débat sur la commensurabilité dans les contextes constitutionnel et juridique, une approche plus instrumentale de ces arguments peut être aussi utile47« In trying to deflate some of the moral rhetoric surrounding the commensurability debate in legal and constitutional context, I take on a portion of what turns out to be a somewhat larger agenda. With some frequency, positions that I would argue are midlevel and instrumental are commonly treated as morally primary ». F. Schauer, « Commensurability and Its Constitutional Consequences », Hasting Law Review, 45, 1992-1993, p. 785 s..
Cela ne veut pas dire que le résultat de la décision judiciaire n’est pas ou n’est jamais influencé par une argumentation de théorie politique ni surtout qu’il ne pourra pas être évalué du point de vue de la philosophie politique et morale. Le raisonnement judiciaire peut avoir à prendre en considération, dans certains cas, le point de vue de la philosophie politique et morale, mais le raisonnement juridique fonctionne selon des méthodes qui entretiennent une distance avec elle, une distance suffisante pour que le dialogue soit utile, mais sans qu’il soit écrasant. Dworkin, lui-même, a écrit, on l’a mis en exergue de ce texte, que « l’analyse du droit est une discipline moins abstraite que la philosophie politique traditionnelle » 48R. Dworkin, Une question de principe, 1985, p. 1-2 : « Le livre que vous allez lire traite de quelques problèmes théoriques fondamentaux dans le domaine de la philosophie politique. […] J’ai fait figurer des affaires judiciaires dans la plupart de mes développements […] parce que le droit apporte un éclairage intéressant et particulier sur les débats politiques. Quand les problèmes politiques sont débattus dans l’enceinte d’un tribunal, comme c’est tôt ou tard invariablement le cas, aux États-Unis du moins, ces problèmes exigent des décisions qui tiennent compte simultanément des particularités de l’affaire et des principes invoqués. Chaque affaire doit être examinée individuellement, dans toute la complexité du contexte social où elle s’inscrit ; mais la décision judiciaire tire sa justification d’une conception cohérente et rigoureuse de l’équité et de la justice. […] L’analyse du droit est une discipline moins abstraite que la philosophie politique traditionnelle, mais elle est aussi plus soucieuse des principes que la simple machiavélisme politique ».. Il n’en reste pas moins vrai encore, c’est le point que l’on veut mettre en évidence, que dans la mesure même où l’argumentation de philosophie politique et morale a été présente, qu’elle a exercé une influence, qu’elle peut d’un point de vue doctrinal venir expliquer tel ou tel résultat, elle reste comme étrangère aux éléments de la décision qui engagent le juge pour l’avenir.

B. Les arguments de philosophie politique qui peuvent éclairer les décisions ne font pas partie du processus d’institutionnalisation du droit

Je reprends ici les termes mêmes utilisés dans les premières phrases de l’introduction de cet article. Les juges fonctionnent avec des règles qui se trouvent dans des précédents. Certains de ces précédents peuvent encore avoir été construits à partir d’interprétations ouvertes mettant en œuvre des considérations faisant appel à des principes ou à des considérations morales, mais une fois que les règles ont été établies dans un cas, ou encore dans une série de cas, elles jouent un rôle autonome, sans plus qu’il soit nécessaire de faire état des raisons morales, éventuellement controversées, qui ont été prises une fois en considération. Les règles et les concepts juridiques qui résultent des décisions49Tout en opposant radicalement les principes et les règles, Alexy relève à de nombreuses reprises que le jeu des principes appliqués à des cas finit le plus souvent par créer des règles, des précédents et que ce sont dans ces règles que l’on trouve les standards pour établir les jugements dans les cas nouveaux où des principes se retrouvent en concurrence. ne sont pas d’abord déterminés par des textes et puis ensuite appliqués, ils ne font même pas d’abord l’objet d’une interprétation abstraite, puis d’une application à des cas. C’est dans l’application à des cas que les règles se déterminent progressivement et dans la controverse qui peut naître à l’occasion de cette application que sortent les concepts du droit, leur détermination et éventuellement leur révision. C’est l’usage qui détermine la signification des normes et de nos concepts. L’adjudication et l’argumentation juridique sont ainsi au cœur du droit dès lors que l’on regarde comment fonctionnent les règles et les normes50Nous faisons référence ici et dans les paragraphes suivants à la conception des normes et des concepts chez Robert Brandom et à l’application de ces conceptions au fonctionnement du droit, R. Brandom, « A Hegelian Model of Legal Concept Determination. The Normative Fine Structure of the Judges’ Chain Novel », in G. Hubbs et D. Lind (dir.), Pragmatism, Law, and Language, Routledge, 2013, p. 20-39 ; R. Brandom, « Some Pragmatist Themes in Hegel’s Idealism : Negocation and Administration in Hegel’s Account of the Structure and Content of Conceptual Norms », European Journal of Philosophy, 7, 2013, p. 164-189..
Car, si l’application des normes institue les concepts et leurs significations, l’observation ne conduit pas au nihilisme et au scepticisme à l’égard des règles, car les juges ne gagnent leur autorité qu’en étant responsables, c’est-à-dire en suivant les inférences qui découlent des précédents. Les inférences les engagent et engagent la reconnaissance de leurs décisions et de leur autorité dans les cas à venir. L’autorité d’une décision selon les règles existe pour autant que la décision respecte les inférences qui découlent des décisions du passé et que la décision peut créer une inférence pour les décisions dans les cas à venir. Ce n’est pas que tout soit ainsi déterminé et qu’il n’y aurait pas de jeu, mais cela signifie que le jeu suit des chemins déjà définis ; des arguments, des inférences sont admis et d’autres pas ; les cas peuvent être toujours construits comme des cas nouveaux, mais avec les instruments qui découlent des formules et des stéréotypes du passé, etc.51Pour application du schéma de Brandom dans l’analyse des révisions conceptuelles dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, voir V. Réveillère, Le juge et le travail des concepts juridiques. Le cas de la citoyenneté de l’Union européenne, thèse European University Institute, Florence, 2017.. Ainsi l’usage ne peut fonctionner que de façon idéale, dans l’institutionnalisation sociale et historique du droit, avec des juges qui ont une responsabilité en même temps qu’ils ont une autorité et que leur autorité vient de la reconnaissance qui leur est accordée par leurs pairs, les autres juges et notamment les autres juges qui auront à prendre en considération leur décision pour juger des cas futurs, ainsi que par le législateur et par la doctrine. L’argumentation juridique fait partie de l’institution permanente et continue du droit et de l’autorité judiciaire.
Le droit illustre ainsi particulièrement la philosophie pragmatique de Robert Brandom de ce que c’est qu’une règle et de ce qu’est que de suivre une règle et de la façon dont elle fonctionne dans son application52Voir note 50.. On pourrait ajouter que dans le cas du droit tout cela vient être renforcé par le fait que les règles sont souvent explicites, que les inférences logiques s’inscrivent dans un vaste réseau de règles, que l’interprétation des textes recoure tout spécialement à des méthodes tournées vers le passé, dans la recherche de l’intention du législateur (intention exprimée dans les travaux préparatoires, intention supposée et contrefactuelle), dans les arguments sémantiques sur le texte (interprétation littérale), dans l’analyse systématique du droit, l’analyse téléologique, et que les approches prospectives elles-mêmes doivent trouver dans les décisions du passé des autorités.
Si le lecteur nous suit ici, ce sont les inférences logiques qui découlent des précédents qui forment normalement les arguments qui lient et engagent la responsabilité des juges et c’est leur respect par les juges qui leur assure une reconnaissance professionnelle (dans tels cas, on a jugé cela ; donc si tel cas nouveau de présente, il faut juger comme cela ; à moins que l’on voit ou discerne dans ce nouveau cas une circonstance nouvelle ou encore une circonstance déjà présente dans les cas jugés dans le passé, mais qui avait pu être négligée ou regardée comme secondaire mais jugée décisive maintenant).
Il n’y a donc pas d’inférences logiques à tirer à partir des arguments substantiels qui viennent au secours des décisions. Ils ne font pas partie des données qui engagent les juges dans l’application de la règle à un cas nouveau. Il n’y a pas plus d’inférences et d’engagements à tirer des arguments substantiels qui seraient venus à l’appui et au fondement des décisions. Ces arguments substantiels, éventuellement des arguments de philosophie politique, ne font pas partie des données qui engagent les juges dans l’application de la règle à un cas nouveau53On doit dire, faut-il ajouter, la même chose des arguments qui se trouveraient dans les méthodes d’interprétation qui ont conduit à telle ou telle décision. Les méthodes d’interprétation sont toutes légitimes et on peut en changer d’un cas à l’autre ; elles ne tissent pas dans le chef des juges un engagement à utiliser en faveur d’une décision les mêmes méthodes ou directives d’interprétation que celles qu’ils ont déjà employées en faveur d’une décision antérieure. Ce sont des topoi et leur utilisation est purement rhétorique. Les méthodes d’interprétation sont des « lieux communs » qui ne lient pas les juges qui les ont employées dans un argument en faveur d’une décision lors de l’argumentation en faveur d’une autre décision. C’est le contenu des normes adoptées dans les décisions qui, en dernier ressort, forme les arguments qui lient les juges de décisions en décisions.. Ils ne sont pas détachables des décisions et ne forment pas un réseau secondaire de règles et de normes qui engagent pour l’avenir et qui garantissent la reconnaissance et de la responsabilité professionnelle des juges.
On pourrait encore faire observer que l’argument le plus fort en faveur de cette conception classique du raisonnement juridique comme manifestation de la construction de l’autorité du juge dans le respect des précédents peut encore venir, de la théorie du droit comme intégrité de Dworkin qui met pourtant l’accent en général, et plus encore dans sa théorie de l’application des droits, sur l’importance de la théorie politique et en l’espèce d’une théorie politique reposant sur une exigence élevée de recherche de la cohérence des principes et des droits.
Car, si Dworkin indique que le travail du juge implique qu’il fasse référence dans le cadre de la recherche de l’intégrité aux principes de philosophie politique qui se trouvent derrière les clauses abstraites de la Constitution, il considère encore par ailleurs que s’agissant d’établir ce qu’il convient d’interpréter, c’est-à-dire les décisions du passé, seules les inférences contenues dans les décisions du passé, c’est-à-dire ce qui a été jugé dans le cas (si…, alors), doivent être prises en considération et non les arguments substantiels qui ont pu être les raisons de ces décisions. Quand il évoque la dimension de la correspondance (fit) entre les choix que doivent faire les juges et les décisions du passé, ce qui constitue un point clef selon lui de l’intégrité, il souligne qu’il n’y a pas lieu que les juges aient à prendre en considération les argumentations substantielles, pour autant qu’on puisse les connaître, qui sont venues appuyer ces décisions. Les interprétations actuelles n’ont pas à être en rapport avec la façon dont les juges du passé exprimaient eux-mêmes ce qu’ils étaient en train de faire, pour compter dans le droit comme intégrité comme une interprétation éligible de ce qu’ils ont fait :
« Certains juristes peuvent penser qu’une interprétation est inéligible si elle n’est pas en cohérence avec les rhétoriques et les opinions exprimées dans le passé aussi bien que dans les décisions actuelles. Mais il semble plus raisonnable de penser que ce type d’adéquation n’est qu’une possibilité qui peut être écartée dans la recherche d’une interprétation qui rende compte des décisions du passé »54R. Dworkin, Law’s Empire, HUP 1986, p. 284-285, notre traduction..
On ne sera donc pas étonné du rôle majeur joué par les précédents dans la mise en œuvre du raisonnement de proportionnalité. Même si une enquête plus étendue serait à mener dans cette direction pour démontrer le rôle du précédent dans les jugements de proportionnalité, comment pourrait-il en être autrement compte tenu du rôle des précédents dans l’institutionnalisation du droit en ce qu’ils révèlent dans la construction de l’autorité du juge à la fois de l’importance des décisions du passé pour la décision présente et de l’importance des décisions du présent pour l’avenir. Dans une décision de la Cour fédérale constitutionnelle allemande du 15 février 2006 sur la loi sur la sécurité nationale55Décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 15 février 2006, BvR 357/05., les juges ont déclaré inconstitutionnelle une disposition législative qui permettait, dans des cas où la sécurité nationale était en cause, la destruction en vol d’avions qui pouvaient être utilisés, après avoir été détournés, en tant que des armes de destruction. Malgré le soutien politique de leur parti à cette disposition, les juges démocrates chrétiens ont rejoint les arguments du requérant, en faisant valoir dans ce cas qu’il était impossible de mettre en balance la dignité de la personne avec les exigences de la sécurité nationale. Ils ont entendu à la fois respecter la doctrine de la cour constitutionnelle selon laquelle la dignité n’est pas un droit que l’on peut mettre en balance et, par ailleurs, préserver l’argument de la dignité de la personne humaine pour défendre leur position pour des cas à venir où, dans le champ de la médecine reproductive et de la recherche sur les cellules souches, certains politiques ou partis défendent l’extension de la liberté de la recherche.
Un deuxième exemple peut être pris dans la décision de la Cour d’appel fédérale des États-Unis (7e circuit) du 27 août 1985 dans l’affaire American Booksellers Association v. Hudnut. L’ABA exerce ici un recours contre une ordonnance de la ville d’Indianapolis prohibant notamment la vente et l’exploitation commerciale de toute expression de pornographie définie de façon large comme toute expression en image ou avec des mots et comprenant une subordination sexuelle explicite des femmes. Le texte vise aussi l’utilisation d’hommes, d’enfants ou de transsexuels à la place des femmes. L’argument des auteurs de cette ordonnance et de ses défenseurs devant la Cour d’appel fédérale est que la pornographie constitue une expression politique discriminatoire envers les femmes. Mais les juges de la Cour d’appel considèrent que si la pornographie est bien une expression politique discriminatoire envers les femmes (les juges admettent cet argument des défenseurs de l’ordonnance en cause dans cette affaire), elle est couverte par les précédents protégeant justement tous les discours politiques, y compris les hate speechs (discours de haine)56Il est particulièrement intéressant de comparer l’argument de la cour d’appel fédérale, admettant de recevoir l’argument que la pornographie est bien l’expression d’une pratique discriminatoire envers les femmes, mais qui précisément parce que cette utilisation peut être considérée comme l’équivalent d’un discours de haine ne peut être condamnée dès lors que les discours de haine ne sont pas jugés contraires à la constitution, par ailleurs, à l’argument de Dworkin qui a défendu un droit à la pornographie compris comme « droit » garant de l’autonomie morale des citoyens contre les préférences externes de ceux qui veulent leur imposer leurs préférences, sans fonder la protection de ceux qui ont une préférence pour la consommation de livres, de revues ou de films à caractère pornographique sur la liberté d’expression ; voir R. Dworkin, « Is There a Rights to Pornography », art. cité..

C’est, la dichotomie entre règles et principes, « radicalisée » par Alexy57C’est Ralf Poscher qui emploie cette expression, avec cette observation qu’Alexy a « radicalisé » la distinction entre règles et principes : Voir R. Poscher, « The Principes Theory. How Many Theories and What is their Merit ? », in M. Klatt (ed.), Institutionalizing Reason. Perspectives on the Legal Philosophy of Robert Alexy, Oxford U.P., 2012. Voir aussi R. Poscher, « Insights, Errors and Self-Misconceptions of the Theory of Principles », Ratio Juris, 22, n° 4, 2009, p. 425-454. qui empêche de mieux mesurer la vaste amplitude des méthodes utilisée pour résoudre les conflits entre droits et principes et leur appartenance aux méthodes les plus classiques du raisonnement juridique en termes de preuve, d’analyse casuistique, ou encore de méthode de défaisabilité dans l’application des règles58Sur cette démonstration, voir A.-C. Panaccio, « In Defense of Two Step Balancing and Proportionality in Rights Adjudication », Canadian Journal of Law and Jurisprudence, XXIV, n° 1, 2011, p. 109-128.. Il y a beaucoup plus de continuité que de rupture entre l’application des règles et l’application des principes qu’Alexy veut bien l’admettre.
On rappelle qu’Alexy oppose les « règles » et les « principes » en associant à chacun de ces types de normes des modes de raisonnement distincts et opposés, associant ainsi, aux règles, un raisonnement par subsumption dans l’application à un cas des critères énoncés par la règle et associant, aux principes, qui sont selon lui des « exigences d’optimisation de valeurs et d’intérêts », un raisonnement par leur mise en balance. L’idée générale est que la distinction entre normes, présentée ainsi comme de nature ontologique, logique ou méthodologique, commande la théorie de l’adjudication et de l’argumentation. « C’est une erreur bizarre, écrit Ralf Poscher, de la part de la théorie des principes d’ontologiser les différentes techniques d’application des droits et en conséquence les traiter comme relevant de différents types de normes »59R. Poscher, « The Principles Theory. How Many Theories… », précité.. En fait,
« la façon dont procède l’adjudication ne dépend pas de la norme à appliquer mais plutôt du cas qui doit être jugé. La théorie des principes est une limitation pour extrapoler parmi les nombreuses méthodes utilisées dans la pratique du droit deux d’entre elles et de lier chacune de ces méthodes à deux espèces de types de normes et créer à la fin ainsi une distinction non entre différentes techniques de mise en œuvre du droit mais entre différents types de normes »60Ibid..
Les règles, comme les principes, peuvent jouer avec des exceptions et les règles, comme les principes, ne sont seulement que des exigences normatives qui jouent prima facie. Il est possible d’incorporer une exception dans une règle à l’occasion de son application à un cas particulier. Cette exception peut d’ailleurs venir du jeu d’un principe. Mais, pour Alexy, le caractère prima facie des règles est d’un type fondamentalement différent de celui qui joue pour les principes61R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, précité., p. 58.. Car si un principe peut être surpassé (overriden) quand un principe opposé a plus de force ou plus de poids sur le moment et dans le cas à décider, dans un autre cas, le principe écarté peut l’emporter. Tout dépendrait donc des circonstances concrètes. Par contraste, une règle ne pourrait pas être simplement surpassée quand un principe opposé à celui qui fonde la règle a plus de force que le principe qui fonde la règle. Mais, comme cela peut être montré (notamment dans l’analyse des jurisprudences de la CourEDH), l’exception à un principe par le jeu de l’appel à un autre principe peut très bien conduire à créer un précédent qui fait office de règle.
Alexy d’ailleurs souligne, en présentant la loi de la mise en balance comme un élément clef du raisonnement de proportionnalité comme une méthode qui ne vient que s’ajouter à toutes les méthodes les plus classiques du raisonnement selon le droit62R. Alexy, A Theory… », précité, p. 101 : « The justification of statements of conditional preference is no different from the justification of semantic rules for making vague concepts more precise. The difference is further weakened when one remembers that balancing regularly takes place in the context of normal statutory interpretation as well […]. What has just been said as regards legal argumentation in general does not adress the specific nature of the justification of preferential statements. The fact that there are arguments unique to problems of balancing principles can be seen in statements of the Federal Constitutional Court »., que l’analyse des confits entre droits et principes doit d’abord être replacé dans les méthodes plus générales du raisonnement juridique. Parce que, comme cela a été dit, l’application des principes finit par créer des règles (des précédents) et que chaque cas où l’on doit appliquer des principes n’est pas un cas unique, un cas isolé, ou encore un cas atypique.
Il peut certes exister des cas atypiques, ou plutôt, le juge peut toujours décider qu’un cas qui lui est soumis est bien atypique. Mais cela peut aussi se révéler à l’occasion de l’application d’une règle, pour l’écarter dans ce cas. Les règles, comme les principes, sont défaisables.
Pour conclure, on voudrait enfin indiquer, c’est un point décisif qu’il faut garder à l’esprit, que la doctrine de la proportionnalité quelle que soit la façon dont on peut la concevoir dépend aussi par ailleurs – c’est aussi un point pour une doctrine de philosophie politique – de la conception que l’on se fait ou que l’on doit se faire de l’étendue du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois (judicial review), notamment dans l’examen tant de l’adéquation, de la nécessité et de la mise en balance des mesures adoptées par les parlements. C’est, comme de nombreux auteurs l’ont noté, dans cet exercice du judicial review que l’on peut trouver l’essentiel de ce que montre l’analyse empirique du contrôle de proportionnalité des mesures législatives par les juges. Présentée comme une évaluation d’un bilan coûts avantages des lois qui permettrait aux juges de se substituer aux appréciations des parlements, l’analyse de proportionnalité n’est le plus souvent qu’une méthode pour écarter des mesures manifestement disproportionnées, manquant d’équilibre, voire de justifications rationnelles prima facie. Ce n’est que dans le contrôle non pas des lois elles-mêmes, mais de leur application à des cas concrets, souvent un peu exceptionnels, que les juges, sur la base du contrôle de proportionnalité exercent un contrôle plus étendu sur des mesures prises par les autorités administratives ou par les particuliers. Enfin, elle s’exerce dans le cadre de la très grande palette des méthodes du raisonnement juridique qui appuient l’autorité des juges.

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