La récupération des normes comptables internationales privées par les autorités publiques communautaires et nationales
Thierry GRANIER
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille
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Introduction
Lorsqu’il s’agit d’illustrer la place prise par les normes privées internationales, l’exemple des normes comptables, et plus précisément des normes comptables internationales, est mentionné rapidement, y compris par les non-spécialistes de cette matière. Ce phénomène est connu, mais les questions qui l’entourent méritent qu’il y soit porté attention dans le cadre de cette réflexion. Il ne s’agira pas d’aborder cette problématique sous l’angle technique du droit comptable, mais de revenir sur le phénomène de normalisation dans cette matière et de dégager des grands axes mettant en lumière le rôle majeur joué par les normes privées internationales.
En guise d’entrée en matière, il est utile d’aborder les normes comptables comme le font les spécialistes de ce domaine1V. notamment, Christian DE LAUZAINGHEIN, J.-L. NAVARRO, D. NECHELIS, Droit comptable, Dalloz (coll. : Précis), 2e éd. 2004 ; E. CRUVELIER, « Comptabilité », Répertoire Sociétés, Encyclopédie Dalloz., en commençant par rappeler la définition de la comptabilité donnée par le plan comptable général qui la présente, à son article L. 120-1, comme : « Un système d’organisation de l’information financière permettant de saisir, classer, enregistrer des données de base chiffrées et présenter des états reflétant une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l’entité à la date de clôture ». Cette définition indique d’emblée que la comptabilité est une technique (il s’agit de saisir, de classer et d’enregistrer des données) ; elle suggère également la mise en place de règles comptables destinées à définir les notions en question. Le couple droit / comptabilité est ainsi posé et s’est traduit par l’instauration d’un droit comptable.
Le droit comptable (en France)2Sur ces aspects historiques, se reporter, par exemple à : E. CRUVELIER, « Comptabilité », Répertoire Sociétés, Encyclopédie Dalloz, préc., n° 14 et s. ; Chr. HOARAU, « Place et rôle de la normalisation comptable en France », Revue française de gestion, 2003/6, n° 147, p. 33-47, disponible sur : http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-6-page-33.htm., dans un premier temps que l’on peut fixer à la révolution industrielle du XIXe siècle, a surtout été un droit de la preuve en vue, notamment, de protéger les créanciers. Puis, le dix-neuvième siècle et la première partie du vingtième ont vu une transformation profonde du monde économique et social. Le droit comptable, suivant cette évolution, est devenu alors davantage un droit de l’information, sous l’effet notamment de l’influence du droit des sociétés commerciales, du droit fiscal et d’une normalisation comptable étatique. Depuis les années 1960, dans la deuxième partie d’une période de croissance sans précédent (les trente glorieuses), le droit comptable a commencé à s’internationaliser. Le droit français, d’origine « romano-germanique » s’est confronté au droit anglo-saxon. Les recommandations, avis, d’organismes publics ou professionnels, se sont multipliés, les droits nationaux se sont rapprochés. Enfin, ces dernières années, le phénomène d’internationalisation a pris une ampleur remarquable, avec notamment la mondialisation de l’industrie financière et la multiplication des scandales qui ont provoqué une crise majeure. Bon nombre de facteurs ont provoqué ces évènements, les insuffisances en matière de normalisation comptable en font partie3J. MISTRAL, CHR. DE BOISSIEU, J.-H. LORENZI, Les normes comptables et le monde post-Enron, Rapport du Conseil d’analyse économique, La documentation françaisex, 2003, 157 p., disponible sur : http://basepub.dauphine.fr/bitstream/handle/123456789/130/Lorenzi_24.pdf ?sequence=1. V. aussi, par exemple sur ce sujet très commenté : B. COLASSE, « L’évolution récente du droit comptable », 2004, disponible sur le site de l’Association française de la comptabilité : http://www.afc.com.. Durant cette période, pour reprendre les termes d’un rapport de l’Assemblée nationale relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables4Rapport d’information présenté par MM. D. Baert et G. Yanno relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, Doc. Ass. Nat. n° 1508, 10 mars 2009, p. 5, on a pu prendre conscience du fait que le droit comptable et la comptabilité constituaient bien une sorte de langage de la vie économique utilisé par tous les acteurs qu’ils soient dirigeants ou actionnaires de sociétés, qu’ils soient créanciers ou salariés de l’entreprise, les pouvoirs publics étant un des interlocuteurs importants de cet ensemble.
Pourtant, malgré cette place clé dans les rouages de l’activité économique, malgré l’importance du problème révélé par les scandales et la crise financière, de manière un peu paradoxale, on a constaté un abandon par les pouvoirs publics de cette question de l’élaboration de la normalisation comptable à des institutions privés internationales (I). Puis, dans un second temps, les pouvoirs publics ont tenté de s’approprier ces normes comptables internationales (II).
I. L’abandon par les pouvoirs publics de l’élaboration de la normalisation comptable
L’abandon par les pouvoirs publics français et par les autorités communautaires de l’élaboration de la normalisation comptable résulte d’un processus historique un peu paradoxal (A). Cet abandon n’est pas sans conséquences (B).
A. Les données paradoxales expliquant l’abandon de la normalisation comptable par les autorités publiques en Europe
L’effacement des pouvoirs publics français et communautaires dans l’élaboration de la normalisation comptable internationale a été imposé par les circonstances5Sur ces éléments, v. par exemple : Br. RAYBAUD TURILLO, « Les processus de normalisation comptable : un exemple de droit postmoderne », RIDE, 2001/1 , tome XV, p. 9-40.. Il faut rappeler qu’après guerre jusqu’aux années soixante-dix, les économies étaient plutôt fermées et, dans l’ensemble, les sociétés se limitaient à leur marché national, trouvant dans les banques le financement suffisant à leur développement. Ainsi, chaque pays avait son référentiel comptable, ce qui était logique dans ce contexte. L’ouverture des économies, l’internationalisation qui s’en est suivie et surtout la financiarisation de l’économie ont eu pour conséquence d’obliger les entreprises à rechercher du financement sur les marchés financiers. Dès lors, il a fallu fournir, notamment aux investisseurs une information comptable de qualité, qui puisse être intelligible et comparable. Il a paru important de disposer d’indicateurs de gestion servant directement à mesurer l’activité de l’entreprise, à apprécier ses résultats et à évaluer ses perspectives. Autrement dit, à bien des égards, le développement des marchés financiers a fait ressentir le besoin de normes comptables internationales, et, par voie de conséquence, a défini le champ d’application de celles-ci : les entreprises multinationales qui se financent en offrant leurs titres au public (via des actions, des obligations et autres instruments financiers)6E. BARBU, « L’application des normes IAS/IFRS dans l’Union européenne : outil de mangement des entreprise sous gouvernance mondiale », Cahiers de recherches n° 2009-03 E2 – CERAG, p. 15 et s., disponible sur : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/51/89/91/PDF/cr_2009_03_E2.pdf..
Concrètement, dès lors que des entreprises levaient – ou désiraient lever – des capitaux dans un ou plusieurs pays, elles devaient présenter leurs comptes dans le ou les référentiels nationaux applicables. La disparité de ceux-ci était, au mieux, un coût, au pire, une source de confusion dans la stratégie de communication. Pour les investisseurs, c’était un facteur d’opacité qui fragilisait les décisions d’investissement. Dans un premier temps, comme souvent en raison de la puissance des investisseurs américains, le choix s’est souvent imposé de présenter des comptes selon les normes américaines. Et ces dernières jusqu’aux années 2000 bénéficiaient d’atouts :
• La normalisation comptable américaine était en effet ancienne, et le normalisateur américain jouissait d’un certain prestige.
• De nombreuses entreprises internationales avaient d’ores et déjà adopté les normes américaines.
• Surtout, le régulateur de marché américain – la SEC (Securities and Exchange Commission) estimant que seules les normes comptables américaines étaient susceptibles de garantir les intérêts des investisseurs américains, imposait aux entreprises souhaitant lever des capitaux auprès de ceux-ci, de réconcilier leurs états financiers avec les normes américaines7Br. RAYBAUD TURILLO, « Les processus de normalisation comptable : un exemple de droit postmoderne », RIDE, 2001/1 , tome XV, p. 9-40..
Il faut ajouter, comme souvent aussi, que dans l’Union européenne, contrairement aux États-Unis, cohabitaient quinze référentiels comptables (27 aujourd’hui), plus ou moins fiables, que l’achèvement du marché unique avec l’euro obligeait à harmoniser, afin que les comptes des entreprises soient comparables et que la circulation des capitaux dans ce marché et les décisions d’investissement soient optimales. Or, malgré des efforts constants, la Commission n’a jamais pu convaincre les États-membres d’aller plus loin qu’une harmonisation a minima, « impropre à satisfaire tant les investisseurs que les entreprises qui, sous la pression de ceux-ci, se voyaient de plus en plus contraintes d’adopter les normes comptables américaines (US GAAP) »8Rapport d’information présenté par MM. D. Baert et G. Yanno relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, Doc. Ass. Nat. n° 1508, 10 mars 2009, préc., p. 7.. Ces éléments faisaient que l’on s’acheminait vers le choix des normes comptables américaines comme normes de référence dans le monde. Parallèlement, cependant avait été mis en place dès 1973 par les représentants des organisations comptables professionnelles de certains pays
(France, Allemagne, Royaume-Unis, Canada, Australie, Japon…) un comité des normes comptables internationales, connu sous l’appellation d’IASC (International Accounting Standards Committee)9Se reporter au site : http://www.ifrs.org/Home.htm.. L’IASC est, depuis une réforme intervenue en 2001, une fondation de droit privé américain, à but non lucratif, basée aux États-unis (dans le Delaware) et composée de 22 trustees cooptés selon des critères géographiques. Sorte de « conseil de surveillance », sans responsabilité exécutive, il a une triple mission. Il lui incombe de :
• collecter des contributions financières provenant des principaux cabinets comptables, d’institutions financières, d’entreprises et d’autres organisations
internationales et professionnelles ;
• de désigner les membres des conseils et des comités qui lui sont liés (dont ceux de l’IASB) ;
• et de contrôler le respect des procédures auxquelles ils sont soumis.
L’IASC s’est doté d’un organe exécutif établi à Londres, l’IASB10Se reporter au site, pour avoir une vision concrète de cette instance : http ://www.iasplus.com/restruct/ restruct.htm. composé de quatorze membres désignés pour leur compétence reconnue en matière comptable. Cet organe est chargé d’élaborer, dans le respect d’un due process, les normes internationales dites « IFRS » (International Financial Reporting Standards)11Pour avoir une idée concrète du contenu de ces normes, le site de l’IFRS précité est évidemment très utile. On peut se reporter également au : Code IFRS – Normes et interprétations, 2e éd. 2011, coll. : Les codes RF.. S’il est prévu un certain équilibre entre experts-comptables, financiers d’entreprise, investisseurs et universitaires, les trustees devant s’assurer que « l’IASB n’est dominé par aucune partie prenante particulière ou intérêt géographique », il faut cependant souligner la forte présence des membres anglo-saxons et des anciens auditeurs12Rapport d’information présenté par MM. D. Baert et G. Yanno relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, Doc. Ass. Nat., n° 1508, 10 mars 2009, préc., p. 12. V. aussi : Chr. HOARAU, « Place et rôle de la normalisation comptable en France », Revue française de gestion, 2003/6, n° 147, préc., p. 33-47.. S’ajoute à cette organisation un organisme chargé de l’interprétation des normes IFRS dans l’attente de l’adoption d’une norme définitive, connu sous le sigle d’IFRIC (International Financial Reporting Interpretation Committee)13Cf. http://www.ifrs.org/Updates/IFRIC+Updates/IFRIC+Updates.htm. ainsi qu’un comité consultatif (dont sont membres la Commission européenne ou encore le Fond Monétaire International), chargé de faire participer au processus de mise en œuvre des normes comptables internationales l’ensemble des parties intéressées et de conseiller l’IASB et l’IASC. Il s’agit du SAC (Standards Advisory Council).
Il se trouve que face à la « menace » que représentaient les normes comptables américaines, le travail de cet organisme international est devenu une porte de sortie pour l’Union Européenne qui se révélait incapable de proposer une
normalisation comptable propre.
Le corpus de normes internationalement reconnues que cette instance avait mis sur pied, se présentait comme la seule alternative crédible offerte aux européens. C’est ainsi qu’en 1995, dans une communication intitulée « Harmonisation comptable, une nouvelle stratégie vis-à -vis de l’harmonisation internationale »14Com 95(508) FR, disponible sur : http ://ec.europa.eu/internal_market/accounting/docs/com-95- 508/com-95-508_fr.pdf., qui représente sa nouvelle stratégie comptable, la Commission, prenant acte de l’impossibilité de parvenir à un consensus entre les États membres comme de l’effort intellectuel, technique et financier considérable à fournir pour élaborer un référentiel comptable de qualité, a définitivement renoncé à créer un organisme de normalisation européen pour soutenir officiellement les travaux menés par l’IASB/IASC.
Dans sa communication du 13 juin 2000 sur la « Stratégie de l’UE en matière d’information financière : la marche à suivre »15Communication au conseil et au parlement européen, 13 juin 2000, COM(2000) 359 final, http://eurlex. europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2000 :0359:FIN:FR:PDF., la Commission européenne a, logiquement, proposé une application obligatoire des normes IFRS aux comptes consolidés de toutes les sociétés européennes dont les titres sont admis à la négociation sur un marché réglementé de l’Union européenne. Un règlement (CE) n° 1606/2002 du 19 juillet 2002, adopté à l’unanimité des États-membres et avec le soutien du Parlement européen, entérinera cette stratégie16Règl. CE n° 1606/2002 du Parlement européen et du Conseil du 19 juillet 2002 sur l’application des normes comptables internationales, JOUE L.243, 11 sept. 2002, p. 1-4, disponible sur : http://eurlex. europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2002:243:0001:0004:fr:PDF..
Une remarque s’impose au regard de cette évolution qui est marquée d’un certain paradoxe. L’Union européenne n’a pas réussi à établir une normalisation comptable pour des raisons liées, au moins en partie, au fait que les États ont refusé d’abandonner une part de leur souveraineté sur différents points. Elle a été finalement conduite à accepter un référentiel comptable élaboré par un organisme international privé sur lequel ces États n’exercent aucun contrôle. En réalité, la difficulté à voir émerger un référentiel comptable issu d’autorités nationales ou internationales, légitimes du point de vue démocratique, a, comme dans d’autres domaines, ouvert un espace pour les normalisateurs privés qui apparaissent plus efficaces et, paradoxalement, moins attentatoires à la souveraineté nationale. En effet, les États ne sont pas contraints de s’aligner sur le référentiel d’une puissance dominante. Pour autant la solution comporte quelques difficultés.
B. Les difficultés liées à l’effacement des pouvoirs publics
Si cet abandon par les pouvoirs publics nationaux en matière d’élaboration des normes comptables présente quelques avantages, par exemple dans le rapport de force entre les États, les États les plus faibles n’étant pas obligés de retenir la normalisation de l’État le plus puissant, comme rappelé précédemment, il n’en reste pas moins que ce choix comporte de réelles difficultés. En particulier, les normes internationales IFRS sont imprégnées de l’approche anglo-saxonne et beaucoup moins de la culture romano-germanique. Pour illustrer ce point connu, il peut être fait référence à trois exemples.
Un premier exemple est donné par l’opposition des approches comptables qui marque les deux systèmes : un pays comme la France étant caractérisé par une conception régalienne de la comptabilité, la culture anglo-saxonne consacrant elle l’approbation de la pratique. En France, en effet, la comptabilité est fondée sur des principes légaux et constitue une branche autonome du droit, qu’il appartient à l’État d’édicter seul, même s’il laisse d’autres utilisateurs participer à son élaboration (voir infra). Cette conception, conjuguée à la tradition interventionniste de l’État dans l’économie ainsi qu’à la nécessité de disposer d’un substrat comptable permettant d’asseoir la réglementation fiscale, a donné historiquement un pouvoir déterminant à l’administration fiscale (et, dans une moindre mesure, à l’INSEE) dans l’élaboration des normes comptables. Traditionnellement, celles-ci sont sommaires et le Plan comptable général (PCG) français ne s’est jamais distingué par sa précision, laissant aux utilisateurs une large marge d’appréciation17Rapport d’information présenté par MM. D. Baert et G. Yanno relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, Doc. Ass. Nat. n° 1508, 10 mars 2009, préc., p. 22..
À l’inverse, dans les pays anglo-saxons, les normalisateurs comptables disposent de l’autonomie juridique et financière et d’une réelle indépendance dans l’accomplissement de leur mission. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, et pour reprendre une formule fondatrice18A. BURLAUD, B. COLASSE, « Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? », p. 5 et s., disponible sur : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/48/15/62/PDF/p226.pdf. Les auteurs rappellent cependant les amendements subis par ce principe et les problèmes liés à ce type d’approche., les principes comptables sont ceux « généralement admis » par les utilisateurs de la comptabilité19Pour une présentation générale de la comptabilité anglo-saxonne, se reporter à : D. CORMIER, Comptabilité anglo-saxonne et internationale, Economica (coll. : Gestion), 2e éd., 2007, 552 p..
Une seconde illustration peut être donnée par l’approche juridique du patrimoine qui domine en droit français, alors que le droit anglo saxon retient une approche économique. En effet, les normes comptables françaises sont caractérisées par une approche très civiliste du patrimoine qui peut être défini comme une universalité de biens, actif et passif, attachée à une personne. La comptabilité est donc, traditionnellement, la représentation chiffrée du patrimoine juridique, fondée sur le droit de propriété d’une personne et l’évolution de celui-ci au cours d’un exercice. « La comptabilité est l’algèbre du droit », selon une formule célèbre20Pour le rappel de cette vision classique et sa mise en perspective, cf. D. LEDOUBLE, « La comptabilité est-elle encore l’algèbre du droit ? », RFC, sept. 2005, n° 380, article disponible sur le site : http://www.experts-comptables.fr., et le droit comptable français s’appuie généralement sur la forme juridique d’une opération pour déterminer les modalités de son traitement comptable.
À l’opposé de la fiction juridique d’un patrimoine représentant une unité de biens, les normes IFRS s’efforcent de révéler la substance économique sous-jacente, c’est-à -dire que la comptabilité doit refléter les droits, obligations et avantages économiques qui sont à la disposition d’une entité. La nature des actifs, définis par le contrôle de leurs avantages futurs, en est profondément modifiée, et s’éloigne du seul droit de propriété. C’est ainsi, par exemple, que certains actifs titrisés ou logés dans des véhicules juridiquement séparés de l’entreprise peuvent être réintégrés au bilan ou que les actifs faisant l’objet d’un crédit-bail (et donc n’appartenant pas juridiquement à l’entreprise) doivent être intégrés à l’actif.
Enfin, pour prendre une dernière illustration, les cultures juridiques se distinguent également au regard des intérêts qu’elles concilient à travers les règles comptables. En effet, les normes comptables françaises ont tendance à prendre en compte des intérêts multiples, entre autres, les besoins de l’État et des créanciers. En revanche, les normes IFRS ont été élaborées sur la conception anglo-saxonne d’abord focalisé sur l’intérêt de l’actionnaire. Le cadre conceptuel de l’IASB est sans ambiguïté : l’objectif premier des états financiers est, certes, « de fournir une information sur la situation financière, la performance et les variations de la situation financière d’une entreprise, qui soit utile à un large éventail d’utilisateurs pour prendre des décisions économiques ».
Cependant, s’il reconnaît que les besoins d’informations des utilisateurs des états financiers peuvent diverger, il affirme également la primauté des investisseurs sur les autres utilisateurs : « bien que tous les besoins d’information des divers utilisateurs ne puissent pas être comblés par les états financiers, il y a des besoins qui sont communs à tous. Comme les investisseurs sont les apporteurs de capitaux à risque de l’entreprise, la fourniture d’états financiers qui répondent à leurs besoins répondra également à la plupart des besoins des autres utilisateurs »21Ces points sont rappelés dans le Rapport d’information précité (relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, Doc. Ass. Nat. n° 1508, 10 mars 2009, p. 25. Cf. également : A. BURLAUD, B. COLASSE, « Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? », disponible sur : http ://hal.archivesouvertes. fr/docs/00/48/15/62/PDF/p226.pdf. Pour comprendre ce cadre conceptuel, on peut se référer utilement au site consacré à la présentation des normes IFRS (http://www.focusifrs.com), lien direct : http://www.focusifrs.com/menu_gauche/normes _et_interpretations/que_sont_les_ias_ifrs/cadre_conceptuel.. Malgré ces difficultés, les États européens ont procédé à une assimilation progressive des normes internationales.
II. L’appropriation par les États de la normalisation comptable internationale
Pour s’approprier les normes comptables internationales les États suivent essentiellement deux voies : soit ils les intègrent, de manière partielle mais directement, dans l’ordre interne (A), soit ils tentent de faire converger la règlementation interne vers les normes internationales (B).
A. Intégration partielle des normes comptables internationales dans l’ordre interne
Le règlement européen n° 1606-2002 du 19 juillet 2002 organise l’intégration des normes comptables internationales dans le droit positif des différents États membre de l’Union européenne22Règl. CE n° 1606/2002 du Parlement européen et du Conseil du 19 juillet 2002 sur l’application des normes comptables internationales, JOUE L.243, 11 sept. 2002, p. 1-4, disponible sur : http://eurlex. europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do ?uri=OJ:L:2002:243:0001:0004:fr:PDF en distinguant les sociétés cotées sur le marché de celles qui ne le sont pas.
Précisément, pour ce qui concerne les sociétés cotées, l’article 4 du Règlement prévoit que les sociétés cotées sur un marché réglementé d’un État membre de l’Union européenne qui publient des comptes consolidés doivent obligatoirement préparer leurs comptes consolidés, pour les exercices commençant à partir du 1er janvier 2005, conformément aux normes IAS/IFRS telles qu’adoptées par la CE après avis du Comité de réglementation comptable et publiées au Journal officiel de l’Union européenne23I. ANDERNACK, « Comptes consolidés (IFRS) », Rép. Sociétés, Encyclopédie Dalloz.. Il faut rappeler, en effet, qu’une fois publiées par l’IASB, les normes IFRS doivent subir un long processus d’homologation, à la fois technique et politique24L. KLEE, I. CHAMBOST, « La régulation comptable européenne : de l’articulation de l’expertise et du politique », 2009, http://www.iae.univ-poitiers.fr/afc09/PDF/p130.pdf. P. WALTON, « La normalisation comptable internationale – Origine politique et enjeux », Revue française de gestion, 2003/6, n° 147, p. 21-32, www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-6-page-21.htm..
Dans une première phase, la Commission européenne (accord du 23 mai 2006) a reconnu à un organisme spécifique l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group)25Se reporter au site de la Commission européenne : http://ec.europa.eu/internal_market/accounting/ committees/efrag_en.htm. la compétence pour émettre un avis technique des normes et des interprétations, avant qu’elle puisse procéder à leur homologation. L’EFRAG est un organisme de droit privé dont la structure est comparable à celle de l’IASB/IASC (avec un comité de surveillance dont les membres sont nommés par les bailleurs de fonds et un comité technique). Il a été créé en 2001 par les préparateurs, les utilisateurs et les membres des professions comptables, avec l’appui des normalisateurs nationaux.
De plus, une décision de la Commission (n° 2006/505/CE du 14 juillet 2006)26Décision de la Commission européenne du 14 juillet 2006 instituant un comité d’examen des avis sur les normes comptables destiné à conseiller la Commission sur l’objectivité et la neutralité des avis du Groupe consultatif pour l’information financière en Europe (EFRAG), 2006/505/CE, JOUE L 199, 21 juill. 2006, p. 33-35. a institué un comité d’examen des avis sur les normes comptables émis par l’EFRAG, composé de membres indépendants dont les compétences et l’expérience dans le domaine de la comptabilité sont reconnues à l’échelle communautaire. Le rôle de ce comité consiste à « conseiller la Commission, avant qu’elle ne prenne une décision en matière d’adoption, sur le caractère équilibré et objectif des avis rendus par l’EFRAG »27Article 2 de la Décision.. L’EFRAG étant un organisme privé, il importait, pour la qualité, la transparence et la crédibilité du processus d’adoption, d’établir une instance garantissant l’objectivité de ses avis.
C’est ainsi que l’examen politique relève de la compétence de l’ARC (Accounting Regulatory Committee)28V. http://ec.europa.eu/internal_market/accounting/committees/index_en.htm., institué par l’article 6 du règlement n° 1606/2002 précité, composé de représentants des États membres. Il se prononce sur la proposition de la Commission d’adopter une ou plusieurs normes IFRS par un vote à la majorité qualifiée.
Enfin, la décision du Conseil n°2006/512/CE du 17 juillet 2006 a modifié les modalités de l’exercice des compétences d’exécution confiées à la Commission, notamment en matière de normalisation comptable, et introduit une nouvelle procédure dite de « réglementation avec contrôle ». Cette procédure, adoptée à la demande du Parlement européen, donne à celui-ci ainsi qu’au Conseil le pouvoir de s’opposer à l’adoption des normes IFRS par la Commission européenne. Si cette opposition ne se manifeste pas, alors seulement les normes IFRS sont traduites dans chacune des langues de l’Union européenne et publiées sous la forme d’un règlement au Journal officiel des Communautés européennes29Le lien suivant permet l’accès à l’ensemble des règlements portant adoption des IAS ; cette rubrique mentionnant également les règlements en cours d’adoption : http://ec.europa.eu/internal_market/ accounting/legal_framework/regulations_adopting_ias_text_fr.htm... Il faut remarquer que certaines normes ont été rejetées au moins partiellement (il s’agit des normes : IAS 32 Instruments financiers : présentation et IAS 39 Instruments financiers : comptabilisation et évaluation)30B. COLASSE, « Harmonisation comptable internationale : de la résistible ascension de l’IASC/IASB », Rev. Gérer et comprendre, mars 2004, n° 75, p. 30.. Après négociation et quelques aménagements, elles ont finalement été intégrées, étant entendu, qu’à terme, cette intégration est nécessaire pour que les entreprises qui les ont retenues puissent fonctionner dans différents pays notamment aux États-Unis. Il faut également ajouter qu’une fois la norme intégrée dans le système national, le régulateur (l’Autorité des marchés financiers pour la France), produit périodiquement des recommandations relatives à leur mise en œuvre.
En ce qui concerne les sociétés non-cotées, l’article 5 du règlement n° 1606/2002 ouvre une option aux États membres : celle d’autoriser ou d’obliger l’application du référentiel IAS/IFRS adopté par la CE dans les comptes consolidés de ces sociétés. L’option d’autoriser (il ne s’agit donc pas d’une obligation) a été retenue par le législateur français. Techniquement, elle est retranscrite en droit français dans l’article 1er de l’ordonnance n° 2004-1382 du 20 décembre 2004 qui modifie l’article L. 233-24 du Code de commerce et qui précise : « Lorsqu’elles utilisent les normes comptables internationales adoptées par règlement de la Commission européenne, les sociétés commerciales qui établissent et publient des comptes consolidés au sens de l’article L. 233-16 sont dispensées de se conformer aux règles comptables prévues par les articles L. 233-18 à L. 233-23 pour l’établissement et la publication de leurs comptes consolidés ». Les sociétés non cotées peuvent donc ne pas appliquer le référentiel comptable français mais le référentiel de l’IASB adopté par la commission européenne pour l’établissement de leurs comptes consolidés et présenter des comptes consolidés comparables à ceux des sociétés qui offrent des titres au public.
L’article 5 du règlement n° 1606/2002 laisse également aux États membres la faculté d’autoriser ou d’obliger l’application du référentiel IAS/IFRS adopté par la CE dans les comptes individuels de l’ensemble des sociétés (cotées ou non cotées). Et cette option n’a pas été retenue en France pour les comptes individuels de toutes les sociétés. Ainsi, les comptes individuels de toutes les sociétés devront être préparés en conformité avec le référentiel comptable français.
Pour résumer, les sociétés cotées sur un marché réglementé doivent utiliser les normes IFRS (selon le processus qui vient d’être rappelé) ; les sociétés non cotées dont les comptes sont consolidés peuvent utiliser par option les normes IFRS ; les autres sociétés doivent utiliser le référentiel national. Autrement dit, cela signifie, d’une part, que les normes IFRS sont utilisées pour les comptes consolidés des sociétés faisant appel public à l’épargne (et, sur option, pour ceux des sociétés qui ne font pas appel public à l’épargne) et, d’autre part, que l’on a recours au plan comptable général pour les comptes consolidés des sociétés qui ne font pas appel public à l’épargne et qui n’ont pas opté pour les IFRS ainsi que pour les comptes sociaux de l’ensemble des sociétés françaises. Cette situation n’est pas forcément idéale. Pour l’améliorer, les autorités françaises ont choisi, en réalité, d’introduire le référentiel IAS/IFRS de manière progressive, par modification du référentiel comptable français, en prenant en compte les nombreuses implications et conséquences fiscales et juridiques induites par le référentiel international.
B. Le choix d’une convergence de la législation nationale vers les normes comptables internationales
La recherche de la convergence est le fruit conjugué d’actions communautaire et nationale qu’il s’agit de rappeler rapidement.
Du côté communautaire, l’IASB31Cf. supra. a parfaitement conscience de cette situation. Elle a en effet constaté que dans la plupart des pays, les sociétés ont l’obligation de préparer des états financiers individuels sur la base d’un référentiel comptable national. En effet, à l’instar de la situation française précédemment décrite, certains pays autorisent deux référentiels comptables (le référentiel national et les normes IAS/IFRS), la plupart faisant converger leur référentiel comptable national (ou ayant programmé de le faire) vers les normes IAS/IFRS. Mais, cette évolution reste propre à chaque État selon un calendrier et des modifications fixé dans le cadre national. Le risque est de voir s’accroître d’importantes disparités d’un pays à l’autre quant au référentiel comptable applicable aux états financiers individuels des sociétés, ce qui nuirait à la comparabilité et constituerait un obstacle à une transition facile vers les normes IAS/IFRS dans le cas où une entité déciderait d’aller sur les marchés de capitaux. C’est pourquoi l’IASB a considéré qu’il était plus pertinent de disposer d’un ensemble de normes d’information financière unique, adaptées aux PME partout dans le monde, élaborées sur la base des normes IAS/IFRS. La plupart des normalisateurs comptables nationaux ont soutenu l’initiative de l’IASB de développer des normes d’information financière adaptées aux PME. L’IASB a donc engagé, en 2003, une réflexion sur l’élaboration d’un ensemble de normes comptables adaptées à ces entités. C’est ainsi que l’IASB a établi un référentiel IFRS pour les PME, cette norme ayant été publiée en français en 201032Publication en langue française en date du 11 novembre 2010 disponible sur le site de l’IFRS (Cf. le lien suivant : http://www.ifrs.org/IFRS+for+SMEs/IFRS+for+SMEs+and+related+material.htm#sme_fr). R. LO RUSSO, « Du projet de normes IFRS adaptées aux PME à l’IFRS pour les PME – Va-t-on vers une mise en place difficile ? », Revue française de gestion, 2011/3-4, n° 249-250..
L’action des autorités nationales pour faire évoluer les normes internes vers les normes internationales est également engagée, puisqu’elles se sont attelées depuis quelques années à la modernisation du Plan Comptable Général. Plus précisément, le Conseil national de la comptabilité – devenu l’Autorité des Normes Comptables33Le site de l’autorité est à l’adresse suivante : http://www.anc.gouv.fr. – conduit la réforme en prenant des règlements, depuis les années 2000. Pour en donner des illustrations, il faut souligner que certains de ces règlements transposent une règle spécifique. C’est le cas, par exemple, du règlement n° 2000-06 qui a repris la norme IAS 37 Provisions, passifs éventuels et actifs éventuels. Techniquement, ce règlement a introduit en doit français une définition rigoureuse des éléments de passif34Disponible au lien direct suivant : http://www.cnc.bercy.gouv.fr/fonds_documentaire/ CNCompta/rcrc/rcrc2000/00_06/06.htm.. Ces précisions complémentaires ont, entre autres, mis fin à l’abus, par nombre d’entreprises, des provisions pour risques et charges, qui permettait de fausser l’image de l’entreprise. Ces règlements peuvent également reprendre une série de normes. Pour en citer un exemple, on peut se référer au règlement CRC n° 2004-06 qui a repris plusieurs normes (les normes IAS 2, 16, 23 et 38)35Disponible au lien direct suivant : http://www.minefi.gouv.fr/fonds_documentaire/CNCompta/ rcrc/rcrc2004/04_06.pdf. De manière générale, pour avoir accès aux règlements réformant le plan comptable général, il faut se reporter au site de l’autorité des normes comptables (préc.), qui aménage un lien vers l’adresse du Conseil national de la comptabilité pour les textes antérieurs à 2010 : http://www.cnc.bercy.gouv.fr/directions_ services/CNCompta/textes_officiels.htm..
Cette modernisation du Plan comptable général, a renforcé la conceptualisation et la rigueur dans les définitions, les conditions de comptabilisation et les modalités d’évaluation des actifs et des passifs, elle s’est globalement révélée positive dans la mesure où il est souvent bénéfique d’aménager certaines habitudes parfois peu constructives.
Pour autant cette évolution n’est pas encore achevée, comme le soulignent les réflexions conduites sur l’intégration progressive de ces normes internationales. Ainsi, le groupe de travail « IAS et droit » institué par le Conseil national de la comptabilité36Ce groupe de travail s’inscrit dans une réflexion spécifique déjà conduite par le Conseil national de la comptabilité à partir de 2003 destiné à identifier et évaluer les conséquences des normes comptables internationales au regard de certaines problématiques (« IAS et PME » et « IAS et fiscalité »). Se reporter au site : http://www.focusifrs.com/menu_gauche/actualites_phare/anc/rapport_d_etape_ias_et_droit. a produit un rapport qui rappelle un certain nombre de difficultés, puisque la mise en conformité des normes internes avec les normes internationale pose non seulement des problèmes au regard des règles comptables techniques, mais aussi au regard du droit des affaires37Conseil national de la comptabilité, Rapport d’étape du groupe IAS/droit, présenté à l’Assemblée plénière du Conseil national de la comptabilité du 20 octobre 2005, 16 p., disponible au lien suivant : http://www.focusifrs.com/menu_gauche/actualites_phare/anc/rapport_d_etape_ias_et_droit.. Ainsi, en droit des sociétés, des règles imposent actuellement des solutions comptables qui ne seront plus compatibles avec les normes de l’IASB. De ce point de vue, pour ne citer qu’un des points présentés par le groupe de travail, les normes IAS 32 et IAS 39 assimilent à des dettes une partie de certains postes de passif, considérés en droit national comme des capitaux propres. Ce classement binaire, capitaux propres ou dettes, est plus financier que juridique. Il en résulte que les tiers ne sont plus directement informés du montant réel des passifs, et notamment de ceux qui seraient reconnus en cas de cessation d’activité de l’entreprise.
Dans un autre registre, en droit des entreprises en difficulté, dans la mesure où les normes IAS/IFRS donnent une vision plus économique des comptes, la divergence entre la valeur des éléments mentionnés au bilan de l’entreprise et le patrimoine juridique – au sens de la valeur d’inventaire qui peut être recouvré – va être accentuée. Les conséquences de cette évolution du droit des entreprises en difficultés mais aussi du droit patrimonial (successions, libéralités, régimes matrimoniaux) et du droit du crédit doivent, selon le groupe de travail, faire l’objet d’une analyse approfondie. En droit social, la comptabilisation des engagements de retraite ne se fait pas de la même manière en droit interne et dans les normes internationales. Enfin, sur la démarche en elle-même, les députés qui ont analysé l’intégration des normes privées et le processus qu’il avait emprunté, ont souligné qu’il est difficile de comprendre pourquoi une réforme produisant des effets non négligeables sur notre droit des affaires était prise en charge uniquement par une autorité régulatrice, les parlementaires et même le gouvernement semblant peu associés au processus38V. notamment : Rapport d’information sur les enjeux des nouvelles normes présenté par MM. D. Baert et G. Yanno, Doc. Ass. Nat. n° 1508, 10 mars 2009, préc.. Se trouve ainsi, posée de nouveau la question de la légitimité de la normalisation comptable…