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APPLICATION AU JEÛNE EUCHARISTIQUE

Jean-Yves CHÉROT

Laboratoire de théorie du droit, Aix-Marseille Université

Introduction

« J’ai dit que l’application d’un mot n’est
pas intégralement délimitée par des règles.
Mais à quoi ressemble donc un jeu intégralement
délimité par des règles ? »
Wittgenstein, Recherches philosophiques,
§84

Hart a proposé une approche de la définition ou plus largement de la compréhension des concepts en droit qui, si elle prend appui sur les propositions méthodologiques de Bentham et encore sur une tradition critique des concepts que l’on trouve aussi chez Kelsen ou dans la tradition de la théorie empirique du droit, est profondément originale par sa profondeur analytique de telle sorte qu’elle peut concourir pour être un des points de départ de notre programme de recherche sur l’usage et la signification des concepts juridiques.
Au cœur de cette approche se trouve une prémisse ou une thèse méthodologique rejetant l’usage de la méthode traditionnelle de définition des concepts par référence à un genre et à la différence dans le genre et proposant d’y substituer une approche à partir des conditions d’usage des mots employés dans les règles de droit telles qu’elles peuvent être interprétées à l’occasion de leur application.
Cette première thèse est elle-même mise en relation et combinée avec trois autres prémisses, une prémisse ontologique, le fait que les concepts en droit (ou certains d’entre eux, ceux qui sont les plus centraux dans le langage du droit) n’ont pas de contrepartie empirique dans le monde des faits, une prémisse sur la force normative des jugements internes en droit et, enfin, la thèse de la texture ouverte du langage et du droit.
Hart présente ces thèses comme très étroitement liées, même si l’articulation, les relations de causalités entre elles pourraient être présentées de façon réversible1Voir aussi la présentation par Nicos Stavropoulos, dans le chapitre 3 de Objectivity in Law (Oxford U. P., 1996, chapitre intitulé Empirical Counterparts and Hart’s Semantics, p. 52 et s.) des deux prémisses méthodologiques et ontologiques et leurs liens avec les deux autres thèses. Selon N. Stavropoulos,l’importance attachée par Hart au contexte dans lequel le concept est employé, c’est à-dire l’importance de la thèse méthodologique est fondée sur la prémisse ontologique (il n’y aurait pas de contrepartie empirique aux concepts juridiques). C’est parce que les concepts en droit ne sont pas des concepts empiriques que le contexte dans lequel ils sont utilisés est considéré comme si décisif par Hart. Mais Nicos Stavropoulos pense que c’est aussi peut-être parce que la prémisse méthodologique est faite, que Hart est amené à insister sur l’importance de l’observation selon laquelle les concepts en droit n’ont pas de contrepartie empirique. Nous voyons au texte que c’est encore une troisième situation qui semble l’emporter : c’est la thèse de la force normative des jugements internes en droit qui rend au moins pour certains concepts fondamentaux impossible de les réduire à autre chose que leur fonction normative et leur signification dans les règles..

L’objet de ce court article issu du workshop qui s’est tenu à la Faculté de droit et de science politique d’Aix à l’initiative du Laboratoire de théorie du droit le 12 octobre 2012 est d’abord de présenter, à partir principalement de l’article fondateur  de Hart de 1954 Definition and Theory in Jurisprudence2Hart, « Definition and Theory in Jurisprudence », Law Quaterly Review, 70, 1954, réédité un Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford University Press, 1983, p. 21 ; V. aussi deux autres articles réédités dans Essays in Jurisprudence and Philosophy, « Problems of Philosphy of Law », p. 89 et « Jhering’s Heaven of Concepts and modern Analytical Jurisprudence », Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford University Press, 1986, p. 265., la prémisse méthodologique, puis l’ensemble complexe qu’elle forme avec les trois autres thèses, puis la comparaison de l’approche de Hart avec celle d’Alf Ross et, enfin, des questions ouvertes.

I. La prémisse méthodologique

La méthodologie de l’analyse des concepts en droit est exposée par Hart à partir de certains concepts utilisés par le droit, des concepts comme ceux de « droits » (rights) et « devoir », mais aussi de « personne juridique » (corporation), des concepts qui sont parmi les plus impliquées dans la théorie générale du droit3La méthodologie de l’analyse des concepts en droit chez Hart se retrouve dans sa Méthodologie de l’analyse du concept de droit de 1961 dans la première édition de Concept of Law..
La thèse méthodologique au sens strict se résume à affirmer que c’est dans le contexte de l’usage des concepts juridiques que leur signification peut être recherchée et donc à rappeler de ne pas partir des mots eux-mêmes et de la recherche de concepts substitutifs, mais de partir des conditions nécessaires à leur énoncé qui se trouvent être les conditions et/ou les conséquences qui figurent dans les règles avec lesquelles ils sont appliqués telles qu’elles sont ou peuvent être construites et interprétées.
Hart souligne que la compréhension (la définition ?) des concepts en droit (du moins celle des grands concepts centraux du droit) se détermine à partir des conditions fixées par les règles de droit et plus généralement par leur usage dans les jugements de droit.
Comme Hart le fait observer, cette thèse méthodologique était déjà présente chez Bentham. Bentham avait fait valoir que les mots du droit exigeaient une méthode spéciale d’élucidation et il avait énoncé un principe qui, souligne Hart, « est le commencement de la sagesse dans cette matière » : « nous ne devons jamais prendre ces mots de façon isolée, mais prendre en considération les phrases entières dans lesquelles ils jouent leur rôle caractéristique »4Hart se réfère notamment à Bentham, A fragment on government, chap V, note to section VI, §§5, 6 et 7 ; Introduction aux principes de morale et de législation, chap. XVI, § 25, note e).. Bentham a hésité sur les méthodes concrètes à déduire de cette observation. Mais Hart rappelle que, d’une part, Bentham a refusé d’identifier la signification des mots fondamentaux du langage juridique comme les « droits « et les « devoirs » à des entités ou des faits auxquels on pourrait les réduire ou les ramener et notamment à des faits psychologiques ou physiques et que, d’autre part, ce refus a ouvert la voie à la restitution du mot droit dans le contenu du jugement lui-même dans lequel le mot droit est employé et à comprendre ce mot comme une conclusion qui tombe sous les règles de droit qui la soutiennent et donc par rapport aux seules conditions qui figurent dans ces règles.
Cette mise en garde de Bentham de ne pas prendre les mots du droit de façon isolée, écrit Hart, a été si largement méconnue par les juristes qu’ils persistent à travailler sans relâche à l’analyse des simples mots et par voie de conséquence à le faire selon la méthode traditionnelle de l’analyse des concepts par référence au genre et à la différence dans le genre.
« Reconnaissons, écrit Hart, le principe cardinal que les mots peuvent seulement être éclairés en considérant les conditions sous lesquelles les énoncés dans lesquels ils ont leur usage caractéristique sont vrais »5Ibid., p. 47.. Ou encore, écrit-il, à propos du vocabulaire employé par le droit en ce qui concerne les actes d’une personne morale, que « le sens dans lequel une société a une volonté n’est pas qu’elle veut faire des actions légales ou illégales, mais que certaines expressions utilisées pour décrire les actions volontaires des particuliers peuvent être utilisées pour elle sous certaines conditions telles que présentées par les règles de droit »6Ibid., p. 45..
La méthode recommandée par Hart n’est donc pas une méthode référentielle (recherchant une correspondance entre les mots et le monde) mais une méthode que l’on pourrait appeler, bien que Hart n’utilise pas cette expression, « inférentielle »7Pour l’utilisation de cette expression dans la méthodologie des concepts en droit et sa caractérisation dans un sens proche de celui de Alf Ross (mais aussi de Hart), voir Sartor G., « Understanding and Applying Legal Concepts : An Inquiry on Inferential Meaning », in Hage J.C. and von der Pfordten D., eds, Concepts in Law, Springer, Law and Philosophy, 2009 : « Legal concepts are typically encountered in the context of legal norms, and the issue of determining their content cannot be separated from the issue of identifyng and interpreting (or constructing) the norms in which they occur, and using such noms in legal inference. Consequently, it can be argued that a legal system endows its concept with meaning exactly by embedding such concepts within certain legal norms. Rather than assuming that legal terms have a prior independant meaning according to which we should focus on the norms containing such terms and on the inferences they enable, and consequently determine the conceptual contents that such terms are meant to convey ». ou déductive (recommandant de rechercher le sens des termes tel qu’il peut se déduire les conditions prévues pour l’usage de ce mot dans l’application des règles de droit). La méthode considère aussi bien que la définition ou la compréhension des mots par référence à une catégorie plus large dans laquelle ils s’inscriraient et qui, faute de référence empirique dans le monde, ne présentent le plus souvent sous la forme d’une référence à des entités idéales, complexes ou encore même fictives, ne peut au mieux qu’être sans aucun profit et au pire profondément trompeuse.
La prémisse méthodologique contribue à la critique de la jurisprudence des concepts que Hart présente aussi sous le terme de conceptualisme. Dans Jhering’s Heaven of Concepts and Modern Analytical Jurisprudence (précité) il rejoint naturellement Jhering (et Holmes) dans leur dénonciation d’un paradis des concepts qui seraient préexistants et en surplomb par rapport aux règles de droit elles-mêmes. Pour Hart, on ne saurait prétendre qu’il serait possible de déduire une règle à partir d’un concept clos et déjà déterminé par une définition référentielle à des données préexistantes à la règle et à son application8Mais la recherche de la définition des concepts n’est pas une question qui se pose uniquement ou principalement en cas d’incertitude ou d’indétermination sur les règles. C’est ainsi que Hart fait observer lors de la réédition de ses essais en 1986 que le problème de la définition des concepts en droit ne se pose pas seulement lorsqu’il y a un conflit entre plusieurs interprétations des règles de droit ou lorsqu’il n’y a pas de règles de droit claires dont on doit faire application, mais aussi dans les cas les plus simples dans lesquels l’application de la règle est automatique. Il reconnaît qu’il aurait dû attirer plus ouvertement l’attention sur ce point. Voir sa réponse au texte de Jonathan Cohen lors du Symposium Theory and Definition in Jurisprudence, Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary volumes, vol. 29, 1955, p. 213-264 et les précisions apportées dans l’introduction des Essays in Jurisprudence and Philosophy, 1986.. Quelles que soient, écrit-il, leurs différences, « l’erreur fondamentale sur la nature du droit et des concepts en droit » qui a suscité les attaques de Jhering contre la jurisprudence des concepts est exactement celle qui a suscité les attaques de Holmes contre le formalisme. « Elle peut être énoncée, poursuit-il, simplement de la façon suivante. L’erreur fondamentale consiste dans la croyance que les concepts juridiques sont fixes ou clos dans le sens qu’il est possible de les définir de façon exhaustive dans les termes d’un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, de telle sorte que pour tout cas réel ou imaginaire il est possible de dire avec certitude s’il tombe sous le concept ou non » 9« Jhering’s Heaven of Concepts and modern Analytical Jurisprudence », 1970, réédité in Essays in Jurisprudence and Philosophy, précité, p. 265 s..

II. Les thèses en relation avec la thèse méthodologique

La théorie de Hart sur l’analyse des concepts en droit est un enchevêtrement de thèses. Cet enchevêtrement peut rendre difficile de restituer le déroulement de la théorie. Hart traite semble-t-il autant la question de la méthode de la définition des concepts en droit que d’autres questions, notamment celle sur le sens de l’usage même des jugements en droit. De ce fait, il ne fait référence qu’à certains des concepts parmi les plus centraux dans le langage du droit, sans pour autant exclure une extension de la méthode inférentielle de proche en proche à l’analyse de tous les concepts juridiques.
a) Hart souligne que les jugements internes en droit ont comme caractéristique de reconnaître l’existence d’un système juridique et la référence à une règle particulière dans le système juridique10Hart souligne et utilise, comme souvent, la forte analogie avec le langage des jeux.. Cette reconnaissance ne prend pas la forme d’un énoncé descriptif sur l’existence du système juridique et sur l’existence d’une règle car le jugement en droit n’est pas un jugement sur le système juridique et sur la règle mais un jugement dans le système juridique11L’article « Definition and theory in Jurisprudence » annonce les développements de ce que sera notamment dans The Concept of Law la théorie du point de vue interne et du jugement interne en droit par opposition au jugement externe ; V. Le concept de droit, trad. franç., Facultés Universitaires Saint-Louis, p. 120-121..
Les caractéristiques du langage du droit sont liées à une thèse ontologique sur l’absence de contrepartie empirique des concepts juridiques12« Le premier effort, écrit Hart dès les premières lignes de l’article Definition and Theory, précité, pour définir des mots tels que « corporation », « droit » (right) ou « devoir » révèle que ces termes n’ont pas de connexion directe avec des contreparties dans le monde des faits ce qui est le cas de la plupart des mots ordinaires. Il n’y a rien qui correspond simplement à ces termes du droit quand nous essayons de les définir nous trouvons que les expressions que nous proposons dans nos définitions spécifiant des sortes de personnes, de choses, qualités, événement et processus matériels et psychologiques ne sont jamais précisément l’équivalent de ces mots du droit, bien que souvent en relation avec eux d’une certaine façon ».. C’est notamment en raison de ces caractères de l’usage de l’emploi des concepts juridiques (à vrai dire la démonstration la plus directe concerne naturellement tout spécialement les concepts impliqués dans le vocabulaire normatif du droit, comme les termes de « droits » et de « devoir »), que la définition des mots tels que « droit » et « devoir » ne peut être recherchée dans des faits externes à la règle de droit qui fonde le jugement en droit.
« Le point fondamental, écrit Hart, est que la fonction primaire de ces mots n’est pas de reconnaître ou de décrire quoi que ce soit, mais est une fonction bien distincte. C’est ce qui rend si essentiel de respecter la mise en garde de Bentham selon laquelle nous ne devrions pas, comme le fait la méthode traditionnelle de la définition, abstraire les mots tels que « droits » ou « devoir », « État » et « personne juridique » des phrases dans lesquelles seulement les mots fonctionnent et en conséquence demander de découvrir leurs rapports avec un genre plus général et leur différence dans ce genre ».
C’est ainsi que le terme de « droits » (rights) ne peut être réduit ni à une attente ni à un pouvoir. Bien qu’une personne qui a un droit a habituellement certaines attentes ou du pouvoir, l’expression « droit » n’est pas synonyme des mots comme attente, ou pouvoir, même si nous ajoutons « attentes fondées sur le droit » ou « garanties selon le droit »13Cela n’exclut naturellement pas que les règles dans lesquelles le terme « right » prend sa signification puissent renvoyer à des phénomènes d’attente ou de pouvoir ou d’intérêt à titre de conditions de qualification d’un droit. Ross montre par exemple qu’en fonction des règles juridiques en vigueur ni une théorie des droits subjectifs fondée exclusivement sur le pouvoir ni une théorie fondée exclusivement sur l’intérêt ne peut rendre compte de l’état du droit sur le régime de tels droits (On Law and Justice, University of California Press, 1959, § 35)..
La recherche à tout prix en fonction de la méthode traditionnelle de la définition par référence au genre et à la recherche de la différence dans le genre peut conduire dans le pire des cas à rechercher une référence idéale ou à l’utilisation de la théorie des fictions, ce qui entretient des confusions dans l’analyse du droit14Voici comment Ross présente en substance la thèse de Hart sur la méthode de définition de « certains termes juridique » : « Hart a attiré l’attention sur une particularité des définitions de certains termes juridiques tels que les termes « un droit », et « une personne morale ». Il soutient que ces termes ne peuvent être définis par voie de substitution explicitement), c’est-à-dire en répondant aux questions « qu’est-ce qu’un droit ? », « qu’est-ce qu’une personne morale ? », et en substituant la réponse aux termes. La seule méthode possible pour préciser la signification de ces termes est de partir non du terme lui-même mais des énoncés dans lesquels le terme apparaît – par exemple l’énoncé « X a un droit » -, et d’indiquer les conditions nécessaires à la vérité d’un tel énoncé ». Ross précise très utilement « si cela est correct, c’est une grande importance pour la théorie juridique. D’un seul coup, cela rejette, parce que vaines et vides, un grand nombre de spéculations subtiles sur la « nature » d’un droit ou d’une personne morale. Toutefois Hart en est resté aux exemples, et n’a pas tenté d’indiquer de manière générale dans quel type de termes cette particularité se rencontre », « La définition en droit », in Droit et langues étrangères, Elsa Matzner (dir.), Presses universitaires de Perpignan, 200, p. 73 s. traduction de Definition in Legal Language, rapport au colloque de Logique, septembre 1958, Logique et analyse, août 1958, n° 3-4, p. 139-149..
b) Ces trois thèses, la thèse méthodologique d’une approche « inférentielle » des concepts en fonction de leur usage dans l’application des règles, la thèse de la force normative du jugements interne en droit et la thèse ontologique sur l’absence de contrepartie (aucune entité empirique ou idéale, ou encore sous la forme d’une fiction) des concepts en droit sont complétés par une quatrième thèse sur la « texture ouverte » du langage (une thèse que Hart a d’abord présentée dès 1949 sous la forme de la thèse de la defeasibility des concepts et des règles15Dans « The Ascription of Responsability and Rights », Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, vol. 49, 1948-1949, p. 171-194, Hart défend la thèse de la defeasability des concepts. Cette thèse et ce mot ont eu un grand succès. Hart lui-même s’est montré insatisfait du terme defeasability lui-même qu’il a pourtant contribué à créer. La thèse est reprise et développée dans The Concept of Law sous la forme maintenant bien connue de la théorie de la texture ouverte du langage.). La thèse de la texture ouverte du langage et du droit vient éclairer sur un point essentiel la thèse méthodologique sur la recherche « inférentielle » de la signification à partir de l’usage des mots du droit.
Compte tenu de la texture ouverte du langage, avoir un concept implique d’être en mesure non seulement de le relier à des règles établies, mais aussi à un usage du concept dans les cas d’une application des règles dans ces cas problématiques et ouverts. La compréhension du concept n’a pas à être déterminée à l’avance mais doit être ouverte aux conditions de son application dans les cas difficiles en relation avec les données que prend en compte dans ce cas l’usage des concepts.
Ainsi le fait de défendre une conception « inférentielle » des concepts ne conduit pas à l’idée simple que le concept serait déjà tout entier impliqué dans un ensemble normatif déjà construit et qu’il suffirait à partir des règles déterminées de décider du sens des concepts, au point qu’il n’y aurait plus rien à dire une fois établi l’énoncé des règles.
Hart se différencie cependant certainement d’un empirisme atomiste radical pour lequel il n’y aurait ni règles, ni régularités mais uniquement des décisions particulières comme dans la célèbre théorie anti-conceptualiste défendue par Felix Cohen16Cohen F., « Transcendental Nonsense and the Functional Approach », Columbia Law Review, 35, 1935, p. 809.. Dans ce réalisme radical qui met en cause l’existence de régularités ou la cohérence des décisions des tribunaux, la référence à des concepts par les juges et par la science du droit ne peut avoir pour but ou pour conséquence que de masquer les données qui fondent les décisions et pour tout dire ne peut être toujours pour chaque énoncé de ce type qu’une sorte de mystification. Ainsi, selon Felix Cohen, dire qu’une personne doit payer une compensation pour n’avoir pas exécuté un contrat et donc que la cause de la décision est l’existence d’un contrat est faux parce que, en réalité, c’est l’inverse qui est vrai ; on peut dire qu’il y a un contrat seulement parce que le juge a condamné en l’espèce une des parties à payer une compensation. Ce n’est qu’en adoptant ce point de vue, écrit Cohen que l’on peut alors se rendre compte des vrais motifs, autres que normatifs, qui ont suscité le besoin de la part du juge de condamner une des parties à payer une compensation, ou à exécuter les termes du contrat.
Si Hart a présenté l’application du droit dans les cas difficiles comme relevant d’un pouvoir discrétionnaire du juge, proche du pouvoir d’un législateur, il a admis que ces cas relevaient du raisonnement juridique et notamment d’une méthode d’analogie et par la recherche des raisons substantielles de la règle de droit17V. notamment « Problems of Philosophy of Law », Essays in Jurisprudence, précité, notamment p. 98 et s..

Dans ce contexte, la doctrine est inévitablement amenée à participer à la formation des concepts. Elle ne peut se borner à enregistrer un constat par rapport à des règles déterminées par les autorités. Une conséquence d’autant plus acceptable dès lors qu’il n’y a pas (ou plus18V. Introduction des Essays in Jurisprudence and Philosophy : « Insights of modern linguistic philosophy are I think of permanent value, and the analytical study of the law has been advanced by them, but I certainly see a number of defects in my deployment of these ideas in my early essays. Thus the concept of different ‘use of language’ is not as simple as I suggested ; it is itself in need of clarification, there being a number of different senses of ‘use’. Hence, in Essay 1 (Definition and Theory in Jurisprudence) I fail to allow for the important distinction between the relatively constant meaning or sens of a sentence fixed by the conventions of language and the varying ‘force’ or way in which it is put forward by the writer or speaker on different occasions. ‘There is a bull in the field’ has the same meaning or content whether it is intended by the author as an answer to requests for information or as warning or hypothesis. Neglect of this distinction, to which I later drew attention vitiates part of my account in essay 1 of the meaning of statements of legal rights or statements about corporations (…). What compounds my error is that though I speak of such sentences as capable of being true or false I deny that they are descriptive as if this were excluded by the status which I wrongly assign to them as conclusions of law ».) chez Hart une dichotomie entre énoncés performatifs créant un état de fait et énoncés descriptifs. Les jugements d’application des règles par les juges peuvent légitimement être dits vrais ou faux, une évaluation qui relève, avec sa part d’erreur aussi, de la doctrine.
Dans Definition and Theory in Jurisprudence, Hart rappelle que le jugement dans le droit que prononce un juge dans un cas pendant devant une cour a un statut différent de l’énoncé identique prononcé par un avocat. On peut donc opposer l’énoncé du jugement judiciaire qui est officiel et doté d’autorité et qui peut enfin se trouver être un jugement final et l’énoncé de droit fait par un juriste.
Pourtant, souligne-t-il, dans les deux cas, nous sommes en présence d’énoncés qui se présentent comme des conclusions en droit. Et montrer cette différence de statut n’est pas dire pour autant que les énoncés prononcés par l’avocat sont simplement des prédictions de ce que fera le juge. Ils ont vocation à être vrais ou faux sur l’existence dans le système juridique du droit ou du devoir en cause. Ce n’est pas non plus pour autant que ce que décide le juge est dépourvu nécessairement de toute erreur. Il ne s’agit pas de définir le droit comme ce que les juges ont décidé. On peut estimer que le juge s’est trompé, même s’il n’est pas possible de renverser la décision qui a été rendue.

III. L’analyse des concepts juridiques chez Alf Ross

La critique d’une conception non empirique du droit de type métaphysique conduit Alf Ross à s’intéresser à la critique du langage juridique (et notamment au terme « droits subjectifs », plus particulièrement à l’usage du mot « propriété » ou encore du mot « État ») et aux risques que l’emploi de ces mots produise des confusions et ne conduise la science du droit à valider des questions inutiles (telle que « qu’est-ce que l’État ? ») et proposer des réponses trompeuses.  « L’important est que la théorie scientifique devrait être débarrassée de toutes les conceptions métaphysiques et substantialistes de l’État », qui débouchent seulement sur des erreurs et des faux problèmes19La question très discutée de savoir comment il est possible pour l’État d’engager sa responsabilité en est un exemple. La question de savoir si l’État est une réalité (un organisme), une fiction, ou une somme de processus psychologiques, est également un faux problème, en tous cas dans le contexte de l’usage envisagé en droit constitutionnel. L’État n’est rien, parce qu’on ne peut construire correctement des énoncés ayant cette structure : « l’État est » (« Sur les concepts « État » et « organes d’État » en droit constitutionnel », Introduction à l’empirisme juridique, LGDJ, 2004, p. 178).. Alf Ross rejoint assez largement le point de vue hartien sur l’analyse des concepts en droit, mais il faut encore observer qu’il le fait avec quelques différences notables.
Fidèle dans un premier temps à une conception référentielle de la signification20V. Brunet P., « Alf Ross et la conception référentielle de la signification en droit », Droit et société, 50, 2002, p. 19 s. dans laquelle la signification d’un mot renvoie à sa référence et sa représentation dans le réel, il défend l’idée, avec les expressions maintes fois répétées, et notamment dans son célèbre article Tû-Tû, que les grands concepts structurants du droit, qui n’ont pas de référent empirique, n’ont donc tout simplement « pas de signification », même si la phrase dans laquelle ils sont employés à un sens. Il se peut alors que la question se pose de savoir si la norme ne pourrait pas être rédigée sans l’utilisation de ces termes dépourvus de signification, comme cela a été en son temps défendu par une partie de la théorie empirique du droit scandinave.
Alf Ross va cependant dépasser cette théorie de l’absence de signification comme s’il n’y avait pas d’autres façons de concevoir la signification que celle découlant de l’approche conceptuelle traditionnelle de type référentielle. Dans un premier temps, tout en continuant à affirmer l’absence de signification, faute de référence empirique dans le monde, de certains termes du droit comme les termes « droits subjectifs » ou « propriété », il relève la fonctionnalité et l’utilité de ces concepts en ce qu’ils permettent une présentation systématique du droit dans la mesure où ils permettent d’établir les connections qui existent, selon les règles de droit en vigueur, dans un système juridique entre plusieurs faits-conditions et plusieurs faits conséquences cumulatifs21On renvoie ici à la démonstration faite par Alf Ross dans l’article précité « Tû-Tû » du rôle de présentation systématique et logique des règles que ces termes jouent, plus précisément du rôle que joue l’emploi du terme « tû-tû » dans la tribu « Noît-cif » et du rôle de l’emploi du terme de « propriété » dans les systèmes de droit civil..
En l’absence de signification référentielle, ces termes remplissent bien une fonction dans le langage juridique et reconnaître qu’ils jouent une telle fonction de présentation systématique des règles est déjà un pas vers la reconnaissance que, s’ils ne représentent rien, ils ont, malgré tout, un rôle et donc une signification fonctionnelle. C’est déjà s’engager vers une analyse déductive ou « inférentielle » de la signification de ces concepts juridiques à partir de leur sens dans leur usage. C’est ce que Alf Ross va reconnaître ouvertement dans On the concepts « state » and « state organs » in constitutionnal law de 196122Scandinavian Studies in Law, 1961, p. 111-129, traduit en français et publié par Matzner E. et Millard E. dans Ross A., Introduction à l’empirisme juridique, LGDJ, 2004, p. 167 s. : « je soutenais alors, écrit-il, que de tels concepts étaient dépourvus de signification. Cette expression ne convient pas. Les énoncés dans lesquels le mot apparaît ont un sens manifeste et dans cette mesure le mot également génère un sens. Il est donc plus exact de dire que le mot ne « représente » rien, en ce sens que sa signification ne peut pas être définie par substitution ».
Lorsque l’on a établi sous quelles conditions un énoncé du type : « l’État a édicté une loi », « l’État a conclu un traité », « l’État a condamné une personne », etc. est correctement utilisé alors on a dit tout ce que l’on pouvait dire. La signification de ces énoncés a alors été indiquée – parce que cette signification réside précisément dans les conditions qui doivent être remplies, ou dans les circonstances de fait qui doivent exister, pour permettre de tenir ces énoncés pour vrais ». Il réaffirme avec Hart et avec Bentham qu’il n’est pas possible d’extraire de ces phrases un seul mot, (ici le mot « État ») et qu’il n’est pas possible de remplacer le mot « État » par d’autres mots ; de sorte qu’une certaine substance, une certaine occurrence, une certaine activité ou tout autre chose encore, soit désignée, qui « est » « l’État ». (…) Le concept, s’il est en quoi que ce soit possible de parler d’un concept, ne peut être défini que par implication, de la manière indiquée » 23À propos de la jurisprudence des concepts, voir Ross : « ce style de raisonnement juridique est caractérisé par la croyance qu’existe un nombre limité de « droits » dont « l’essence » est déterminée dans des définitions ; et par l’hypothèse qu’il est possible de déduire à partir de ces concepts des règles juridiques et des décisions juridiques. Comme de toute façon les concepts systématiques ne sont rien que des étiquettes pour l’unité systématique d’un certain nombre de règles de droit, un tel raisonnement est évidemment une inversion ou une pétition de principe : il est impossible de déduire quoi que ce soit des concepts qui n’est déjà inclut dans ceux-ci » (« La définition en droit », précité, p. 84)..
On relèvera cependant une différence avec Hart car ce n’est pas du point de vue de la force normative des énoncés du droit et du point de vue interne, mais du point de vue externe de la science du droit de type empiriste que Ross se place.
Il y a par conséquent une première conséquence, c’est la façon beaucoup plus franche et nette que chez Hart d’établir un lien direct entre la thèse ontologique (l’absence de contrepartie empirique aux concepts en cause) à laquelle, en raison de ses présupposés épistémologiques, il donne le rôle premier dans les fondements de l’analyse des concepts et la thèse méthodologique de la recherche de la signification dans l’usage et les conditions d’usage dans les règles d’un terme juridique.
Une deuxième conséquence apparaît aussi. En se plaçant du côté du méta langage des énoncés descriptifs de la règle de droit, la signification de certains concepts peut être recherchée sur la base d’un énoncé prédictif de probabilité. Dans son article « La définition en droit »24Art. précité, p. 79., il écrit que « dire qu’un acte est punissable signifie que l’action entre dans le champ d’une règle de droit valide liant la commission de l’action à une certaine punition » et « à mon sens », poursuit Ross, « cela à son tour est réductible à l’énoncé empirique que si une telle action est commise, il est probable que dans certaines conditions, elle sera punie. Ainsi, le terme punissable peut être défini par substitution comme ce qui sera probablement, dans certains conditions, puni ».

IV. Questions ouvertes

La thèse méthodologique – l’indication d’une recherche de la signification des concepts en droit à partir des règles dans lesquelles elles sont inscrites et en fonction des conditions et des conséquences qui y sont attachées – laisse ouvertes certaines questions.
      a) Elle est en harmonie avec la remise en cause de la dichotomie entre l’analytique et le synthétique. Il n’existerait pas dans la science du droit des concepts analytiques, c’est-à-dire vrais en eux-mêmes en raison de leur caractère logique ; au contraire tout concept en droit doit pouvoir être confronté à la réalité des règles dans lesquels ils s’inscrivent et toute définition qui en est donnée doit pouvoir être remise en cause25Giovanni Sartor (article précité, voir la note 7 du présent article) a fait observer que l’on peut essayer de distinguer, comme Uberto Scarpelli ou Anna Pintore, parmi les liens inférentiels appartenant selon les normes à un certain mot, ceux de ces liens qui constituent le sens de ce mot et ceux qui ne constituent pas cette signification, mais qui procurent seulement une information sur les référents du concept. Mais on aurait du mal, ajoute-t-il, à trouver un critère précis pour procéder à cette opération. Sur l’idée que les mots du droit possèdent une signification centrale recouvrant certaines mais pas nécessairement toutes les caractéristiques que l’on peut inférer à partir des normes dans lesquels ils sont inscrits, voir Scarpelli U., Contributo alla semantica del linguaggio normativo, Milan, 1959 et Pintore A., La teoria analitica dei concetti giuridici, Naples, 1990..
      b) Une telle méthode diffère de l’analyse conceptuelle classique par la recherche du genre le plus proche et de la différence dans le genre. Elle se veut complètement antiréductionniste, c’est-à-dire, en principe, opposée à la réduction du concept à un autre concept. Naturellement, elle n’est plus valable dans les cas où un concept juridique se définit lui-même par référence à un autre concept en droit.
      c) La thèse méthodologique n’est peut-être pas valable pour tous les concepts utilisés en droit. Il est souvent question de la clarification apportée, écrivent Hart comme Ross, à « certains » concepts en droit, ce qui impliquerait donc de procéder à une différenciation au sein des concepts juridiques et l’occasion de proposer une typologie des concepts en droit, des projets que pourtant ni Hart ni Ross ne poursuivent de façon systématique. Ross attache une importance particulière comme nous l’avons dit à ce qu’il appelle des concepts qui remplissent un rôle de systématisation des règles (ce qu’il appelle les termes « systématiques et logiques ») « servant à désigner non point un fait, une qualité, une relation, un événement ou une procédure de quelque ordre que ce soit, mais exclusivement la corrélation systématique entre une pluralité disjonctive de faits conditions et une pluralité cumulative de conséquences juridiques »26« La définition en droit », précité, p. 82.. Mais ne voit pas pourquoi la méthode « inférentielle » leur serait réservée. Hart fait référence à l’anomalie que constitue en droit l’existence de concepts qui n’ont pas de référence dans une réalité observable, comme ceux de personne morale ou de droits (rights). Mais il y assimile aussi des concepts qui sont utilisés dans les règles de droit dans un sens différent de celui du langage ordinaire. Une telle extension peut tendre à observer les termes pris dans le langage ordinaire et qui ont dans le langage ordinaire une contrepartie empirique dans le monde des faits, mais qui une fois entrés dans les règles de droit dépendent pour leur signification (en tout ou partie ?) des règles pour l’application desquelles ils sont utilisés27Comme le montre bien l’exemple canonique de Hart de l’interprétation à donner au terme « véhicule » pour l’application de la règle qui interdit leur circulation dans un parc..
      d) La thèse méthodologique doit pouvoir aussi conduire à poser le principe d’une non réduction des concepts juridiques aux concepts moraux lorsqu’ils partagent avec les concepts moraux un vocabulaire identique. Hart, cependant, appuie ici la thèse méthodologique, sur une autre idée : que la mise en œuvre des règles de preuve en droit doit imposer l’utilisation de critères adaptés au fonctionnement de la règle de droit28Hart, « Problems of the Philosophy of Law », Encyclopedia of Philosophy, vol 6, p. 264-276, 1967 (Macmilland), réédité in Essays in Jurisprudence and Philosophy, 1983, p. 88, voir notamment ici, p. 96 : « The fact that the law often treats certain mental states or psychological conditions as essential elements both in the validity of legal transactions and in criminal responsability has thrust upon lawyers the task of distinguishing between and analysing such notions as « will », « intention », and « motive ». These are concepts which have long puzzled philosophers not primarily concerned with law, and their application in the law create further specific problems. (…). The law because of difficulties of proof or as a matter of social policy, may often adopt what are called external or objective standards, which treat certain forms of outward behavior as conclusive evidence of the existence of mental states or impute to an individual the mental state that the average man behaving in a given way would have had »..
      e) Avoir un concept et engagement. Une approche « inférentielle » de la signification des concepts juridiques semble impliquer, du fait notamment de la texture ouverte du langage, dans la compréhension des concepts juridiques non une simple paraphrase des règles déjà là, mais, en raison de la texture ouverte du droit, un travail d’interprétation. Ce travail d’interprétation et de construction des conditions d’application du concept s’impose d’abord au juge et il implique de sa part un engagement (committment). Mais la question est aussi de savoir si le travail d’interprétation et de construction ne concerne pas aussi le théoricien qui se place de l’extérieur pour rendre compte du droit au titre de la science du droit en ce qu’il impliquerait ainsi un engagement de sa part (dit autrement par conséquent c’est poser la question de savoir si une claire distinction entre le discours du droit et le méta discours sur le droit est encore possible).
Nous pouvons certes faire un usage scientifique d’un concept qui serait un usage complètement désengagé en affirmant par exemple qu’une autre personne fait usage de ce concept d’une certaine façon que nous jugerions défectueuse et donc que nous ne partagerions pas. Mais chaque énoncé indiquant dans un cas donné quelle inférence conduit à un concept juridique semble devoir impliquer un tel engagement, en ce sens, écrit Giovanni Sartor29Article précité, que l’« approche de la signification inférentielle d’un concept, peut être en relation avec une vue générale que le fait d’avoir un concept implique une disposition à faire certaines déductions substantielles » et notamment à partir des principes du système juridique. Robert Brandom (cité par G. Sartor) a développé ce point sur le plan de la philosophie du langage, mais c’est vrai dans le cas où le locuteur fait application d’un concept dans un cas donné et ne peut alors que s’engager : « the usage of any concept or expression involves committment to an inference from its grounds so its consequence of application »30Articulating Reasons : An Introduction to Inferentalism, Cambridge U.P., 2000.. Devant cette question délicate, l’analyse que Neil MacCormick a développé à partir de la discussion de la distinction, insuffisamment développée selon lui par Hart, entre point de vue interne et point de vue externe ou jugements internes et jugements externes en droit reste une référence31MacCormick, H.L.A. Hart, sd edition, 2008, p. 55.. Son analyse repose sur une différence dans le point de vue interne entre une dimension de connaissance et une dimension d’acceptation volontaire et une possible dissociation pour le théoricien de ces deux dimensions.
Selon Hart, rappelle MacCormick, la capacité d’établir, d’expliquer et d’interpréter les règles et autres standards et leur application à des cas donnés dépend de l’hypothèse que des personnes acceptent de telles règles ou standards du point de vue interne (c’est-à-dire du point de vue interne dans le système juridique en tant que système normatif). Il semble que selon Hart l’observateur externe qui fait de la science du droit ne puisse que rendre compte de façon non engagée de ces données établies en dehors de lui en décrivant d’un point de vue externe modéré les résultats établis depuis le point de vue interne, mais sans y participer32Le Concept de droit, trad. franç., 2e édition, p. 121-122., sans acceptation de ces règles et donc sans engagement de sa part à l’égard des concepts qui y sont impliqués. MacCormick souligne cependant qu’il y aurait une erreur à supposer que ceux qui sont des observateurs externes ne puissent procéder qu’à des jugements externes, entendus comme des jugements sur les règles telles qu’elles sont observables, alors selon lui que l’observateur extérieur peut, à condition d’être apte à adopter un point de vue herméneutique, procéder de la même façon que les participants au système juridique à des jugements internes à propos des règles.
L’observateur extérieur peut donc lui-même développer, à l’égal des juges, l’analyse des concepts en toute liberté. « Il n’a pas, écrit MacCormick, à appartenir aux personnes qui acceptent les règles pour disposer de la capacité à établir, expliquer et interpréter les règles et les autres standards et leur application à des cas donné ». Cette capacité ne dépend pas de la supposition que d’autres les ont déjà acceptées du point de vue interne. Cette analyse repose sur la distinction, dans le point de vue interne, d’une capacité cognitive et d’une volonté. Or la capacité de se placer du point de interne du point de vue cognitif pour faire ces opérations d’interprétation et d’application des règles et des concepts à des cas donnés n’implique pas selon MacCormick un engagement volontaire à leur égard de la part de l’observateur extérieur. Le point de vue herméneutique est donc un point de vue interne limité ramené à un point de vue purement cognitif, mais dans lequel le point de vue d’acceptation volontaire a été éliminé.

 

 

 

Textes de référence

COHEN F., « Transcendental Nonsense and the Functional Approach, Columbia Law Review, 35, 1935, p. 809
HART, « Definition and Theory in Jurisprudence », Law Quaterly Review, 70, 1954, réédité un Essays in Jurisprudence and Philosophy, 1983, p. 21
– « Problems of the Philosophy of Law », Encyclopedia of Philosophy, vol 6, p. 264-276, 1967 (Macmilland), réédité un Essays in Jurisprudence and Philosophy, 1983, p. 88, voir notamment le passage sur « The analysis of legal concepts », p. 91 s.
– « Jhering’s Heaven of Concepts and Modern Analytical Jurisprudence », 1970, réédité un Essays in Jurisprudence and Philosophy, 1983, p. 265
ROSS A., « Definition in Legal Langage, Rapport au colloque de Logique de septembre 1958, Logique et Analyse, n° 3-4, août 1958, p. 139-149, traduit par E. Matzner et Eric Millard, « La définition en droit », in Droit et langues étrangères, Presses universitaires de Perpignan, 2000, p. 73
On Law and Justice, 1958, § 35 s.
– « Tû-Tu », Scandinavian Studies in Law, vol 1, 1957, p. 137-153, traduit et publié en français dans Alf Ross. Introduction à l’empirisme juridique, LGDJ 2004, p. 103 (dans une version plus courte le texte avait été publié à la Harvard Law Review, vol 70, 1957, p. 812-825 et traduit en français pour la revue Enquête, 1998, n° 7, p. 263)
– « Sur les concepts d’État et d’organes d’État », Droits, 23, 1996, p. 131- 144, réédité dans Introduction à l’empirisme juridique, LGDJ 2004

 

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