Avant-propos
L’ARGUMENT MORAL COMME DÉFI POUR LE RAISONNEMENT JURIDIQUE, LA SCIENCE DU DROIT ET LE CONCEPT DE DROIT
Jean-Yves CHÉROT
Aix Marseille Université, Laboratoire de théorie du droit (LTD)
Le raisonnement juridique comme cas spécial du raisonnement pratique.
S’il y a bien un point que je crois majeur, qui traverse les papiers publiés ici, c’est que le raisonnement juridique est un raisonnement pratique, entrant ainsi dans le champ de la théorie morale au sens large. Cela emporte beaucoup de choses naturellement. Cela ne veut pas dire que le raisonnement juridique n’est pas un raisonnement spécifique au sein de l’ensemble des raisonnements pratiques, mais que peut-être s’il est un raisonnement spécifique, il l’est bien pour des raisons pratiques qui sont celles de l’existence même du droit et que « l’originalité de l’argumentation juridique réside sans doute en partie dans la possibilité d’une neutralité axiologique plus grande que dans les argumentations de type moral » (Frédéric Rouvière). Cela peut vouloir dire aussi que si le droit est largement dans des règles, il l’est non pas parce que les règles s’appliquent d’elles-mêmes, mais parce que ce raisonnement pratique qu’est le droit est spécialement sensible à l’idée de règles. Plus précisément, cela veut dire que si une lecture littérale des textes est importante dans le raisonnement juridique, c’est encore pour des raisons pratiques. Et si le raisonnement en droit est fondamentalement un raisonnement pratique, c’est du point de la théorie morale que l’on peut voir d’éventuelles différences entre le raisonnement juridique et le raisonnement éthique ou moral. Pierre Livet rappelle que le droit se construit à partir d’autorisations et d’autorisations mutuelles qui ne permettent pas le recours à n’importe quel type d’argument. Cela n’exclut pas l’argument moral, mais indique bien que la voie d’accès de l’argument moral en droit ne vient pas directement de la morale elle-même et de ce qu’est en général le raisonnement pratique. Les juges, c’est une autre façon de tracer la frontière entre raisonnement en droit et en philosophie morale, préfèrent ne pas raisonner sur des cas extrêmes si prisés par la philosophie morale lorsqu’il s’agit de départager et de discuter empiriquement de nos intuitions. Il me semble qu’il y a un large accord sur ce point entre les auteurs des textes que l’on va lire et que leurs divergences divisent moins qu’elles ne manifestent un point de vue partagé autour de l’idée que le raisonnement juridique est, pour reprendre les mots que l’on peut emprunter à Robert Alexy, un « cas spécial » du raisonnement pratique.
Mais à partir de ce point de vue, ce sont des points de vue séparés qui se manifestent. On retiendra que Pierre-Yves Quiviger défend la spécificité du droit et du raisonnement selon le droit sur le fondement d’une ontologie du droit pour laquelle la nature du droit se distingue fondamentalement de la morale et de la justice générale. On le suivra attentivement lorsqu’il met en garde contre la multiplication de droits subjectifs dont on a du mal à chercher en contrepartie une « dette », une obligation naturelle (l’exemple de la revendication du droit à mourir) ou encore lorsqu’il s’interroge sur ce que le droit peut gagner à étendre son champ d’action au nom de la dignité de la personne humaine. Il en va de même pour Alain Sériaux qui défend l’idée que si le droit a pour objet la justice, cette justice n’est que ce qui peut être mesuré, équilibré et ajusté et que cela n’implique pas que le droit soit sous le contrôle d’« une idée très relevée, idéale ou presque » de ce qui est juste.
Dans la tradition du pragmatisme juridique, on sera sensible, avec Benoit Frydman, à ce que, dans ce qui constitue leur grande diversité par ailleurs, les courants du réalisme juridique et encore de la nouvelle rhétorique montrent de la liberté des juges dans la construction d’une jurisprudence qui peut être présentée comme une enquête ouverte tournée vers l’action, tirant profit de la controverse sur le droit, du désaccord et de l’argumentation. Avec le pragmatisme juridique, la spécificité du raisonnement selon le droit se trouve plutôt dans le cadre institutionnel propre au droit dans lequel la variété des arguments recevables, même si elle est limitée, offre, parce que les arguments sont rhétoriques, une large liberté et aux requérants et aux juges pour tester la recherche de solutions dans les cas et les contextes dans lesquels ils doivent décider. Benoit Frydman rappelle que c’est si c’est sous le label de la « nouvelle rhétorique » que Perelman a choisi de placer son mouvement, c’est par référence à la speculative rhetoric de la sémiotique de Pierce mais sans dévoiler trop ouvertement l’inspiration qu’il retirait de la philosophie pragmatique, une philosophie mal reçue et mal comprise chez les philosophes européens de son temps. Le pragmatisme juridique reconnaît les points de contact étroits entre le raisonnement selon le droit et la philosophie politique et morale en restituant dans le raisonnement juridique les éléments majeurs, comme le rappelle Benoit Frydman, d’une philosophie politique et morale pragmatique reconnaissant la diversité des intérêts tout en attendant de la controverse, du désaccord, de l’enquête et de l’engagement les voies de la raison publique. Benoit Frydman souligne que le pragmatisme juridique en tant qu’il repose sur la philosophie pragmatique dont il retrace de Pierce à Dewey les grands thèmes surmonte les deux écueils que sont l’affirmation d’un ordre objectif de valeurs et le scepticisme axiologique ce qui revient ici à échapper à l’opposition entre jusnaturalisme et juspositivisme. Luc Tremblay souligne qu’il est difficile de penser que dans le champ des interprétations constitutionnelles sur les droits et libertés le désaccord et la controverse ne concernent que les requérants et non les juges et les juristes. Il ne suffit alors pas dans cette situation qu’ils puissent être tranchés de façon abrupte par la victoire uns contre les autres et par la mise en place d’un ordre de priorité abstrait, mais que normativement ils le soient par la prise en compte, de les situations concrètes que les contextes des affaires révèlent.
Des auteurs nous rappellent que dans ce qui fait la spécificité de ce raisonnement pratique qu’est le droit, l’argument juridique par excellence pourrait bien être l’argument tiré du texte pour des raisons propres à cette pratique particulière qu’est le droit1V. sur ce point les rappels opportuns de Frederic Schauer, Penser en juriste. Nouvelle introduction au raisonnement juridique, trad. française par Stefan Goltzberg, Dalloz, Rivages du droit, 2018.. sur ce point les rappels opportuns de Frederic Schauer, Penser en juriste. Nouvelle introduction au raisonnement juridique, trad. française par Stefan Goltzberg, Dalloz, Rivages du droit, 2018.. L’idée même de la spécificité du raisonnement pratique selon le droit pourrait être ainsi être menée pour Frédéric Rouvière par la recherche, parmi les arguments autorisés en droit, de celui pourrait être regardé comme l’« argument moral » pour révéler, par contraste, ce qui serait l’argument proprement juridique. Or c’est bien le possible recours, dans certains cas (pas nécessairement tous déterminables à l’avance), contre l’application littérale du texte, aux finalités de la loi qui révèle l’argument moral, comme le montre Frédéric Rouvière avec de nombreux exemples dans lesquels « la corrélation de la finalité et de la critique de la lettre des textes » révèle bien une argumentation morale. Du moins est-ce une hypothèse « qu’il faudrait analyser en profondeur avec des études bien plus systématiques ». Par contraste, suppose Frédéric Rouvière, « l’identification de l’argument moral permettrait de désigner quel type d’argument peut prétendre à la neutralité axiologique. Ainsi, nous pourrions savoir quand commence et où finit une application du droit purement technique et proprement juridique ». Il est rejoint sur ce terrain par Claire Mongouachon qui marque bien que si « le droit de la concurrence peut difficilement faire barrage à l’invasion des réflexions normatives » des économistes, l’argument moral peut être apprivoisé par les juges et les juristes par le biais d’un argument recevable en droit et qui est l’argument depuis les finalités de la loi (« la concurrence fait l’objet de vives discussions au regard de ses finalités »).
Jean-Yves Cherot souligne que notre discours sur le droit ne peut être qu’un discours inférentiel sur des concepts renvoyant à des règles explicites et implicites et à un réseau de concepts testés dans l’expérience du droit. Cette approche n’exclut pas que l’application des précédents et des concepts soit ouverte à leur révision dans de nouveaux cas. Quelles que soient les positions plus ou moins réalistes ou formalistes, que l’on mette l’accent sur l’enquête, sur la richesse des arguments disponibles ou sur une certaine différence ou hiérarchie entre ces arguments, que l’on valorise la controverse ou que l’on considère que les juges cherchent à la restreindre, que le désaccord soit regardé comme une richesse sur le plan épistémologique ou l’illustration d’un risque pour le sens du droit, il faut ainsi reconnaître la place centrale à l’idée de règle, mais pas nécessairement à l’idée d’une règle qui soit la plus générale que possible telle qu’elle est comprise dans la tradition du constitutionnalisme libéral et telle que la critique par ailleurs Luc Tremblay. Les règles ne s’opposent pas nécessairement aux cas car comme Pierre Livet le souligne « on ne peut pas dissocier la règle et ses applications jurisprudentielles ». Mais le raisonnement pratique qu’est le raisonnement en droit est toujours ouvert à la discussion, à la révision, en fonction des circonstances, des concepts et des règles, mais selon des voies et des schémas autorisés, révélant, parfois dans la controverse, la discussion sur la justice, l’éthique la morale ou la moralité politique. Claire Mongouachon montre notamment combien, dans l’application du droit européen de la concurrence, le raisonnement de la Cour de justice de l’Union révèle une discussion et une controverse sur des conceptions controversées sur la justice et l’éthique.
L’unité du droit et de la science du droit
Mais une autre question doit être posée de savoir quel peut être le sens, lorsqu’il y est fait recours dans l’argumentation juridique, de ces références morales. Elles peuvent certainement relever de la philosophie politique et morale telle qu’elle est ressortie en pleine force au xxe siècle, alors qu’il s’agit de penser dans « le monde désenchanté décrit par Max Weber où les valeurs n’expriment que les préférences subjectives des individus et des groupes qui composent et divisent la société » (Benoit Frydman).
La question du sens des propositions morales ou éthiques divise on le sait les théoriciens du droit, comme elles divisent aussi la philosophie politique et morale. De nombreux auteurs accorderont volontiers que le droit, y compris l’argumentation et le raisonnement juridiques puissent être largement le résultat de point de vue moraux ou politiques. Mais ils y verront l’expression de préférences, de désirs ou d’injonctions et rien qui puisse relever d’une discussion rationnelle. Parce qu’ils persisteront dans la lignée de ce qui a été l’empirisme logique, ils mettront en garde la doctrine en tant qu’elle est une science du droit d’avoir elle-même à frayer avec la philosophie politique et morale. La science des normes et ici la science du droit ne peut pour certains philosophes que décrire le fait qui est dit (par le législateur, le juge) et pas la justification de ce qui est dit. « De l’énoncé « A dit que X », dans une perspective impérativiste ou prescriptiviste, rappelle ici Massimo La Torre, on ne peut pas passer à « X » lui-même sans un saut logique ». « Pour Hare par exemple, rappelle Massimo La Torre, l’énoncé « X est bon » ne peut vouloir que dire que X est recommandé ou prescrit, mais rien sur le fait que X soit bon ou non car « X est bon » ne veut rien dire par lui-même, le terme « bon » renvoyant à un prédicat qui n’a aucune réalité dans le monde ». « La délibération, ajoute Massimo La Torre, comme exercice et échange d’arguments du type de « X » ne peut pas être reproduite du point de vue neutre d’une attitude cognitive descriptive ».
Le colloque invitait naturellement à prendre position sur ce point. La plupart des participants minimisent la distance entre la doctrine et le raisonnement et l’argumentation selon le droit. La première « doctrine » du droit est regardée comme celle des cours de justice et le travail doctrinal des juristes est compris comme s’étendant dans une continuité, dans un compagnonnage naturel avec elle. Mais certains d’entre eux ont affronté cette question très directement.
Pour Benoit Frydman, le pragmatisme juridique est à la fois une théorie de la signification des concepts et une ambition épistémologique « permettant de fonder une science du droit en étroite symbiose avec la pratique et la fabrique du droit dans les tribunaux ». Le pragmatisme « dégonfle les prétentions d’un certain discours académique sur la science du droit, pour ramener ainsi celle-ci à ce qu’elle est devenue pour le pragmatisme juridique, un savoir issu de la pratique et construit essentiellement pour la pratique » et faisant que l’on puisse ainsi réduire au minimum « la distance entre la science du droit et sa pratique », « restaurant l’unité du mot droit comme désignant tout à la fois une théorie et une pratique sociale collective ». Benoit Frydman souligne ainsi que « le pragmatisme prend le contrepied du néokantisme de l’école de Marbourg, de Max Weber et de ses disciples qui ont ancré dans l’éthos contemporain le caractère essentiellement subjectif et dès lors arbitraire des valeurs et des jugements de valeurs qui doivent être rapportés exclusivement aux préférences et aux volontés de ceux qui les énoncent ou les imposent », et le contrepied de l’empirisme logique qui « prolonge et radicalise ces positions en posant que les énoncés normatifs, moraux ou évaluatifs sont dénués de sens dès lors qu’il font référence à un prédicat qui ne correspond à aucune référence mondaine permettant de vérifier l’énoncé ou à tout le moins de lui donner un sens ». C’est ce que fait de façon explicite aussi Massimo La Torre qui met concrètement en évidence les frontières étonnantes et donc les limites d’une théorie du droit qui refuse toute signification aux énoncés normatifs et qui ne peut permettre à la science du droit que de décrire la source qui les pose sans lui permettre ni de discuter des significations de l’argumentation (ni de discuter utilement de la déontologie des avocats, comme nous le verrons plus loin). Au contraire, le pragmatisme « rend compte, poursuit Benoit Frydman, de la possibilité, de l’intérêt et de la nécessité de la connaissance pratique. Il autorise le développement d’une philosophie des valeurs » car « dès lors que la théorie pragmatique de la signification identifie le sens d’une notion aux effets qu’elle produit, elle permet de contrer l’argument positiviste de l’absence de réalité des concepts moraux ». C’est comme cela aussi qu’il faut comprendre Rémy Libchaber pour qui « si l’on songe à établir un enseignement de philosophie du droit, c’est parce qu’on se sent prêt à revenir sur la domination du positivisme en admettant la légitimité d’un questionnement de fond sur la teneur des règles de droit que nous pratiquons ». Claire Mongouachon revendique une ambition épistémologique pour l’éthique du droit de la concurrence en ramenant la prétention positiviste d’une « approche économique » du droit de la concurrence qui serait scientifique, au rebours de l’approche morale du libéralisme ordolibéral, à une théorie morale conséquentialiste et en restituant alors son sens moral à la controverse sur les finalités du droit de la concurrence.
Luc Tremblay défend de son côté une approche subjectiviste dans l’analyse de proportionnalité, c’est-à -dire un proportionnalisme du point de vue subjectif de ceux que l’action gouvernementale affecte, en ce sens que les juges doivent mesurer dans la mise en balance des droits revendiqués l’intensité du tort et l’importance des bénéficies concrets dans les termes mêmes que les citoyens utilisent pour les évaluer (à la condition qu’ils soient sincères et plausibles). Mais il souligne par ailleurs qu’il ne s’agit pas de ramener ces points de vue subjectifs à de simples préférences quelconques et l’analyse de proportionnalité à une logique d’échange des préférences, mais de prendre en considération des croyances légitimes au titre de l’égale considération due à chacun des citoyens. La revendication du subjectivisme « ne fraie pas avec le relativisme voire le nihilisme juridiques et éthiques ». « Le constitutionnalisme pluraliste ne nie pas ni ne postule qu’il puisse exister un ordre de priorité objectif entre les valeurs et les intérêts humains, au-delà des compréhensions subjectives des individus. Le constitutionnalisme pluraliste est agnostique sur ces questions. La question pertinente n’est pas ontologique. Elle est épistémologique et normative. Car même si une constitution possédait un sens véritable et même s’il existait un ordre moral objectif et universel, ce que plusieurs citoyens croient, des désaccords sincères persisteraient sur ce qu’il est, ainsi que sur la bonne méthode permettant de le saisir. Dès lors la question devient normative » et « le seul fait qu’un petit groupe de juges considère sincèrement qu’une interprétation donnée est vraie » ne leur « confère pas le droit de l’imposer à tous ceux qui sont en désaccord ».
Olivier Tholozan considère que le jeu des notions indéterminées qui sont spécialement présentes dans les cas où les juges doivent trancher des questions à connotation morale et politique permettent de regarder la démarche du droit comme celle décrite par l’intuitionnisme moral. Pour Bergson, rappelle Olivier Tholozan, « saisir intuitivement aboutira à des concepts fluides, capables de suivre la réalité » morale. Olivier Tholozan montre comment rendre la justice se fait, suivant les mots de Bergson, « dans un ajustement toujours renouvelé à des situations nouvelles » en permettant d’exercer « un sens délicat, une vision ou plutôt un tact de la vérité pratique ». François Ost souligne aussi de la même façon comment on peut saisir le travail heuristique du juriste et du juge à partir d’une « intuition du juste » dans un jugement qui est pour lui moins à chercher dans la recherche de la signification de concepts existants, fussent-ils indéterminés, qu’à imaginer dans un jugement réfléchissant la construction de concepts encore latents. Il insiste sur l’importance de « l’intuition commune » dans le choix de ce que requiert une situation dès lors que l’on sort du dilemme ruineux dans lequel la solution d’un cas est tantôt envisagée dans la singularité du cas conduisant les décideurs à une position radicalement relativiste qui renvoie chacun à la subjectivité de ses préférences, tantôt cherchée sous l’angle de principes absolutisés. Ce que souligne François Ost, avec Jonsen et Toulmin, c’est que, dans ces deux options, on supprime toute possibilité de discussion rationnelle. « Le paradoxe est que c’est précisément au moment où les membres d’une assemblée ou les juges suspendent leur position de principe qu’ils s’acheminent sur la voie d’une solution acceptable, une solution inspirée d’une sorte d’intuition commune et ce que requérait la situation in casu ».
La question de la théorie des droits
Le monde désenchanté où les valeurs sont ramenées à de simples préférences est encore au centre des problèmes posés par la théorie des droits. Comme le montre Emmanuel Picavet, ce qui a été au départ, avec le « paradoxe libéral » de Sen, l’intention chez Armatya Sen d’instruire une critique de la théorie de l’optimum de Pareto (Sen montre que la solution optimale de Pareto, contrairement à l’idée reçue, n’est pas nécessairement une solution libérale) est devenue la porte d’entrée d’un renouvellement majeur de la réflexion sur la théorie politique des droits et notamment l’occasion du développement de nouvelles théories libérales des droits nées manifestement en réponse au paradoxe de Sen, comme la théorie des droits comme « contraintes latérales » de Nozick. Une voie de sortie du paradoxe porte en effet sur l’examen critique de la façon dont Sen a conçu les libertés découlant des droits et a été précisément l’occasion de distinguer l’exercice des libertés et l’exercice de n’importe quel type de préférences. L’idée est aussi avec le concept de libertés comme contraintes latérales (side constraints) chez Nozick de restreindre l’intervention de choix collectifs dans les domaines qui résultent de la conception que les citoyens se font de leur vie. Mais encore faut-il qu’il y ait un accord sur cette conception des droits ! et Emmanuel Picavet retient que, « dans la mesure où l’exercice unilatéral des droits entre en contradiction avec une norme – celle de l’accord unanime dans la solution de Pareto – qui s’impose à l’attention avec évidence, on démontre qu’elles échouent à épuiser le spectre des considérations à prendre en compte pour guider les choix d’une collectivité ». Luc Tremblay rappelle d’ailleurs que les théories libérales des droits elles-mêmes « s’accordent peu sur leur fondement, leur nature et leur portée ». Luc Tremblay rappelle aussi que l’exercice individuel des droits doit inévitablement rencontrer à un moment donné un choix collectif pour reconnaître et trancher les conflits qu’ils peuvent créer, dès lors que l’on prend en considération les points de vue personnels qui doivent recevoir en contexte une égale considération dès lors qu’ils sont sincères et non être traités selon un ordre de priorité abstrait que l’on pourrait déduire d’une théorie du libéralisme politique. Cependant, de son côté, Pierre Livet, dans la recherche d’une voie de sortie du paradoxe du libéral parétien, entend les droits et les libertés individuelles dans un contexte social, non comme n’importe quelles préférences individuelles purement subjectives, mais comme des « positions », « certes personnelles », qui, parce qu’elles ont une portée interpersonnelle relèvent de positions autorisées et sans doute d’autorisations mutuelles. Si l’on se situe sur le terrain du droit, poursuit Pierre Livet, il est plus facile de voir comment les « engagements personnels », et non plus de simples préférences, sont liés à des autorisations : « les règles juridiques prétendent définir des modes d’autorisations qui pourraient assurer la réciprocité des engagements des parties dans différentes situations ». Pierre Livet marque ainsi que toutes les options ouvertes par le paradoxe de Sen dans l’agrégation des préférences personnelles ne sont peut-être pas toutes possibles en droit. Le droit pourrait ainsi, en régulant le jeu des solutions possibles, distinguer les « libertés » des simples « préférences ». Tout en en reconnaissant la grande complexité pour en faire un instrument directement opérationnel pour les juges, Jean-Yves Chérot rappelle l’intérêt doctrinal de la théorie des droits comme « atouts maîtres » de Dworkin pour qui les droits devraient être compris comme permettant d’écarter les choix collectifs qui seraient adoptés à partir des préférences individuelles exprimant des points de vue discriminatoires à l’égard des préférences d’autrui et qui fonde une perspective originale dans la prise en considération des finalités dans l’argumentation juridique. Claire Mongouachon défend de son côté une conception positive de la liberté comme autonomie personnelle qui implique la légitimité d’une régulation égalitaire par l’autorité publique des relations horizontales entre entreprises par le jeu d’un droit de la concurrence qui devrait ne pas être sensible à la seule efficience économique.
L’enseignement de la philosophie morale en droit
Une des attentes en organisant ce colloque était que nous puissions en tirer quelques leçons pratiques pour l’enseignement du droit dans les facultés de droit. Il se pourrait en effet qu’il ne soit pas évident que les juristes s’intéressent aux champs et aux méthodes de leur enseignement car, comme l’écrit Rémy Libchaber « notre présent consiste en un ressassement de méthodes épuisées, inchangées depuis les années soixante ». « C’est à coup sûr, poursuit-il, une bonne nouvelle que de voir la question de la teneur de l’enseignement revenir au premier plan » et que l’on puisse se demander quelle peut être la place de l’enseignement du raisonnement juridique en tant que raisonnement pratique et quelle place peut-on faire, pour accompagner cet enseignement, à la philosophie du droit.
François Ost a montré que les passages entre ces deux sphères que sont le droit et la philosophie politique pouvaient consister à dégager « les spécificités de la construction juridique du monde », la façon de penser en juriste et, ce faisant, à instruire l’apport du droit à la réflexion éthique et politique. Il s’agit donc pour lui non pas d’enseigner ex abrupto aux juristes la philosophie politique, mais de l’enseigner en même temps que l’on enseigne le droit et il plaide pour que l’enseignement du droit ne se contente alors pas d’être un enseignement descriptif des règles, ni même des précédents, mais soit aussi accompagné d’expériences pédagogiques où, dans des cadres qui peuvent être par ailleurs assez différents, on puisse placer les étudiants dans les situations les conduisant à se saisir des cas comme des exemples de construction des faits et de mise en forme des réponses et des solutions juridiques, y compris par l’imagination et par le recours à la littérature. Il est rejoint par Rémy Libchaber sur un point clef. Citant Philippe Rémy pour qui « il faut au juriste non pas un système qui descendrait du ciel de la philosophie dans l’ordre juridique positif, mais une philosophie remontante qui se préoccuperait d’abord non du quid jus, mais du quid juris », Rémy Libchaber souligne aussi qu’il convient de partir du droit et de la pratique du droit pour entamer une analyse philosophique pratique et donner aux juristes un accès à une philosophie pratique, c’est-à -dire à « des réflexions qui prennent pour objet des questions juridiques concrètes, celles-là même qu’ils rencontrent dans le cadre de leur études».
L’ouverture à la philosophie politique et morale, telle est encore une des leçons de ce colloque, est aussi de montrer la place que nous devrions accorder à la question de la déontologie des avocats dans nos enseignements. Nous parlons beaucoup du législateur, des juges et (un peu) de ce que font les professeurs de droit (au moins implicitement à travers ce que nous montrons aux étudiants dans nos cours de ce que nous faisons). Mais pas des avocats ! Massimo La Torre nous en livre la raison : la mise hors du terrain de la théorie du droit de la déontologie vient de la séparation radicale entre droit et délibération, entre droit et argumentation, dans un juspositivisme méthodologique qui réduit le droit à une décision exprimant l’autorité publique habilitée. « La théorie du droit se désintéresse de la figure de l’avocat. Cette négligence qui est assez frappante trouve sa raison dans la tradition qui domine la conceptualisation de l’expérience du droit, qui est vue comme celle d’une situation marquée par le fait essentiel de la commande et de la sanction. […]. Dans la géographie positiviste, il n’y a pas une terre propre aux avocats. Et, on n’en parle pas ». On n’en parle pas ou on aboutit à admettre avec évidence la thèse « de l’autonomie presque absolue de l’avocat dans la défense des intérêts de son client ».
Il n’y a naturellement pas que le rôle de l’avocat qui sort affecté par cette approche. Car la liberté totale ou l’autonomie presque absolue de l’avocat dans la défense des intérêts de son client renvoie aussi à la place du citoyen dans ce concept de droit, celui au mieux du « méchant homme » de Holmes ou de « l’homme prudent » de Hart, à « l’idée, poursuit Massimo La Torre, d’une communauté politique où la justice est assurée par un mécanisme autoritaire dans lequel le droit serait affaire de fonctionnaires, législateurs, juges et forces de police et qui distingue et sépare d’une façon assez dramatique les obligations de ces fonctionnaires de celles de citoyens pour lesquels le droit n’est rien d’autre qu’une raison prudentielle de conduite ». « Cette doctrine peut-elle être acceptable dans le cadre d’une robuste conception démocratique de la communauté politique ? ».
Sur la thèse séparatiste
Le lecteur sera sans doute surpris que sur un thème portant sur La doctrine juridique et la philosophie politique et morale il n’ait guère été question de la thèse de la séparation du droit et de la morale (la « thèse séparatiste » pour reprendre les mots d’Otto Pfersmann).
Dans son sens le plus strict et en tout cas dans le sens qui peut seul faire l’objet d’un relatif accord, la thèse de la séparation concerne la seule question de la validité juridique, c’est-à -dire la question du ou des critères de la reconnaissance de ce qui est du droit (parmi les faits sociaux). En tant qu’elle cherche ce critère, la thèse de la séparation exclut des critères qui permettent de reconnaître du droit ceux qui imposeraient de faire référence, pour reconnaître ce qui est de droit dans un cas, aux mérites de son contenu ou de ses sources, le droit ne pouvant au contraire, selon la thèse séparatiste, se reconnaître qu’en raison de sources sociales. De façon générale, cette thèse offre un éclairage aux références à la morale dans le raisonnement juridique : elle signale que dans ces cas les juges créent (ou modifient) du droit. Mais, au-delà de ce point, la signification de la thèse séparatiste ne se dévoile pleinement que lorsqu’elle est rapportée à ses justifications. Or celles-ci sont elles-mêmes très différentes, y compris même dans leur nature, méthodologique, conceptuelle, ontologique ou normative. La thèse de la séparation est en effet défendue par des doctrines bien différentes, opposées sur bien des points.
De nos jours, la thèse séparatiste est principalement défendue, en tout cas dans le monde anglo-américain, comme une expression d’un juspositivisme purement méthodologique pour lequel la théorie de la validité est une thèse descriptive. Dès lors, elle ne prescrit rien et tout spécialement, elle ne prescrit en rien aux juges d’écarter toute considération à des références tirées de l’éthique, de la justice et de la morale idéale ou conventionnelle. Elle se contente d’observer si les juges se sont fondés sur des considérations morales qu’ils ont alors créé du droit.
Mais la thèse de la séparation est encore défendue sur d’autres bases et notamment sur le fondement d’un juspositivisme plus classique, que l’on désigne de nos jours comme un juspositivisme normatif ou programmatique qui invite les juges au nom d’une certaine philosophie politique à ne pas se substituer au législateur (et au constituant) pour créer du droit, une doctrine qui souhaite dégonfler le rôle de toutes les références à la morale qui peuvent encore être faites dans la loi ou dans les constitutions. Sans vouloir ici rattacher à cette doctrine des slogans et des positions trop simplistes qui dénaturaient certainement la diversité des points de vue et des arguments qu’elle recouvre, le positivisme juridique normatif défendra encore la thèse que le droit créé par les juges en violation de ses prescriptions est bien valide, mais qu’il n’est pas du droit conforme.
La thèse séparatiste peut être encore défendue de bien d’autres façons. Elle est déduite de façon très stricte par Joseph Raz d’une théorie morale sur la nature du droit. Raz propose de ne pas partir de la définition du droit pour chercher, dans un deuxième temps, ses rapports avec la morale, mais de partir de la morale pour se demander de quelle façon la morale accueille le droit ou plutôt comment on peut comprendre ce qu’est le droit depuis le point de vue de la théorie morale. Cela le conduit à défendre comme un élément central du droit le fait que, pour rendre le service que la théorie morale lui demande de rendre, l’autorité légitime du droit n’a de sens que si le droit fonctionne sans faire plus renvoi aux raisons morales qu’il est censé avoir déjà prises en considération. Il en déduit que la validité du droit dépend par sa nature, c’est un de ses caractères essentiels, de ses sources sociales. De telle sorte que si par un raisonnement élargi à la prise en considération de données extérieures aux textes des lois tels qu’il est convenu de les comprendre dans tel ou tel système juridique, le juge s’écarte de ses significations objectives et des précédents, c’est qu’il a créé du droit comme l’aurait fait un législateur et il convient que la théorie du raisonnement judiciaire dispose des catégories pour distinguer tout cela. La thèse séparatiste peut encore être fondée sur une ontologie jusnaturaliste portant l’idée que le droit peut bien se constater dans ce qui est décidé par des hommes, mais qu’il ne sera pleinement juridique que s’il correspond à ce qu’il est par sa nature, c’est-à -dire un instrument de mesure objective dans les rapports entre les hommes pour rendre à chacun le sien. Une telle approche invite à relever en quoi le droit positif correspond bien à la nature du droit et à relever ainsi ce qui fonctionne bien ou ce qui fonctionne mal dans le droit positif selon précisément qu’il respecte ou non la nature du droit. Ce jusnaturalisme séparatiste illustré ici par Pierre-Yves Quiviger ne revendique ni le renvoi par le droit à une morale universelle idéale ni à la morale conventionnelle et ne revendique pas la multiplication des droits subjectifs.
On observera qu’en tant que théorie de la validité, la thèse séparatiste nous oriente vers des questions nouvelles et à la discussion d’un vaste panel de problèmes qui ne manquent pas d’intérêts conceptuels et pratiques et pour structurer notre façon de poser les questions.
Certaines des contributions ont sans doute été construites à partir d’un des logiciels des différentes formes que prend la thèse de la séparation. D’autres contributions pourraient relever d’un point de vue non-séparatiste. D’autres doctrines du droit s’appuient sur le fait que les juges fassent, parfois ou souvent, cela dépend des juridictions et des systèmes juridiques, référence à des principes de nature morale et plus largement à une argumentation élargie à des considérations de théorie morale pour y voir une illustration que le droit par sa nature a bien une dimension idéale aussi bien que factuelle (Robert Alexy) ou encore qu’il est une pratique sociale interprétative qui peut impliquer une analyse ascendante rappelant les fondements du droit dans la moralité politique (Dworkin). Chez Dworkin, le fait que le droit, s’il ne se confond pas avec elle, fasse partie de la moralité politique est un fait suffisant pour que l’on puisse considérer que la thèse séparatiste pose plus de problèmes qu’elle n’est en mesure d’en résoudre2Cette nouvelle approche a d’abord été développée brièvement dans Justice in Robes, HUP, 2006, p. 34-35, puis défendue avec plus de précisions dans Justice for Hedgehogs, HUP, 2011, p. 400 s. ; trad. française, Justice pour les hérissons, Fides et Labor, 2014. Se pose alors la question de savoir, dès lors que l’on a atténué voire éliminé la distinction entre normativité ou quasi-normativité juridique et normativité morale, s’il faut encore « éliminer » la question centrale de la théorie du droit c’est-à -dire la question du critère qui permet de reconnaître ce qui est du droit (une question à laquelle Dworkin a pourtant cherché à répondre dans son débat avec Hart). Pour une option favorable à cette « élimination », c’est le terme utilisé par lui, voir S. Hershovitz, « The End of Jurisprudence », The Yale Law Journal, 214, 2015, p. 1160 s. Voir aussi, pour une proposition « éliminationniste » dans la lecture du Dworkin de Justice for Hedgehogs, J. Waldron, « Jurisprudence of Hedgehogs », New York University School of Law. Public Law & Legal Research Papers series. Working paper n° 13-45 (http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2290309)..