Le cadre rond de l’encyclopédisme : la place du droit dans le cercle des savoirs
Xavier PRÉVOST
Professeur d’histoire du droit à l’université de Bordeaux, Membre junior de l’Institut universitaire de France
Résumé
À la Renaissance, une rupture dans l’étude du droit se produit grâce à l’inscription de ce dernier au sein de l’encyclopédisme alors mis en œuvre par les humanistes. Ce bouleversement des méthodes – décisif pour l’émergence de la modernité juridique – se forge grâce à l’immensité des connaissances mobilisées par les jurisconsultes humanistes. Ils sont à la fois des techniciens qui maîtrisent la variété des droits applicables, mais aussi des savants qui pensent le droit avec l’histoire, la philosophie, la poésie, la philologie et les mathématiques. Face au compartimentage extrême des disciplines et à l’affirmation de l’autonomie du droit qui ne cessent de se renforcer depuis la Renaissance, les méthodes de l’humanisme juridique peuvent inspirer une partie de la recherche d’aujourd’hui en l’invitant à déplacer les cadres pour s’ouvrir aux sciences humaines et sociales et replacer pleinement le droit dans le cercle des savoirs.
Mots-clés
Humanisme – Renaissance – Encyclopédisme – Sciences humaines et sociales – Méthode – Savoirs juridiques
Abstract
During the Renaissance, a breakthrough in the legal study occurred thanks to the inclusion of the law within the encyclopaedism then implemented by the humanists. This upheaval in methods – decisive for the emergence of legal modernity – was forged thanks to the immense knowledge mobilised by the humanist jurisconsults. They were both technicians who mastered the variety of applicable laws, but also scholars who thought about the law with history, philosophy, poetry, philology and mathematics. Faced with the extreme compartmentalisation of disciplines and the affirmation of the autonomy of law, which have been constantly reinforced since the Renaissance, the methods of legal humanism can inspire part of today’s research by inviting it to shift the frameworks in order to open up to the human and social sciences and to fully place law in the circle of knowledge.
Keywords
Humanism – Renaissance – Encyclopaedism – Human and social sciences – Method – Legal knowledge
Texte
Le constat de l’ampleur limitée des réflexions méthodologiques au sein de la recherche juridique, à l’origine de ce dossier, est une réalité régulièrement déplorée1Pour une illustration récente, je me permets de renvoyer au cycle que Nicolas-Laurent Bonne et moi avons codirigé, les actes renvoyant eux-mêmes à de nombreuses autres contributions : N. Laurent-Bonne et X. Prévost (dir.), Penser l’ancien droit public. Regards croisés sur les méthodes des juristes (III), LGDJ, à paraître en 2021 ; id. (dir.), Penser l’ancien droit privé. Regards croisés sur les méthodes des juristes (II), LGDJ, 2018 ; id. (dir.), Penser l’ordre juridique médiéval et moderne. Regards croisés sur les méthodes des juristes (I), LGDJ, 2016., qui ne doit pas cacher la richesse des publications et des débats qu’il suscite en retour. Ceux-ci posent notamment la question du rapport de la recherche juridique aux autres champs du savoir, d’autant plus importante que les facultés de droit – au sein desquelles s’effectue l’écrasante majorité de ladite recherche – tendent encore aujourd’hui à former les juristes selon une logique d’autonomie du droit et, peut-être dans une moindre mesure, de la science du droit. Il s’agit ici de contribuer à ce débat à travers la double description d’anciennes méthodes d’étude du droit – celles des juristes humanistes de la Renaissance – et des adaptations épistémologiques nécessaires pour la compréhension actuelle de celles-là.
Animé par des juristes et centré sur le droit, l’humanisme juridique de la Renaissance2Sur l’humanisme juridique, on renvoie aux principales présentations synthétiques en français et aux références qu’elles contiennent : X. Prévost, « L’humanisme juridique de la Renaissance », in O. Dard (dir.), EHNE – Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 2021, en ligne ; G. Cazals, « Une Renaissance. Doctrine, littérature et pensée juridique du xvie siècle en France », Clio@Themis. Revue électronique d’histoire du droit, 14, 2018, en ligne ; L.-A. Sanchi, « Autour de l’humanisme juridique », in O. Descamps (dir.), Les Sources du droit à l’aune de la pratique judiciaire, Éditions Panthéon-Assas, 2018, p. 27-35 ; X. Prévost, « Mos gallicus jura docendi, La réforme humaniste de la formation des juristes », Revue historique de droit français et étranger, 89, 2011, p. 491-513 ; J.-L. Thireau, « Humaniste (Jurisprudence) », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 795-800 ; I. MacLean, Interprétation et signification à la Renaissance : le cas du droit, trad. V. Hayaert, Droz, 2016 [1992] ; M. Villey, « L’humanisme et le droit », in La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2003 [1963-1964], p. 371-487. a pleinement intégré dans sa réflexion la quasi-totalité des savoirs alors disponibles. Dès ses développements initiaux, au début du XVe siècle, la question méthodologique est au cœur de la critique humaniste du droit3Voir notamment P. Gilli, Droit, humanisme et culture politique dans l’Italie de la Renaissance, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014 ; id., La Noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale (xiie-xve siècles), Honoré Champion, 2003., par exemple dans les écrits du philologue Lorenzo Valla (1407-1457)4Dernièrement, en français, voir : D. Quaglioni, « L’Epistola contra Bartolum de Laurent Valla (1433), fondation de l’humanisme juridique ? », in X. Prévost et L.-A. Sanchi (dir.), L’humanisme juridique. Aspects d’un phénomène intellectuel européen, Classiques Garnier, à paraître ; D. Mantovani, « L’éloge des juristes romains dans le prologue du livre III des Elegantiae de Laurent Valla », ibid.. Il en va de même chez les premiers juristes qui s’emparent de cette remise en cause de la scolastique médiévale pour donner naissance à l’humanisme juridique proprement dit. Ainsi, le Milanais André Alciat (1492-1550), dont l’œuvre est relativement bien connue5Concernant Alciat, voir la bibliographie figurant dans A. et S. Rolet (dir.), André Alciat (1492-1550), un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance, Brepols, 2013, p. 48-49. On renvoie également à deux publications récentes en français : A. Belloni, « De l’interprétation des épigraphes milanaises anciennes à la reconstitution des bureaux municipaux à Milan à l’époque romaine », in X. Prévost et L.-A. Sanchi (dir.), L’humanisme juridique…, op. cit. ; X. Prévost, « L’Encomium historiae (1517) d’André Alciat : de l’éloge de l’histoire à l’étude historique du droit », ibid., pose les fondements de cette nouvelle approche au sein des facultés de droit : le retour aux sources antiques (sans se limiter aux textes juridiques), la recherche d’une langue purifiée, et la volonté d’une compréhension théorique et historique du droit. En ce début de XVIe siècle, un nombre croissant de juristes mobilise les principes de l’humanisme pour l’analyse des textes de droit. Ils défendent notamment une réforme universitaire de la formation juridique, qui connaît un succès certain dans le royaume de France, à tel point qu’elle en vient à prendre le nom de « méthode française d’enseignement des droits », mos gallicus jura docendi6Récemment, en français, sur le mos gallicus, voir les articles suivants et les références qu’ils contiennent : X. Prévost, « La méthode française est-elle italienne ? La formation de l’humanisme juridique à la Renaissance : bref aperçu historiographique », in L. Brunori et C. Ciancio (dir.), Italia-Francia allers-retours : influenze, adattamenti e porosità, à paraître ; id., « Mos gallicus jura docendi, La réforme humaniste de la formation des juristes », op. cit..
Ces innovations méthodologiques, comparativement aux productions médiévales de la glose et du commentaire, reposent en particulier sur la démarche encyclopédique que les humanistes appliquent tant dans leurs enseignements que dans leurs publications. En effet, si les divergences méthodologiques sont nombreuses entre les juristes regroupés sous la bannière de l’humanisme, il est certain qu’ils partagent la volonté de produire un savoir juridique qui ne soit pas refermé sur lui-même, mais qui profite de l’ensemble de la connaissance tout en contribuant lui-même à étendre la culture humaniste. Non seulement, ces savants maîtrisent les sources juridiques (droit romain, droit canonique, coutumes, législation royale, décisions des juridictions, …), mais ne cessent d’invoquer l’histoire et la géographie, la philosophie et la théologie, la philologie et la rhétorique, la littérature et la poésie, les mathématiques et l’architecture, l’agronomie et l’astronomie.
Les humanistes considèrent en effet que tous les savoirs sont liés et s’inscrivent dans « ce rond de sciences, que les Grecz ont nommé Encyclopedie »7J. du Bellay, La Deffence et illustration de la langue francoyse, Arnoul L’Angelier, 1549, non paginé (I, 10)., ainsi que Joachim du Bellay (v. 1522-1560) traduit l’expression grecque ἐγκύκλιος παιδεία. Les penseurs de la Renaissance reprennent à leur compte la formule antique et s’appuient tant sur sa signification littérale que sur le projet pédagogique qu’elle recouvre pour l’enrichir de leurs propres préoccupations méthodologiques8Pour une présentation générale en français de l’encyclopédisme de la Renaissance, voir : J. Céard, « Encyclopédie et encyclopédisme à la Renaissance », in A. Becq (dir.), L’encyclopédisme, Éditions Aux amateurs du livre, 1991, p. 57-67 (auquel je reprends les citations de sources de J. du Bellay et de G. Budé) ; F. Simone, « La notion d’Encyclopédie : Éléments caractéristiques de la Renaissance française », in P. Sharrat (dir.), French Renaissance Studies (1540-70). Humanism and the Encyclopedia, Edinburgh University Press, 1976, p. 234-263. Plus récemment, en anglais : A. Blair, « Revisiting Renaissance Encyclopaedism », in J. König et G. Woolf (dir.), Encyclopaedism from Antiquity to the Renaissance, Cambridge University Press, 2013, p. 377-397 ; id., « Organizations of knowledge », in J. Hankins (dir.), The Cambridge Companion to Renaissance Philosophy, Cambridge University Press, 2007, p. 287-303.. Ainsi, ils considèrent que le savoir forme un vaste ensemble constitué d’éléments que l’on peut certes intellectuellement différencier, mais qui restent liés entre eux. Dès lors, la compréhension de l’un de ces éléments doit logiquement faire appel à tous ceux qui lui sont liés. Les propos de Guillaume Budé (1468-1540) expriment clairement cette conception9G. Budé, De l’institution du prince, livre contenant plusieurs histoires, enseignements et saiges dicts des anciens, tant Grecs que Latins, Nicole Paris, 1547, p. 88. :
« […] desquelles les bonnes lettres font profession, faisans d’icelles une perfection des arts liberaulx et sciences politicques qu’on appelle en grec, Encyclopedia, qui veult autant à dire (pour le éclairer briefvement) comme erudition circulaire ; ayans lesdictes sciences et disciplines connexité mutuelle et coherence de doctrine et affinité d’estude, qui ne se doibt ny peult bonnemment separer ny destruire par distinction de facultés ou professions, en la façon que pour le jourdhuy on en use. Pource que toutes les sciences s’entretiennent comme font les parties d’un cercle qui n’a ny commencement ny fin ; et toutes tendent et regardent de leur naturelle inclination vers le centre du cercle, lequel centre nous pouvons icy imaginer estre congnoissance du bien souverain et desir de parvenir à icelluy. »
L’encyclopédisme des humanismes connaît évidemment des mises œuvres variées selon les auteurs, mais il renvoie toujours aux rapports entretenus entre toutes les connaissances disponibles. Ainsi, la réflexion sur le droit ne saurait se priver d’en appeler à d’autres connaissances pertinentes, même non juridiques. C’est en particulier grâce à la mobilisation de savoirs philologiques, historiques, linguistiques et philosophiques qu’un juriste comme Jacques Cujas (1522-1590) parvient à corriger les textes de droit romain alors applicables à travers l’Europe entière et à faire évoluer la mise en œuvre de nombreuses règles de droit10X. Prévost, Jacques Cujas (1522-1590), Jurisconsulte humaniste, Droz, 2015, passim, en particulier p. 199-209 pour la mobilisation de vastes connaissances humanistes.. D’ailleurs, les longs développements qu’il consacre à l’histoire ou la grammaire ne sont pas pour lui extra-juridiques, mais participent pleinement de sa méthode d’étude du droit.
Les juristes humanistes de la Renaissance ne raisonnent pas selon nos découpages contemporains, ce qui nécessite une approche méthodologique particulière de la part du chercheur11Géraldine Cazals l’explique parfaitement pour la question des rapports entre droit et littérature à la Renaissance : « Pour avoir érigé, depuis le xixe siècle et sans doute précédemment, des frontières que nous avons voulu significatives entre le droit et la littérature, sans doute sommes-nous aujourd’hui heurtés par elles, et incités par le conditionnement disciplinaire qui est le nôtre à les questionner comme relevant de formes textuelles hybrides, comme figurant un dialogue interdisciplinaire, une esthétisation du droit signant une “littérarisation” du droit […]. Il ne pouvait qu’en être différemment pour des jurisconsultes du xvie siècle attachés au développement d’une pensée circulaire, conscient de la complexité voire de la noblesse des phénomènes juridiques, animés du souffle par lequel la poésie, le théâtre, la littérature antique pouvaient faire vivre et questionner ces phénomènes, et maîtrisant en outre les techniques formelles capables de leur permettre d’explorer les différentes formes textuelles qui pouvaient leur sembler les plus à même de révéler leur pensée. Pour ces auteurs, le droit s’inscrit logiquement dans le champ linguistique, et l’appréhension linguistique des phénomènes juridiques s’impose tout autant. Sans qu’ils aient forcément conscience d’opérer ce faisant une quelconque forme de transgression. Dès lors, pour l’histoire de la pensée juridique, l’enjeu, en explorant ces textes, n’est pas d’envisager des formes de littérature apparaissant comme constituant des éléments extrinsèques au droit […]. Il ne s’agit pas davantage de trouver là des illustrations ou représentations du droit avec des perspectives similaires. Sans vouloir à tout prix tout ramener au droit ou à la politique, il s’agit en définitive de redonner à ces textes les rôles et les fonctions qui pouvaient être les leurs en leur temps. De leur redonner des rôles et des fonctions qui du reste avaient pu être assignées depuis l’Antiquité à la poésie comme au théâtre. […] Cette analyse de la textualité du droit contribue ainsi à nous redonner à voir une vision plénière du droit avant sa réduction par les clivages disciplinaires contemporains, une vision plénière de la pensée juridique avant son formatage par une esthétique du droit issue du rationalisme et du classicisme, voire de la dogmatique contemporaine, une vision plénière d’une pensée juridique ouverte à l’imaginaire » (G. Cazals, « Une Renaissance… », op. cit., § 42-43).. La « vision plénière » du savoir des humanistes empêche de tracer une frontière étanche entre le juridique et le non-juridique. Si cette distinction peut être opératoire pour le chercheur, elle ne saurait être mobilisée de manière anachronique dans la mesure où elle n’est pas pensée comme telle par les acteurs de l’époque. La difficulté pour le chercheur contemporain est alors de ne pas raisonner simplement selon une logique d’hybridité, mais de comprendre la démarche intellectuelle circulaire de ces hommes de la Renaissance. La compréhension de la pensée juridique du XVIe siècle suppose de réinscrire les travaux des juristes dans le projet encyclopédique des humanistes et donc nécessairement de faire appel aux connaissances aujourd’hui regroupées sous la dénomination « sciences humaines et sociales » ; et peut-être même d’aller au-delà d’un point de vue méthodologique. Sans s’attarder sur l’utilisation courante du latin et du grec, la complexité de l’humanisme juridique requiert des compétences variées, allant de la philologie et de la paléographie à la maîtrise des droits antiques et médiévaux. Elle appelle un véritable travail de mise en commun de connaissances aujourd’hui éparpillées entre de nombreuses disciplines et donc une indispensable ouverture de la recherche juridique aux autres sciences humaines et sociales12C’est en particulier le programme du « Réseau Humanisme Juridique » que Luigi-Alberto Sanchi et moi coordonnons. Regroupant des juristes, des historiens, des philosophes, des linguistes, des philologues, des spécialistes de littérature de la Renaissance, il cherche par son séminaire, ses colloques et ses publications, à réaliser une recherche collective interdisciplinaire, voire pluridisciplinaire, qui enrichisse en retour l’ensemble des disciplines concernées..
Cette ouverture disciplinaire reste aujourd’hui minoritaire, en particulier pour les travaux portant sur le droit positif. La sociologie du droit, la philosophie du droit ou encore l’histoire du droit font, par construction, appel à au moins une science humaine et sociale pour la compréhension des phénomènes juridiques, mais elles n’échappent que partiellement au constat précédent dans la mesure où elles appréhendent régulièrement le droit comme un ensemble clos sur lui-même. En l’absence d’étude statistique sur les méthodes appliquées dans les recherches juridiques, on ne peut que relayer ici l’impression – également formulée dans l’avant-propos de ce dossier – d’une relative fermeture disciplinaire.
Il semble en effet qu’une partie importante de la recherche juridique adopte une méthode purement internaliste. Elle considère que le droit forme un système globalement cohérent et autonome qui peut, par conséquent, être analysé en lui-même par lui-même. Elle correspond à ce qu’Hugues Dumont et Antoine Bailleux qualifient de « doctrine juridique »13H. Dumont et A. Bailleux, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et société, 75, 2010, p. 282. Compte tenu de la connexité de ce numéro de Droit et société, intitulé « Sciences sociales, droit et science du droit : le regard des juristes », avec l’objet de ce dossier, on y revoie. :
« La doctrine juridique a pour mission de décrire le système juridique plus ou moins cohérent formé par l’ensemble des règles du droit en vigueur, telles qu’elles sont énoncées par les organes de création du droit et interprétées ou évaluées et mises en œuvre par les organes d’application du droit, dans un domaine plus ou moins large. Il lui appartient aussi de fournir les explications et les évaluations juridiques qui lui permettent de justifier ou de critiquer les interprétations et les évaluations produites par les organes de création ou d’application du droit ».
Cette démarche est néanmoins couramment ajustée pour tenir compte de l’insertion des règles de droit dans des phénomènes sociaux plus larges. Ainsi, une partie de la recherche juridique adopte une méthode internaliste modérée, que les mêmes Dumont et Bailleux regroupent sous le qualificatif de « science interdisciplinaire et critique du droit ». Celle-ci vise à14Ibid., p. 284.
« décrire et expliquer le système juridique tel qu’il résulte des activités de création, d’application et d’interprétation, y compris doctrinale, du droit, d’un point de vue externe, à la différence de la doctrine qui est encore essentiellement immergée dans le point de vue interne au droit, en recourant aux explications extra-juridiques qui relèvent des sciences humaines comme la sociologie politique du droit, mais en tenant dûment compte du point de vue interne qui est celui des organes de création et d’application du droit et de la doctrine ».
Cette méthode cherche, selon ces auteurs, à se détacher du « positivisme ambiant », qu’ils définissent comme « un mode d’approche du droit caractérisé par la volonté d’isoler celui-ci de tout élément extérieur au droit positif tel qu’il a été édicté par l’État » et qui refoule toute considération extra-juridique comme non pertinente pour la science du droit15Ibid.. Cette approche plus ouverte n’adopte pas véritablement un point de vue externe (contrairement à la formule ambiguë précitée16Les auteurs le soulignent d’ailleurs eux-mêmes : « Nous reconnaissons que le positionnement épistémologique tel que nous le reformulons ici relève plus d’un point de vue interne modérément ouvert que d’un point de vue externe modéré ! », ibid., p. 287.), car elle appréhende – toujours et avant tout – les phénomènes juridiques comme partie du système globalement cohérent et autonome que serait le droit.
La méthode externaliste consiste en réalité à interroger toutes les manifestations ayant une dimension juridique et non le seul droit en tant qu’ensemble clos de règles. Dans cette perspective, la science juridique internaliste est un savoir juridique parmi d’autres. Elle apparaît comme un savoir particulier, fortement contrôlé, discipliné, professionnalisé, qui ambitionne de monopoliser à elle seule la légitimité du discours juridique17Cette formule est reprise de l’argumentaire du projet d’ouvrage dirigé par P. Arabeyre, F. A udren et J.-L. Halpérin, Histoire des savoirs juridiques (xiie-xxie siècle). La France comme espace de circulation juridique, à paraître.. L’approche par les savoirs s’avère donc bien plus vaste que les précédentes, puisque les savoirs juridiques incluent au-delà des réflexions des juristes, toutes les connaissances sur le droit, y compris celles formulées par des non-juristes et y compris celles formulées dans des supports n’appartenant pas à la communauté des juristes18Voir récemment L. Guerlain, « Le profane et le droit. Acquérir une culture juridique dans la France des xixe et xxe siècles », in A.-S. Chambost (dir.), Approche culturelle des savoirs juridiques. Normes, institutions, matérialité, LGDJ, 2020, p. 73-90.. Il s’agit donc d’une recherche sur le droit qui nécessite de mobiliser l’ensemble des sciences humaines et sociales, et qui peut être faite par des juristes et des non-juristes19Pour le rapport du droit et de la science juridique aux sciences humaines et sociales, outre le dossier précité de Droit et société, on renvoie en particulier aux contributions suivantes : B. Barraud, « La science du droit parmi les sciences sociales : la tradition de l’autonomie et la tentation de l’ouverture », Revue de la Recherche Juridique – Droit Prospectif, 40, 2015, p. 27-36 ; G. Calafat, A. Fossier et P. Thévenin, « Droit et sciences sociales : les espaces d’un rapprochement », Tracés. Revue de Sciences humaines, 27, 2014, p. 7-19 ; B. Dupret, Droit et sciences sociales, Armand Colin, 2006 ; F. Audren et J.-L. Halpérin, « La science juridique entre politique et sciences humaines », Revue d’histoire des sciences humaines, 4, 2001, p. 3-7 ; A. Vauchez, « Entre droit et sciences sociales. Retour sur l’histoire du mouvement Law and Society », Genèse. Sciences sociales et histoire, 45, 2001, p. 134-149..
Il ne faudrait pas se méprendre pour autant sur le sens de ce propos : le droit n’est en rien une science humaine et sociale (il serait au mieux une science de gouvernement). En revanche, dans cette perspective, la recherche sur le droit devient elle-même une science humaine et sociale20De la même manière que l’homme n’est pas une SHS, mais que l’anthropologie en est une ; que la société n’est pas une SHS, mais que la sociologie en est une ; que le temps passé n’est pas une SHS, mais que l’histoire en est une…. Tout comme la démarche encyclopédique des humanistes, cette recherche se nourrit de l’ensemble des connaissances de ce vaste domaine, en même temps qu’elle les nourrit en retour. Une telle approche permet, par exemple, de ne pas essentialiser le droit – le droit serait dans la nature des choses –, mais de l’appréhender comme un phénomène social complexe, qui ne saurait se comprendre sans les concepts et les analyses dévoilant la vie des hommes en société sous d’autres angles. Elle permet également d’interroger la place du chercheur en droit par rapport à son objet d’étude, notamment lorsqu’il est lui-même partie prenante de la construction ou de l’application des règles juridiques (qu’il soit conseiller du pouvoir politique, arbitre, consultant ou avocat). Elle permet encore de prendre conscience qu’il n’existe pas une méthodologie unique valable quelle que soit la recherche à mener. Les sciences humaines et sociales sont marquées par le pluralisme méthodologique : leurs objets d’étude étant complexes, multidimensionnels et imbriqués, l’analyse sollicite des théories épistémologiques différentes et des méthodes correspondantes. Ainsi, l’étude du droit – objet complexe s’il en est – doit donner lieu à des recherches mobilisant des méthodologies variées. Il ne saurait exister une et une seule bonne manière d’étudier le droit ; ce que semble malheureusement trop souvent entendre les jeunes juristes durant leur formation. La prise en compte du pluralisme méthodologique et l’ouverture disciplinaire mettent parfois le juriste contemporain en difficulté, en ce qu’il a été formé à travers un enseignement presque exclusivement juridique soutenu par l’impensé (voire la pensée) de l’autonomie du droit et de la science juridique. Cela explique en grande partie les constats formulés dans l’avant-propos de ce dossier concernant la situation des doctorants.
Il ne faudrait pas en conclure que la recherche juridique doive exclure la technique juridique. La principale compétence des juristes est leur maîtrise des spécificités du droit qui, si on lui récuse une totale autonomie, n’en a pas moins de très fortes spécificités, telles sa langue ou ses modes d’interprétation. Ces connaissances techniques sont généralement indispensables à la compréhension fine des phénomènes juridiques, au risque de passer à côté du sens même de l’objet d’étude. La recherche académique ne semble pourtant pas pouvoir se contenter de travaux juridico-juridiques exclusivement techniques. Si les universitaires se limitent à cette dimension, quel est alors leur apport au regard des publications des praticiens du droit ? La contribution du juriste universitaire à la recherche doit se situer ailleurs, non dans la seule technique, mais dans la conceptualisation. Celle-ci peut évidemment être faite dans des travaux adoptant une démarche internaliste ou externaliste ; la question n’est pas là. Elle est plutôt de savoir comment les concepts sont construits. Sur ce point, il ne fait aucun doute que l’apport des sciences humaines et sociales est décisif.
À l’image des méthodes des humanistes du XVIe siècle, il s’agit de compléter l’analyse technicienne à l’aide des savoirs connexes qui révèlent d’autres aspects de la réalité juridique. Celui qui feuillette les ouvrages d’Alciat, de Cujas ou encore d’Antoine Loisel21Sur Loisel, je me permets de renvoyer à X. Prévost, « L’obéissance aux lois royales selon Antoine Loisel à travers ses huict remontrances faictes en la chambre de justice de Guyenne sur le subject des edicts de pacification », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, t. hors-série [A. Dobigny-Reverso, X. P prévost et N. Warembourg (dir.), Liber amicorum. Mélanges réunis en hommage au professeur Jean-Louis Thireau], 2019, p. 351-367 ; et id., « La jurisprudence des arrêts dans les Institutes coutumières d’Antoine Loisel (1536-1617) d’après le manuscrit 3182 de la Bibliothèque Mazarine », in G. Cazals et F. Garnier (dir.), Les décisionnaires et la coutume : contribution à la fabrique de la norme, Presses de l’université Toulouse 1 Capitole, 2017, p. 225-243. (1536-1617) sera non seulement impressionné par l’immense érudition de ces juristes, mais aussi par la précision technique des développements juridiques. Grâce à leur ouverture intellectuelle, ils ont eu une immense influence tant à l’École qu’au Palais, tant chez les juristes qu’au sein de la République des lettres22Sur la République des lettres, voir en particulier M. Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015.. Ils ont profondément renouvelé la pensée juridique, mais aussi contribué à transformer le droit. L’encyclopédisme juridique de la Renaissance plaide donc en faveur de la mise en relation des connaissances disponibles, que décrit bien l’image du cercle des savoirs. Celle-ci s’oppose au compartimentage disciplinaire qui n’a cessé de se renforcer avec la spécialisation croissante de la formation et, pour le cas du droit, l’apparition de nouvelles branches de plus en plus techniques. L’humanisme invite alors à déplacer les cadres parfois figés des facultés de droit en adoptant des méthodes englobantes qui créent du lien entre les savoirs, plutôt qu’en érigeant d’infranchissables frontières qui séparent les disciplines ; en bref, à substituer le rond au carré.
Finalement, aux questionnements des jeunes chercheurs qui sont à l’origine de ce dossier, je répondrais que le plus important est d’affirmer clairement ses choix méthodologiques, de les justifier en fonction de son objet d’étude et que, pour y parvenir, il est primordial de lire non seulement les travaux des juristes, mais aussi les réflexions épistémologiques qui parcourent l’ensemble des sciences humaines et sociales.