Le ciel et la terre
Vincent FORRAY
Professeur des universités à SciencesPo
Résumé
Ce texte traite des effets que certains programmes d’enseignement du droit au Canada sont susceptibles d’exercer sur les activités intellectuelles des juristes. En effet, la nécessité de tenir compte du multi-juridisme canadien a conduit certaines universités (l’Université McGill et l’Université Victoria) à imaginer des modèles d’enseignement intégré : droit civil et common ; common law et traditions autochtones. Une incursion, même brève, au sein de ces programmes offre au juriste français le bénéfice d’une expérience critique : une mise à l’épreuve renouvelée de la raison juridique et des opérations intellectuelles qui conditionnent son déploiement.
Mots-clés
Formation des juristes – enseignement du droit – programme transsystémique Canada – droits autochtones – raison juridique – formalisme
Abstract
This paper deals with the effects that certain program of legal education in Canada may have on the intellectual activities of jurists. The necessity to take into consideration the specific Canadian multi-juralism has lead several universities (McGill, Victoria) to implement programs of integrated teaching : civil law and common law ; common law and indigenous legal traditions. Even a short incursion offers to the French jurist an experience of critique : it is a renewed challenge for the legal reason and it also puts into question the intellectual operations that allows its deployment.
Keywords
American Legal Realism – Legal Education
Introduction
Outre-Atlantique ? Je parlerai ici au titre d’une expérience outre-Atlantique, vécue à l’Université McGill au sein de laquelle j’ai été professeur pendant neuf ans. En fait d’Amérique, mon propos sera assez donc peu états-unien, sauf pour ce qui forme le socle d’une culture juridique commune. Et c’est déjà beaucoup. Au titre de cette culture commune se profilent un certain nombre de références partagées au travers du droit de common law, bien sûr, mais aussi dans le domaine de la pensée juridique, de la théorie et de la philosophie du droit. Il est vrai qu’un élément déterminant de cette culture nord-américaine tient à la question de la formation des juristes. Pour le dire avec d’autres mots, le sujet de l’éducation juridique constitue le canal par lequel sont passées et passent nombre de préoccupations épistémologiques et méthodologiques, aussi bien que strictement pédagogiques. Ainsi, l’opposition formalisme/réalisme, si structurante pour la pensée juridique américaine1V. le très intéressant ouvrage de B. Tamanaha, Beyond the Formalisme / Realism Divide – The Role of Politics in Judging, Princeton University Press, 2009., est liée à la question, que pose tout autant Langdell que Holmes, sur ce qu’il convient d’étudier pour être juriste.
Raison juridique. La formation des juristes est aussi le lieu d’une cause massivement instruite par les théoriciens qui est celle du raisonnement juridique. La cause est ancienne ; aussi vieille que la science du droit elle-même – entendons par là la science romaniste médiévale2Là-dessus, v. F. Zénati-Castaing, Le savoir des lois – Essai sur le droit romaniste, Dalloz, 2021, notamment p. 40 et s. ; dans son petit livre sur le droit romain, Michel Villey indique une certaine symétrie entre le développement de la science romaine du droit et celui de son de son enseignement, Le droit romain, PUF, Quadrige, p. 43-44.. Il n’est que de rappeler ici les vieilles expressions par lesquelles on désignait le droit romain et la common law : ratio scripta et ratio non scripta. Ainsi le droit, dans son état antérieur à la transformation positiviste moderne, peut se concevoir comme l’expression de la raison. Il implique des opérations intellectuelles au moyen desquelles se déterminent les décisions qui peuvent, alors, être qualifiées de « juridiques ». pas étonnant dans ces conditions que la notion de raisonnement juridique ait pu constituer, beaucoup plus tard, un objet d’étude pour la théorie et la philosophie du droit, pour l’épistémologie juridique également.
Thinking Like a Lawyer. Cependant, depuis une vingtaine d’années, en Amérique du Nord, la conjonction des interrogations relatives à la formation des juristes et au raisonnement juridique s’est liée à la question de savoir ce que veut dire « penser en juriste ». L’expression consacrée dans la langue anglaise est « Thinking Like a Lawyer ». On songe ici à l’ouvrage de référence de Frederick Schauer3Thinking Like a Lawyer – A New Introduction to Legal Reasoning, rééd. Harvard University Press, 2012., traduit récemment par Stefan Goldzberg et qui se présente comme une nouvelle introduction au raisonnement juridique4Penser en juriste – Nouvelle introduction au raisonnement juridique, Dalloz, 2018.. Mais ce sont aussi des dizaines d’articles et livres qui sont explicitement consacrés à la question. Par parenthèse, il convient de mentionner le fait que certains ouvrages s’intéressent au raisonnement juridique en-dehors de l’étude du droit. Penser comme un juriste constitue ainsi parfois une façon d’apprendre à penser de manière critique5C. Seale, Thinking Like a Lawyer : A Framework for Teaching Critical Thinking to All Students, Routledge, 2020.. S’agissant des juristes, la question récurrente au sein de cet ensemble de travaux est de savoir s’il existe une forme de raisonnement spécifiquement juridique ou s’il ne s’agit que de modes raisonnement généraux appliqués au droit.
Précision. À ce point, il devient nécessaire de fermer l’une des voies que l’intitulé de cet exposé pourrait inviter à emprunter. Une voie qui nous conduirait à la remorque des analyses sur la spécificité ou non du raisonnement juridique. Or quelle que soit la position à laquelle nous pourrions parvenir, elle laisserait intacte une autre préoccupation, tout aussi intéressante, je crois, et à laquelle conduit également l’intitulé choisi par Frédéric Rouvière. Cette préoccupation concerne l’influence des méthodes et des thèmes de l’enseignement sur le raisonnement. Car la formation des juristes ne consiste pas seulement à leur inculquer des modes de raisonnement préconstitués et façonnés par la tradition : disputatio scholastique, syllogisme beccarien, induction/déduction telle que François Gény nous en parle. Elle contribue à les constituer et, parfois, elle les invente. En d’autres termes, la formation au raisonnement juridique n’est pas seulement une cause de l’enseignement du droit, mais la formation d’une manière de raisonner est parfois une conséquence de l’enseignement. Et précisément, c’est de cela dont j’aimerais parler aujourd’hui : de la façon dont certains programmes d’enseignement juridique outre-Atlantique contribuent à la transformation du raisonnement des juristes.
Éducation juridique et transformation du raisonnement. Rendre compte de cette transformation implique de retenir une conception du raisonnement juridique qui intègre les possibilités de son évolution. Je me confierai donc ici à une définition minimale et suffisamment ample, largement inspirée de la tradition antique, aristotélicienne en tout cas, et dont le Vocabulaire de Lalande recueille l’essentiel : « le raisonnement est l’opération discursive par laquelle on conclut qu’une ou plusieurs propositions (prémisses) impliquent la vérité, la probabilité ou la fausseté d’une autre proposition ». En d’autres termes, il s’agit de lier deux groupes de propositions par un rapport logique. Je me concentrerai donc dans la suite de ce propos à la manière dont les juristes soutiennent ce qu’ils disent à propos du droit selon cette forme de la rationalité. Quant à l’objet de ce raisonnement, je tiendrai pour acquis que, parlant des juristes, nous nous intéressons au discours que produit spontanément l’ensemble de celles et ceux qui travaillent et réfléchissent en droit, à cette « grande famille d’énoncés »6Notion empruntée à Michel Foucault (L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 47-58), et utile pour désigner le droit comme formation discursive au sein de laquelle l’activité doctrinale a toute son importance. qui détermine le sens du droit : l’interprétation, la formalisation, la recherche des solutions juridiques.
Construction du propos. Ce texte traitera donc des effets que certains programmes d’enseignement sont susceptibles d’exercer sur les activités intellectuelles des juristes. Ces programmes d’enseignements répondent à des spécificités historiques : le Canada, colonisé et colonial, est un pays multi-juridique. En son sein, la coexistence du common law, du droit civil et des droits autochtones pose des questions quant aux statuts respectifs de ces ensembles dans le système juridique formel. Elle met aussi à l’épreuve la raison juridique et les opérations intellectuelles qui conditionnent son déploiement. D’où une difficulté immédiatement tangible : qu’est-ce qu’être juriste au Canada et que faut-il apprendre dans une faculté de droit pour le devenir ? Une première réponse consiste à se tenir au cadre des juridictions : apprendre le droit civil (au Québec) ou la common law (en Ontario) par exemple, avec un regard porté sur le droit de l’autre juridiction – sorte de comparatisme interne nécessaire. Une deuxième réponse, plus rare, est donnée par des programmes qui ne se limitent pas au droit d’une juridiction, mais engagent l’étude du droit dans une approche radicalement pluraliste. Ces programmes conduisent, je crois, à étendre, et peut-être même à subvertir le domaine d’une raison juridique formée à l’épistémè du droit moderne.
Nous verrons, dans un premier temps de cet exposé, un exemple de cette extension en nous concentrant sur le programme transsystémique de l’Université McGill. Puis, dans un second temps, nous intéresserons à la possibilité de subversion du raisonnement juridique habituel en évoquant le programme d’étude intégrée de la common law canadienne et des ordres juridiques autochtones.
I. Les facteurs d’extension du raisonnement juridique : la formation transsystémique de l’Université McGill
L’enseignement intégré. Rappelons brièvement que la Faculté de droit de l’Université McGill a inauguré dans les années 1990 un programme dit transsystémique fondé sur l’idée qu’il était possible – et souhaitable – d’enseigner simultanément le droit civil et le common law dès la première année dans quelques cours fondamentaux. Réformé en 2016, le programme désormais sobrement intitulé BCL/JD, permet aux étudiants d’obtenir, en trois ou quatre ans, un Bachelor of Civil Law/Baccalauréat (licence) en droit civil et un diplôme de Juris Doctor, anciennement LLB, c’est-à-dire à licence en droit dans les systèmes de common law. Pour cela, un certain nombre de cours de première et de deuxième année comportent un enseignement intégré du droit civil et du common law : contrats, responsabilité, biens. S’y ajoute notamment un cours multidisciplinaire de droit pénal canadien qui intègre les perspectives du droit civil, des traditions juridiques autochtones et de la criminologie. Dans les années supérieures, les étudiants suivent également des cours de pur droit civil ou de pure common law (j’ai, quant à moi, enseigné pendant sept ans le cours transsystémique intitulé « droit des obligations contractuelles » en première année).
Première analyse. L’économie du programme transsystémique correspond bien au bi-juridisme canadien. Il répond aussi aux préoccupations des professions juridiques au Québec qui, pour certaines d’entre elles, cherchent des collaborateurs et collaboratrices capables d’argumenter en common law. En outre, il colle à une certaine image de la diversité montréalaise et du pluralisme canadien.
Il serait toutefois erroné de réduire l’enseignement transsystémique à un dispositif stratégique. Il résulte aussi d’une série de réflexions élaborées sur une longue période de temps par des chercheurs et professeurs qui n’étaient pas seulement impliqués dans le comparatisme mais aussi dans la théorie, philosophie, sociologie et anthropologie du droit. C’est pourquoi le programme repose sur une multiplicité de fondements théoriques : comparatisme (influence des travaux de H. P. Glenn), réalisme juridique et pluralisme critique (Rod Macdonald), notamment 7Parmi de nombreuses références, on peut citer le numéro spécial de Revue de droit de McGill paru en 2005, « Navigating the Transsystemic/Tracer le transsystémique » (50 : 4 aux p. 701-1006), D. Jutras, « Énoncer l’indicible : le droit entre langues et traditions » (2000) 52 : 4 RIDC p. 781 ; J. Bédard, « Transsystemic Teaching of Law at McGill : “Radical Changes, Old and New Hats” » (2001) 27 Queen’s L. J. p. 237 ; Y.-M. Morissett e, « McGill’s Integrated Civil and Common law Program » (2002) 52 : 1-2 J. Leg. Educ. p. 12 ; N. Kasirer, « Bijuralism in Law’s Empire and in Law’s Cosmos » (2002) 52 : 1-2 J. Leg. Educ. p. 29 ; A. de Mestral, « Guest Editorial : Bisystemic Law Teaching : The McGill Programme and the Concept of Law in the EU » (2003) 40 C. M. L. Rev. p. 799 ; N. Kasirer, « Legal Education as Métissage » (2003) 78 : 1-2 Tul. L. Rev. p. 481 ; R. Jukier, « Transnationalizing the Legal Curriculum : How to Teach What We Live » (2006) 56 : 2 J. Leg. Educ. p. 172 ; P. L. Strauss, « Transsystemia : Are We Approaching a New Legal Langdellian Moment ? Is McGill Leading the Way ? » (2006) 24 : 4 Penn St. Intl L. Rev. p. 763 ; H. W. Arthurs, « Law and Learning in an Era of Globalization » (2009) 10:7 German L. J. p. 629 [Arthurs] ; H. Dedek et A. de Mestral, « Born to be Wild : The “Trans-systemic” Programme at McGill and the De-Nationalization of Legal Education » (2009) 10:7 German L. J. p. 889 ; V. Forray, « Enseigner le droit complexe, redéfinir le droit en compétence, à propos d’une analyse américaine du programme transsystémique de l’Université McGill » (2010) Jurisprudence – Revue critique p. 267 ; P. Ancel, « Dénationaliser l’enseignement du droit civil ? Réflexions autour d’une expérience québécoise » (2011) 4 R.T.D. civ. p. 701 ; S. van Praagh, « Palsgraf as “Transsystemic” Tort Law » (2011) 6:2 J. Comp. L. 243..
Effet de déstabilisation. Il est maintenant possible d’indiquer les caractéristiques de l’enseignement transsystémique qui imposent une transformation du raisonnement. La première de ces caractéristiques tient à la déstabilisation de la logique suivie d’habitude par l’enseignement juridique. En effet, l’enseignement simultané du common law et du droit civil à des personnes supposées n’avoir aucune connaissance de la science juridique, semble impliquer d’apprendre à contre-courant. Car l’instruction ne suit pas le chemin par lequel semble devoir passer toute pédagogie élémentaire et qui part du plus simple pour aller vers la complexité. Au contraire, la complexité forme le point de départ de la connaissance transsystémique du droit, tout simplement en raison de la présence de matériaux appartenant à des traditions différenciées avant que d’être définies ou connues. À ce propos, Rosalie Jukier indique :
« The complexity of teaching plans is also readily apparent when one realizes that classes at McGill move back and forth among primary and secondary materials from a variety of jurisdictions and from a variety of perspectives. Students are regularly exposed to legislative, jurisprudential and doctrinal materials from, as one would expect, Quebec, Canada, and England but increasingly from France, the United-States, Australia, Germany, and many unifying European codification projects »8Op. cit. p. 178..
L’enseignement suit donc un cours inverse de celui auquel nous sommes accoutumés dans les facultés. La source de la connaissance n’est pas un système ou une tradition spécifiée, représentant un ensemble préconçu, un objet de droit positif à partir duquel on apprend (même si l’on reconnaît volontiers que cet ensemble est lui-même complexe ou contradictoire). Au contraire, la confrontation immédiate avec plusieurs systèmes juridiques, dont chacun n’est pas construit au miroir de l’autre mais relève de sa propre tradition, bouscule l’ordre de l’apprentissage. Il est en effet impossible de se repérer en se rapportant à un ensemble qui constituerait la référence de ce qui fait l’objet du savoir. On peut hésiter en permanence quant à savoir quelle est la référence réelle du discours des professeurs.
Effet de transgression. L’enseignement transsystémique transgresse aussi une certaine forme de rationalité, d’autant plus puissante qu’elle relève du non-dit. On ne commence pas par exposer les premiers principes, les règles élémentaires ou par décrire une structure. Il faut d’abord fixer une manière de travailler liée à la spécificité du programme. Il faut donc parler du programme et des modalités de sa réalisation (« pour étudier ensemble le droit civil et la common law, nous ferons ceci ou cela… »). Ce qui revient à évoquer une méthode. Comment faire autrement ? Comment choisir un objet (juridique) d’étude déjà transsystémique ? Il n’y en a pas. En outre, les expériences du droit vécu auxquelles on peut faire appel pour ancrer l’apprentissage dans des situations concrètes prennent toujours place dans un système ou une tradition déterminée. Pour le dire autrement, les expériences du droit se racontent dans les termes d’un langage déjà travaillé par la tradition juridique. Refusant le privilège d’une tradition, l’enseignement transsystémique doit faire alors une certaine économie de l’apprentissage par l’intuition au profit de l’apprentissage par la réflexion. La salle de classe est d’abord le lieu d’une pensée retournée sur elle-même – réflexive. Ainsi, il est fréquent que les étudiants se trouvent aux prises avec des thèmes ou des documents n’entretenant qu’un rapport incertain entre eux, en sorte qu’il peut être difficile de comprendre, par exemple, ce qui constitue le thème principal d’une séance. La première démarche consiste donc à surmonter le malaise que l’on ressent à ne pas pouvoir nommer ce dont on parle. C’est un travail sur soi qu’il faut accomplir : penser son propre rapport à la culture, aux idées et aux textes afin de ne pas craindre l’inquiétude que suscite l’impossibilité de pouvoir se rapporter à un point fixe de son savoir. Insistons un instant sur ce point : on ne peut pas faire l’expérience d’un droit transsystémique – ce serait d’ailleurs dévoyer le programme que de faire comme si cela était le cas9Nous renvoyons ici à ce que nous avons indiqué à propos de Transsystemia comme lieu utopique.. Seule la connaissance du droit peut, à proprement parler, être transsystémique. Ce qui veut dire que la forme même de la connaissance est perturbante. Il y a là un effet profondément subversif du programme ; la reconnaissance implicite de ce que le droit qu’on apprend est plus que ce qu’en révèlent les expériences, même intellectuelles, de sa positivité10Voyez ce qu’écrit S. van Praagh, « Preface : Navigating the Transsystemic : A Course Syllabus » (2005) 50 : 4 R. D. McGill p. 701 à la p. 704, à propos de la nécessité de faire émerger de la multiplicité des matériaux des perspectives pour « describing, understanding, and engaging in law and legality in ways that explode boundaries of jurisdiction, authority, and discipline ».. Ce qui est aussi une manière d’affirmer que la vocation d’une faculté de droit est irréductible à celle d’une école professionnelle : il ne s’agit pas seulement de former des professionnels, mais des aussi des savants, et des citoyens instruits des limites de leur culture.
Utiliser la contradiction. Notons encore que le programme transsystémique implique d’accepter que la contradiction soit une source de connaissance. Ce qui, là encore, contrevient à certaines idées sur l’acquisition du savoir ; en particulier l’idée que l’enseignement a pour tâche de mettre les étudiants en possession de représentations cohérentes. Or bien souvent, l’étude simultanée de deux systèmes juridiques montre des singularités qui ne se laissent pas réduire. Connaître le droit revient pour partie à accepter cette irréductibilité ; à comprendre pourquoi ceci (en droit civil) n’est jamais tout à fait semblable à cela (en common law), quoiqu’on puisse l’en rapprocher. Il faut donc supporter une certaine dose de contradiction ; comprendre la nécessité de cette contradiction ; accepter enfin le défaut de correspondance des règles, des questions et des discours.
Témoignage. Cette exposition des effets de déstabilisation de l’enseignement transsystémique trouve une intéressante illustration dans les propos de quelqu’un ayant décidé de faire partager son expérience d’étudiante, puis d’assistante, dans un cours de première année à la Faculté de droit de McGill. Voici ce qu’elle écrit :
« [J]’entrais à la Faculté de droit de McGill. Armée de mes 19 ans et d’une confiance redoutable, j’avais la certitude entière que j’en ressortirais avec une maîtrise complète de ce qu’est le droit. Rapidement, je me suis heurtée à une réalité qui était bien différente de celle que j’avais envisagée jusqu’alors : mes études de droit ne m’apprendront pas ce qu’est le droit, ou encore moins ce qu’est la loi. On ne m’apprendra pas quelque chose que je pourrai ensuite me contenter de recracher sur une feuille de papier.
Ma difficulté première : savoir où donner de la tête devant autant de matériel à ingérer et de points de vue. Provenant directement du cégep [sorte de préparation aux études supérieures], j’avais évolué dans un monde où les taches à effectuer sont claires, prédéfinies et qui, avec un peu de travail, peuvent être complétées. Arrivée à la Faculté, je découvrais un monde infini de possibilités. Une littérature étendue, diversifiée, parfois contradictoire. Une tâche qui, pour une étudiante qui expérimente son premier contact avec le monde juridique, est effrayante de par son caractère illimité et incohérent […]
La structure du cours [obligations contractuelles] était bien étrangère à ce que j’avais expérimenté avant. Chaque séance, plutôt que de me prendre par la main et de m’amener vers une certitude claire de ce que sont les obligations contractuelles, embrouillait plutôt tout ce que je sentais avoir acquis lors de mes lectures. Il me semblait que la construction de l’apprentissage se faisait tout en même temps que de se défaire. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à prendre mon aise dans un apprentissage qui puisse se faire autant dans l’abstrait […]
Lors de cette première année, donc, j’ai vécu ce qui s’apparente à une grande déstabilisation.
Un an plus tard, en rédigeant un travail dans ma classe d’obligations civiles avancées […] me sont apparues ce que je croyais être des lacunes dans l’apprentissage comme des avantages. J’ai compris que l’ambiguïté du droit que j’avais jusqu’alors ressentie comme une incompréhension était au fond la base-même de toute compréhension du droit. Car ces notions que je n’arrivais pas à définir clairement permettaient d’en réfléchir d’autres et d’arriver non pas à une maîtrise entière de celles-ci, mais à leur vision nuancée […] Ma vision du droit et de la fonction-même de son enseignement avait sans contredit évolué, sinon drastiquement changé. Ces sentiments qui m’avaient déstabilisée au départ étaient désormais plus faciles à cerner et à exprimer. J’avais toujours ce sentiment d’impuissance et d’incompréhension face au droit, mais que j’épousais davantage plutôt que je ne fuyais […] J’en étais venue, d’une certaine façon, à cerner l’importance d’un enseignement qui va au-delà de la systématique juridique »11R. Massicotte, Éducation juridique transsystémique : rétrospective d’une assistante-professeure dans le cadre d’un cours d’obligations contractuelles en première année, essai semestriel, Faculté de droit, Université McGill, 2015, [non publié], je souligne..
Nous disposons ainsi d’une vision plus nette de l’effet de déstabilisation que produit l’éducation transsystémique : l’atteinte à l’ordre établi de la connaissance, la mise en cause d’habitudes intellectuelles acquises à la monoculture juridique. Il est maintenant possible d’évoquer une deuxième grande caractéristique de l’enseignement transsystémique que j’appellerai la construction d’une identité juridique plurielle.
Discussion. L’expérience transsystémique conduit à discuter les régime épistémique et ontologique qui président à la formation de l’identité juridique, c’est-à-dire la stabilité des éléments qui permet de définir le droit dont on parle (droit civil ou common law). L’enseignement place les protagonistes dans une situation dont on ne saurait rendre compte en la rapportant aux catégories identitaires. La connaissance acquise par l’enseignement transsystémique est irréductible à celle du droit civil et à celle de la common law.
Autour de l’identité juridique. Le recours à la notion d’identité juridique, permet de mesurer l’effet critique du programme sur la constitution d’une culture juridique dominée par la connaissance des systèmes/traditions. Il en est ainsi parce que cette notion fait apparaître, précisément, la vocation identitaire des uns et des autres. Qu’il s’agisse de système ou de tradition — et quels que soient, par ailleurs, les mérites de la discussion quant à la pertinence de ces deux concepts12Sur l’essor et le déclin du « système juridique », voir Glenn, supra note 13 aux p. 865-867. — l’un et l’autre forment des identités juridiques. C’est-à-dire qu’ils constituent des ensembles d’éléments stabilisants qui permettent d’identifier le droit que l’on enseigne ou que l’on applique ; en un mot, le droit dont on parle.
Effectivement, lorsque nous parlons de common law ou de droit civil, nous nous référons implicitement à des éléments constitutifs stables qui qualifient le système ou la tradition en question et fixent donc une identité juridique. La consistance de ces éléments peut varier au gré de la diversité des théories juridiques, mais le principe de leur présence est établi au moment où le droit civil québécois et la common law au Canada sont évoqués. Le seul fait d’en parler exige que les termes désignent une réalité juridique identifiable et différente d’une autre. Plus que cela, la common law ou le droit civil sont décomposés dans la salle de classe en textes et en interprétations, en règles et en principes, en institutions et en structures ; et en histoires qui rendent possible leur enseignement. Disons, pour prendre un exemple, que le droit civil se caractérise par un certain type de rapports entre la législation, la jurisprudence et la doctrine (la question des sources du droit) ; par la relation entre droit objectif et droit subjectif ; par le moment de la codification civile.
Par suite, l’attitude qui semble la plus naturelle pour enseigner le droit consiste d’abord à puiser les composantes du savoir dans un système ou une tradition, quitte à les mettre ensuite en rapport avec les éléments d’un autre système — c’est le propos d’une discipline comme le droit comparé. L’important est que la connaissance du droit se trouve alors d’entrée de jeu subordonnée à une identité juridique stable. Dans une telle configuration, la confrontation avec d’autres identités ou la question du dépassement des identités relève d’une étape subséquente de l’enseignement, ce qui renforce, à chaque cycle d’étude, le sentiment de la stabilité du système ou de la tradition initialement conçue comme le siège du droit enseigné. Par conséquent, l’apprentissage du droit conduit à épouser l’identité du système ou de la tradition qui constitue le fondement de la connaissance acquise. Pour le dire plus simplement, on ne sait pas le droit si on ne sait pas le droit identifié comme droit civil ou common law ; un droit qui porte certaines marques d’identité.
L’effet transsystémique. L’implantation du programme transsystémique sous-entend l’inverse : le droit peut s’apprendre sans qu’il faille l’identifier au droit d’une tradition ou d’un système. En effet, le droit appris par l’exposition à plusieurs traditions ensemble ne prend pas sa source dans une tradition. Ainsi, le droit appris existe, au sens de l’existence intelligible relevée plus haut, en-dehors de toute assignation à un système ou à un autre. Il constitue un savoir qui ne se laisse pas limiter par les formes des systèmes et des traditions mais connaît d’autres formes. L’enseignement simultané de la common law et du droit civil procure l’expérience d’un droit qui ne doit pas son intelligibilité au fait de leur être rapporté. Les traditions ou systèmes deviennent de simples manières d’être du droit ; un droit dont l’existence peut emprunter d’autres modalités. L’identité juridique n’est plus surdéterminée par la positivité du droit : elle devient en quelque sorte flottante et se rend disponible indéfiniment.
En refusant la domination de tel système juridique sur tel autre, en assumant que le droit civil et la common law forment ensemble un objet d’étude, l’enseignement transsystémique refuse de réduire au droit positif l’objet de la science du droit. Car deux traditions ne sauraient constituer ensemble un droit positif — le concept de validité s’y oppose. Elles ne sauraient pas non plus indiquer un droit positif au-delà des systèmes locaux — un super droit positif. Pour autant, l’enseignement transsystémique ne saurait être considéré comme l’incarnation d’une critique radicale du positivisme. Tel n’est pas le propos. Il s’agit plutôt de réassigner la place du droit positif dans l’ordre du savoir. Faire l’expérience du droit en vigueur reste indispensable, mais la « science des normes » doit être articulée avec la mise à distance permanente des solutions que commande l’exposition aux deux traditions. L’ébranlement de l’identité juridique est considérable, mais momentané. L’enseignement conjoint du droit civil et du common law maintient en définitive le cadre épistémologique du droit moderne. Il en va différemment de l’enseignement des droits autochtones. Sa possibilité même implique une fissure de ce cadre ; c’est la conscience juridique formée à la tradition occidentale qui se déchire.
II. Les facteurs de subversion du raisonnement juridique : l’enseignement intégré du common law et des ordres juridiques autochtones
Contexte. L’Université de Victoria a créé récemment un double diplôme de premier cycle universitaire en common law et droits autochtones. Il s’agit du premier programme de ce genre au monde. Les étudiants obtiennent un JD et un JID. Cette formation répond à une nécessité pratique, historique et politique que j’évoquerai rapidement afin de fournir quelques éléments du contexte dans lequel s’inscrit un tel programme. Je me concentrerai ensuite sur le défi épistémologique que constitue l’enseignement des droits autochtones et sur les méthodes proposées pour y satisfaire.
Une nécessité pratique. Le statut juridique des droits autochtones au sein du système juridique formel demeure incertain, mais tend à se consolider depuis une trentaine d’années. La loi constitutionnelle de 1982 impose la reconnaissance et la confirmation des droits existants des peuples autochtones. La Cour suprême du Canada a, de son côté, conclu à l’existence des droits autochtones selon la common law. Ce qui veut dire que leur respect peut être imposé lorsqu’un litige les met en jeu.
Toutefois, au-delà de ces considérations formelles, il faut se souvenir que les droits autochtones constituent des modes de régulation des communautés ; ils donnent lieu à des déclarations, règlements, statuts et règles pour les membres de ces dernières, et permettent de résoudre conflits et disputent au sein des communautés et entre les communautés. Ajoutons que les droits autochtones entrent régulièrement en collision avec le droit civil ou la common law, par exemple dans le cadre des concessions accordées par l’État canadien aux compagnies minières pour l’exploitation de telle ou telle ressource. Les entreprises sont amenées à contracter avec les bandes afin de gérer les rapports des uns et des autres sur les lieux de l’exploitation. Ainsi, les communautés autochtones ont besoin de juristes en leur sein, et la société canadienne a besoin de juristes capables de dialoguer avec les traditions juridiques autochtones.
Nécessité historique et politique. Le Canada se trouve, particulièrement depuis 2015, dans un moment postcolonial intense, marqué par la Commission Vérité et réconciliation qui a rendu un rapport invitant notamment le gouvernement fédéral à reconnaître et implanter le système de justice autochtone, à créer les institutions permettant le développement, l’usage et la compréhension des droits autochtones13Disponible à l’adresse suivante : https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1450124405592/152910 6060525#chp2.. Les associations de juristes se sont pressées de fournir des formations en droit autochtone à leurs membres et les facultés droits sont encouragées à inclure dans leur cursus des cours obligatoires de droit autochtone.
Enjeux. Le programme de l’Université Victoria, tout à fait adapté à un tel contexte peut sembler trop local au lecteur. Les juristes français, s’ils peuvent être intéressés à la considération du droit autochtone, instruits du pluralisme juridique ou engagés dans les approches post-coloniales, ne sont pas tenus aux nécessités d’un enseignement, présent ou futur, d’un quelconque droit autochtone. Le contenu du programme n’est donc que d’une faible importance ici. En revanche, son objet et ses méthodes posent de redoutables questions épistémologiques et, pour cette raison sont susceptibles de contribuer à transformer, à hybrider la formation au raisonnement juridique. C’est en cela que l’enseignement du droit autochtone peut, je crois, nous intéresser aujourd’hui.
Un possible malentendu ; suspendre l’« attitude naturelle ». Afin de bien saisir ces difficultés épistémologiques, il faut tout d’abord prévenir le risque d’une représentation des droits autochtones au travers des catégories de la connaissance du droit moderne – normes et jugements, droit positif et droit naturel, droit public et droit privé, les personnes et les biens… Comme le relèvent deux spécialistes de ces questions à dans le cadre d’une étude sur l’adoption et la garde coutumière innues :
« une telle conception [“le droit est constitué d’un ensemble de règles déterminées à l’avance par des autorités auxquelles on reconnaît le pouvoir de les édicter”] est totalement inutile dans la société innue traditionnelle, où il n’existait pas d’autorités spécialisées chargées d’édicter le droit ou de rendre des jugements. Cela ne signifie pas que la société innue est anarchique ou qu’elle est dépourvue de normes. Plutôt, la normativité innue n’emprunte pas les formes du droit occidental, au point où il n’existe pas de terme de la langue innue pour traduire le mot “droit”. Comme c’est le cas pour d’autres peuples autochtones, la normativité innue n’est pas nécessairement composée de règles, d’interdictions, de pouvoirs ou d’obligations, mais elle met l’accent sur les valeurs et leur transmission, ainsi que sur les processus de résolution des conflits »
Il faut donc se méfier d’une captation des droits autochtones par le biais des catégories positivistes. Notre tradition intellectuelle n’est pourtant pas sans ressources lorsqu’il s’agit de mettre en cause nos représentations. Il est ainsi possible d’appréhender les droits autochtones par le détour d’un geste phénoménologique. Il s’agit de suspendre l’attitude naturelle qui détermine notre connaissance du droit – c’est pratiquement à une épochè husserlienne qu’il convient de se livrer.
Un objet ; des lectures. Pour y parvenir, nous pouvons tenter d’éprouver le choc de l’altérité au travers de ce qui nous tiendra lieu d’objet c’est-à-dire « sur quoi nous parlons », selon l’expression de Paul Ricoeur. Cet objet, ce sont les récits, les histoires, qui sont les modes d’existence des droits autochtones, et quel que soient, par ailleurs, les formes que ces droits peuvent emprunter.
Ce qui ne veut pas dire que nous ne puissions cheminer à partir de choses connues Ainsi, John Borrows, l’un des grands auteurs canadiens travaillant la question des droits autochtones invite au dialogue des traditions. Dans le seul de ses ouvrages qui soit à ma connaissance traduit en français, il recourt à des catégories que connaît la science juridique occidentale : le droit sacré, le droit naturel, le droit délibératif, le droit positif et le droit coutumier14J. Borrows, La Constitution autochtone du Canada, trad. par Dominique Leydet, Geneviève Nootens et Geneviève Motard, Presses de l’Université du Québec, 2020.. Mais il faut préciser qu’un tel classement, strictement didactique, n’emporte aucune hiérarchie entre ces sources. À ce titre, le droit positif, par exemple certaines règles que vont adopter telle ou telle bande constitue une part réduite des droits autochtones et Borrows se montre très prudent quant à l’emploi de cette expression de droit positif. Et surtout, l’ensemble de ses sources ramène toujours le lecteur aux formes narratives qui semblent à la base de tout et qui, seules, peuvent nous permettre d’éprouver, dans une mesure limitée par le contexte, le choc évoqué plus haut.
Je voudrai proposer de tenter ici l’expérience au travers de lectures qui peuvent jouer ce rôle de déstabilisation. C’est la raison pour laquelle, j’en offrirais de larges extraits, espérant ne pas décourager le lecteur.
Premier texte : nature et manière (juridique) de vivre. Commençons par un texte qui montre la manière dont l’observation d’un fait précis dans la nature produit un système de comportement qui apparaît à l’auteur comme un genre de droit :
« En été ma mère surveille le retour des papillons monarques et remarque comme ils semblent être plus rares quand les asclépiades sont moins nombreuses. Évidemment, elle comprend que leur déclin est peut-être attribuable à d’autres facteurs ; elle respecte beaucoup les explications scientifiques et comprend la complexité profonde des forces de la nature. Cependant, si aucune autre explication ne se présente et qu’il y a moins d’asclépiades, elle nous exhortera inévitablement à protéger et accroître le nombre d’asclépiades autour de notre maison. Si nous ne le faisons pas, elle dit que nous verrons moins de papillons monarques. Nous aurons aussi probablement moins l’occasion de profiter de la beauté et de la variété d’autres plantes que l’existence de ces papillons aidera à faire fleurir. Pour elle, reconnaître et protéger la relation entre les papillons et les asclépiades est un principe du droit naturel. Elle est la juriste en chef de notre famille sur les questions parce qu’elle nous aide à comprendre les obligations particulières que nous avons dans les territoires qui entourent notre maison sur la réserve. Elle parle de beaucoup d’autres plantes, à part les asclépiades, et nous raconte des histoires sur ce qu’elles nous enseignent. Ensuite, elle nous fait habituellement franchir un pas supplémentaire et remarque que si nous avons moins de plantes cela signifie d’ordinaire que nous aurons moins d’abeilles et d’autres insectes dans la région. Leur absence pourrait nuire à la présence des fruits et des baies à l’automne et donc avoir un effet négatif sur la variété de notre alimentation pendant cette saison. Ma mère dit aussi que s’il y a moins d’insectes il risque d’y avoir moins d’oiseaux, et donc, qu’il y aura moins d’harmonie et de chant dans les arbres qui nous entourent. Elle croit que leur diminution nuit à l’attitude émotionnelle dans notre famille. Elle dit que nous avons besoin d’entendre les oiseaux pour en savoir plus sur nous-mêmes et notre environnement. Quand elle a été gravement malade et presque incapable de quitter sa maison, le chant des oiseaux a été une source de guérison pour elle. Il n’est donc pas surprenant qu’elle croie que le chant des oiseaux est vital pour le bien-être de sa famille, et donc elle s’assure que nous ne faisions rien qui affaiblira les soi-disant mauvaises herbes dans les champs et le long des routes qui entourent notre maison sur la réserve. Elle a toujours déploré l’emploi de pesticides et la création de monocultures sur nos territoires parce qu’elle sent qu’ils ont une influence négative sur les plantes, les insectes, les oiseaux et les humains, pour eux-mêmes et dans leurs relations les uns avec les autres. Cette forme de droit de la famille basé sur l’environnement peut être une source importante de réglementation juridique »15J. Borrows, La Constitution autochtone du Canada, op. cit., p. 50 (je souligne), extrait du chapitre sur le « droit naturel »..
Deuxième texte : des conversations normatives. Dans les lignes qui suivent, nous trouvons un élément central dans le processus d’apparition du droit, à savoir les cercles de discussion :
« les peuples autochtones utilisent souvent les cercles pour susciter la participation au développement de normes juridiques. Les cercles sont considérés comme sacrés et représentent le rassemblement de gens dans un climat d’égalité, puisque personne n’est élevé au-dessus des autres. Dans une discussion en cercle, chacun est autorisé à parler, mais une seule personne à la fois. Chacun doit écouter et attendre son tour pour répondre aux autres, d’une manière ordonnée, de droite à gauche. Les cercles ont pour but de rappeler aux gens notre mère la Terre et leur voyage dans la vie : de la terre, au nourrisson, à l’enfant, à travers l’âge adulte jusqu’à la vieillesse, et de retour à la terre. En tant que tels, les cercles intègrent des modèles environnementaux sur le plan humain de plusieurs façons » 16J. Borrows, La Constitution autochtone du Canada, op. cit., p. 61, extrait du chapitre sur le « droit délibératif »..
Troisième texte : le temps long du récit. Le texte suivant montre l’importance de la narration comme source de droit. On voit plus précisément ici qu’elle fait ressortir du récit les raisons juridiques d’agir. La tradition contient ainsi des règles, en un sens que nous qualifierions plutôt de coutumes ou même de modes de régulations des activités socio-économiques. Ici, il s’agit de régir les pratiques en matière de pêche, et de préparer un accord avec le gouvernement provincial. Ce qui frappe également est la nécessité d’aligner le droit sur le temps du récit. La relation prend du temps ; elle montre la profondeur à laquelle plonge la solution juridique dans la tradition.
« Je peux me souvenir du moment où j’ai réalisé plus pleinement que les récits environnementaux que j’avais eu l’habitude d’entendre presque toute ma vie étaient l’une des sources du droit à la maison. J’allais tout juste commencer à enseigner à la Osgoode Hall Law School quand j’ai été invité à une discussion sur le droit constitutionnel et environnemental anishinabe après notre pow-wow annuel de fin d’été sur la réserve. […]
Une vingtaine de personnes étaient dans l’assistance, incluant des Aînés, des gens du conseil de bande, des enseignants, des pêcheurs et des jeunes de retour à la maison pendant les vacances d’été à l’université. Nous avions récemment remporté une cause importante qui reconnaissait notre droit issu de traité de pêcher à des fins commerciales autour de la péninsule Bruce dans la baie Georgienne. Il s’agissait d’une victoire importante pour notre peuple, mais des pêcheurs non autochtones craignaient que nous puissions vider les stocks et passer outre les lois provinciales de conservation. Nous avons même fait l’objet d’une réaction violente d’un petit nombre d’entre eux dans les villes et communautés environnantes, lorsque nos bateaux ont été brûlés et nos pêcheurs menacés publiquement. Tous ceux qui étaient rassemblés voulaient trouver des manières de régir l’usage que notre propre peuple ferait de la ressource et assurer le public plus large que nous ne ferions pas de surpêche puisque nous avions des lois qui punissaient ce type d’abus. Au début de la réunion, l’Aîné Basil Johnston prit la parole. Pendant presque tout l’avant-midi, il parla de la création du monde sur notre territoire. Il expliqua comment le soleil, la lune et la terre commencèrent d’exister. Il raconta comment les plantes, les animaux et les humains vivaient pacifiquement ensemble sur la terre. Chaque être venu au monde avait une histoire rattachée à sa genèse, et ces histoires enseignaient la façon dont chacun devait être respecté et la meilleure manière d’établir des relations
avec chacun. En l’écoutant, j’ai compris qu’il parlait des sources naturelles de nos lois et de la manière dont elles pouvaient nous enseigner ce qui était exigé de nous pour régir notre conduite. Après un certain temps, il en vint au fait : le droit de pêcher. Il expliqua que le corégone avait été un élément central de notre société depuis des générations. Il parlait de ces poissons en les désignant par leur nom anishinabe, adigmeg, qui une fois traduit signifie « caribou de la mer ». Il nous a ensuite raconté une histoire à leur propos. Il dit que les poissons vagabonderaient où ils voudraient et ne vivraient pas dans les eaux contiguës s’ils étaient offensés par notre surutilisation ou si nous profanions leurs foyers sous-marins. À ce moment, un pêcheur s’est joint à la conversation […]
Une Aînée, Winona Ariaga, parla de son souvenir de ses grands-parents qui ne pêchaient que lors de saisons choisies et à des moments limités. [….] Ses observations partaient de la longue expérience des interactions de notre communauté avec le monde naturel, dont elle avait tiré des principes pour orienter notre discussion. Ses enseignements étaient aussi entremêlés avec ses observations personnelles du lac, du territoire, du poisson et des gens. Après que tous ces points de vue aient été exprimés, il fut suggéré que le conseil de bande approche le gouvernement provincial pour déterminer s’il serait prêt à conclure un accord qui respecterait nos lois tout en assurant aux autorités provinciales que nous ne ferions pas de surpêche dans le lac. Plusieurs Aînés et pêcheurs présentèrent leurs idées quant à ce qui protégerait le mieux le poisson tout en assurant une existence prospère aux membres de la communauté. La bande insista aussi pour engager son propre ichtyologiste, formé professionnellement, pour s’assurer que les plus récentes découvertes scientifiques seraient intégrées à ses lois. En 1999, un accord fut conclu qui accordait une certaine place à nos lois dans la réglementation des pêcheries sur nos territoires traditionnels. Bien que je ne sois pas tout à fait certain que notre réunion d’août ait eu un effet sur ces développements subséquents, j’ai le sentiment que les questions plus larges que nous avions abordées avaient renforcé la détermination à agir en accord avec les lois telles que nous les interprétions à partir du monde qui nous entoure. Les traditions juridiques que nous avions revues ont certainement contribué à régir le comportement des pêcheurs que je connaissais » 17.
Quatrième texte : la preuve par les récits. Ce quatrième texte éclaire les rapports que doivent parfois nouer le droit formel et les droits autochtones. John Borrows évoque l’affaire Delgamuukw c. Colombie-Britannique qui a donné lieu à un jugement de la Cour suprême du Canada en 1997. Il s’agissait de la revendication d’un territoire de 58000 km2 faite par les chefs héréditaires Wet’suwet’en ou Gitksan pour leurs « maisons ». Devant la Cour suprême, la demande visait plus précisément à obtenir ce qu’on appelle un « titre aborigène », qui tient du droit de jouissance et de l’usufruit. Dans ce cadre, les juges ont été amenés à apprécier la valeur probante d’un adaawk, récit oral qui porte sur les origines d’un groupe et sur l’histoire de ses interactions avec les autres groupes ainsi que le territoire. Contre le juge de première instance, le juge en chef Lamer a affirmé la nécessité de reconnaître une valeur particulière à ce type de récit dans le cadre de la preuve à apporter pour l’obtention du titre. Quoique la décision ne se fonde pas finalement sur l’adawk, le principe est acquis. Il est donc particulièrement intéressant de jeter un œil sur le récit en question. John Borrows en rapporte une partie de la transcription afin, également, d’illustrer sa pertinence dans la détermination de certaines règles de droit
« L’Aînée Mary Johnson a relaté un adaawk sur un ancien ours grizzly, un glissement de terrain et la transgression du droit naturel. Son compte rendu contient des principes quant à la manière correcte d’entrer en relation avec le poisson et une interprétation de ce qui peut arriver aux gens s’ils ne respectent pas ces êtres. Son témoignage a été enregistré par la Cour comme suit :
Quand la pêche était finie, et la chasse aux – aux chèvres de montagne et aux marmottes et la montagne et la cueillette des baies étaient terminées, alors ils n’avaient plus rien à faire, donc les jeunes filles s’en allaient et montaient le camp au lac, au pied du Stekyooden, et elles attrapaient des perdrix… [A]près avoir attrapé beaucoup de truites, elles séparaient la colonne vertébrale de la peau, et les queues étaient encore sur la colonne vertébrale. Et alors qu’elles restaient là, elles apprenaient les danses du peuple et toutes les chansons, et la manière dont elles étaient – elles bougeaient quand elles dansaient. Alors une fois, une jeune femme coupa l’une de ces colonnes vertébrales et la mit sur sa tête comme décoration pendant qu’elle dansait. Et elle se trouvait à côté du – à côté du lac, et elle s’est regardée au bord du lac, et elle a vu que la colonne était vraiment, vraiment belle, et pourquoi elle dansait gracieusement. Alors elle courut et dit aux autres ce qu’elle avait trouvé, et le leur montra. Alors elles prirent toutes des colonnes vertébrales et en décorèrent leurs têtes et certains venaient et les regardaient et ne les arrêtaient pas, et souriaient devant ce qui se passait. Et après ils rentrèrent tous à la maison quand c’était le temps de rentrer à la maison, les gens de T’am Lax Amit entendirent un bruit terrible, et ils […] quittèrent le lac et les gens regardaient là d’où venait le bruit, et ils ont vu de grands arbres lancés au-dessus de la cime des autres grands arbres, et ils restaient là en se demandant ce qui arrivait jusqu’à ce que – il y a un petit ruisseau qui part du lac et se jette dans la rivière Skeena, et ça – cette chose suivait le petit ruisseau, en piétinant les arbres. Et finalement ils voient cet énorme ours grizzly qu’ils n’avaient jamais vu avant. Et les chefs envoyèrent des messagers au village pour – chercher les guerriers, pour que les guerriers se préparent, ce qu’ils firent. Et pas longtemps après que le messager soit parti, tous les guerriers arrivèrent avec leurs lances et leurs flèches et leurs arcs et leurs flèches, et des maillets faits de pierre, toutes ces armes que les jeunes gens forts utilisent, ils viennent tous brave-ment à la rencontre de cet énorme ours grizzly. Et il entre dans l’eau et nage à travers [le lac] et – ils allèrent en face, ils allèrent tous en face de lui, mais lui il est – c’est un ours grizzly surnaturel, ils l’appellent Mediik, et toutes les fois qu’ils lui tirent une flèche, la flèche vole très haut et retombe encore et frappe les guerriers, et ils étaient blessés. Et cet ours grizzly les piétina jusqu’à ce qu’ils soient écrasés sur le sol, et va au village et tue beaucoup de gens. Et après qu’il – qu’il soit venu – il est reparti et entre dans l’eau encore, et il suivit le ruisseau d’où il était venu. Alors les braves guerriers allèrent – pour voir d’où il venait, et il entre dans le lac, il a disparu dans le lac. C’est pourquoi les sages Aînés ont dit aux jeunes de ne pas jouer avec le poisson ou la viande ou quoi que ce soit, parce que le – parce que le Dieu Soleil leur avait donné de la nourriture pour manger et ceux qui – ils devraient seulement prendre ce dont ils ont besoin pour manger et ne pas jouer avec, c’est pourquoi cette tragédie leur est arrivée.
Q. Est-ce que quelqu’un a remonté la piste que ce grizzly avait suivie pour descendre la montagne, après ?
A. Oui. Ils y ont été – ils ont été pour suivre le sentier et c’est là qu’ils ont vu qu’il avait disparu, sa piste disparaissait dans le lac. Alors ils ont cru que c’était une vengeance pour ces truites, parce qu’ils avaient joué avec leurs arêtes.
Q. Et ce lac – savez-vous comment les non-Autochtones appellent ce lac, aujourd’hui ?
A. Ils l’appellent le lac Seeley ».
La mention du lac Seeley à la fin de l’extrait est significative. Elle montre la manière dont l’adawk permet, le cas échéant, de contribuer à la preuve du rapport entre un groupe et un territoire. Elle montre aussi comment le droit formel et le droit autochtone peuvent s’entrelacer au sein d’une même cause.
Précision. Ces lectures ne fournissent qu’une expérience limitée, tout juste préliminaire, de l’exposition aux traditions autochtones. Elles permettent, toutefois, de prendre conscience de l’excursion épistémologique que produit nécessairement l’enseignement de celles-ci pour un esprit formé au droit de common law ou au droit civil.
Ce qui conduit à évoquer un point important. L’enseignement des droits autochtones vise à former des juristes rompus à leurs pratiques. Il ne s’agit pas d’anthropologie ou de droit comparé. Les juristes doivent être capables de développer des raisonnements juridiques opérant dans les formes de vie des groupes autochtones, mais qui doivent aussi répondre aux besoins d’une pratique juridique liée parfois au système juridique formel : droit civil et common law, mais aussi droit constitutionnel, administratif, droits de la personne humaine etc.
John Borrows et l’enseignement du droit dans les termes indigènes. Pour répondre à un tel défi, certains auteurs spécialistes ont tâché d’imaginer quelles formes pouvait emprunter l’enseignement des droits autochtones parfois en prenant appui sur les cours dispensés à l’Université Victoria. Parmi ces propositions, je voudrais évoquer celle du même John Borrows.
Dans un article publié à la Revue de droit de McGill en 201618« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », (2016) 61 : 4 RD McGill p. 795., John Borrows s’interroge sur les manières d’enseigner le droit autochtone au sein d’une université canadienne. Il note qu’un tel enseignement peut emprunter les voies traditionnelles que connaît l’éducation juridique nord-américaine. Cependant, il souligne aussi la nécessité d’ouvrir un chemin alternatif, détourné des manières occidentales. On saisit quels peuvent être les enjeux d’une telle approche : éviter le risque d’une mécompréhension de la manière dont fonctionnent réellement les droits autochtones, d’une appropriation culturelle par les concepts de common law ou du droit civil et, finalement, celui d’une domination coloniale qui poursuivrait au travers des formes du droit. Ce pourquoi John Borrows plaide pour organiser le droit indigène dans les propres termes de ce dernier, « du mieux que cela est possible ».
Une catégorie du droit autochtone. Il fonde sa proposition sur les recherches d’une autre spécialiste des droits autochtones : Hardley Friedland. Celle-ci a consacré sa thèse de doctorat à la protection des enfants contre les violences sexuelles et autres en droit Cree. Elle a travaillé avec les Aînés de ce groupe à partir d’une question dont la formulation même implique une rupture avec la tradition juridique occidentale : « comment protégeons-nous ceux que nous aimons contre ce que nous aimons ? »19« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », op. cit., p. 818.. Friedland a alors appris l’existence des Wetikos ou Windigo (dans la langue Anishinabee) qui sont des personnages voués à la violence contre eux-mêmes ou les autres. Plus précisément, leur pratique de la violence passe par une sorte de cannibalisme : ils dévorent une partie de l’humain ou du social, acte qui médiatise la violence, qu’elle soit de nature sexuelle ou autre. Friedland propose alors de traiter les Wetikos comme des catégories juridiques. Ce qui appelle une explication. Les Wetikos constituent les points de liaison de récits et de références culturelles communes. Ils sécrètent des manières structurées de percevoir les maux de violence et aussi d’y répondre. Les Wetikos peuvent alors être perçus comme des sources de « régulations des comportements et de résolution des litiges »20« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », op. cit., p. 819.. Précisons. Nous dirons que les personnages en question ont une fonction herméneutique : ils confèrent un sens à la réalité en figurant des types de comportement qui représentent un mal (social). Ils jouent un rôle similaire à une qualification pénale, dans la mesure où celle-ci permet de reconnaître et d’isoler une série d’actes répréhensibles. Écoutons Friedland à ce propos :
« Si nous considérons le concept de Wetiko comme une catégorie juridique, il apparaît encore plus clairement pourquoi les gens qui en ont l’habitude l’utilisent afin de décrire une série relativement diversifiée de comportements observables. L’idée d’une catégorie juridique recouvrant un ensemble de comportements nuisibles ne devrait pas être terriblement difficile à comprendre pour quiconque s’est intéressé de près au concept juridique occidental de “délinquant sexuel”. Il y a bien ici un éventail de comportements et un éventail de délinquants, mais qui ne diminuent en rien notre croyance en ce que l’expression représente un véritable phénomène. La police et les professionnels utilisent les termes de “délinquant sexuel” aussi bien pour décrire un adolescent qui s’exhibe devant des enfants plus jeunes qu’un “délinquant sexuel meurtrier en série” qui viole ses victimes avant de les battre à mort. De nombreuses variations existent entre ces deux exemples de comportements dangereux, nuisibles et tabous. Ajoutons que le concept change au fil du temps […] Aucune raison n’impose, en logique, de considérer que le concept de Wetiko ne disposerait pas d’une ampleur et d’une fluidité dans le temps similaire. En fait, un nombre considérable d’éléments prouvent qu’il en a été ainsi… et que tel et toujours le cas »21« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », op. et loc. cit..
Cette manière de catégoriser le droit autochtone en harmonie avec sa pratique telle que la représentent les Aînés – c’est à-dire les interprètes authentiques de la tradition – permet à John Borrows d’établir l’équivalent d’une méthode d’exposition. Il la développe au terme d’une plongée dans les récits par lesquels la pratique du droit anishinabee se forme. John Borrows remarque qu’on y retrouve régulièrement quatre types de personnages : les Héros, les Farceurs, les Monstres et les Gardiens. Ces personnages constituent des idéaux-types. Comme les Wetikos, ils permettent de constituer les instances d’identification et de comparaison des comportements, voire des instances normatives.
Héros. Les Héros sont les personnages qui ont amené les humains à être tels qu’ils sont. Ils sont la source de « raisonnements et standards permettant de juger » à partir de l’activité qui ressort des récits dans lesquels ils apparaissent. John Borrows collecte ainsi toute une série de ces récits qui mettent en scène des personnages rapportables aux Héros : Gizhe-manidoo, sorte de régulateur des systèmes de vie ; la tortue et le rat musqué qui se sacrifient pour que le reste du monde vive ; la loutre, première des ancêtres ; Nanaboozhoo qui passe d’un personnage à l’autre ; Madjiikewiss, guerrier et diplomate… La vie de ces personnages fournit des « leçons de droit » dans les domaines du droit international public, en matière de « traités, gouvernance, diplomatie et de résolution des litiges », selon Borrows. Un étudiant en droit Anishinaabe, familiarisé avec de tels récits et les représentations du monde qu’ils véhiculent, verra dans les plantes, insectes, oiseaux ou tout animal, un cas, un ensemble d’enseignements juridiques et de principes permettant de réguler les relations humaines22« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », op. cit., p. 830..
Farceurs. Les Farceurs mettent en cause l’ordre établi. Les récits qui les concernent les présentent comme des bagarreurs, prompts à entrer en rébellion. Ils peuvent être comiques ou cruels et, de manière générale, sont des personnages ambivalents. Il leur arrive de « voler le feu, de créer des papillons, de conclure et de violer des traités avec le daim, de briser le cou des canards, d’essayer de tromper les loups, de châtier les animaux pour la rareté des roses et leur quasi-disparition »23« Heroes, Tricksters, Monsters, And Caretakers : Indigenous Law And Legal Education », op. cit., p. 833 et les références citées. Les Farceurs donnent corps à une critique juridique. Ils fournissent des opinions dissidentes, des points de vue minoritaires et viennent apporter des contradictions à la tradition du droit Anishinaabe.
Monstres. Les Monstres ressemblent davantage aux personnages juridiques de la tradition occidentale. Ce sont, comme les Wetikos évoqués plus haut, des êtres voués à la violence. Ils présentent de ce fait une grande proximité avec les humains. En effet, comme y insiste Borrows, les humains sont monstrueux. Ils ont inventé l’oppression au nom de la liberté ou de la sécurité, la caractérisation de l’Autre au moyen de la religion, de la vie sociale, de la politique, de l’économie ou de la différence tout court. Ils sont capables de tuer, de violer, d’estropier, etc. Les récits qui concernent les monstres constituent alors des références facilement accessibles permettant d’indexer les comportements humains criminels.
Gardiens. Les Gardiens sont ceux qui prennent soin des autres ; ils guérissent et encouragent. Dans les récits, les gardiens sont des animaux qui donnent leur vie pour sauver des humains, des nénuphars qui surveillent les rives, la personnification des saisons ou la Terre Mère. Ils indiquent toute une série d’obligation juridique liées au soin. On pourrait parler d’un principe de responsabilité qui dépend du rôle de chacun.
Conclusion
Si l’océan épistémologique se retirait un jour, emportant avec lui les formes de la rationalité juridique moderne, que resterait-il sur les plages de notre science et de nos techniques du droit ? Des choses et des causes, comme dirait Yan Thomas ; le sentiment des injustices subies, comme dirait Jhering ; et des récits, des histoires, des mythes : le partage du monde par Zeus, Moïse redescendant de la montagne, le matricide de Néron, Oreste au tribunal face aux Erignyes, la guerre de chacun contre tous… Bref des discours dont la structure résisterait aux analyses apprises dans les facultés. Redescendus du ciel, nous serions forcés de nous asseoir sur le sol et de discuter, emportés dans les variations infinies de la narration. Nous serions aussi forcés d’en convenir : la force du droit puise à son mystère.