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François COLONNA D’ISTRIA

Introduction

1.   Concept de concept et métalangage – Formuler un concept de concept, c’est dire ce qu’est le concept. Et dire ce qu’est le concept, c’est assurément s’exprimer dans un métalangage1Voire dans un méta-métalangage diraient certains, puisque le concept en droit opère sur des textes, eux-mêmes formulés langagièrement. Le concept serait alors de l’ordre du métalangage ; quant au concept de concept, il constituerait un méta-métalangage. Toutefois, et l’on y reviendra par la suite, les textes de loi ou de jurisprudence sur lesquels porte le concept sont assimilables aux faits de la science de la nature car c’est le concept qui, en servant de grille de lecture herméneutique aux textes juridiques, leur donne un sens cognitif. Avant la conceptualisation, ils ne peuvent qu’être décrits, c’est-à-dire paraphrasés. Ainsi, le concept relève cognitivement du langage et le concept de concept du métalangage. Quant aux textes, ils constituent épistémologiquement du fait, c’est-à-dire le matériau empirique sur lequel opère le concept, l’objet empirique de la conceptualisation.. On le sait, la possibilité même de discourir sur autre chose que sur des faits a été contestée par de prestigieuses écoles de pensée analytiques.
À les en croire, le métalangage ne peut jamais produire d’énoncés valables d’un point de vue cognitif car il prétend dire quelque chose, non seulement des faits, mais aussi des entités abstraites par lesquelles ils sont décrits, expliqués et théorisés2Granger G.-G., « Wittgenstein et la métalangue », in Wittgenstein et le problème d’une philosophie de la science, Paris, CNRS, 1970, p. 78-79.. Dépassant ainsi les limites langagières et intellectuelles de la connaissance humaine, le métalangage relève de l’opinion philosophique, mais non de la validité scientifique.
Il s’est bien sûr trouvé des esprits subtils pour remarquer que l’interdiction logique du métalangage relevait également du métalangage : ils n’ont pu pourtant alléger par-là les effets de sa condamnation. Une étude portant sur le concept de concept devra donc, soit s’avouer elle-même sans valeur ni portée cognitive, soit s’inscrire en faux contre la philosophie analytique et sa position sur l’impossibilité du métalangage. Éluder la difficulté ne servirait de rien : pour le concept de concept, il n’y a d’autre issue que la mort ou le combat.
C’est donc le combat que l’on choisira ici, ne serait-ce que pour éviter la pénible contradiction qu’il y a toujours, dans un propos qui ne se veut ni ludique ni poétique, à admettre que l’on parle pour ne rien dire, ou du moins pour ne rien dire de scientifiquement viable. Au-delà du confort psychologique de l’auteur, c’est bien entendu une position de principe qui est affirmée à travers l’étude du concept de concept : non seulement celle de la validité scientifique du métalangage, mais aussi celle de son absolue nécessité pour que la connaissance puisse prendre conscience d’elle-même et arriver à un degré supérieur d’achèvement et de perfectionnement technique.

La connaissance n’a à première vue nul besoin de penser ses propres instruments pour accomplir sa tâche, non plus que l’intestin ne doive d’abord théoriser la digestion pour effectuer la sienne3C’est la célèbre boutade de Hegel contre la Critique de la Raison pure, que Wittgenstein reprend d’ailleurs dans sa démarche antifondationnaliste.. Néanmoins, la connaissance ne peut que retirer le plus grand profit à se connaître elle-même et à s’appliquer l’oracle delphique. Elle prend alors conscience des préjugés ontologiques qui peuvent encore freiner son développement, elle affine ses méthodes d’observation, précise ou réforme sa sectorisation de la réalité, réorganise son architecture interne. Les avancées scientifiques, à supposer que la science progresse, sont également des avancées épistémologiques.
La physique quantique a eu l’immense audace de penser pouvoir théoriser l’inobservable ; son existence et ses résultats sont donc conditionnés par une idée proprement épistémologique, à savoir qu’il est possible d’avoir une connaissance de ce qu’on ne peut appréhender sensitivement. Elle a ainsi rompu une préconception plusieurs fois millénaire, selon laquelle les sens prenaient une part indispensable au processus cognitif, qu’ils fournissaient la matière empirique dont l’intellect assurait la mise en forme4L’on retrouve la thèse de la connaissance comme mélange de sensible et d’intelligible dès le Théétète de Platon jusque dans la Critique de la Raison pure..
Dans le même ordre d’idées, la grammaire comparée est née de ce que l’on a considéré que le son pouvait être un objet de connaissance5Veyne P., Foucault, sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 87-88. C’est un changement dans l’épistémologie, donc dans la métalangue, qui induit un changement dans l’activité scientifique, comme si l’épistémologie était première et qu’elle déterminât l’existence et le contenu d’une science. L’on se situe donc à l’inverse de la démarche kantienne mais à la base même du projet foucaldien, par exemple dans l’histoire de la folie à l’âge classique à propos de laquelle l’auteur affirme : « Mon problème a été de montrer comment il a pu se faire que des significations immédiatement vécues à l’intérieur d’une société puissent apparaître comme des conditions suffisantes pour la constitution d’un objet scientifique. Pour que la folie et la maladie mentale cessent de posséder une signification immédiate et deviennent l’objet d’un savoir rationnel, il a fallu qu’un certain nombre de conditions soient réunies, conditions que j’ai cherché à analyser. », in Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 630. : il fallut prendre garde que l’empirie sensible ne se limitait pas seulement au phénomène vu, mais aussi à celui entendu, que l’ouïe était un sens au même titre que la vue, que la prééminence de cette dernière n’était que fortuite6La prééminence de la vue dans le processus de connaissance est particulièrement visible, si l’on ose dire, chez Platon : qu’il décrive l’allégorie de la caverne ou le parcours initiatique de l’âme avant l’incarnation, les réalités intelligibles sont toujours vues, et jamais touchées ni entendues. Certes, le recours à la vue n’est ici qu’une métaphore : sans corps, nul ne peut dire que l’âme voit quoi que ce soit et le sage ne voit les Idées qu’en esprit, dans la fulgurance d’une intuition intellectuelle. Il est néanmoins suggestif de remarquer que la vue est au centre de l’analogie : parmi les autres sens, c’est elle qui est pris pour modèle d’une connaissance qualitativement supérieure à la connaissance empirique et à l’opinion irrationnelle. Il a fallu attendre Nietzsche pour voir louer les oreilles d’Ariane et Heidegger pour affirmer que l’être s’écoute.. Que l’inobservable puisse être théorisé ou que le son soit objet de connaissance, voilà des assertions qui ne relèvent pas de la science dans son contenu substantiel. Elles relèvent de la science du point de vue de ses conditions de possibilité, de la manière dont elle se configure et conçoit son activité de recherche, bref de l’épistémologie et donc du métalangage. Elles ont rendu possible des progrès de la pensée scientifique, même si elles n’ont été explicitement formulées qu’a posteriori. Un type de connaissance ne peut demeurer aveugle à lui-même que les premiers temps de son existence : il s’essoufflerait bien vite s’il ne s’interrogeait jamais sur son identité et ses méthodes. La prohibition du métalangage semble ainsi entachée d’une erreur de méthode : ses auteurs ne se sont pas montrés assez kantiens. Au lieu de le condamner à partir d’une position de principe sur les limites du connaître, que ne se sont-ils posés la question transcendantale : le métalangage est-il donné, comment est-il possible ?
En posant cette question à propos de la science physique, Kant avait pu comprendre comment elle pouvait fonder sa validité objective ; en la réitérant à propos du métalangage, les philosophes du siècle dernier auraient pu concevoir comment il pouvait prétendre à un sens cohérent et cognitivement valable. L’on développerait alors un méta-métalangage et ainsi de suite à l’infini, diraient les tenants du positivisme logique. La régression à l’infini n’effraie toutefois pas les esprits certains de l’inachèvement de la connaissance. Mieux encore, cette régression en est peut-être l’image et l’expression directe : comme la source de vie parlant à Zarathoustra, la pensée humaine serait « ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini »7Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Paris, GF-Flammarion, 2006, Partie II, « De la victoire sur soi », p. 160.. Comment alors s’étonner que la pensée puisse s’assortir d’exposants au fur et à mesure qu’elle approfondit ses méandres et sa relation au réel et à elle-même ?
C’est en examinant un discours de l’intérieur que l’on peut en découvrir les possibilités cognitives : la position sur le sens cognitif d’un ensemble d’énoncés ne peut être formulée que d’un point de vue interne. C’est donc sans hésitation que l’on passera outre la prohibition du métalangage par le positivisme logique pour étudier le concept de concept. Cette condamnation est étroitement liée à la posture empiriste qui ne conçoit de connaissance que du fait sensible : il faut au contraire, à l’aide par exemple de la physique quantique, se départir de cette thèse comme d’un préjugé. En effet, c’est le concept de concept juridique qui est ici étudié, donc une forme particulière qu’empruntent le concept et sa nature. Non que le concept de concept juridique soit une sous-catégorie du concept de concept, mais le fait qu’il porte sur la matière juridique amène des particularités qui seront à examiner. Le concept de concept en droit suppose de pouvoir parler et connaître du non-sensible. Qu’il y ait quelque chose comme des concepts en droit, concepts dont il s’agit de comprendre la nature et le sens en posant la question du concept de concept, cela implique que le concept, donc le connaître, puisse porter sur autre chose que du sensible.
Autrement dit, le concept de concept en droit suppose le métalangage à un double titre. D’abord, parce que toute considération sur le concept de concept relève de l’épistémologie. Ensuite, parce que la matière sur laquelle porte le concept en droit ne peut être empirique au sens classique de sensible : le droit est avant tout formé par et contenu dans des textes, et c’est le sens de ces textes que les concepts véhiculent et organisent. Une réforme profonde de ce que l’on entend par « fait » ou « empirie » est à opérer pour comprendre la nature et la fonction des concepts en droit. Si le positivisme logique l’avait menée, sans doute se serait-il abstenu de condamner le métalangage car il aurait compris comment une connaissance pouvait porter sur autre chose que sur du sensible.

2.    Concept de concept et phénoménologie – Dire ce qu’est un concept, c’est prendre l’instrument pour la fin. En effet, il s’agit de dire ce qu’est une entité qui est en principe chargée de dire ce que sont les autres. Le concept est l’instrument par lequel la connaissance énonce ce qu’est tel ou tel objet. Toutefois, cette énonciation n’a, depuis la Modernité, plus aucune portée ontologique. Le concept ne prétend plus donner d’informations sur l’être même d’un objet mais simplement sur sa manifestation phénoménale qui n’est pas une simple apparence, mais la manière même dont l’objet apparaît au sujet.
Instrument, le concept ne l’est plus d’une ontologie, mais d’une phénoménologie8Ce terme ne désigne pas l’école de pensée de Brentano et Husserl mais l’étude du phénomène dans sa différence avec l’être en soi. En ce sens, toute connaissance scientifique est phénoménologie.. Ce changement radical de statut intellectuel ne peut manquer d’influer sur sa nature, donc sur l’étude du concept de concept. Ce n’est plus le fer de lance d’une ontologie révélant la vérité du monde à titre définitif que l’on examine, mais, plus modestement, l’élément central d’une théorie qui, sans rien dire de définitif sur l’être du monde, ne fait que formuler une hypothèse révisable sur son phénomène.
C’est dire que l’étude du concept de concept ne s’inscrit pas, elle non plus, dans une perspective ontologique. Elle ne prétend rien dire de la vérité du concept puisque le concept lui-même n’est pas un mode de formulation ou de dévoilement de la vérité.
C’est donc une simple théorie du concept qui sera présentée ici, et non une ontologie du concept. Théorie car le concept n’est plus un instrument de vérité et qu’à ce titre, il ne s’agit pas d’énoncer ce qui serait une vérité du concept. Théorie car non seulement il n’y a plus de vérité qui s’exprimerait à travers le concept, mais le concept n’est plus, par conséquent, la vérité même dans l’expression ultime de son développement en tant qu’absolu9L’on reconnaîtra sans peine le statut philosophique du concept chez Hegel, lequel emploie le terme « concept » dans un sens très différent de l’épistémologie classique. Pour lui, ce que l’épistémologie classique nomme « concept » ne correspond qu’à l’abstraction de l’entendement en tant qu’elle s’oppose au réel qu’elle est censée expliquer. Le concept hégélien, lui, n’est pas une abstraction intellectuelle faisant face au réel comme à son autre : il est l’être même dont la rationalité intrinsèque (dont la Raison humaine n’est qu’un épiphénomène) s’exprime à travers la marche de l’Histoire. Le concept hégélien est le concret même, puisqu’il est l’être en tant que rationnel dans le temps.. Ce qui suit, comme théorie, n’est rien d’autre qu’une articulation intellectuelle entre des propositions qui tentent de décrire et d’expliquer ce qu’est le concept, et ce à travers ses manifestations concrètes dans la vie du savoir et non d’énoncer son être en soi.
C’est donc à partir des manifestations du concept, des traces phénoménales qu’il laisse dans le savoir, que l’on va construire le concept de concept, comme l’on formule un concept d’électricité par l’observation des phénomènes qui en comportent.
Cela suppose que le savoir véhicule et contient des concepts dont il sera possible d’inférer un concept de concept : il n’y a pas là d’induction par observation d’un trait commun. La part créative de la théorie du concept qui va suivre est donc pleinement assumée : nul part l’on ne prétendra « découvrir » une nature du concept qui préexisterait au présent propos, ce qui d’ailleurs serait retomber dans une certaine forme d’ontologie.
Ce qui préexiste à la théorie du concept, c’est l’usage des concepts que fait la connaissance humaine. C’est la manière dont elle use des concepts qui en constitue autant de manifestations phénoménales : et ce sont ces manifestations qu’il s’agit de théoriser en formulant un concept de concept. Toutefois, c’est du concept de concept juridique qu’il est ici question : est-ce à dire que les conclusions de la théorie qui suit ont un domaine de validité limité au droit ?

3.   Concept de concept et droit – On l’a vu, formuler une théorie du concept qui ne soit pas une ontologie suppose deux étapes. D’abord, observer les concepts en vigueur dans le savoir pris comme champ d’investigation. Ensuite, émettre une hypothèse sur ce qu’est le concept, cette hypothèse devant rendre compte de la manière dont le savoir en question utilise les différents concepts qu’il a développés dans son activité cognitive. Ici, c’est le savoir juridique qui forme le support matériel de la recherche.
C’est dans le savoir juridique qu’il faudra rechercher les concepts et l’usage qui en est fait. C’est à partir de ces derniers que sera élaboré le concept de concept juridique. Deux difficultés apparaissent alors. La première tient au présupposé d’une telle démarche : prendre les concepts du savoir juridique pour construire un concept de concept, cela implique que le droit fasse l’objet d’un savoir, d’une connaissance propre aux juristes. La seconde tient à la limitation de son champ de validité : le concept en droit sera-t-il fondamentalement différent du concept en physique ou en sociologie ?

3.1    Sur l’existence d’un savoir juridique – Elle est certaine10La démonstration en est menée dans l’abstrait et le concret par l’ouvrage qui est la référence absolue en la matière et que l’on ne saurait trop citer : Atias Ch., Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis, 2002, not. n° 11-29, p. 11-22. Pour une défense du point de vue épistémologique en droit et du droit comme objet d’une connaissance, v. Colonna D’istria Fr., « Contre le réalisme : les apports de l’esthétique au savoir juridique », RTDciv., 2012, p. 1-20. dès lors qu’une distance s’installe entre d’une part les manifestations du juridique, le droit tel qu’il apparaît à travers les textes consacrés par la théorie des sources et d’autre part l’opinion raisonnée et méthodiquement produite par les juristes à partir de ces textes. Tant que les juristes rendront compte des textes officiels en élaborant des théories qui s’en distinguent et qu’ils émettent en suivant une méthodologie prédéterminée, l’existence d’une connaissance qui leur est propre ne saurait être douteuse.
Certes, une incertitude demeure : même envisagée ainsi, la connaissance juridique ne porte pas sur des faits classiquement entendus, c’est-à-dire sur du matériau empirique que l’on pourrait appréhender par les cinq sens. Pour qu’il y ait connaissance juridique, un élargissement de ce que l’on entend par « fait » ou « empirie » semble indispensable : sans cela, les textes juridiques pourront être tout au plus décrits ou paraphrasés, mais non connus et théorisés. La connaissance des juristes est donc soumise à deux conditions : l’existence de théories qui se distinguent des données juridiques elles-mêmes, et la possibilité de connaître autre chose que du sensible.

3.2   Sur la limitation du domaine de validité de la présente étude – Il n’y a nulle raison de la craindre. Certes, les concepts juridiques prennent des données textuelles du droit pour objet ; cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne répondent pas à des caractéristiques générales et transdisciplinaires qui seraient celles du « concept » en tant que tel. Le concept serait ainsi la figure centrale de la connaissance en tant que fonction de l’esprit ou du cerveau humain : elle s’incarnerait différemment selon l’objet qu’elle théorise, mais demeurerait la même dans ses attributs généraux.
Les savoirs humains seraient ainsi pris entre l’identité et la différence : différents entre eux par le secteur du réel qu’ils observent et prennent en charge, mais identiques entre eux par l’usage du concept. Le savoir juridique n’y fait pas exception. Sa spécialisation n’a trait qu’aux textes qu’il prend pour objet et dont il affirme qu’ils sont « du droit »11C’est le savoir juridique qui, à travers la théorie des sources, décide de ce qui est ou non du droit, c’est-à- dire de ce qui doit entrer dans son champ explicatif. Par exemple, la question de savoir si la jurisprudence fait partie des sources du droit est profondément et typiquement doctrinale : la doctrine, comme instance de connaissance du droit, se demande si les textes constitués par les arrêts des juridictions doivent lui servir de support dans la construction des concepts. Cette question ne porte donc pas sur l’être du droit ou sur sa définition, mais sur l’activité scientifique autour du droit : doit-elle intégrer des données jurisprudentielles pour construire ses concepts ? C’est le savoir juridique qui décide ce qui est du droit.. Toutefois, c’est vers une universalité qu’il fait signe : l’universalité du concept de concept, l’universalité de l’usage du concept dans la connaissance telle que l’a inventée et développée le seul animal connaissant, à savoir l’homme12Nietzsche F., Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. M. Haar et M. de Launay, Paris, Gallimard, 2009, p. 7 : « Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance… »..
La théorie du concept proposée dans ce qui suit, bien qu’elle prenne son essor à partir des concepts que le savoir juridique a construits, ne se limite pas au droit du point de vue de son champ de validité. Elle sera exposée dans l’ordre inverse de sa construction intellectuelle : il ne s’agira pas de démontrer la présence de concepts dans le savoir juridique, examiner leurs fonctions, pour ensuite en induire une hypothèse sur la nature de ces concepts, donc sur le concept de concept juridique.
Plus déductivement, l’on présentera d’abord le concept de concept, c’est-à-dire l’hypothèse sur ce qu’est le concept, pour ensuite en observer les manifestations et les fonctions dans la manière dont le savoir juridique mène son activité cognitive. Il s’agit donc de présenter les résultats d’une recherche comme un produit fini, sans décrire le processus intellectuel qui y a mené et qui n’a d’autre intérêt que psychologique13Popper K., La logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 27 : « La question de savoir comment une idée nouvelle peut naître dans l’esprit d’un homme – qu’il s’agisse d’un thème musical, d’un conflit dramatique ou d’une théorie scientifique- peut être d’un grand intérêt pour la psychologie empirique mais elle ne relève pas de l’analyse logique de la connaissance scientifique. ».
Si la méthode de raisonnement et d’observation peut et doit être exposée, le passage à l’hypothèse théorique constitue un saut qualitatif qui n’est passible d’aucune description épistémologique : il relève de l’imagination, dont la part dans la connaissance ne saurait être méconnue ni même surévaluée. Cinq hypothèses complémentaires sur la nature du concept seront donc développées ici : elles seront présentées et justifiées dans un ordre logique. Elles forment la théorie du concept qui est ici proposée et qui a vocation naturelle à entrer dans la controverse épistémologique :
I. Le concept est définition
II. Le concept est synthèse
III. Le concept est argument
IV. Le concept est garant de l’autonomie de la connaissance du droit
V. Le concept est légitimatoire

I. Le concept est définition

4.    Concept et langage – Le concept est définition car avant que le mot ne soit défini, il ne saurait y avoir de conceptualisation. Un mot que l’on ne sait pas remplacer par un énoncé définitoire n’est pas encore du domaine du concept, mais de la saisie intuitive. Ainsi, si l’on reprend la triade de la linguistique classique, qui distingue le signifiant, le signifié et le référent, le concept est ce qui correspond au signifié. Tant que le signifié n’est pas formulable en mots autres que le mot qui en est le signifiant, il n’y a aucun concept. Autrement dit, le concept, ou le signifié, ne peut être que de l’ordre de la formulation langagière.
Cette formulation langagière n’est autre que la définition, puisque la définition, comme le concept, énonce ce qu’est une chose14Aristote, Organon. Seconds analytiques, traduction Tricot J., Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1979, II, 10, 93b 29, p. 194.. Cet énoncé sur l’être, sans valeur ni portée ontologique, est une hypothèse qui rend compte des manifestations phénoménales de l’entité définie. Autrement dit, la définition ou le concept, ont une fonction explicative : en énonçant ce qu’est la chose, ils expliquent pourquoi elle se comporte de telle ou telle façon et apparaît à l’observateur de telle ou telle manière. En un mot, dire ce qu’est une chose, c’est en expliquer les propriétés, comme si l’être justifiait l’avoir.
C’est en examinant la configuration d’un élément, l’agencement des particules subatomiques qui le caractérise, autrement dit en le définissant, que le chimiste explique les réactions auxquelles il est sujet. Dans le même sens, c’est en définissant une qualification que le juriste en explique le régime : ainsi, le paiement se prouve par tous moyens car il est défini comme un fait juridique. Cette dimension justificatoire et argumentative du concept sera traitée ultérieurement mais il était nécessaire d’en faire part dès ce stade de la démonstration. Puisqu’il doit justifier les propriétés du definiendum, le concept, en tant que définition, ne peut qu’être de l’ordre du langage. Le concept est de l’ordre de l’explicite et du dicible : il n’est pas tant qu’il n’est pas expressément formulé.
Le signifié ne saurait se réfugier dans l’intuition ou dans l’implicite : il est tout entier dans la formule langagière qui exprime le concept. Les philosophies de l’indicible ne relèvent pas du concept. C’est donc en un double sens qu’elles ne relèvent pas de la connaissance, du moins de la connaissance scientifique : d’abord parce qu’elles sont des philosophies ; ensuite car elles se passent de concepts15Même si la philosophie comme telle comportait des concepts, il ne seraient pas construits sur le modèle des concepts scientifiques qui, à travers le savoir juridique, sont objets de la présente étude : v. Deleuze G., Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Ed. de minuit, 1991.. Trois exemples suffiront à en convaincre : Saint Augustin, Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein.

5.    Saint Augustin et le non-concept de temps – La célèbre analyse du temps dans le livre XI des Confessions est caractéristique de ce qui ne relève pas du concept. « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus »16Confessions, trad. Rachet G., Paris, Sand, 1997, Livre XI, chap. XIV.. Si l’essence du temps est informulable dans le langage humain, si le temps n’est pas définissable, alors il n’est pas un concept. Pour autant, si l’on ne peut donner de définition du temps qui puisse en rassembler l’être dans une formulation langagière, discourir sur le temps demeure possible, ne serait-ce que pour affirmer qu’il n’y a rien à en dire.
Ainsi, se demander comment le temps est mesuré17Ibidem, chap. XXVI-XXVIII.à ou si le temps a été crée par Dieu avant ou après le monde est toujours possible, du moment que cela n’implique aucune définition du temps, aucun concept de temps, si ce n’est le rapprocher plus ou moins approximativement du mouvement et du changement18La cité de Dieu, trad. Jerphagnon L. et alii, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, Livre XI, chapitre 6, p. 433., ce qu’Aristote avait du reste déjà fait dans sa Physique19À ceci près qu’Aristote ne se contente guère de ses premiers rapprochements vagues ; au contraire, comme souvent, sa pensée progresse sous les yeux du lecteur. C’est pourquoi, après avoir affirmé que « Le temps est, soit un mouvement, soit quelque chose du mouvement », il est en mesure de définir, donc de conceptualiser, ce qui le fait écrire que le temps est « le nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur », v. Physique, trad. Pellegrin P., Paris, GF-Flammarion, 2000, Livre IV, 219 a 5-10, p. 250, 220 a 25, p. 256. Il y a donc un concept aristotélicien du temps, mais non augustinien.. Si l’on peut parler sans concept, il ne saurait y avoir de concept sans formulation langagière. Ce n’est donc pas parce que Saint Augustin discours sur le temps dans la Cité de Dieu qu’il en a un concept : il est pleinement cohérent avec lui-même puisqu’il en a, par ailleurs, dénié la possibilité dès les Confessions. Kant se souviendra de ce non-concept de temps en en faisant une forme a priori de l’intuition, et non un concept20Critique de la Raison pure, trad. Tremesaygues A. et Pacaud B., Paris, PUF, Quadrige, 7e éd., 2004, Esthétique transcendantale, § 4, 4-5, p. 62.. Son critère est simple : le temps ne peut être un concept car il est infini et, à ce titre, toute mesure du temps s’accomplit par limitation d’un temps infini unique.
Or le concept exprime la différence des objets entre eux : son identité l’amène à s’opposer aux autres et à s’en distinguer. C’est pourquoi, excepté lorsque l’on cherche le concept de concept, l’on ne parle de concepts qu’au pluriel : conceptualiser implique la diversité empirique à laquelle la diversité des concepts répond. Il n’y a de concept que par la différence : si le temps est un, il ne peut être de l’ordre du concept.

     6.    Martin Heidegger et le non-concept d’être – L’introduction de Être et temps est structurée de la même manière que la philosophie augustinienne du temps. Le philosophe allemand remarque que nous saisissons intuitivement l’être sans pouvoir toutefois l’exprimer par la langue. C’est ce qu’il appelle « l’entente préalable de l’être »21Être et temps, trad. Vezin F., Paris, Gallimard, NRF, 1986, p. 29.. Or si l’être est inexprimable, il n’y a pas de concept d’être : Heidegger reconnaît d’ailleurs lui-même dans ce texte que l’être n’est pas un genre22Ibidem, p. 26.. Il n’est pas un genre qui se diviserait en espèces selon des critères préétablis : autant de choses qui supposeraient une formulation langagière.
Si l’être était un genre, il serait le genre ultime, c’est-à-dire le plus général qui soit : il serait le definiens de tous les objets du monde en tant qu’ils sont. Là encore, même si l’être était un genre, sa présence dans la définition de tout objet ne nécessiterait pas qu’il soit lui-même défini. Mieux encore, une telle universalité exclurait toute définition : si la définition d’une chose suppose de remonter au genre supérieur et d’en redescendre par la différence spécifique, l’être sera indéfinissable puisqu’il ne sera à son tour inclus dans aucun genre qui lui serait supérieur.
Genre ou non, l’être est indéfinissable : il ne peut donc appartenir à l’ordre du concept et ne peut faire l’objet que d’une « entente préalable ». L’être est indéfinissable selon la logique du concept, mais pour autant sa vérité s’exprime par le langage. Ce langage, qui est la « maison de l’être »23Lettre sur l’humanisme, trad. Munier R., Paris, Aubier, 3e éd., 1983, p. 27. n’est plus de l’ordre de la connaissance mais semble précisément traversé par le silence et l’informulé comme par son élément premier : « ce qui compte, c’est uniquement que la vérité de l’être vienne au langage et que la pensée atteigne à ce langage. Peut-être alors le langage exige-t-il beaucoup moins l’expression précipitée qu’un juste silence. Mais qui d’entre nous, hommes d’aujourd’hui, pourrait s’imaginer que ses tentatives pour penser sont chez elles sur le sentier du silence ? »24Ibidem, p. 113.. Le silence de l’être s’oppose ainsi à la volubilité du concept. C’est dans le silence que se pense ce simple qu’est l’être ; c’est dans la loquacité que se connaît la diversité des phénomènes, donc dans le concept : « l’être est muet et l’esprit est bavard : cela s’appelle connaître. »25Cioran E.-M., Précis de décomposition.

7.    Ludwig Wittgenstein et le montrable – Souvent citée, la dernière thèse du Tractatus, « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »26Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger G.-G., Paris, Gallimard, NRF, 1993, n° 7., concerne la forme logique du monde, grâce à laquelle la représentation et les faits peuvent être suffisamment adéquats l’un à l’autre pour que la première puisse refléter les seconds par le langage. Cette forme logique explique la possibilité même de la parole comme ayant une validité objective : néanmoins, elle ne peut être que constatée, montrée et ne peut se dire. Informulable, la forme logique du monde rend possible toute formulation comme telle, donc également la connaissance dans la mesure où elle nécessite le langage et l’intersubjectivité. Seulement montrable, la forme logique confirme l’impossibilité du métalangage27Ibidem, n° 4. 121 : « Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci ne peut le figurer » ; ou encore, n° 4. 12 : « La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut figurer ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour pouvoir figurer celle-ci : la forme logique »..
L’on donne ainsi à l’indicible tout son statut philosophique : inutile d’essayer vainement de le formuler, de le définir, il faut au contraire assumer pleinement son caractère radicalement étranger au langage. Radicalement étranger au langage, donc aussi au concept. Il n’y a pas de « concept de forme logique » chez Wittgenstein, sans quoi il n’en soutiendrait pas tout l’indicible. La forme logique est davantage de l’ordre du mystère spirituel devant lequel se recueillir que de l’ordre du concept scientifique qu’on pourrait définir et maîtriser. Il y a là une idée qui a traversé toute la philosophie occidentale : ce qui rend possible la science ne saurait être scientifique, c’est dans le mystère que se fonde et s’épanouit la connaissance. Un signifiant se double d’un signifié lorsqu’on le définit : ainsi le mot n’est porté au concept que s’il est défini. Les mots réputés indéfinissables ne peuvent être dits « concepts ».
Quant à savoir si cette impossibilité de définir est provisoire ou définitive, si elle tient à une faiblesse transitoire du savoir humain toujours perfectible, ou si elle tient à l’objet même qui serait indéfinissable comme tel, cela est un autre débat. En tous les cas, pouvoir exprimer langagièrement la définition d’un mot, c’est exprimer le signifié dont il est le signifiant, c’est conceptualiser. Dire que le concept est définition ne suffit pas : encore faut-il affiner cette affirmation et dire quel type de définition. C’est l’objet de la deuxième thèse.

II. Le concept est synthèse

     8.    Analyse et synthèse – Le concept n’est pas n’importe quelle définition, mais une définition synthétique. La définition synthétique s’oppose à la définition analytique. Distinction logique classique, dont la Critique de la Raison pure se fait l’écho dès ses premières pages28Introduction, IV-V, p. 37-43.. Est « analytique » une proposition qui se borne à décomposer un signifié, à déplier ce qui se trouve pensé en lui, donc à en énoncer les éléments essentiels. La définition analytique a ainsi une vertu proprement pédagogique : elle énonce le contenu d’un signifié, remplace le mot qui le représente par une expression plus complète et plus explicite. C’est dire qu’elle a son lieu d’élection dans tous les Dictionnaires et autres Vocabulaires, qu’ils traitent de termes généraux ou spécialisés.
C’est dire à quel point les propositions analytiques n’« étendent pas du tout nos connaissances, mais seulement développent le concept que j’ai déjà et me le rendent intelligible à moi-même »29Ibidem, p. 38.. L’analyse est un art de la paraphrase, de la reformulation : elle clarifie, explicite mais n’apporte aucune connaissance nouvelle. Par contraste, la synthèse est l’opération cognitive par excellence : elle relie deux signifiés qui, a priori, sont étrangers l’un à l’autre. Ce faisant, elle est créatrice d’une connaissance nouvelle car cette liaison n’aurait pu résulter d’aucune décomposition conceptuelle préalable. On peut illustrer cette différence directement en droit privé.
Dire que le paiement est l’exécution d’une obligation, c’est définir le paiement analytiquement. L’on n’apporte rien à la connaissance juridique mais l’on se contente de remplacer un mot par une périphrase. Au contraire, dire que le paiement est un fait juridique, c’est relier entre eux deux signifiés qui ne sont pas contenus l’un dans l’autre a priori, à savoir le paiement et le fait juridique. L’on en déduit une conséquence de droit : le paiement étant un fait juridique, il peut se prouver par tous moyens. Ainsi, par la définition synthétique, l’on apporte deux nouvelles connaissances au corpus du savoir juridique, l’une théorique (le paiement est un fait juridique), l’autre pratique (le paiement se prouve par tous moyens). On peut également donner un exemple de droit pénal.
Analytiquement, le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. Synthétiquement, le vol est un délit, ce dont on déduit que les amendes prononcées pour vol ne se cumulent pas, contrairement aux amendes contraventionnelles. Cette dualité entre définition analytique et définition synthétique semble commander une grande partie du raisonnement juridique, qui les nécessite toutes deux et qui les convoque, tour à tour, en fonction du but à atteindre. Elles répondent à des fonctions différentes.

     9.    Nature de l’analyse en droit – Du fond de sa stérilité cognitive, l’analyse n’en remplit pas moins une mission essentielle pour le juriste. Elle correspond à la définition telle que l’ont pensée les Grecs, plus spécialement Aristote. Ce dernier semble avoir fixé durablement le canon de la définition, en en faisant une division par le genre et la différence spécifique. La définition suppose ainsi une double opération : replacer le definiendum dans une catégorie plus vaste et désigner ce qui, au sein de cette catégorie, le distingue spécialement. Il s’agit donc d’« établir le genre et la différence par le genre »30Aristote, Organon. Seconds analytiques, précité, II, 13, 97a 25-30, p. 220.. Distinguer au sein d’un ensemble logiquement plus grand, tel est l’enseignement de la théorie aristotélicienne de la définition, dont on peut voir à quel point elle est marquée par l’idée de classification.
Ainsi, parmi les obligations, celle affectée d’une condition suspensive est celle dont la naissance dépend d’un évènement futur et incertain et celle affectée d’un terme est celle dont seule l’exécution est retardée31Art. 1168, 1185 c. civ.. Parmi les aptitudes d’une  juridiction, la compétence est celle qui lui permet de trancher un litige de préférence à une autre, supposant ainsi une comparaison entre leurs vocations respectives32Contrairement au pouvoir juridictionnel, qui lui est l’aptitude d’une juridiction à trancher un litige, mais qui la considère en et pour elle-même, sans la mesurer aux autres dans sa vocation à connaître du litige.. Parmi les modes d’extinction des droits subjectifs, la prescription est celui qui procède par écoulement d’un laps de temps33Art. 2219 c. civ.. Parmi les manœuvres pratiquées par une partie, le dol est celle qui a déterminé l’autre à contracter34Art. 1116 c. civ.. Parmi les incidents d’instance, la suspension est celle qui fait provisoirement obstacle à sa poursuite sans en dessaisir le juge35Art. 378 C.P.C.. Parmi les appropriations frauduleuses, le vol est celle qui s’opère par soustraction. Cette manière de diviser par le genre et l’espèce a connu, comme on le voit, une fort belle fortune en droit, où elle a prospéré sous l’appellation de « définition réelle ».
Les juristes lui assigne pour mission de saisir une réalité juridique préexistante, la nommer et en énoncer « les attributs spécifiques qui [la] caractérisent en son genre »36Cornu G., « Les définitions dans la loi », in Mélanges dédiés à Jean Vincent, Paris, Dalloz, 1981, n° 13, p. 83. J.-L., Méthodologie juridique, Paris, PUF, Thémis, Droit privé, 2001, p. 110. Bergel J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, Méthodes du droit, 4e éd., 2003, n° 187, p. 218. : on y reconnaît sans peine la conception aristotélicienne et tous les exemples précédents, empruntés au droit des obligations, à la procédure civile et au droit pénal, mais qui pourraient être pris dans n’importe quelle autre branche du droit. Les éléments constitutifs du definiendum ne sont rien d’autre que la référence à son genre et à la différence qui, au sein de ce genre, en assure la spécificité et l’identité.

      10.    Analyse et connaissance – L’analyse est vue comme le canon de toute définition et continue de masquer à ce jour les définitions synthétiques37Colonna D’istria Fr., « Le mythe des définitions dans la loi », Mélanges offerts à J.-L. Bergel, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 81-109., dont la portée cognitive est autrement plus profonde. D’ailleurs, Kant ne fut pas la premier à remarquer que l’analyse n’emportait pas connaissance : Aristote lui-même le montrait déjà et s’entreprit soigneusement à réfuter la valeur cognitive de la définition analytique après l’avoir théorisée et l’avoir érigée en type unique de définition.

De l’aveu du Stagirite lui-même, la définition, dont la vocation est d’expliquer l’essence d’une chose, est pourtant incapable de la prouver d’un point de vue rationnel. Définir est loin de démontrer. En effet, si la définition ne peut démontrer, c’est qu’elle ne peut être conclusion d’un syllogisme, mais seulement prémisse. La prémisse, elle-même, n’est pas susceptible de démonstration car cela impliquerait de découvrir le syllogisme dont elle est la conclusion, d’où une régression ad infinitum38Aristote, Organon. Seconds analytiques, précité, II, 3, 90 b 25-30, p. 169-170..
La définition analytique n’est pas prouvée, mais seulement posée : elle est donc stipulative et n’apporte pas de connaissance qui puisse s’appuyer sur la rationalité de la démonstration. Bien sûr, cette faiblesse intrinsèque devrait irradier toutes les démonstrations jusqu’à annihiler toute possibilité du connaître, puisqu’elles reposent, in fine, sur des définitions précisément indémontrables. Exprimant une connaissance finie et bornée, la démonstration n’est objectivement valable qu’à l’intérieur de l’arbitraire émanant des définitions analytiques qui la fondent. Aristote ne manque pas de sévérité envers cette méthode : « ce qu’elle doit démontrer, elle demande qu’on le lui accorde »39Organon. Premiers analytiques, traduction Tricot J., Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1971, I, 31, 46 a 30-35, p. 159..
Le point critique est précisément que le sujet est maître des différences qu’il pose par la division, qu’elles ne dépendent que de son pouvoir et non d’une nécessité empirique qui viendrait le contraindre de l’extérieur. Par division, l’on posera donc que tout animal et mortel ou immortel, puis que l’homme est un animal ; la seule conclusion possible est que l’homme, à son tour, sera mortel ou immortel. La division à elle seule est impuissante à prouver que l’homme est mortel40Aristote, Organon. Premiers analytiques, précité, I, 31, 46 b 1-20, p. 160-161., elle ne peut dire en quel sens il faut trancher dans le genre.
Conclure à partir des définitions que l’homme est mortel, c’est donc établir une différence sans aucune nécessité, c’est stipuler et non prouver. Quelle nécessité intrinsèque y a-t-il à définir la condition suspensive comme un évènement futur et incertain ? À définir la compétence comme une aptitude à connaître d’un litige du point de vue de la concurrence avec les autres juridictions ?
À définir la prescription comme un mode d’extinction d’un droit par l’écoulement du temps ? À définir le dol comme manœuvre déterminant une partie à contracter ? À définir la suspension d’instance comme un obstacle provisoire à sa poursuite sans dessaisissement du juge initialement saisi ? À définir le vol comme une appropriation frauduleuse par soustraction ? Celui qui parle est maître de la combinaison des mots, qui ne relève que de la convention : l’on aurait pu, tout aussi bien, envisager une condition qui serait un évènement certain et un terme pouvant suspendre la naissance de l’obligation, rajouter une condition autre que l’écoulement du temps à la prescription, admettre un dol qui n’ait pas déterminé la partie à contracter41Ce fut le cas avec la consécration du dol incident., imaginer une suspension de l’instance qui en dessaisirait le juge, voir un type de compétence dans l’aptitude d’une juridiction à connaître d’un litige sans comparaison avec les autres, imaginer un vol par une remise de fonds sous la contrainte. La définition analytique reste à la surface des mots42Il n’y a donc qu’une différence de degré, et non de nature, entre définition réelle et définition dite « terminologique » : v. Colonna D’istria Fr., « Le mythe des définitions dans la loi », précité. : elle laisse imaginer toutes les substitutions et interversions possibles entre les mots et les expressions qui en sont réputées les équivalents sémantiques. La définition par division étant un acte de volonté de son auteur, elle permet d’entrevoir des permutations et laisse fatalement dans l’ombre d’autres possibilités qui, parfois, sont exploitées43Ainsi, la pratique a-t-elle distingué entre compétence et pouvoir juridictionnel, entre dol principal et dol incident : v. Colonna D’istria Fr., « Le mythe des définitions dans la loi », précité.. Cet arbitraire qui émane de la définition par division, donc de la définition analytique, est précisément ce qui l’empêche d’être un outil de connaissance. Elle ne peut être qu’un instrument de pouvoir : c’est d’ailleurs en ce sens qu’elle est utilisée par le législateur et réceptionnée par le juge.

     11.    Fonction de l’analyse en droit : exercice d’un pouvoir – En énonçant les traits caractéristiques d’une notion, en décrivant ses éléments constitutifs, la définition analytique permet de qualifier les faits et de leur appliquer la règle de droit adéquate. Elle est une intension qui amène à une extension : en s’y référant, l’on pourra qualifier les faits dans des conditions rationnellement satisfaisantes, qui colleront à l’exigence de sécurité juridique.
Chaque fois qu’il sera prouvé que les manœuvres pratiquées par un contractant auront déterminé le consentement de l’autre partie, l’on saura que l’on est en présence d’un dol : l’on pourra en tirer la conséquence de droit en annulant la convention. Chaque fois que l’on constatera que les parties ont stipulé que leur accord ne prendra vie qu’une fois survenu tel évènement futur et incertain, l’on y verra aussitôt une condition suspensive et l’on en appliquera le régime. Chaque fois que l’on constatera la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui, l’on appliquera la qualification de vol et les peines légalement encourues.

À ce titre, la définition analytique a une fonction d’application du droit : elle guide le raisonnement et l’aide à reconnaître la qualification juridique parmi les faits qui lui sont présentés. Toutefois, sa valeur pragmatique ne doit pas masquer son déficit cognitif. Elle fournit certes des informations précieuses sur les notions et rend ainsi possible leur application : mais, se contentant de les décomposer, elle n’offre pas de connaissance à leur endroit. Grâce à la définition analytique, l’on est en mesure d’appliquer une qualification avec une certaine sécurité juridique, puisqu’on dispose de ses éléments constitutifs. Les juristes ont pris l’habitude de désigner cette réalité intellectuelle en distinguant les notions indéterminées et les notions déterminées : ils remarquent l’insécurité juridique que génèrent les premières, et qui contraste avec la fiabilité que dégagent les secondes. Une notion indéterminée est une qualification encore dépourvue de définition analytique. L’on ignore encore ses éléments constitutifs. Les sources formelles ne les indiquent pas et le savoir juridique n’est pas encore parvenu à les dégager. Il en est ainsi de l’ordre public, ou de l’intérêt de l’enfant par exemple ; il en existe bien des reformulations, mais elles paraissent si paraphrastiques44Si l’analyse est paraphrastique, il existe un point au-delà duquel la paraphrase est tellement aigue qu’il n’y a même plus de différence intellectuelle entre definiendum et definiens, et donc plus de définition analytique. qu’elles ne peuvent guider le juriste qui chercherait à savoir si tel texte est d’ordre public45La référence à l’impérativité n’est que l’emploi d’un synonyme qui ne saurait équivaloir à une définition analytique et l’annulation des stipulations contraires n’est qu’une conséquence juridique de l’ordre public et non une définition. De plus, renvoyer aux exigences fondamentales d’une société donnée n’est rien moins qu’éclairant dans la mesure où cela relève trop fortement de l’opinion individuelle du juge : l’on ne peut, par-là, prévoir en l’absence de précision textuelle, si telle ou telle norme sera qualifiée d’impérative. ou si telle mesure relève de l’intérêt de l’enfant. Car telle est la fonction de l’analyse : être une boussole dans l’appréciation judiciaire, qui lui permette de savoir si les faits dont elle a connaissance entrent ou non dans le champ de la qualification considérée.
En son absence, le juge est comme livré à lui-même et à toutes sortes de considérations extra-juridiques qui l’inciteront ou non à appliquer la qualification en question. C’est là le prix que paie le savoir juridique à chacune de ses défaites : n’ayant pu déterminer les éléments constitutifs d’une qualification, ne pouvant guider le juge dans son appréciation, il doit supporter de le voir se tourner vers d’autres savoirs pour l’épauler. C’est donc vers la morale, l’économie ou la science politique que le juge s’orientera lorsque le savoir juridique ne pourra lui proposer aucun critère de qualification.
Ainsi, l’analyse met en jeu, non seulement l’influence épistémologique du savoir juridique, mais aussi le pouvoir politique du législateur. En effet, l’analyse permet d’appliquer une qualification en se référant à ses éléments constitutifs : en fixant une définition analytique, le législateur tente de maîtriser par avance le champ d’application des textes qu’il édicte. S’il s’en abstient, ce sera le juge qui, en opérant la qualification, déterminera au fur et à mesure des espèces rencontrées le champ d’application de la règle de droit. Puisque la qualification s’insère dans une règle de droit qui en fixe le régime, énoncer les éléments constitutifs de la qualification, c’est fixer le champ d’application de la règle.
Le législateur peut le faire lui-même par avance ou l’abandonner au pouvoir du juge. Dans ce dernier cas, c’est la doctrine qui, par sa lecture attentive des arrêts, reconstituera le champ d’application de la règle par des études jurisprudentielles d’ensemble. Tout dépendra de l’enjeu politique que le législateur ressentira à fixer par avance le champ d’application des règles qu’il édicte : cet enjeu est évident, par exemple en droit pénal, où le principe de légalité des délits et des peines contraint le législateur à ne rien céder au pouvoir judiciaire dans l’appréciation de l’existence des infractions.
La loi pénale est donc remplie de définitions analytiques qui contraignent le juge, d’autant plus que leurs éléments s’interprètent strictement. Application et détermination du champ d’application de la règle : telle est la fonction de l’analyse en droit. Bien qu’elle apporte par-là une certaine information sur l’état du droit, il n’y a pas encore de connaissance dans la mesure où, par la définition analytique, la règle est décrite, mais non expliquée et fondée en raison. Ce sera la tâche de la définition synthétique, qui n’est autre que le concept.

     12.    Nature du concept : la synthèse – La synthèse relie deux concepts qui, a priori, sont étrangers l’un à l’autre. Elle crée ainsi une connaissance nouvelle car cette liaison n’aurait pu résulter d’aucune décomposition analytique préalable46Kant E., Critique de la raison pure, précité, p. 37 : « tandis qu’au contraire les [jugements synthétiques] ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n’avait pas été pensé en lui et qu’on aurait pu tirer par aucun démembrement ».. C’est pourquoi elle doit être fondée sur une objectivité et une contrainte externes qui justifient le lien inédit : elle ne peut se contenter, contrairement à l’analyse, de la seule autorité de son auteur car elle tire sa force et légitimité épistémologiques de l’expérience objective, non de la volonté subjective47Ibidem, p. 38 : « dans les jugements synthétiques, je dois avoir en dehors du concept du sujet quelque chose encore (X) sur quoi l’entendement s’appuie pour reconnaître qu’un prédicat qui n’est pas contenu dans ce concept lui appartient cependant »..
Puisqu’elle requiert observation et expérimentation avant d’être validée, la synthèse est un acte de connaissance et non de volonté. Par elle, l’expérience observée est conçue car intégrée dans une connaissance. À ce titre, la synthèse n’est rien d’autre que le concept. Si l’analyse révèle un pouvoir, la synthèse construit un savoir. Reste à illustrer la manière dont la synthèse a lieu en droit. L’on verra alors que les définitions synthétiques sont bien connues des juristes : ils les nomment depuis fort longtemps « nature juridique » sans même avoir conscience qu’il s’agit là de synthèse, au sens épistémologique du terme.
La « nature juridique » n’est rien d’autre que la manière dont les juristes désignent les définitions synthétiques, donc le concept. Les juristes synthétisent à travers les questions relatives à la nature juridique. Lorsqu’ils envisagent la nature juridique, ils cherchent à relier des notions étrangères l’une à l’autre et réalisent ainsi un acte essentiel de la construction de leur savoir.

     13.    Synthèse et connaissance en droit : le paiement – Analytiquement, le paiement est l’exécution de l’obligation48Et encore peut-on déduire cette définition analytique du paiement de certaines dispositions légales, par exemple la combinaison des art. 1235 et 1243 c. civ. Le premier relie explicitement le paiement à l’existence d’une obligation, le second se réfère à la « chose » due au créancier : il est aisé d’en conclure que le paiement est l’exécution d’une obligation, quel qu’en soit l’objet. Cet exemple semble alors une définition légale implicite.. « Paiement » n’est alors qu’un raccourci commode pour éviter d’employer un syntagme plus long et moins maniable. Il s’agit là de division du genre en espèces : parmi les causes d’extinction de l’obligation, le paiement est celle déclenchée par son exécution49Art. 1234 c. civ.. Il appartient ainsi au genre des modes d’extinction de l’obligation, sa spécificité étant de l’éteindre par exécution. La souveraineté intellectuelle de son auteur ressort doublement. D’abord car rien ne contraint langagièrement à nommer « paiement » l’exécution de l’obligation. Ensuite car l’on pourrait concevoir juridiquement l’extinction soumise à une formalité s’ajoutant au paiement, et non causée par le paiement pur et simple.
L’on franchit une étape déterminante de l’analyse vers la synthèse, du pouvoir vers le savoir, lorsqu’on énonce que le paiement est, non seulement l’exécution d’une obligation, mais aussi un fait juridique. Qui ne voit que ces deux propositions se situent sur des registres intellectuels radicalement différents ? D’un côté, une simple reformulation, l’énoncé d’une synonymie entre un mot et une expression ; de l’autre, la liaison de deux qualifications hétérogènes l’une à l’autre, celle de paiement et celle de fait juridique. La question de la nature juridique du paiement se laisse donc reformuler ainsi : avec quelle qualification relier celle de paiement pour former une connaissance50Atias C., Devenir juriste. Le sens du droit, Paris, LexisNexis, 2011, n° 191-192, p. 106 : « La nature juridique est une synthèse abstraite directrice. […] La référence à la nature juridique participe à la construction de la cohérence du droit. Elle associe les diverses qualifications ». ? En y répondant, l’on relève deux apports cognitifs. Théorique en raison de la liaison synthétique entre deux qualifications qui, par ailleurs, son décrites chacune par leur propre définition analytique51Le fait juridique est défini analytiquement comme un « Fait quelconque […] auquel la loi attache une conséquence juridique […] qui n’a pas été nécessairement recherchée par l’auteur du fait ». (Cornu G., Vocabulaire juridique de l’association H. Capitant, Paris, PUF, Quadrige, 4e éd., 2003, v° « Fait », sens 2, p. 386). Le paiement est défini analytiquement comme l’exécution d’une obligation (ibidem, v° « Paiement », sens 2, p. 626).. Pratique car l’on déduit de cette synthèse que le paiement peut se prouver par tous moyens ; la nature du paiement détermine son régime. Toutefois, comme l’avait noté Emmanuel Kant, la liaison synthétique ne se suffit pas à elle-même : l’on ne saurait déduire sa légitimité de son originalité ou de son audace.  Une assise objective lui est nécessaire, ce qui pose la question du mode d’élaboration des définitions synthétiques, de la manière dont les juristes fixent la nature juridique. « Le paiement est un fait juridique »: sur quelle objectivité cette synthèse repose-t-elle?
Sur celle du régime du paiement, tel que la loi le pose. La loi positive sert précisément de base objective pour l’élaboration des définitions synthétiques, pour la recherche de la nature juridique. L’extinction de l’obligation étant un effet légal automatique du paiement52Art. 1234 c. civ., aucune nouvelle manifestation de volonté n’est nécessaire pour la parfaire. La loi, non seulement fixe le régime du paiement, mais permet aussi de construire sa définition synthétique, de déterminer sa nature juridique : elle rend possible, par rapprochement, la liaison entre paiement et fait juridique.
Si la nature commande le régime, le régime permet de déterminer la nature. C’est parce que le paiement est défini comme un fait juridique qu’il se prouve par tous moyens, ainsi sa nature commande son régime ; mais c’est eu égard à son régime légal53La question de savoir si l’on peut construire la nature en considération du régime prétorien, et non plus légal, est une reformulation épistémologique de la question ontologique de la jurisprudence comme source du droit. L’on ne se demande plus si la jurisprudence produit du droit, mais si le juriste doit prendre en compte les arrêts complétant le régime légal pour élaborer la définition synthétique. L’on transforme alors une question sur l’être du droit en une question sur le savoir juridique : la réponse ne pourra manquer d’être différemment structurée. qu’il est défini comme un fait juridique, ainsi son régime guide la détermination de sa nature. Nature et régime sont donc dans une relation d’influence réciproque. C’est précisément la nature juridique qui constitue le concept. Chaque définition analytique se double ainsi d’une définition synthétique. L’on peut nommer la définition analytique « notion », ou « qualification » alors que la définition synthétique est le concept lui-même.
Autrement dit, un même terme du vocabulaire juridique est à la fois une notion et un concept, suivant l’angle sous lequel il est regardé. Sous l’angle de la définition analytique, il constitue une notion : ainsi, le paiement comme exécution d’une obligation. Sous l’angle de la définition synthétique, il est un concept : ainsi, le paiement comme fait juridique. Exécution de l’obligation, telle est la notion de paiement ; fait juridique, tel est le concept de paiement. En-deça de cette dualité, il n’y a que du texte, le texte contenant le terme « paiement » et fixant son régime. La deuxième illustration le confirmera.

     14.    Synthèse et connaissance en droit : la compétence internationale – Analytiquement, la compétence internationale est l’aptitude d’une juridiction d’un État à connaître d’un litige contenant un élément d’extranéité. Là encore, il ne s’agit que de reformulation et de paraphrase : remplacer « compétence » par « aptitude »  n’est qu’une clarification pédagogique, rien de plus. En revanche, un pas décisif vers la synthèse est franchi, lorsque cette aptitude est définie comme un pouvoir de trancher le litige, pouvoir qu’exerce l’État sur le litige international. Les qualifications de compétence internationale et de pouvoir juridictionnel, séparées a priori l’une de l’autre, se réunissent dans une synthèse créatrice car apportant des connaissances nouvelles.
Si la compétence internationale ne relève pas de la compétence au sens du droit interne mais du pouvoir de juridiction, alors trois conséquences pratiques s’ensuivent. L’incompétence internationale est sanctionnée par une fin de non-recevoir et non par une exception de procédure car le défaut du pouvoir de juger révèle le défaut du droit d’agir du demandeur ; le pourvoi en cassation dirigé contre la décision qui aurait statué sur la compétence internationale sans mettre fin à l’instance est immédiatement recevable car il aurait pour but de prévenir un excès de pouvoir54Alors que l’art. 607 C.P.C. interdit de frapper de pourvoi les décisions qui ont statué sur une exception ou une fin de non-recevoir sans mettre fin à l’instance. ; l’assignation devant un juge internationalement incompétent ne sera pas interruptive de prescription55Thery P., obs. sous civ. 1ère, 7 mai 2010, Bull. civ. I n° 107, RTDciv. 2010, p. 808..
La définition synthétique est cette fois l’œuvre des juges : « en matière internationale, la contestation élevée sur la compétence du juge français saisi ne concerne pas une répartition de compétence entre les tribunaux nationaux mais tend à lui retirer le pouvoir de trancher le litige au profit d’une juridiction d’un État étranger »56Civ. 1ère, 7 mai 2010, Bull. civ. I n° 107.. Un choix s’offrait entre deux synthèses possibles : rattacher la compétence internationale à la compétence juridictionnelle ou la rattacher au pouvoir de juridiction, deux qualifications dont on a énoncé précédemment les définitions analytiques.
Là encore, l’observation du régime juridique est un préalable nécessaire à toute position sur la nature, donc sur le concept : comme la sentence arbitrale, le jugement étranger nécessite le prononcé de l’exequatur, sur des critères d’ailleurs forts voisins. Cette similitude a pu amener les juges à traiter la compétence international sur le modèle de la compétence arbitrale, c’est-à-dire sous l’angle du pouvoir juridictionnel57Pour un exposé complet de cette analogie, Colonna D’istria Fr., « Le concept de souveraineté dans les articles 14 et 15 du code civil », RRJ 2011-1, p. 203-236..
Les deux traits caractéristiques des définitions synthétiques sont réunis : relier deux notions analytiquement définies par ailleurs ; provoquer par-là des conséquences juridiques directes. Aptitude d’une juridiction à connaître d’un litige international, telle est la notion de compétence internationale ; existence d’un pouvoir juridictionnel de l’État sur le litige, tel est le concept de compétence internationale.

     15.    Synthèse et connaissance en droit : le sursis à statuer – Analytiquement, le sursis est un incident d’instance qui fait provisoirement obstacle à sa poursuite sans en dessaisir le juge58Art. 378 C.P.C.. Il y a là une application de la méthode analytique de reformulation par division du genre en espèces. La définition synthétique doit alors associer le sursis à une autre qualification de manière à former une connaissance qui influera sur le système juridique. Synthétiquement, le sursis à statuer constitue une exception de procédure.

En effet, le sursis à statuer correspond à la définition des exceptions de procédure telle que formulée par la loi59Art. 73 C.P.C. car il tend à en suspendre le cours. C’est donc par l’observation de ses effets juridiques que l’on peut en proposer une définition synthétique. La jurisprudence le confirme, puisque l’existence d’une question préjudicielle60Civ. 1ère, 16 octobre 1985, Bull. civ. I n°264 ; civ. 2e, 14 septembre 2006, Bull. civ. II n° 217. et la règle « le criminel tient le civil en l’état »61Civ. 1ère, 28 avril 1982, Bull. civ. I n° 152 ; soc. 4 octobre 1989, Bull. civ. V n° 565 ; com. 28 juin 2005, Bull. civ. IV n° 146. ont été qualifiées d’exceptions de procédure.
Deux conséquences juridiques s’ensuivent : la demande de sursis doit être présentée avant toute défense au fond et le juge de la mise en état est exclusivement compétent pour se prononcer dessus, sur la base de l’art. 771 1° C.P.C. D’ailleurs, le service de documentation et d’études de la Cour de cassation, répondant à la question : «les demandes de sursis à statuer entrent elles dans les exceptions de procédure visées par l’article 771 du code de procédure civile ? », a estimé que « si les demandes de sursis à statuer font partie d’un titre du code consacré aux incidents d’instance, la jurisprudence les soumet néanmoins au régime des exceptions de procédure, de sorte que (…) ces demandes paraissent relever de la compétence du juge de la mise en état »62BICC, 1er décembre 2008, p. 18.. Si le sursis est soumis au régime des exceptions de procédure, il en emprunte également la nature.
C’est encore par détermination du régime que la nature est construite : le service de documentation de la Cour de cassation n’a pas raisonné autrement. Incident mettant provisoirement fin à l’instance, telle est la notion de sursis à statuer. Exception de procédure, tel est le concept de sursis à statuer. Là encore, un même terme du vocabulaire juridique désigne une notion (analytiquement) et un concept (synthétiquement).

     16.    Synthèse et connaissance en droit : la condition suspensive – La loi donne une définition analytique de la condition suspensive63Art. 1168, 1181 c. civ., qui se contente de déplier ce qui se cache sous cette expression, en la remplaçant par une autre expression équivalente. Ainsi la condition suspensive sera-t-elle cet évènement futur et incertain auquel est subordonnée la formation du contrat, la naissance de l’obligation.
C’est ensuite par un examen minutieux de son régime que l’on remontera à la nature de la condition suspensive, donc à sa définition synthétique. C’est cette observation du régime qui permettra d’opérer des analogies, des rapprochements, et donc d’obtenir des liens synthétiques entre la condition et d’autres notions juridiques.
Cette définition synthétique s’ajoutera à la définition analytique de la condition suspensive, complétant ainsi le tableau de sa signification globale, puisqu’à la notion de condition telle qu’elle résulte de la loi sera rajouté le concept de condition tel qu’il résultera de l’activité cognitive du savoir juridique. Sa portée théorique et pratique dépassera celle de la notion, c’est-à-dire de la reformulation analytique. D’un point de vue théorique, car il réalisera une liaison novatrice ; d’un point de vue pratique, car, construit à partir du régime, il en apportera la justification conceptuelle, proprement juridique64C’est une telle définition synthétique qui était recherchée par la doctrine, lorsqu’elle définissait la condition comme un droit éventuel. Sur la maladresse logique de la notion même de droit éventuel, v. Colonna D’istria F., Temps et concepts en droit des obligations. Essai d’analyse méthodologique, thèse, Aix-en-Provence, 2009, n° 76, p. 161-162..
De plus, la fonction du concept est également prospective : lorsqu’une incertitude sur le régime de la condition apparaîtra, lorsqu’une question inédite se posera aux juges en la matière, c’est par référence à cette nature qu’elle sera résolue. La définition synthétique, ou nature juridique, a donc une double fonction : justifier le régime existant et fixer le régime sur un point encore indéterminé, si besoin est. Ce régime se caractérise avant tout par la force obligatoire de la condition.
Cette force obligatoire se manifeste à travers les droits conférés par la loi au créancier conditionnel, comme celui d’exercer les actes conservatoires65Art. 1180 c. civ. ou de faire de son droit l’assiette d’une sûreté réelle66Art. 2414 al. 1 c. civ. pour l’hypothèque du droit réel conditionnel. La jurisprudence avait déjà consacré la possibilité de nantir une créance conditionnelle : civ. 27 janvier 1908, S. 1910 I p. 537.. De même, la saisissabilité des créances conditionnelles67Art. 13 al. 2 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991. et leur transmissibilité à cause de mort68Art. 1179 c. civ. montrent leur puissance juridique : la sanction du débiteur de mauvaise foi par l’accomplissement de la condition69Art. 1178 c. civ. ou la prohibition des conditions purement potestative ne font que le confirmer.
Voilà qui met sur la voie de la définition synthétique, de la nature de la condition, donc du concept de condition : si elle a force obligatoire, c’est qu’elle est un contrat à part entière70Pour une démonstration complète de cette proposition, v. Colonna D’istria F., Temps et concepts en droit des obligations. Essai d’analyse méthodologique, précité, n° 75-77, p. 160-168.. Plus précisément, son objet serait de définir l’évènement futur et incertain à la réalisation duquel est soumise la formation d’un contrat futur71D’où les dispositions de l’art. 1175 c. civ. : « Toute condition doit être accomplie de la manière que les parties ont vraisemblablement voulu et entendu qu’elle le fût ». N’est-ce pas là une réitération de l’art. 1156, appliqué au contenu contractuel particulier qu’est celui de l’avant-contrat de condition ?. En ce sens, la condition suspensive aurait la nature d’un avant-contrat, donc d’un contrat qui, préparant la conclusion d’un contrat futur, n’en est pas moins revêtu de la force obligatoire. Conceptuellement, la condition suspensive est un avant-contrat.
Les effets de la condition pendante tels qu’ils viennent d’être exposés résultent ainsi de la force obligatoire de l’accord par lequel les parties soumettent l’engagement projeté à condition. L’on a ainsi relié deux notions apparemment étrangères l’une à l’autre, celles de condition et d’avant-contrat : du moins la seconde ne pouvait être obtenue par aucune décomposition analytique de la première ; nul ne peut prétendre aboutir à l’avant-contrat par simple démembrement, par simple approfondissement paraphrastique de la notion de condition. Seule l’observation de son régime peut amener à un rapprochement fructueux avec l’avant-contrat, car elle apprend qu’une force obligatoire émerge avant que le contrat définitif ne soit formé, ce qui est caractéristique des avant-contrats. Évènement futur et incertain suspendant la naissance de l’obligation, telle est la notion de condition, sa définition analytique.
Avant-contrat, tel est le concept de condition, sa définition synthétique.

    17.   Synthèse et connaissance en droit : le vol – Analytiquement, le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. Synthétiquement, le vol est un délit. Voilà une définition synthétique, une association entre deux notions qui ne peut être obtenue par aucune décomposition. Elle découle pourtant de la loi pénale elle-même, qui classe les infractions selon une division tripartite, en fonction des peines qu’elle prévoit72Art. 131-3 c. pén. Art. 381 C.P.P.. Cette nature est expressément induite par la loi de la peine, donc du régime qu’elle pose elle-même. Mais de cette nature le régime aussi est par ailleurs déduit : le vol sera soumis au principe de non-cumul des peines, et les amendes délictuelles ne pourront s’additionner entre elles.

     18.    Conclusion sur le concept comme synthèse : la critique quinienne – Chaque mot du vocabulaire juridique aurait ainsi sa définition analytique, que l’on appelle notion ou qualification, et sa définition synthétique, qui n’est autre que le concept. Ainsi se distribuent entre elles les fonctions de l’analyse et de la synthèse.
Pourquoi le concept se limiterait-il à la seule définition synthétique ? Parce que la définition synthétique, par la manière dont elle est construite, c’est-à-dire empiriquement, conçoit le réel observé. Le concept est la démarche propre de la connaissance : seul le concept, donc la synthèse, apporte une connaissance nouvelle.
Néanmoins, l’on sait que la distinction entre analyse et synthèse, base du présent propos, a pu être mise en doute, notamment par Quine. L’on ne saurait alors éviter cette nécessaire confrontation. Selon l’auteur américain, il n’y a pas d’analyticité, dans le sens où il n’existe pas d’énoncé dont la vérité soit radicalement indépendante des faits, de l’état du monde à un moment donné. Plus précisément, toute proposition peut voir sa valeur de vérité maintenue en toutes circonstances, malgré les contradictions apportées par l’expérience : il suffit pour cela de réformer d’autres énoncés du corpus de la connaissance humaine, qui forme un tout73Quine W. V. O., « Deux dogmes de l’empirisme », in Du point de vue logique, trad. Laugier S. et alii, Paris, Vrin, 2003, n° 6, p. 76-81.. C’est donc avant tout cette posture holiste radicale qui motive chez Quine le refus de l’analyticité. Elle ne peut exister puisqu’aucun énoncé n’est indépendant des autres, et que l’ensemble du corpus scientifique est en jeu lors de son face-à-face constant et fatidique avec l’expérience. Seule cette affirmation semble décisive pour le rejet de l’analyticité : tant que Quine constatait que l’analyticité ne pouvait s’expliquer par l’interchangeabilité des énoncés salve veritate mais au contraire servait à la fonder74Ibidem, p. 63., l’analyticité n’était pas définitivement condamnée.
Le couperet est venu de ce que l’on ne peut tester isolément un énoncé en vue de constater qu’il est vrai pour tous les états possibles du monde. Tous les énoncés cognitifs étant dépendants les uns des autres, ils peuvent être chacun maintenus moyennant la modification des autres. En ce sens, l’analyticité désigne simplement les énoncés que l’on choisit de ne pas modifier dans tel usage du langage ; par effet négatif, elle détermine les énoncés sacrifiés, qui subiront le changement nécessaire à l’intégrité des propositions analytiques.
Toutefois, et contrairement à ce qu’affirme Quine, il y a là davantage une redéfinition de l’analyticité qu’une réfutation. En effet, la critique quinienne confirme le lien indissoluble entre analyticité et pouvoir. Est analytique ce qui est posé souverainement, sans possibilité d’altération. Par exemple, la non-rétroactivité de la résolution d’un contrat à exécution successive aurait pu amener les juristes à remettre en cause la définition analytique de la résolution comme anéantissement rétroactif de l’acte juridique. Au lieu de cela, ils ont préféré maintenir la définition analytique classiquement admise et excepter le contrat successif du mécanisme résolutoire. Le contrat successif n’est ainsi pas résolu, mais résilié.
C’est donc bien un pouvoir, une souveraineté intellectuelle qui s’est manifestée dans cette réticence de la définition analytique à la révision empirique. Qu’un énoncé soit analytique en raison d’une décision humaine de ne pas le modifier quelles que soient les éventuelles mésaventures que l’expérience peut lui faire subir, et non en raison d’une nature logique intrinsèque, cela ne plaide pas pour une suppression de l’analyticité, mais pour une réforme de la manière dont elle est entendue. Dans le même ordre d’idées, l’on préfèrera qualifier un arrêt d’« arrêt d’espèce » plutôt que de réviser la définition analytique qu’il contredit.
De plus, la matière juridique donne sans doute un relief particulier à l’analyticité. En effet, en droit, la proposition analytique n’est pas celle qui est indépendante des faits, au sens sensoriel du terme ; elle est celle qui est indépendante du matériel empirique du juriste, du matériel à partir duquel les définitions synthétiques sont construites. Autrement dit, la définition analytique en droit est indépendante du régime correspondant à la qualification définie : et pour cause, la définition analytique ne fait, comme on l’a vu, que circonscrire le champ d’application d’un régime, d’un ensemble de solutions. Il va de soi qu’une chose est le régime, une autre son champ d’application : la définition analytique qui dessine le second est donc, dans sa validité, indépendante du contenu du premier.
En distinguant notion et concept, ou pour le dire autrement définition analytique et définition synthétique, l’on distingue en réalité entre pouvoir et savoir, entre l’application du droit et la connaissance du droit. Cette dualité entre analyse et synthèse amène à proposer une théorie générale de la signification, qui pourrait être formulée et schématisée de la manière suivante :

– définition analytique (notion, ou qualification)
– mot (signifiant) ≡ signifié
– définition synthétique (concept)

L’on fera également observer que la définition du concept comme synthèse est elle-même synthétique, puisqu’elle associe deux notions a priori étrangères l’une à l’autre, celle de concept et celle de synthèse, notions analytiquement définies par ailleurs. Analytiquement, le concept est une idée générale et abstraite, définition classique du reste et à laquelle l’épistémologie a eu tendance à réduire la signification du concept. Synthétiquement, le concept est synthèse.
Il appartiendrait à une théorie de l’idée de décrire les découpages qu’elle effectue entre les idées générales et abstraites, qu’elle nomme concepts, et les idées particulières et concrètes. Cette théorie de l’idée se mouvrait dans l’analyticité et sa vénérable méthode de division par genre et espèce. Il lui importerait alors non seulement d’exposer l’idée comme genre mais encore d’en expliciter les espèces à partir de l’endroit où elle place son scalpel. Elle répondrait notamment à la question de la fonction d’idées particulières et concrètes, voire de l’existence d’idées particulières et abstraites, ou générales et concrètes.

Elle est bien entendu encore à construire, mais pourrait bien embrasser l’ensemble des manifestations de l’esprit et de la culture. Idée générale et abstraite, telle est la notion de concept. Synthèse, tel est le concept de concept. C’est donc bien un concept de concept qui est proposé ici, et non une notion de concept. Son apport cognitif se cristallise dans sa fonction argumentative.

III. Le concept est argument

     19.    Le concept comme argument rétrospectif – La définition analytique circonscrit le champ d’application d’une qualification, d’une notion : il n’y a vol que si la chose est soustraite, ce qui a donné lieu à des difficultés de qualification. La Cour de cassation a dû ainsi préciser que s’approprier frauduleusement la chose d’autrui en l’ayant déjà en sa possession n’est pas un vol. La définition synthétique permet au contraire de justifier le régime des qualifications, selon le degré de précision de la loi : si le vol est soumis à la règle de non-cumul des peines, c’est parce qu’il est un délit, et non une contravention ; si le droit conditionnel peut être transmis par voie particulière ou universelle, c’est parce que la condition suspensive est un avant-contrat. Par sa dimension justificatoire, le concept est argument : il fournit la raison pour laquelle telle solution a été adoptée. Il opère ainsi rétrospectivement lorsqu’il justifie rationnellement un point du régime d’une qualification qui est déjà acquis mais encore inexpliqué.
Par exemple, l’offre assortie d’un délai passe aux héritiers du bénéficiaire en cas de décès avant expiration : on justifie cette solution a priori acquise en disant qu’en ce cas, l’offre est un acte juridique unilatéral75Si l’offre est précise, c’est que la volonté s’est exprimée dans une intention de produire des effets de droit., doté donc de force obligatoire au sens de l’article 1134 du code civil et transmissible aux ayants-cause au sens de l’article 1122. En reliant synthétiquement offre et acte juridique, l’on justifie une solution que les juges avaient déjà formulée.
Le concept est argument car il donne une raison, il rend raison, il répond à la seule question qui importe véritablement, la question du pourquoi. À ce pourquoi seul le concept peut apporter une réponse intellectuellement satisfaisante. Il est argument rétrospectif car lorsqu’il est formulé, la règle à justifier, qu’elle soit légale ou prétorienne, est déjà énoncée, voire déjà acquise et considérée comme de droit positif. Cette rétrospection est typique de la fonction légitimatoire du concept. Il est fréquent que le concept vienne tardivement, après que les règles soient posées. Qui s’en étonnerait ?
Le jurislateur n’a souvent que peu d’égards au concept : sa fonction est d’agir, de décider, non de fonder en raison. Certes, c’est la Raison qui légitime la règle depuis que les dieux ont fui le monde : il n’en demeure pas moins que celui qui commande et celui qui justifie le commandement s’incarnent en deux personnes différentes, qui sont tout simplement le politique et le savant. Que le second ne puisse intervenir concomitamment au premier n’est guère étonnant. Sans doute est-ce le privilège de temps plus heureux que de voir les deux se joindre en un seul. Seul un positivisme étroit pourrait considérer que cette fonction rétrospective de l’argument conceptuel est stérile. Ce positivisme étroit stipulerait que la règle se suffit à elle-même du moment qu’elle est édictée par une autorité reconnue et habilitée.
L’autorité suppléerait la raison : le normativisme, en ce qu’il entend n’aboutir qu’à la description de la règle au titre de l’objectivité scientifique, n’est pas étranger à ce type de doctrine bureaucratique.
En inhibant la recherche de la raison, donc du concept, il porte une lourde responsabilité dans la manière dont une grande part de la doctrine contemporaine conçoit son rôle : une dogmatique de l’information, destinée à dresser des catalogues de lois ou d’arrêts sans souffle théorique, et cela parce que seule une description neutre est réputée « objective » ou « scientifique ». L’on verra ultérieurement en quoi la description n’est qu’un prélude à la connaissance, prélude qu’en prenant pour le tout, le positivisme de la norme a hypostasié en masquant par-là durablement la structure de la connaissance juridique.

     20.    Le concept comme argument prospectif – Justifiant un régime acquis, le concept peut également déterminer un point du régime encore incertain, encore sujet à débat. La raison qu’il donne n’est pas rétrospective : elle est prospective et révèle une collaboration plus étroite du savant et du politique, de l’expert et du décideur. Il s’agit de la ratio decidendi : c’est elle qui incitera le juge à trancher la question de droit dans telle ou telle direction. Dans cette hypothèse, le concept est construit sur la base du régime existant, pour répondre à une question de droit encore inédite ou sans réponse acquise.
Par exemple, l’on s’est demandé il y a quelques années comment sanctionner les clauses de médiation lorsque la partie saisissait directement le juge sans recourir préalablement au médiateur comme le stipulait la convention. La réponse fut motivée par une synthèse : la clause de médiation constituant une fin de non-recevoir conventionnelle76En s’accordant sur une conciliation ou une médiation préalable, les parties établissent une convention sur le droit d’agir en justice. En différant volontairement leur recours au juge, n’est-ce pas leur droit d’action qu’elles aménagent par convention ? Elles s’interdisent en effet momentanément au moins d’être entendues sur le fond de leur prétention pour tenter d’abord une démarche amiable : adaptant leur droit d’action, elles s’en privent tant qu’une sortie amiable n’a pas été tentée et établissent ainsi une fin de nonrecevoir conventionnelle., la demande prématurée est tout simplement irrecevable. En reliant par synthèse fin de non-recevoir et clause de médiation, l’on a donc répondu à une question de droit inédite, l’on a déterminé un point du régime des clauses de médiation qui n’était pas encore fixé.
Ce choix a pu être déterminé par l’intention des parties quant aux effets de la clause de médiation : s’interdire d’agir en justice avant la tentative de résolution amiable, supprimer temporairement leur droit d’agir77Colonna D’istria Fr., « La sanction de l’inexécution de la clause de médiation. Pour l’octroi de dommages-intérêts », in Osman F. (dir.), La médiation en matière civile et commerciale, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 197-217.. Là encore, le concept complète la notion pour donner une figure entière de la signification du terme. Clause par laquelle les parties conviennent de procéder à une médiation préalable avant toute action judiciaire, telle est la notion de clause de médiation. Fin de non-recevoir, tel est son concept. Se montrent alors les deux fonctions pratiques de la définition synthétique, donc du concept, fonctions complémentaires bien entendu : justifier le régime a posteriori ou déterminer le régime a priori. En ce sens, le concept est argument, car il donne une raison pour laquelle c’est telle solution qui est adoptée et non telle autre. C’est en ce sens que l’argumentation du juriste est conceptuelle. Ce n’est toutefois que dans la controverse qu’elle trouve son expression la plus aboutie.

      21.    Le concept comme argument controversiste – Si le concept donne une raison, il n’enferme pas pour autant le savoir juridique dans une univocité stérile et apodictique. En effet, une fois construit, le concept ouvre le vaste espace de la controverse dans la mesure où il servira, par effet retour, de grille de lecture des textes qui ont servi à son élaboration. En ce sens, le concept est toujours inachevé : il est rare que le régime soit d’un seul bloc et ne désigne qu’une et une seule nature possible. Souvent, certains de ses éléments semblent indiquer une nature tandis que d’autres semblent signaler une nature différente.
C’est dans cette ambiguïté de régime que la controverse sur le concept prend sens. En ce sens, le concept est toujours confronté à une alternative possible : il n’affirme sa pertinence que dans le combat intellectuel de la controverse. L’exemple du paiement est à nouveau révélateur. Selon que l’on adhère à la thèse du paiement fait juridique ou du paiement-acte juridique, la présentation et le sens de son régime différeront.
Pour le défenseur de la première, l’art. 1234 c. civ. sera la référence centrale : c’est cette disposition qui voit dans le paiement un mode d’extinction de l’obligation sans autre condition formelle ou substantielle et qui érige donc l’extinction en effet légal du paiement. Toutefois, il pourra être gêné par l’art. 1257 qui inaugure la règlementation des offres réelles en disposant que  « lorsque le créancier refuse de recevoir son paiement, le débiteur peut lui faire des offres réelles, et au refus du créancier de les accepter, consigner la somme ou la chose offerte ».
Ce renvoi à la volonté du créancier de recevoir paiement ne le contrariera pas longtemps : il aura tôt fait de reléguer l’art. 1257 au second rang, en n’y voyant qu’un texte réglant les conséquences d’un litige sur le paiement. Ainsi conçu, l’art. 1257 ne démontrerait pas l’exigence d’un consentement du créancier au paiement, mais traiterait de la volonté du créancier sous un angle purement négatif, celui de la contestation menant au procès.
Pour le défenseur de la seconde thèse, l’art. 1257 deviendra au contraire la référence centrale. En prévoyant une procédure spécifique de paiement en cas de refus du créancier, il montre bien que son consentement est nécessaire, et l’emploi même du terme « offre » plaide pour la qualification d’acte juridique. En revanche, l’art. 1234 ne sera plus qu’un article d’annonce. Il précise schématiquement et dans l’ensemble ce qu’est l’effet du paiement, à savoir l’extinction.
Les précisions viennent ultérieurement avec l’art. 1257 ; mais le fait qu’aucune autre condition n’est posée à l’effet extinctif par l’art. 1234 ne saurait étonner dans la mesure où il est une disposition inaugurale qui fait la transition entre le chapitre 4 (« des diverses espèces d’obligations » et le chapitre 5 (« de l’extinction des obligations ») du titre 3 du livre 3. Du reste, le fait que l’art. 1234 se borne à dresser la liste de toutes les causes d’extinction sans s’arrêter au paiement ne peut que conforter cette interprétation.
On le voit à travers cet exemple, le concept est une grille d’interprétation des règles positives. C’est à ce titre qu’il mène la controverse : ceux qui en sont les acteurs déterminent leurs positions herméneutiques à partir d’un concept, d’une synthèse préalable. Le droit entre ainsi dans un infini mouvement de controverse : chaque interprétation a ses raisons car chaque interprétation est menée à partir d’un concept directeur qui paraît également légitime et également inachevé.
Les deux partis camperont longtemps sur leurs positions respectives jusqu’à un état nouveau du savoir juridique : la proposition d’une nouvelle qualification du paiement (ni acte, ni fait, mais une tierce possibilité) ou l’introduction d’une nouvelle règle positive qui disqualifiera l’une des deux thèses en présence (par exemple, une disposition imposant une preuve littérale du paiement). Œil du cyclone controversiste, le concept n’en demeure pas moins le témoin de ce que le droit est objet de connaissance.
Car aucune connaissance n’est jamais figée dans le corset du syllogisme ou le masque de l’exactitude : le cas des mathématiques n’est pas révélateur puisqu’elles ne se confrontent précisément jamais à aucune expérience et demeurent dans l’idée pure. C’est dire que la controverse n’exclut pas la connaissance mais la configure de part en part et en constitue le mouvement même. Mieux encore, le concept qui la dirige en garantie l’autonomie.

IV. Le concept est garant de l’autonomie du savoir juridique

     22.    Connaissance et description – Le concept révèle l’existence même du savoir juridique dans la mesure où il ne se contente pas d’une stérile description des règles. C’est au nom de l’objectivité scientifique que l’on a prétendu réduire la science du droit à une fonction servile de chambre d’enregistrement des décisions jurislatrices. Non qu’il faille investir le savoir juridique d’une mission moralisatrice par laquelle la connaissance ne serait que l’instrument de l’idéologie, mais il ne saurait se borner à décrire car décrire en droit, c’est répéter ce que le juge ou la loi disent déjà.
Le savoir juridique serait cantonné à un rôle purement informatif, pour ne pas dire journalistique. Tel un scribe soumis à l’autorité de son maître, il retranscrirait dans une douce quiétude ses décisions et les fruits bénis de son autorité. Que le positivisme juridique, du moins dans se version descriptiviste, conduise à cet asservissement, cela n’est gère douteux. De mauvais esprits sans doute trop emprunts de liberté intellectuelle ne manqueront pas de voir dans un tel avilissement une source de satisfaction pour bien des négateurs du savoir juridique.
Ils ne pourront que se réjouir de voir la science du droit devenir une simple instance pédagogique d’information, d’autant plus que les juristes y auront consenti de grand cœur, abandonnant la patience et la rigueur du concept pour le confort et l’automatisme du recueillement de données. Ce n’est que par-là que la prétendue vocation descriptive du savoir juridique, telle que pensée et promue par la positivisme au titre de l’objectivité de la science, a pu tant séduire et s’insinuer comme modèle des travaux doctrinaux.
C’est un tout autre exemple scientifique qu’offre le concept. Il est vecteur de connaissance en ce que, par la synthèse, il théorise les données juridiques et en propose une conception. Par lui, le savoir juridique échappe à l’alternative sclérosante dans laquelle il est enfermé depuis peut-être plusieurs siècles : la description stérile, vanté par le positivisme juridique, et l’alignement méthodologique sur les sciences exactes, dont les formalisations de la logique déontique se sont faites l’écho. Il va presque de soi qu’aucune de ces postures épistémologiques ne peut satisfaire qui entend promouvoir le droit comme objet d’une connaissance. La première ne peut s’intituler « savoir » puisqu’elle n’apporte rien à son objet : le savoir positiviste est censé se calquer si conformément à son objet qu’il en est transparent à ce dernier. En ce cas, que le savoir juridique existe ou non n’a aucune importance théorique car il ne sera qu’une commodité pédagogique à usage des étudiants ou des professionnels. Or la science ne saurait se confondre avec un « bloc doctrinal à usage d’enseignement »78Heidegger M., Être et temps, précité, p. 48..
La seconde ne promet aucune indépendance au savoir juridique, qui ne sera que le rejeton plus ou moins difforme des sciences « exactes ». Une connaissance doit avoir le courage de son autonomie ; elle ne peut construire son identité par imitation ou par réaction. Si tel est le cas, il n’y aura pas de savoir juridique, il n’y aura qu’une logique appliquée au droit, une logique qui étendrait au raisonnement juridique et au devoir-être son champ de compétence et son domaine de validité.
Il importe au plus haut point de ne pas confondre une connaissance autonome et l’extension unilatéralement décidée d’une connaissance préexistante. Ce n’est donc par aucune de ces deux voies que le droit sera objet de connaissance. Le concept semble au contraire lui ouvrir cette possibilité, en ce qu’il ne se borne pas à décrire ni à imiter. Il ne se borne pas à décrire mais au contraire use de la description du régime pour remonter à la nature, à la synthèse.
Son apport théorique est à peine à démontrer : il ne laisse pas son objet dans l’état où il le prend, comme le ferait une simple description improductive, mais il ne le transforme pas pour autant selon des principes idéologiques ou moraux. Le concept ne décrit de lege lata ni ne transforme de lege ferenda : il théorise. Autrement dit, la description n’est pas encore de la science : elle n’en est que le prélude. Elle n’est nuisible qu’autant qu’elle prétend se suffire à elle-même et constituer à elle seule une connaissance.
C’est dans la synecdoque que se situe le danger, et ce danger est celui de l’escamotage du savoir juridique. Ce savoir réside, non dans l’énoncé des règles de droit composant les régimes, mais dans celui de leurs justifications conceptuelles, dans la mesure où c’est la fonction du concept, entendu comme synthèse, que de justifier, d’argumenter.
Il n’y a de connaissance que là où persiste et agit cette instance justificatoire qu’est le concept, que là où l’on répond au « pourquoi ? », même si cette réponse conceptuelle est à jamais inachevée et s’ouvre dans une controverse infinie, qu’aucune autorité ne pourra décréter terminée. La connaissance ne se borne pas à décrire le monde : elle l’explique en le théorisant, et ce faisant produit à son endroit des conséquences pratiques. Le savoir juridique n’y fait pas exception.
Dans le même ordre d’idées, le concept n’imite pas les méthodes d’une connaissance non juridique mais au contraire se construit sur des données juridiques et produit des conséquences juridiques. Il part du droit et y revient en modifiant son ordonnancement par les effets pratiques qu’il produit en tant que théorie. En ce sens, il garantit non seulement que le droit est objet d’une connaissance, mais encore d’une connaissance autonome.

       23.    Autonomie de la connaissance – En justifiant le régime par le concept, l’on échappe aux arguments politiques et moraux utilisés parfois, voire même de plus en plus, par la doctrine79Colonna D’istria Fr., « Contre le réalisme. Les apports de l’esthétique au savoir juridique », précité.. Déçue par la stérilité de la description érigée en canon de la science par le positivisme, elle renonce d’une certaine manière au savoir juridique en appréhendant de plus en plus le droit de l’extérieur. Lui en ferait on grief ? Trompée par la synecdoque pernicieuse que lui propose le positivisme, elle n’imagine pas même de connaissance du droit ailleurs que dans une plate description. Plutôt le point de vue externe, qu’un point de vue interne aussi asséchant !
Seul le concept maintient le point de vue interne tout en dépassant la simple description. Par le concept, l’on justifie le droit par le droit, sans recours à des savoirs externes. La définition synthétique ne fait appel qu’aux sources formelles ou à des notions déjà théorisées à partir des sources formelles80La doctrine, par exemple, a théorisé l’acte unilatéral ou le fait juridique à partir des textes des sources formelles. dans les liaisons qu’elle institue : paiement et fait juridique, vol et délit, clause de médiation et fin de non-recevoir, offre et acte juridique unilatéral, compétence internationale et pouvoir juridictionnel, sursis à statuer et exception de procédure, condition suspensive et avant-contrat.
C’est dire l’importance déterminante de la théorie des sources pour le savoir juridique. Non en ce qu’elle énoncerait d’où vient le droit ontologiquement, mais en ce qu’elle précise quelle est la base empirique du savoir juridique, c’est-à-dire ce qu’il faut observer pour construire les concepts, ce qu’il faut prendre en considération pour opérer les synthèses. Seulement les régimes juridiques posés par la loi ? Ou également ceux élaborés par la jurisprudence ? Question éminemment épistémologique : du moment qu’il y est répondu, le concept construit sur cette base ne pourra manquer d’être proprement juridique81Colonna D’istria Fr., « La possibilité d’une objectivité interne dans la connaissance du droit », RIEJ, 2007, p. 109-130.. Cela confirme bien que la science est seule à s’attribuer son objet et à décider de son appellation.
Si l’autonomie du savoir juridique consiste à n’user que d’arguments juridiques dans les débats touchant l’adoption de telle ou telle solution, alors seule l’argumentation conceptuelle permet au savoir juridique d’assurer son autonomie, et de ne pas le confondre avec l’économie appliquée au droit, la politique juridique ou la morale. Il n’y a là nulle fermeture autarcique aux autres types de savoir qui pourraient prendre le droit pour champ d’étude. Au contraire, ce n’est qu’en créant des arguments juridiques, c’est-à-dire des concepts, que l’on sera en mesure de les confronter à ceux venant d’autres disciplines et d’en comparer la pertinence et les résultats respectifs.
La présence de conceptions économistes, politistes voire morales du droit, si elles sont aussi vectrices d’arguments, ne dispense nullement de rechercher des raisons juridiques de se décider. Elles ne feront que renforcer l’arsenal des arguments mis à disposition du décideur par le savoir : toutefois, les raisons juridiques, les concepts construits à partir des sources formelles semblent avoir un avantage paradoxalement politique sur les autres, qui justifie à lui seul que les juristes continuent à s’y livrer, ou que du moins, certains d’entre eux prennent haut et fort sa défense.

 

V. Le concept est légitimatoire

24.    Les concepts : une fin performative ? – Renforcer l’arsenal des raisons de décider et enrichir la connaissance humaine sont déjà des raisons d’user des concepts juridiques et elles suffiraient à plus d’un. En ce sens, les concepts ne peuvent qu’améliorer la qualité intellectuelle de la décision prise car ils en constitueraient le fondement rationnel. Cependant, leur utilité ultime n’est pas là : elle se déploie à un niveau sans doute supérieur, qui est celui des fins.
Car c’est bien dans un certain pragmatisme que le concept semble finir sa course, comme s’il s’abîmait dans la question : pourquoi du droit et non pas plutôt rien ? C’est dans ce sens que partout où il y a droit, il y a concept juridique : car le droit n’est autre que l’ensemble des résultats du savoir juridique, en tant qu’ils sont configurés par la rationalité. Que le concept s’aligne alors sur la finalité concrète que le droit s’assigne n’est donc pas pour étonner.
La vie sociale, que le droit accompagne, est source de conflits qui doivent se régler sans la violence naturelle qui compromettrait la pérennité de la société. C’est donc au droit de construire et de faire advenir l’anti-nature par excellence : une cohabitation pacifique entre ces animaux, certes rationnels, mais turbulents et batailleurs que sont les hommes. Si le droit a une fin, elle est performative, en ce sens qu’il lui incombe de créer sur terre et en actes un ordre de choses imaginable qu’en idée et en possible. C’est là un postulat ontologique gratuit dira-t-on ; les fins sont inaccessibles à la connaissance. Il n’y a là pourtant aucune finalité imposée a priori au droit à partir de valeurs improuvables qui ne reflèteraient qu’une idéologie tenant lieu de philosophie. Il s’agit seulement de l’observation empirique des effets concrets du juridique : l’accès au juge et l’autorité de la chose jugée, alpha et oméga du droit, tendent à examiner en droit le conflit et à taire toute contestation future sur la solution qui lui a été donnée.
Nulle ontologie en ceci : c’est phénoménologiquement que le droit commence avec l’intrusion du tiers dans un conflit interpersonnel82Kojeve A., Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, NRF, 1981, p. 23-24 : « le phénomène « Droit » existe chaque fois qu’a lieu l’intervention d’un tiers désintéressé. Dès que ce tiers annule la réaction de B provoquée par une action de A, on dira que A a droit à cette action » ; puis, p. 25 : « c’est cette intervention qui est l’élément spécifiquement juridique ».. Tout, dans le contenu des solutions du droit, tend à préparer le règne d’un état anti-naturel : la paix et la concorde, malgré les conflits incessants. Comme l’océan, serein dans son gigantisme, abrite pourtant des tourbillons et des bourrasques, la société, malgré ses troubles ponctuels, connaît une harmonie globale. C’est cette synthèse, si l’on ose ici employer ce terme, que le droit rend possible : l’on ne saurait arriver à meilleur résultat dans une cité d’hommes, et seul le concept le rend concevable. Le concept est pacificateur car il permet de justifier les solutions légales et prétoriennes sans arguments partisans, sans recours à une Weltanschauung qui seraient l’apanage de quelques-uns.
En ce sens, il possède une plus grande capacité de rassemblement que toute justification fondée sur l’idéologie politique ou les calculs d’opportunité économique. C’est sans doute là sa neutralité, et elle se vérifie notamment dans le rapport du juge et des parties. Une solution justifiée par des arguments de droit, donc conceptuels, est mieux assise et légitimée qu’une solution justifiée par des raisons de simple pragmatisme économique ou politique. Une décision qui adopterait une telle solution sera ainsi mieux acceptée par le corps social.
En effet, le pragmatisme économique ou l’idéologie politique varie d’un justiciable à l’autre : une justification tenant à la connaissance du droit a seule la neutralité technique nécessaire pour être acceptée même du perdant ! Sans doute la psychologie aurait-elle beaucoup à dire là-dessus : préférer succomber pour une raison purement technique, plutôt que par l’arbitraire d’une conception idéologique ou d’un calcul économique sur les avantages de telle ou telle solution. Le concept est un élément construit par le savoir, et il est à ce titre indépendant des plaideurs et ne varie pas selon leur personne, leurs conceptions individuelles de ce qui est juste ou opportun. C’est cette neutralité, cette invariance qu’ils viennent chercher devant la justice : il lui revient de trancher le litige sans recourir à une donnée qui ressortirait de la personnalité de l’une des parties, de leurs utilités particulières, de leurs positions sociales, de leur appartenance à telle ou telle mouvance idéologique.
Autrement dit, le concept assure le passage des passions à la Raison : par sa magie transformatrice, le litige opposant les parties n’est plus un phénomène d’émotion, de convoitise et de véhémence qui dresse leurs personnes l’une contre l’autre dans ce qu’elles ont de plus intime ; il devient chose abstraite, problème purement intellectuel et technique à traiter selon le concept.
C’est ainsi que la haine entre voisins devient réflexion sur les limites et les conditions du concept de trouble anormal de voisinage, que la volonté malveillante de priver autrui de l’entière jouissance de son bien devient réflexion sur les conditions d’existence d’une servitude, que le désir d’accroître ses liquidités devient réflexion sur les modes de contournement de la prescription.
Par cette transformation, les personnes des plaideurs, leurs intérêts concrets, leurs inimitiés électives s’effacent et disparaissent : seul le concept comme argument viendra justifier la solution donnée à leur conflit. C’est en cela que le concept légitime la solution en plus de la justifier : dans un conflit personnel, seule une solution construite indépendamment de la personne des plaideurs sera acceptée socialement comme légitime. Toute sortie de crise autrement élaborée sera suspecte : tout se passe comme si le concept était seul impartial, comme s’il expliquait et fondait l’impartialité du tiers, dont l’intervention dans le différend fait qu’il y a quelque chose qui s’appelle « droit ».

     25.    Neutralité du savoir juridique, impartialité du concept – C’est parce qu’il est impartial que le concept est aussi légitimatoire. Sa construction relève du savoir technique d’une communauté savante : il est en ce sens indépendant des parties et des passions qu’elles impliquent dans leur conflit. Car si chacune des parties est en mesure de perdre, elle l’acceptera seulement si la solution donnée au litige est im-partiale, c’est-à-dire ne se justifie ni par sa personne, ni par celle de son adversaire.
La technique juridique que le concept met en œuvre est neutre en elle-même et possède une puissance qui lui est propre : seule les finalités qui la guident de l’extérieur sont bonnes ou mauvaises. Mais elles ne relèvent plus du droit, si ce n’est la finalité fondamentale : trancher les litiges et pacifier par-là le corps social. Toutes les autres fins que peuvent s’assigner le droit et ses solutions relèvent des idéologies ponctuellement au pouvoir, de la morale officiellement reçue, des habitus actuellement consacrés, bref de la philosophie de l’époque, ce qui correspond peut-être à ce que Foucault nommait « dispositif » ou « discours ». Ainsi la technique conceptuelle légitime certes la solution donnée au litige, mais de manière formelle. L’impartialité qu’elle offre est celle de la procédure intellectuelle, du comment. Elle répond à la question : comment justifier la décision de manière à ce que la solution soit indépendante des parties ? Mais elle laisse en suspens la question de la légitimité de la solution en son fond. Là est la limite du concept : il assure que rien de personnel n’a influencé le juge, que le magistrat ne s’est déterminé qu’en fonction de la connaissance, et non de l’intérêt.
Le concept justifie la solution en son fond ; il ne la légitime qu’en la forme. Il est impuissant à convaincre de la légitimité matérielle de la solution adoptée. Cela ne peut étonner car cette légitimité matérielle est extérieure au juridique ; or c’est bien à partir des sources du droit que le concept a été construit. Cette légitimité matérielle est une question qui n’est plus juridique mais morale et philosophique : elle concerne les fins, autres que celle que le droit poursuit phénoménologiquement, à savoir assurer la légitimité formelle de la résolution des conflits. Tout ce que peut le savoir, en termes de légitimation, est de l’ordre de la forme.
C’est à la morale et aux fins qu’il faut se rapporter si l’on veut savoir si, en plus, la décision est légitime au fond. Il faut alors quitter les contrées juridiques pour les terres de la philosophie et de la morale. C’est dire que, la dépersonnalisation mise à part, il ne peut y avoir aucune fin interne au savoir juridique et à ses concepts. Elles lui viennent de l’extérieur ; les Grecs l’avaient bien compris, qui disaient de l’homme qu’ « ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal, comme du bien ; qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des dieux, auxquelles il a juré foi ! »83Sophocle, Antigone, in Tragédies, tome I, traduction Dain A. et alii, Paris, Les belles lettres, 2002, 364- 370, p. 86..

 

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