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Le constitutionnalisme à l’heure du pluralisme et du multiculturalisme

Cahiers N°31 – RRJ - 2017-5

Luc B. TREMBLAY

Université de Montréal, Faculté de droit, Centre de Recherche de Droit Public (CRDP)

Abstract

In this text, the author propounds a pluralist conception of constitutionalism. According to this conception, a legitimate constitution should reflect the fact of pluralism and cultural diversity that characterizes the society in which it applies. Its normative ground lies in the idea of moral equality of persons. The main purpose of the text is to describe its main characteristics, namely, subjectivism, contextualism, proportionalism and accommodationism. Pluralist constitutionalism departs from the basic principles of liberal constitutionalism, as it has been generally understood within Western legal tradition. Nevertheless, it is argued that it supplies a better solution to the difficult problem of constitutional justice in a pluralist and culturally diversified society than liberal constitutionalism.

INTRODUCTION

Dans cet essai, je présente une conception « pluraliste » du constitutionnalisme, par opposition au constitutionnalisme « libéral », tel qu’il a été généralement compris dans la tradition juridique occidentale. Le constitutionnalisme pluraliste permet d’élaborer et d’appliquer les valeurs constitutionnelles en contexte, sans recourir à une théorie morale ou politique substantielle servant de mesure idéale de l’action gouvernementale (lois, règlements, décisions gouvernementales et administratives) et sans heurter les deux écueils que forment le formalisme juridique et la subjectivité judiciaire. En tant que doctrine constitutionnelle, il prescrit des limites juridiques aux pouvoirs gouvernementaux ; en tant que doctrine pluraliste, il valorise le fait du pluralisme et la diversité culturelle. Je veux montrer que cette conception honore l’idée d’égalité morale des personnes dans une société pluraliste et multiculturelle et qu’elle le fait mieux que la doctrine libérale.
Dans une première section, je rappellerai les traits fondamentaux du constitutionnalisme libéral. Dans une seconde section, j’évaluerai sa force normative à la lumière d’une conception procédurale de la légitimité politique fondée sur l’idée d’égalité morale des personnes. Dans la troisième et dernière section, j’élaborerai les traits distinctifs du constitutionnalisme pluraliste. Nous verrons, d’une part, que cette doctrine permet aux tribunaux engagés dans un processus de décision constitutionnelle de faire l’économie d’une théorie morale ou politique substantielle idéale et, d’autre part, qu’elle promeut une forme de justice constitutionnelle légitime.

I. Le constitutionnalisme libéral

Le constitutionnalisme libéral, tel que généralement compris dans la tradition juridique occidentale, postule qu’une constitution est une loi ou un ensemble de principes juridiques fondamentaux écrits ou non écrits, dont l’objet est de limiter les pouvoirs du gouvernement en vue de protéger le droit égal de chacun à sa liberté1Voir, par exemple, C. H. McIlwain, Constitutionalism Ancient and Modern (1947), Indianapolis, Liberty Fund, 1975 ; G. Sartori, « Constitutionalism : A Preliminary Discussion », 56 American Political Science Review, (1962), 853.. Elle procède d’une conception de l’égalité naturelle ou morale des êtres humains, en tant qu’êtres raisonnables. Pour les fins de ce texte, cette doctrine tient en trois principes fondamentaux, dont les racines remontent à la philosophie politique de John Locke2Voir J. Locke, Traité du gouvernement civil (1690), trad. par David Mazel, Flammarion, 1984. Dans ce texte, je référerai à cet ouvrage. Mais voir aussi J. Locke, Lettre sur la tolérance, trad. par Jean LeClerc, 1710, Paris : Garnier-Flammarion, 1992. Les régimes politiques compatibles avec ces principes possèdent une constitution légitime au sens du constitutionnalisme libéral.

Limiter l’arbitraire gouvernemental

Une constitution légitime doit protéger la liberté individuelle contre les actions gouvernementales arbitraires. Les actions gouvernementales doivent donc être rationnelles et les raisons d’agir doivent être objectives : elles doivent être fondées sur un ordre normatif antérieur et indépendant des actions gouvernementales qu’elles justifient. Selon le constitutionnalisme libéral, cet ordre normatif doit être, en un certain sens, juridique ; d’où le principe de la « primauté du droit » (Rule of Law)3Pour une discussion, voir L. B. Tremblay, The Rule of Law, Justice and Interpretation, Montréal, Mcgill-Queens University Press, 1997, 31-2, 187-94.. Le droit doit donc régner, et non pas les individus qui agissent en son nom ni ceux auxquels le droit est censé s’appliquer4C’est le sens des maximes libérales : « government by law » ou « government of laws and not of men ».. Il s’ensuit que nulle action gouvernementale ne peut être valide, à moins d’être formellement justifiée ou autorisée par le droit ordinaire ; d’où le principe de « légalité ». Selon le constitutionnalisme libéral, un critère de légitimité des actions gouvernementales est donc la légalité des raisons d’agir et non pas la valeur intrinsèque de ces actions ou le caractère désirable de leurs effets sur la liberté individuelle.
Cela présuppose quatre conditions. Les règles de droit qui établissent les raisons d’agir doivent posséder un sens véritable, indépendamment de la situation dans laquelle elles s’appliquent, du jugement des parties et du jugement discrétionnaire de ceux qui les appliquent. De plus, la détermination du sens véritable doit être objective et rationnelle : elle doit procéder dans l’abstrait, conformément  à la bonne méthode juridique. Ensuite, les règles de droit doivent être appliquées de manière uniforme à tous les cas qui tombent sous leur empire. Aucune exception, exemption, dispense ou dérogation aux lois d’application générale ne doit être créée en contexte au bénéfice d’individus ou de groupes particuliers, selon la situation propre aux cas concrets. D’où le principe « d’égalité devant la loi ». Il s’ensuit enfin que les règles de droit doivent être générales, claires et prospectives. Ces quatre modalités soutiennent l’idée selon laquelle, en principe, il n’y a qu’une seule bonne réponse aux questions de droit. Elles peuvent exiger certaines institutions, telles que la séparation des pouvoirs, l’indépendance judiciaire, l’accessibilité aux tribunaux, etc. Et elles permettent aux individus raisonnables de connaître d’avance les conséquences juridiques qui découlent de leurs actes et de vivre dans l’assurance qu’ils ne se feront pas imposer ex post facto des contraintes, des obligations ou des fardeaux injustifiés.

La priorité des droits fondamentaux

Une constitution légitime doit protéger la liberté individuelle contre les actions gouvernementales injustes ou oppressives, telles que mesurées à l’aune des droits fondamentaux. Ces droits ne dépendent pas des États, des coutumes, des cultures, des nations, des religions ou d’autres formes de conventions. Ce sont des droits « naturels » ou « moraux », universels, inaliénables et inconditionnels (parfois qualifiés d’absolus) qui appartiennent à tous les êtres humains, simplement du fait qu’ils sont humains5Traditionnellement, ils sont associés aux « droits de l’homme ». Voir la Virginia Bill of Rights (1775), art. 1 : « all men are by nature equally free and independent and have certain inherent rights » ; la Declaration of Independence (1776) : « We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness » ; La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, art. 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. […] Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. ». Leur fondement, qu’il soit naturel, divin ou moral, réside dans quelque propriété universelle de la nature humaine, notamment la raison ou l’autonomie6La valeur prépondérante de la raison humaine traverse la tradition politique libérale. Elle est posée dès le départ par Locke, supra note 2, # 63, 4-6, 54-58. Elle est particulièrement associée aux philosophes des lumières. Voir, par exemple, E. Kant, Métaphysique des moeurs I, trad. par Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, 106-08.. Ces capacités possèdent une valeur (un « rang », pourrait-on dire) plus élevée que d’autres propriétés humaines et, pour ce motif, possèdent une dignité qui rejaillit sur tous les êtres raisonnables. Les droits fondamentaux dépendent ainsi de notions morales comme la dignité humaine, la valeur inhérente à chaque personne ou l’égale valeur de chaque être humain7Voir, par exemple, G. Vlastos, « Justice and Equality », in J. Waldron (dir.), Theories of Rights, Oxford, Oxford university Press, 1984, 41-76. Pour une affirmation récente, voir le préambule de la Déclaration et le programme d’action de Vienne, adoptés par la conférence mondiale sur les droits de l’homme le 25 juin 1993.. Il s’ensuit qu’ils sont universellement valables : ils appartiennent également aux riches et aux pauvres, aux puissants et aux faibles, aux majorités et aux minorités, aux nationaux et aux non nationaux. D’où « l’égalité des droits ». De plus, leur statut et leur importance sont tels que la justice libérale exige qu’ils aient une priorité normative sur les revendications concurrentes. D’où la « priorité des droits ».
Les droits fondamentaux sont « prépolitiques » : ils sont antérieurs et supérieurs aux sociétés et aux États. Cependant, leur validité universelle constitue une raison de les reconnaître dans les constitutions des États et leur poids normatif justifie qu’ils aient priorité sur les actions gouvernementales incompatibles, sauf dans les cas exceptionnels spécialement autorisés par le droit. La priorité des droits peut prendre diverses formes institutionnelles8Elle peut prendre la forme d’une charte des droits accompagnée d’un contrôle judiciaire, d’une exigence d’énoncer en termes clairs et explicites l’intention du gouvernement de restreindre ou d’outrepasser un droit (par une clause « nonobstant », par exemple), de présomptions d’intention gouvernementale de ne pas restreindre les droits, de déclarations implicites des droits, de principes constitutionnels non écrits, de lois « quasi-constitutionnelles », et ainsi de suite.. Mais elle n’admet jamais comme suffisante en elle-même les actions gouvernementales qui y portent atteinte ou qui les mettent en équilibre, de manière proportionnelle ou autrement, avec des valeurs concurrentes, telles que les valeurs utilitaristes ou perfectionnistes. Pour être valide, une atteinte gouvernementale à un droit doit être soutenue ou autorisée par des considérations juridiques spéciales et exceptionnelles. Un droit laissé au bon vouloir des institutions gouvernementales ou mis en équilibre avec des valeurs concurrentes serait privé de son statut normatif en tant que droit fondamental. Il s’ensuit qu’un critère de légitimité des actions gouvernementales qui portent atteinte aux droits est la légalité des raisons d’agir spéciales et exceptionnelles qui les justifient, et non pas le caractère désirable de leurs conséquences ni la mise en équilibre des droits et des valeurs concurrentes.
Les droits fondamentaux affirment le droit égal de chacun à la liberté sur sa vie, sa conscience, son corps et ses biens9Voir, par exemple, Locke, supra, note 2, # 54.. Ils incluent, par exemple, les libertés de religion, de conscience, d’opinion, d’expression, d’association et d’assemblée, les libertés personnelles10Les libertés personnelles incluent les protections contre les arrestations arbitraires, les détentions, les fouilles et les perquisitions abusives. Elles pourraient aussi inclure les droits à la sécurité., les libertés relatives à la vie privée, à la vie maritale, à la profession, et quelques autres. Certains droits sont plus controversés, tels que la liberté contractuelle et le droit de propriété11Plusieurs libéraux soutiennent que le droit de propriété et la liberté contractuelle sont des droits « naturels ». Mais cela ne va pas de soi. Par exemple, contrairement au droit à la vie et à la liberté, Locke a longuement justifié le droit de propriété. Locke, supra note 2, chap. V. De plus, dans la Declaration of Independence (1776), pourtant influencé par Locke, on ne les retrouve pas. On y mentionne plutôt le droit à la vie, à la liberté « and the pursuit of Happiness ».. Les droits sont principalement négatifs : ils protègent les individus contre les interventions gouvernementales dans certaines sphères d’activités humaines. Cependant, afin de les rendre effectifs, ils peuvent justifier certains droits positifs, tels que des droits à l’éducation, à la syndicalisation, au logement ou à des soins de santé. Pour nos fins, il n’est pas nécessaire de préciser la liste des droits fondamentaux. Il suffit de noter qu’elle est relativement courte par rapport aux valeurs et aux intérêts humains, objective, universelle et accessible à la raison, soit parce que les droits sont évidents par eux-mêmes, soit parce qu’ils s’appuient sur des considérations universelles que la raison humaine est contrainte d’admettre.

Prévenir l’absolutisme

Une constitution légitime doit protéger les individus contre l’absolutisme12Ce principe libéral remonte aussi à John Locke, ibid., # 90-94.. Elle prévient qu’un gouvernement (prince ou assemblée) soit la source ultime de tous les pouvoirs dans l’État, détienne une autorité illimitée ou un pouvoir absolu d’imposer sa volonté à ceux qu’ils dirigent et ne rende compte de ses actions qu’à lui-même ou à Dieu seul. Conformément à la doctrine du constitutionnalisme, la source ultime du pouvoir politique doit être le peuple lui-même et de sa volonté doivent dépendre la légitimité et l’autorité des institutions gouvernementales. En ce sens, le peuple doit être souverain : il doit pouvoir établir la forme de gouvernement qui lui plaît, ainsi que les limites de ses pouvoirs. D’où l’adhésion du constitutionnalisme libéral aux notions de « souveraineté populaire », de « démocratie » et de « gouvernement par consentement ».
La thèse générale est la suivante13Il existe de nombreuses versions de cette thèse, notamment au xviiie siècle. Parmi les plus influentes, on trouve celles de John Locke, ibid. ; T. Paine, Rights of Man (1791), London, Essential Thinkers, 2004 ; E.-J. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ? (1789), Paris, Presses Universitaires de France, 1989 ; M. E. Webster, The Federalist Papers (1787-88), Bellevue, Merril Press, 1999.. Puisque tous les êtres humains sont naturellement ou moralement libres et égaux, nulle personne ne peut être légitimement soumise à l’autorité politique d’autrui sans y consentir expressément ou tacitement14L’idée avait été radicalement anticipée par John Lilburne, The Freeman’s Freedom Vindicated (1646) : « And unnatural, irrational, sinful, wicked, unjust, devilish, and tyrannical it is, for any man whatsoever – spiritual or temporal, clergyman or layman – to appropriate and assume unto himself a power, authority and jurisdiction to rule, govern or reign over any sort of men in the world without their free consent. ». Or, un groupe d’individus peut convenir à l’unanimité de s’unir en société afin de former un peuple, une communauté, un corps politique ou un État et de se soumettre à ses décisions15La façon de manifester le consentement peut varier, bien que l’on ait eu souvent recours à l’idée d’un contrat social, explicite ou implicite, volontaire ou rationnel.. Dès lors, le peuple peut agir au nom de tous ses membres conformément à la règle de la majorité. Il peut donc établir le gouvernement qui lui plaît et les normes qui le constituent forment la « constitution ». Pour ce motif, le peuple est antérieur à la constitution et la constitution antérieure au gouvernement. Le gouvernement est une création de la constitution et ses pouvoirs sont en quelque sorte « délégués » par le peuple. Par conséquent, nulle institution gouvernementale, ni même le pouvoir judiciaire, ne peuvent unilatéralement modifier la constitution : si elle le pouvait, son pouvoir serait absolu. C’est pourquoi une constitution ne peut être légitimement modifiée que par le peuple lui-même, soit directement à la majorité, soit par l’entremise de ses représentants ou d’institutions qu’il a lui-même choisies. En ce sens, une constitution légitime est enchâssée : elle constitue une « loi fondamentale ».
Il découle de ce principe qu’un critère de légitimité d’une constitution est la validité du consentement du peuple constituant, et non pas la valeur intrinsèque du régime politique auquel le peuple a consenti, ni le caractère désirable de ses conséquences sur la société. Une constitution légitime pourrait donc prendre diverses formes : elle pourrait instituer une démocratie, une monarchie ou une aristocratie16Voir, par exemple, Locke, supra note 2, #132.. Mais elle pourrait aussi établir un gouvernement non libéral, car un peuple pourrait vouloir conférer des pouvoirs tyranniques à une assemblée ou à une minorité ou refuser d’enchâsser la primauté du droit, la priorité des droits ou d’autres principes associés au constitutionnalisme libéral17La théorie politique de Thomas Hobbes, Leviathan (1651), constitue un exemple de cette proposition.. Il semble donc y avoir une tension au sein de la doctrine : d’une part, une constitution légitime est censée sanctionner certains principes substantiels de type libéral ; d’autre part, une constitution est censée être légitime dès lors qu’elle exprime la volonté du peuple constituant. Mais la tension est apparente, car il y a un tour au sein même du constitutionnalisme libéral. Selon cette doctrine, les êtres humains ont la raison en partage18Voir, par exemple, Locke et Kant, supra note 6. : ils peuvent connaître le bien, le juste et les moyens légitimes de les honorer. Ils devraient donc admettre la vérité des principes substantiels du constitutionnalisme libéral et, conséquemment, consentir à une constitution qui les sanctionne. Comme l’écrivait Locke, « on ne saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l’intention d’en avoir une plus mauvaise »19Locke, supra note 2, # 131.. Certaines conditions empiriques peuvent devoir être satisfaites (l’éducation ou la participation politique, par exemple), mais un peuple raisonnable ne pourrait consentir à une constitution qui autoriserait son gouvernement à violer la primauté du droit, à outrepasser les droits fondamentaux ou d’autres principes libéraux, sans justification impérieuse20Ibid., chaps. IX-XI, notamment # 135-39.. Au contraire, la force normative d’une constitution libérale s’impose à la raison : c’est pourquoi la protection de la liberté individuelle et des droits fondamentaux constitue la principale finalité de l’État21Ibid., chap. IX, notamment # 124.
Mais si tel est le cas, alors les critères de validité du consentement du peuple constituant peuvent être substantiels, notamment sa conformité aux principes du constitutionnalisme libéral. Dès lors, l’existence d’un consentement empirique n’est plus indispensable à la légitimité de la constitution ; un consentement hypothétique entre personnes raisonnables, libres et égales peut suffire22Comme l’écrivait Kant à propos du contrat originaire en vertu duquel une constitution légitime peut être établie, le consentement peut être « une simple Idée de raison ». Dans ce cas, le critère de légitimité d’une constitution est satisfait dès lors « qu’il soit possible que le peuple donne son accord ». Voir E. Kant, « Sur le lieu commun : il se peut que se soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien » (1793), Théorie et pratique, trad. par Françoise Proust, Paris, GF Flammarion, 1994, 73. Cette idée traverse la tradition du constitutionnalisme libéral. Voir, par exemple, J. Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 [l’idée de position originale] ; Libéralisme politique (1993), trad. par Catherine Audard, Paris, PUF, 1995 [l’idée du consensus par recoupement].. Il s’ensuit que l’élaboration et l’application d’une constitution légitime peut procéder dans l’abstrait, directement des principes substantiels du constitutionnalisme libéral. Il importe peu, pour le moment, de savoir qui a le pouvoir de l’élaborer et de l’appliquer ; ce qui compte est la dépendance d’une constitution légitime envers ces principes. Pour ce motif, une constitution libérale possède un sens véritable, indépendamment du contexte dans lequel elle est appliquée, de qui l’applique et à qui elle est appliquée. Qu’elle soit écrite ou non écrite, le sens de ses normes doit être ultimement validé dans l’abstrait, conformément aux principes qui pourraient guider un peuple raisonnable ou qui auraient pu raisonnablement guider le peuple constituant ou ses représentants. Ce n’est donc pas par coquetterie si tant de constitutionnalistes interprètent leur constitution à la lumière d’une théorie morale substantielle de type libéral considérée comme universellement valable23Ronald Dworkin, qui qualifie son approche de « moral reading », a probablement produit les travaux les plus explicites en ce sens. Il est impossible de nommer ici tous les constitutionnalistes qui partagent cette approche.. Cette théorie ne confère pas à la constitution uniquement son intelligibilité, elle lui confère aussi sa légitimité.
Ce qui précède implique aussi que le peuple possède une certaine homogénéité substantielle « préconstitutionnelle », sans laquelle il n’y aurait pas de consentement possible, et « post-constitutionnelle », sans laquelle la constitution ne saurait être maintenue volontairement. Selon le constitutionnalisme libéral, l’homogénéité du peuple se décline sur quatre plans. Sur un plan épistémologique, le peuple partage une même conception de la vérité et des méthodes rationnelles permettant de la découvrir objectivement. Sur un plan éthique, l’homogénéité se manifeste dans une conception partagée de la nature humaine, de la raison universelle, de la liberté, de l’égalité, de la justice et des droits fondamentaux. Sur un plan politique, elle se révèle dans l’idée selon laquelle une constitution libérale énonce les valeurs et les principes dont dépendent l’existence de l’État, l’unité politique et l’intégration de la société dans son ensemble. Sur un plan culturel, la doctrine présuppose une certaine homogénéité ethnique ou nationale, voire religieuse, qui rend possible la formation de compréhensions communes, d’aspirations partagées et d’une même vision du bien public. L’une des présuppositions du constitutionnalisme moderne communes aux théoriciens nationalistes et libéraux est, comme l’écrit Preuss, que :
« the coherence of a polity cannot entirely be created and sustained by the contract of free and equal individuals… Some minimum conditions of prepolitical unity are required : the most important conditions being ethnic homogeneity »24Voir U. Preuss, « Constitutional Power Making for the New Polity : Some Deliberations on the Relations Between Constituent Power and the Constitution », (1993) 14 Cardozo Law Review 639, 659. Voir aussi B. Yack, « Popular Sovereignty and Nationalism » (2001) 29 Political Theory 517..
De ce point de vue, un peuple constituant s’inscrit dans un parcours historique spécifique sans lequel il ne saurait exister et se maintenir en tant que peuple.

II. La question de la légitimité

On pourrait examiner la valeur du constitutionnalisme libéral de divers points de vue. Mon objectif, dans cette section, est de l’évaluer d’un point de vue normatif. Mon argumentation repose sur deux présuppositions qui devraient être généralement admises25Voir L. B. Tremblay, « An Egalitarian Defense of Proportionality-Based Balancing », 12(4) Int’l J. Const. L. 864, 871-73 (2014).. La première est que les sociétés démocratiques contemporaines sont égalitaristes dans un sens fondamental : elles reconnaissent « l’égalité morale des personnes », c’est-à-dire, le fait que chaque être humain a le même statut moral en tant que personne26Dans ce contexte, le terme « moral » signifie simplement que l’égalité de statut est affirmée d’un point de vue normatif (rationnel ou coutumier), indépendant et antérieur à toutes décisions politiques, juridiques et constitutionnelles, qui sert de standard pour justifier, critiquer, interpréter ou évaluer ces décisions.. Cela signifie que chaque personne compte également et, pour ce motif, chacun doit être traité avec le même respect et la même considération, notamment dans les processus de décision pratique susceptibles de les affecter. Cette forme d’égalitarisme semble si bien établie dans nos démocraties qu’on a peine à imaginer un gouvernement, voire un citoyen particulier soutenir sérieusement et publiquement que les êtres humains n’ont pas tous, en principe, le même statut moral en tant que personne, soit la même importance et la même valeur. La seconde présupposition est que les sociétés démocratiques contemporaines sont pluralistes et multiculturelles. Ceci est une question de fait, bien entendu, mais il devrait être admis que les membres des démocraties contemporaines ont diverses conceptions du bien et du monde, ce qu’on peut associer au pluralisme, et divers modes de vie et de cultures qu’on peut associer au multiculturalisme.
La question normative pertinente est de savoir si une constitution dont l’élaboration et l’application procèdent du constitutionnalisme libéral honore l’égalité morale des personnes dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle. Pour y répondre, je propose d’utiliser l’égalité morale des personnes comme critère de validité normative. Cette stratégie est procédurale. Elle pose que la validité d’une constitution dépend d’une procédure qui honore l’égalité morale des personnes. La procédure doit donc traiter tous ceux qu’elle est susceptible d’affecter avec le même respect et la même considération. Pour reprendre les mots de Kurt Baier, toutes les personnes « are to be treated as equally important ‘centres’ of cravings, impulses, desires, needs, aims, and aspirations ; as people with ends in their own, all of which are entitled, prima facie, to be attained »27K. Baier, « The Point of View of Morality », (1954) 32 Australasian Journal of Philosophy 104, 123.. Quelle que soit cette procédure, elle doit posséder deux caractéristiques : elle doit prendre la forme d’une délibération pratique et elle doit être impartiale. Le processus de délibération ne doit pas postuler a priori que certaines personnes valent plus que d’autres, ni que leurs revendications, leurs intérêts ou leur conception de la nature humaine, du bien ou du monde ont plus de poids que ceux des autres. La constitution qui en résulterait ne pourrait pas être validée par un processus de délibération impartial ; elle n’honorerait donc pas l’égalité morale des personnes. L’impartialité du processus de délibération est ce en vertu de quoi une constitution peut être acceptée comme valide d’un point de vue normatif, c’est-à-dire, légitime28L’impartialité pourrait même constituer ce que certains philosophes nomment le « point de vue moral » et conférer une légitimité « morale » à la constitution. Voir, par exemple, ibid.. L’approche est donc une forme de procéduralisme, telle qu’élaborée en éthique.
Or, dès qu’on examine le constitutionnalisme libéral à l’aune du principe d’impartialité, plusieurs difficultés surgissent. Prenons un seul exemple : la « priorité des droits ». En vertu de ce principe, on l’a dit, les droits fondamentaux ont priorité sur les considérations concurrentes, sauf dans les cas exceptionnels où ces considérations sont suffisamment fortes pour justifier une atteinte gouvernementale. Ce principe présuppose l’existence d’une théorie morale substantielle objective qui énumère les droits fondamentaux de tous les êtres humains et qui fixe dans l’abstrait le bon ordre de priorité entre les droits et les valeurs concurrentes. Cette « théorie substantielle des droits », comme je la nommerai, est censée valoir universellement, indépendamment des contextes, des cultures, du sexe, des religions, de l’orientation sexuelle, etc., et ceux qui élaborent et appliquent une constitution libérale sont censés pouvoir la saisir telle qu’elle est et agir conformément au bon ordre de priorité. Pourtant, la légitimité de la priorité des droits est problématique dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle. Puisqu’on l’a souvent dénoncé, la discussion qui suit sera brève29Pour une discussion détaillée, voir Tremblay, supra note 25..
D’abord, comme on sait, ils sont nombreux les citoyens qui, pour des motifs religieux, utilitaristes, relativistes ou nihilistes nient qu’il puisse exister des droits fondamentaux objectifs et, conséquemment, un ordre de priorité universellement valable entre les droits et les autres valeurs. Pour certains, l’idée qu’une théorie substantielle des droits universellement valable puisse faire consensus est un non-sens ; pour d’autres, l’idée d’en enchâsser une dans la constitution est une absurdité ou une contradiction30De telles positions sont avancées par des penseurs politiques de diverses allégeances (conservateurs, libéraux, démocrates, marxistes, fascistes, par exemple). Sur le scepticisme à l’égard des droits, voir, par exemple, T. Campbell, K. D. Ewing et A. Tomkins (eds), Sceptical Essays on Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2001. Voir, en particulier, la critique soutenue de J. Waldron, Law and Disagreement, Oxford, Oxford University Press, 1999.. Mais plus troublant est le fait que même ceux qui croient en l’existence objective d’une théorie substantielle des droits ne s’accordent ni sur son fondement, ni sur sa nature, ni sur son contenu, ni sur sa portée et, conséquemment, sur le bon ordre de priorité entre les droits entre eux et avec les valeurs qui n’en sont pas. Mon voisin de gauche croit que la liberté d’expression est objectivement plus fondamentale dans la vie de tous les êtres humains que la protection contre les discours qui offensent les sentiments religieux et l’exploration minière. Mais ma voisine de droite croit le contraire et, quant à celui du bas, il rejette l’universalisme que ce désaccord présuppose. La difficulté, ici, n’est pas simplement qu’il existe des désaccords sur le statut, le fondement, la nature, le contenu et la portée des droits ou sur le bon ordre de priorité. Elle est que ces désaccords reflètent des conceptions fondamentales sur la nature humaine, sur le bien et sur le juste, conceptions qui présupposent la validité de doctrines philosophiques ou religieuses beaucoup plus profondes sur le monde et sur le statut de la connaissance. Puisque nous ne partageons pas les mêmes conceptions de la nature humaine, du bien, du monde et de notre capacité de le comprendre objectivement, nous ne nous accordons pas sur la nature des intérêts humains fondamentaux et, conséquemment, sur celle de la véritable théorie substantielle des droits.
Cela peut sembler évident. Pourtant, dès qu’une constitution reconnaît la vérité d’une théorie substantielle des droits, elle privilégie certaines conceptions des intérêts humains fondamentaux et, conséquemment, de la nature humaine, du bien, du monde et de l’épistémologie au détriment d’autres conceptions. Lorsque les tribunaux tranchent les questions de droit conformément à cette constitution, ils favorisent nécessairement les conceptions qu’elle promeut. Par le fait même, elle privilégie les citoyens qui les partagent au détriment d’autres citoyens, sans même avoir besoin d’entendre leur point de vue. Lorsqu’ils l’appliquent contre ceux qui sont en désaccord, ils utilisent le pouvoir coercitif de l’État pour leur imposer une conception controversée des intérêts humains fondamentaux et, conséquemment, certaines conceptions de la nature humaine, du bien, du monde et de l’épistémologie qu’ils peuvent rejeter. Cela contrevient au principe d’impartialité. Une constitution qui promeut une théorie substantielle des droits n’est pas bien différente au fond d’une constitution qui confère une priorité normative aux intérêts humains fondamentaux, tels que conçus dans le cadre d’une orthodoxie religieuse ou idéologique comme le marxisme ou l’utilitarisme. De telles constitutions ne traitent pas tous les citoyens avec le même respect et la même considération ; elles favorisent nécessairement les citoyens qui acceptent la vérité de l’orthodoxie. Pour ce même motif, dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle, une constitution libérale honore mal l’égalité morale de ceux à qui elle s’applique.
Ces difficultés sont accentuées du fait que les juges censés agir conformément au droit constitutionnel sont souvent en désaccord sur le statut des droits, leur fondement, leur nature, leur contenu et, conséquemment, sur le bon ordre de priorité qu’ils doivent privilégier. Encore s’il suffisait de les énoncer clairement dans un texte constitutionnel. Mais, comme on sait, les textes constitutionnels ne sont pas très contraignants ; et les juges sont souvent en désaccord sur la bonne interprétation à donner aux normes constitutionnelles. Cela dit, la difficulté n’est pas simplement qu’on ne s’accorde pas sur la bonne interprétation à donner à une norme ou sur la bonne application d’une interprétation commune. Elle est aussi qu’on ne s’accorde pas sur la bonne méthode d’interprétation constitutionnelle ; en d’autres mots, les juges ne s’entendent pas sur la source de la véritable théorie substantielle des droits que promeut la constitution : est-ce la morale libérale objective ou la morale libérale originelle comprise par le constituant ? Est-ce les valeurs sociales contemporaines ou les convictions politiques des juges ? Est-ce le sens ordinaire des mots ou les finalités de l’État ? Est-ce la tradition politique depuis quelques siècles ou les précédents ? Est-ce un amalgame de tous ces éléments ou de quelques-uns d’entre eux ? Etc. Il s’ensuit que le choix d’une méthode d’interprétation constitutionnelle a pour effet de conférer un statut constitutionnel à une théorie substantielle des droits particulière que peuvent raisonnablement rejeter des juristes compétents. Par exemple, si une cour interprétait la constitution conformément à l’intention réelle du constituant, elle enchâsserait une théorie substantielle des droits controversée, avec tous ses présupposés. Par le fait même, elle privilégierait les vues de ceux qui la partagent au détriment de ceux qui ne la partagent pas. Par exemple, si elle soutenait que le droit à la vie privée n’inclut pas la liberté sexuelle pour le motif que le peuple constituant n’y avait pas pensé, elle privilégierait les vues de ceux qui croient qu’une constitution peut légitimement autoriser un gouvernement à réglementer la sexualité des individus.
Mais il y a plus. Le choix d’une méthode d’interprétation emporte avec lui une conception controversée de qui détient l’autorité ultime de déterminer et d’imposer une théorie substantielle des droits à toute la communauté : est-ce la raison universelle, le peuple constituant, la société contemporaine, les juges, la majorité, ou autres ? Le choix d’une méthode d’interprétation constitutionnelle n’est donc jamais qu’une simple décision technique et juridique : il a des ramifications politiques, morales, philosophiques ou religieuses que peuvent rejeter bien des citoyens raisonnables. Par le fait même, il favorise les citoyens qui approuvent la théorie substantielle des droits qui en résulte, ainsi que la conception de l’autorité qu’elle incarne et les conceptions plus fondamentales qu’elle présuppose, au détriment de ceux qui ne les partagent pas. Encore une fois, cela peut être un truisme. Mais la conséquence n’est pas banale : les théories substantielles des droits promues par les juges, de même que les méthodes d’interprétation en vertu desquelles ils tentent de les saisir ne sont pas impartiales. La constitution qui en résulte ne traite donc pas tous les citoyens qui y sont soumis avec le même respect et la même considération. Il est un sens selon lequel elle ne saurait être la constitution de tous les citoyens. Pour ce motif, elle honore difficilement l’égalité morale et, dans cette mesure, elle échoue au test de légitimité.
On pourrait illustrer le même type de difficultés à l’égard des autres principes constitutifs du constitutionnalisme libéral. Mais ce qui précède est suffisant. La question qui m’intéresse est de savoir si une conception pluraliste du constitutionnalisme ne pourrait pas réussir là où la conception libérale échoue. C’est ce que j’aborderai à la prochaine section.

III. Le constitutionnalisme pluraliste

Dans cette section, je voudrais montrer qu’une conception « pluraliste » du constitutionnalisme s’accorde mieux avec l’égalité morale des personnes dans une société pluraliste et multiculturelle que la doctrine libérale. Le constitutionnalisme pluraliste a d’abord été conçu pour rendre compte de certains aspects de la jurisprudence constitutionnelle canadienne qui conviennent mal à la doctrine libérale31Voir, par exemple, L. B. Tremblay, « Religion, tolérance et laïcité : le tournant multiculturel de la Cour suprême », in J. F. Gaudreault-Desbiens, Le droit, la religion et le raisonnable, 2009, 213 [j’aurais pu qualifier ce tournant de « pluraliste »]. Le constitutionnalisme pluraliste ne prétend pas rendre compte de l’ensemble des décisions constitutionnelles canadiennes ; plusieurs d’entre elles procèdent encore du constitutionnalisme libéral. À l’heure actuelle, les tribunaux canadiens semblent plutôt osciller – et hésiter – entre les deux versions du constitutionnalisme. Voir, par exemple, R c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 18 et suiv. Par ailleurs, on pourrait vouloir soutenir que les aspects controversés de la jurisprudence canadienne participent simplement d’une évolution au sein du constitutionnalisme « libéral ». J’aborderai très brièvement ce point dans ma conclusion.. Il ne faudra donc pas s’étonner si mes exemples proviennent principalement du droit canadien32La question de savoir si le constitutionnalisme pluraliste pourrait avoir quelque valeur aux fins du droit comparé ne sera pas abordée dans ce texte.. Cela dit, la filiation canadienne n’a pas d’importance. Mon objectif est d’isoler une forme distincte de justice constitutionnelle, afin de l’évaluer d’un point de vue normatif.
Le constitutionnalisme pluraliste, tel que je le conçois, repose sur une idée fondamentale : une constitution légitime doit refléter le fait du pluralisme et la diversité culturelle qui caractérise la société dans laquelle elle s’applique. Ses valeurs et ses principes doivent reconnaître et affirmer, autant que possible, la pluralité des conceptions du bien, des visions du monde, des modes de vie et des cultures auxquels les citoyens s’identifient et qui donnent un sens à leur vie. Comme l’exprimait Simone Chambers : « Constitutions are to be mirrors of the multifaceted identities that populate a political order. Rather than imposing order on the messy world, the messy world is reflected in constitutions »33S. Chambers, « Democracy, Popular Sovereignty, and Constitutional Legitimacy », (2004) 11 Constellations 153, 159.. Les constitutions doivent donc se mouler, autant que possible, aux conceptions du bien et du monde, aux modes de vie et cultures des citoyens. Pour ce motif, elles doivent tourner leur regard vers les êtres humains tels qu’ils existent en chair et en os, tels qu’ils comprennent le monde, tels qu’ils se définissent eux-mêmes et tels qu’ils interagissent concrètement.
Cette idée est incompatible avec certains postulats fondamentaux du constitutionnalisme libéral. Elle ne postule pas que le peuple possède une homogénéité substantielle prépolitique ou post constitutionnelle sur les plans épistémologique, éthique, politique et culturel ; elle ne postule pas non plus qu’il existe un ensemble de valeurs substantielles universelles auxquelles un peuple raisonnable consent nécessairement et sur la base desquelles doivent reposer l’intégration et l’unité de la société ; et elle rejette l’idée qu’une constitution soit un ordre normatif « moniste » qui incarne une seule vision (ou une seule famille de visions) de la justice constitutionnelle, de la nature humaine, du bien et du monde. Pourtant, cette idée est plausible. Au Canada, par exemple, la Cour suprême a interprété l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés en des termes qui pourraient l’exprimer34Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)], (ci-après citée : la Charte).. Cet article énonce que « toute interprétation de la Charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Selon la Cour, cela signifie que les droits garantis doivent être interprétés de manière à maintenir et à valoriser la diversité culturelle35Pour une critique de cette interprétation d’un point de vue libéral, voir Tremblay, supra note 31. Cette interprétation de l’article 27 pouvait étonner pour divers motifs : elle rompait avec certains principes fondamentaux du constitutionnalisme moderne libéral ; et elle conférait à cette disposition, à toutes fins utiles, le statut et la fonction d’un préambule ou d’une disposition déclarant les objectifs fondamentaux de la Constitution que l’on retrouve habituellement au début d’un texte constitutionnel. Cette interprétation avait été avancée par Walter Tarnopolsky, en 1982, alors qu’il était professeur de droit. Voir W. S. Tarnopolsky, « Les droits à l’égalité », in Beaudoin, Tarnopolsky, Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, 1982, 555-56. Elle a été explicitement sanctionnée en 1984 par la Cour d’appel d’Ontario, dans une opinion unanime rédigée par le même Tarnopolsky, alors devenu juge. Voir R. v. Videoflicks Ltd. (1984), 48 O.R. (2d) 395. En 1985, la Cour suprême l’a confirmé : R. c. Big M. Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Cela dit, cette interprétation de l’art. 27 est plus conforme aux principes du constitutionnalisme pluraliste qu’à ceux du constitutionnalisme libéral.. Mais si tel est le cas, alors le sens et le but des droits fondamentaux, tels que compris dans la doctrine libérale, sont transformés. La liberté de religion, par exemple, ne doit plus être uniquement comprise à l’aune d’une théorie libérale des droits, mais aussi en des termes qui favorisent le pluralisme religieux et le patrimoine multiconfessionnel36Voir, par exemple, R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, 758 ; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 R.C.S. 3, par. 73.. Plus spécifiquement, la Cour suprême a refusé de concevoir la notion de « droits ancestraux » des Autochtones énoncée dans la Constitution selon la « philosophie libérale du Siècle des Lumières qui a inspiré… la Charte » ; elle l’a conçue sur la base du fait que les peuples autochtones vivaient en collectivités sur le territoire avant l’arrivée des Européens et « participaient à des cultures distinctives, comme ils l’avaient fait pendant des siècles »37R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 18.. On pourrait ajouter d’autres exemples. Mais mon but n’est pas de fonder le constitutionnalisme pluraliste sur cette jurisprudence. Il est uniquement de montrer qu’il est plausible afin de poursuivre l’examen.
Le fondement normatif du constitutionnalisme pluraliste, toujours selon mon point de vue, réside dans l’idée d’égalité morale des personnes. En reflétant et en accommodant autant que possible le pluralisme et la diversité culturelle qui caractérisent la société, une constitution traite chaque citoyen et chaque groupe de citoyens avec le même respect et la même considération. Nul citoyen et nul groupe de citoyens qui y est soumis ne peut valablement objecter qu’elle n’accorde pas suffisamment de poids à ses intérêts, à ses valeurs, à sa vision du monde ou à sa culture par rapport à ceux d’autres citoyens. Une constitution pluraliste pourrait donc être validée par un processus de délibération pratique impartial et prétendre être celle de tous ses citoyens. Elle honorerait l’égalité morale des personnes. En revanche, comme on l’a vu, les constitutions qui favorisent les conceptions du bien et du monde, les modes de vie et les cultures de certains groupes de citoyens par rapport à d’autres ne traitent pas chacun avec le même respect et la même considération. Elles créent deux classes de citoyens et permettent, directement ou indirectement, à ceux qu’elles favorisent d’imposer leurs vues politiques, morales, philosophiques, religieuses ou culturelles à tous les autres par le biais des tribunaux et du pouvoir coercitif de l’État. Elles peuvent difficilement prétendre être celles de tous leurs citoyens.
Dans ce qui suit, j’examine quatre caractéristiques constitutives du constitutionnalisme pluraliste: le « subjectivisme », le « contextualisme », le « proportionnalisme » et « l’accommodationnisme ».

Le « subjectivisme »

Le constitutionnalisme pluraliste est « subjectiviste ». Cela signifie que le sens et le poids des valeurs constitutionnelles doivent être déterminés du point de vue « subjectif » des citoyens eux-mêmes ; et non pas du point de vue d’une théorie morale substantielle objective, quelle qu’en soit la source : la raison, le peuple originel, les buts visés, les juges, la société dans son ensemble, un philosophe prestigieux, ou autres. Le motif est le suivant : si une constitution légitime doit refléter la pluralité des conceptions du bien, des visions du monde, des modes de vie et des cultures des citoyens, alors elle doit être comprise du point de vue de ceux dont ce sont les conceptions du bien et du monde, les modes de vie et les cultures. Autrement, il pourrait y avoir un écart entre ce qu’une constitution légitime est censée exprimer et ce qu’en disent les juges. Il ne suffit donc pas d’énoncer formellement dans un texte constitutionnel une pluralité de conceptions du bien et du monde ou de modes de vie et de cultures. Encore faut-il les comprendre du point de vue de ceux dont ce sont les conceptions, les modes de vie et les cultures.
Le point de vue subjectif des citoyens correspond à ce que les philosophes nomment parfois le point de vue « personnel ». C’est le point de vue à partir duquel nous comprenons le monde ; que nous construisons notre propre identité et notre propre vie ; que nous établissons nos propres aspirations et priorités entre nos intérêts et nos besoins ; et que nous évaluons la gravité des torts que nous subissons et l’importance des gains que nous obtenons38Le point de vue subjectif pourrait recouper ce que Bernard Williams nommait le « human point of view », c’est-à-dire, le point de vue qui concerne principalement ce que c’est pour une personne de vivre la vie qu’elle mène et d’agir comme elle agit. Lorsqu’on regarde une personne « from the human point of view… one should try to see the world… from his point of view ». B. Williams, « The Idea of equality », in L. P. Pojman et R. Westmoreland (dir.), Equality, Oxford, Oxford University Press, 94-95. Je n’aborde pas cette question ici.. Interpréter la constitution à partir du point de vue subjectif de ceux dont c’est la constitution permet d’exprimer ce qu’elle est censée refléter, soit le pluralisme et la diversité culturelle qui caractérisent la société. Le constitutionnalisme subjectiviste ne doit donc pas être confondu avec le « subjectivisme » ou le « relativisme » en éthique. Il est agnostique sur le statut véritable de ces doctrines : une constitution subjectiviste confère le même statut aux points de vue subjectifs de ceux qui croient sincèrement que les principes moraux sont universellement valides qu’aux points de vue subjectifs de ceux qui croient sincèrement qu’ils ne sont valides que relativement aux individus, aux sociétés ou aux cultures39Bien que son fondement normatif réside dans l’idée d’égalité morale des personnes, il n’est pas nécessaire aux fins de ce texte de déterminer si elle est universellement valable ou seulement valable relativement à certaines sociétés ou cultures..
Le subjectivisme est incompatible avec le postulat libéral selon lequel une constitution impose un ordre normatif objectif, dont le sens véritable détermine la nature des valeurs, leur portée et le bon ordre de priorités. Mais il est plausible. Au Canada, par exemple, le sens et la portée de la liberté de religion ne sont pas déterminés sur la base d’une théorie substantielle des droits établissant dans l’abstrait les bénéfices concrets qu’elle protège, la nature d’une vraie religion ou la vraie représentation de telles religions particulières. Elle est fonction d’un « critère subjectif » dont les seules limites sont la sincérité des croyants et la vraisemblance des revendications. Il s’ensuit que la définition formelle de la liberté de religion est très générale, de sorte qu’elle peut inclure une pluralité de significations subjectives. Voyez la définition proposée par la Cour suprême dans l’affaire Amselem40Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par 46-47. :
« La liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. Toutefois, cette liberté vise aussi des conceptions – tant objectives que personnelles – des croyances, “obligations”, préceptes, “commandements”, coutumes ou rituels d’ordre religieux. En conséquence, la protection de la Charte […] devrait s’appliquer tant aux expressions obligatoires de la foi qu’aux manifestations volontaires de celle-ci. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle ».
On pourrait objecter que cette définition de la liberté de religion est « objectiviste » pour le motif qu’elle a été formulée par la Cour suprême, indépendamment de ce qu’en pensent vraiment les citoyens. Mais il ne faut pas jouer sur les mots. Si les termes d’une définition de la liberté de religion sont si ouverts qu’ils peuvent inclure toutes les croyances et toutes les pratiques plausibles que les individus, d’un point de vue subjectif, conçoivent sincèrement relever de leur religion, alors cette définition est subjectiviste au sens du constitutionnalisme pluraliste.

Le constitutionnalisme pluraliste propose d’étendre le subjectivisme à toutes les valeurs constitutionnelles. Dans l’affaire Morgentaler41R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 par 238., par exemple, le juge Wilson soutenait que le droit à la liberté garantissait à chaque individu « une marge d’autonomie personnelle sur les décisions importantes touchant intimement à sa vie privée ». Selon la doctrine pluraliste, la question de savoir si une décision touchant intimement à la vie privée est importante doit être établie du point de vue subjectif des citoyens qui la prennent, à la condition que ce soit sincère et plausible. Ce qui constitue une décision importante touchant intimement à la vie privée des individus dépend du point de vue personnel ; cela peut varier selon les uns et les autres. De plus, ce qui relève intimement de la vie privée doit inclure toutes les attentes subjectives sincères et plausibles des citoyens en matière de vie privée. Délimiter dans l’abstrait les attentes en matière de vie privée en fonction d’un standard impersonnel et universel pourrait trahir le pluralisme et la diversité culturelle. L’affaire Morgentaler concernait le droit d’une femme enceinte d’avoir un avortement si elle le décide. L’opinion du juge Wilson allait dans le sens du subjectivisme :
« Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. Les circonstances qui y mènent peuvent être compliquées et multiples et il peut y avoir, comme c’est généralement le cas, des considérations puissantes en faveur de décisions opposées. C’est une décision qui reflète profondément l’opinion qu’une femme a d’elle-même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n’est pas seulement une décision d’ordre médical ; elle est aussi profondément d’ordre social et éthique. La réponse qu’elle y donne sera la réponse de tout son être. Il est probablement impossible pour un homme d’imaginer une réponse à un tel dilemme, non seulement parce qu’il se situe en dehors du domaine de son expérience personnelle (ce qui, bien entendu, est le cas), mais aussi parce qu’il ne peut y réagir qu’en l’objectivant et en éliminant par le fait même les éléments subjectifs de la psyché féminine qui sont au cœur du dilemme »42Ibid., par. 239-240. Le raisonnement du juge Wilson consistait toutefois à inférer du subjectivisme un droit universel qui exprime la dignité et la valeur de la femme en tant qu’être humain. Dans cette mesure, il ne procédait pas du constitutionnalisme pluraliste..
Ainsi de suite pour tous les autres droits et libertés. La question de savoir si une peine donnée est « cruelle » devrait être examinée du point de vue plausible et sincère de ceux qui la subissent, et non pas d’un point de vue impersonnel ou détaché, tel que celui de la « personne raisonnable » ou autre critère objectif de cruauté. Un acte cruel inclut un critère de souffrance dont l’intensité devrait se mesurer du point de vue subjectif de ceux qui la subissent. La question de savoir si le droit à la sécurité protège les bénéficiaires de l’aide sociale contre une diminution importante des prestations devrait être examinée du point de vue de ceux qui en souffrent. La question de savoir si le droit à la vie inclut le droit de choisir le moment d’y mettre fin devrait encore être examinée du point de vue de ceux qui le revendiquent, etc.
Quatre conséquences découlent du subjectivisme.
La neutralité constitutionnelle. L’interprétation de la constitution doit faire preuve de neutralité ou d’impartialité à l’égard des conceptions subjectives des normes constitutionnelles. Si elle postulait d’avance la supériorité ou la vérité de certaines conceptions au détriment d’autres conceptions, elle pourrait trahir l’engagement constitutionnel envers le pluralisme et la diversité culturelle.
La méthode d’interprétation généreuse (« large et libérale ») et évolutive. Les normes constitutionnelles doivent être définies en termes suffisamment généraux pour que puissent y être reconnus les valeurs et les intérêts jugés fondamentaux du point de vue subjectif des citoyens, tels qu’ils les comprennent au fur et à mesure de leur existence. Cela concerne la liste des droits concrets protégés et celle des objectifs législatifs légitimes que des citoyens peuvent estimer désirable de réaliser à un moment donné.
Le pluralisme interprétatif. Puisque les normes d’une constitution légitime doivent être comprises du point de vue subjectif de ceux qui y sont soumis, toutes les interprétations constitutionnelles des citoyens, à la condition qu’elles soient sincères et plausibles, ont en principe le même statut ; d’où le « pluralisme interprétatif »43Le pluralisme interprétatif ne correspond pas aux théories constitutionnelles américaines « pluralistes » qui affirment que le sens des dispositions constitutionnelles doit résulter d’une pluralité d’approches, de méthodes et d’arguments, tels que les arguments originalistes, téléologiques, traditionnels, moraux, processuels, etc. Voir, par exemple, R. H. Fallon, Jr., « A Constructivist Coherence Theory of Constitutional Interpretation », 100 Harv. L. Rev. 1189 (1987) ; P. Bobbitt, Constitutional Fate (1982). De plus, le pluralisme interprétatif auquel je réfère va plus loin que le projet de Bobbitt de donner à chaque citoyen le pouvoir de prendre part à l’interprétation constitutionnelle. Voir, P. Bobbitt, Constitutional Interpretation 28-30 (1991). Ces théories pluralistes s’inscrivent dans le cadre de la tradition constitutionnelle classique : elles ont pour objet la détermination du sens véritable des dispositions constitutionnelles. Aux fins du constitutionnalisme pluraliste, cette pluralité d’approches, de méthodes ou d’arguments participe tout au plus des autres considérations pertinentes qui permettent aux juges de déterminer si les diverses interprétations de la constitution des citoyens sont sincères et plausibles.. Le constitutionnalisme pluraliste implique quelque chose comme ce que Sanford Levinson a qualifié d’approche « protestante » de la Constitution, par opposition à une approche catholique qui permet aux juges de parler « with the authority of the Pope »44S. Levinson, « Law as Literature », (1982) 60 Tex. L. Rev. 373, 395-96.

Le pluralisme constitutionnel. Puisque toutes les interprétations constitutionnelles sincères et plausibles des citoyens ont en principe le même statut, il peut exister en même temps, dans une même société, une pluralité de constitutions substantielles correspondant aux conceptions subjectives concurrentes d’une même constitution formelle ; d’où le pluralisme constitutionnel45Ce corollaire ne doit pas être confondu avec la théorie du « pluralisme constitutionnel » élaborée en Europe pour expliquer ou justifier certains aspects constitutionnels de l’intégration européenne et des ordres juridiques transnationaux. Voir, par exemple, M. Avbelj and J. Komarek (eds.), « Four Visions of Constitutional Pluralism », EUI, Working Papers, Law 2008/21 ; M. Avbelj and J. Komárek (eds.), Constitutional Pluralism in the European Union and Beyond, Studies of the Oxford Institute of European and Comparative Law, Hart, 2012. Il ne doit pas être confondu non plus avec la théorie américaine de « co-ordinate authority » ou « departmentalism » qui reconnaît le statut égal et la légitimité des diverses interprétations constitutionnelle faites par les différentes branches du gouvernement. Cette théorie a ses racines dans la théorie constitutionnelle de Thomas Jefferson, mais elle fait partie des débats contemporains relatifs à la suprématie judiciaire. Voir, par exemple, L. D. Kramer, The People Themselves : Popular Constitutionalism and Judicial Review (New York : Oxford University Press, 2004) ; M. Tushnet, Taking the Constitution Away from the Courts (Princeton : Princeton University Press, 1999). Cependant, elle partage un certain nombre de leurs présuppositions. Je n’examine pas ces présuppositions dans ce texte.. Une constitution substantielle se forme dès lors que les interprétations subjectives d’un ou plusieurs citoyens sont intégrées dans un cadre normatif minimalement cohérent. Le constitutionnalisme pluraliste reconnaît donc la légitimité des constitutions substantielles concurrentes des citoyens, dès lors qu’elles sont sincères et plausibles.
Ces quatre corollaires sont incompatibles avec le postulat du constitutionnalisme libéral selon lequel les normes constitutionnelles doivent être interprétées objectivement, conformément à leur sens véritable, tel que le révèle la bonne approche ou la bonne méthode d’interprétation. En particulier, ils sont incompatibles avec l’idée selon laquelle la liste des droits fondamentaux et celle des objectifs gouvernementaux qui peuvent légitimement y porter atteinte sont relativement courtes et universelles. Mais ils sont plausibles. Au Canada, par exemple, le passage suivant tiré de l’affaire Saguenay concernait la neutralité religieuse de l’État :
« [La religion] est le prisme à travers lequel une personne perçoit et explique la réalité qui l’entoure et dans laquelle elle vit. Elle définit le cadre moral qui guide sa conduite. La religion est partie intégrante de l’identité de chacun. Lorsque l’État adhère à une croyance, il… hiérarchise les diverses croyances et… [il] hiérarchise aussi les individus qui [les] portent en eux »46Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 R.C.S. 3, par 73..
On pourrait généraliser ce passage. Comme on sait, les désaccords sur la nature et la portée des droits fondamentaux sont généralement fonction des croyances de chacun à propos des intérêts et des besoins vitaux des êtres humains. Or, comme on l’a souligné, ces croyances procèdent de conceptions fondamentales sur la nature humaine, le bien, le juste, le monde, l’épistémologie, ce qui présuppose des conceptions religieuses et non religieuses plus profondes. Que ce soit le droit à l’autonomie ou à la vie, la liberté d’expression ou d’association, la protection contre les peines cruelles ou contre la discrimination, la signification de ces valeurs pour les individus participe du prisme philosophique ou religieux à travers lequel, pour reprendre les mots de la Cour suprême, chaque personne perçoit et explique la réalité qui l’entoure et dans laquelle elle vit, définit le cadre moral qui guide sa conduite et forme son identité. Il est un sens selon lequel les croyances relatives à la signification d’un droit fondamental reflètent profondément la représentation que les individus ont d’eux-mêmes et de leur rapport à la société et au monde. Ainsi, lorsque la constitution adhère à l’une ou l’autre de ces croyances, elle hiérarchise les diverses croyances et, tout comme pour la liberté de religion, elle « hiérarchise les individus qui les portent en eux ». Une constitution légitime devrait donc reconnaître les diverses croyances sans parti pris ; d’où la neutralité constitutionnelle.
De plus, toujours au Canada, la constitution est conçue comme un « arbre susceptible de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles »47Voir, par exemple, Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] AC 124 (CP) 136 ; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 ; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, par 52. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698 au para. 23.. Bien entendu, les limites « naturelles » de ses concepts peuvent être conçues dans l’abstrait en termes étroits. Mais elles peuvent aussi être conçues en termes très généraux et ouverts au pluralisme. Dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe48[2004] 3 R.C.S. 698, par 27-29., par exemple, la Cour suprême devait décider si la norme constitutionnelle qui confère au Parlement le pouvoir de réglementer le « mariage » concevait l’institution en termes traditionnels, soit l’union volontaire entre deux personnes de sexe opposé. Or, les intervenants qui représentaient divers groupes sociaux ne s’entendaient pas sur la nature objective du mariage. Pour ce motif, la Cour a interprété le mariage en termes généraux :
« L’argument fondé sur les limites naturelles ne saurait être retenu que si ceux qui l’invoquent peuvent préciser quels sont les éléments objectifs essentiels de la définition “naturelle” du mariage. À défaut, cet argument se réduit à une tautologie. Or, les éléments objectifs essentiels de la définition “naturelle” du mariage sur laquelle s’entendent les intervenants se résument à l’union volontaire de deux personnes à l’exclusion de toute autre. Au-delà, leurs opinions divergent. Nous sommes donc en présence d’avis contraires sur les limites naturelles du mariage. La mention des “limites naturelles” dans les propos du lord chancelier Sankey ne crée pas l’obligation de déterminer, dans l’abstrait et de façon absolue, quelle est la définition fondamentale des termes utilisés dans la Constitution. Par conséquent, il n’appartient pas à la Cour de fixer, dans l’abstrait, les limites naturelles du mariage. Pour déterminer si un texte législatif relève d’une rubrique de compétence particulière, il faut adopter une interprétation progressiste. Les vues opposées qui nous ont été soumises ne nous permettent pas de conclure que le mot “mariage” […] interprété de façon libérale, exclut le mariage entre deux personnes du même sexe ».
En d’autres mots, le fait que des citoyens aient diverses conceptions subjectives d’une même norme constitutionnelle peut être une raison de l’interpréter en termes généraux qui accommodent le pluralisme. Dans cette affaire, le Parlement pouvait donc définir le mariage comme « une union entre deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne ». Selon la Cour, une « interprétation large et libérale, ou progressiste, garantit la pertinence et, en fait, la légitimité perpétuelles du document constitutif du Canada »49Ibid., par 23. La méthode d’interprétation large et libérale, en tant que telle, n’est pas facilement compatible avec le constitutionnalisme libéral. Par contre, la méthode d’interprétation dite « téléologique » pourrait l’être à certaines conditions. Voir L. B. Tremblay, « L’interprétation téléologique des droits constitutionnels », (1995) 29 Revue juridique Thémis 461..
Enfin, il est possible pour une constitution formelle de reconnaître la légitimité des interprétations concurrentes de ses normes et, conséquemment, des diverses constitutions substantielles des citoyens. Par exemple, elle peut reconnaître en même temps l’interprétation de ceux pour qui le port de signes religieux est un intérêt fondamental et celle d’autres citoyens qui interprètent cette pratique comme une simple préférence. Elle peut reconnaître la légitimité de la constitution substantielle des citoyens qui énonce que le droit à la liberté inclut le droit de faire ou de ne pas faire tout ce qu’on veut50Elfes Case (1957) 6 BVerfGE 32, in Kommers, supra note 45, 401 ff., incluant l’équitation51Falconry (1980), ibid., 404., la chasse52Equestrian Case (1989), ibid. et la consommation des drogues douces53Hashish Drug Case (1994), ibid., 400. et celle de la constitution substantielle d’autres citoyens qui conçoit ces intérêts comme des caprices que l’État peut légitimement réglementer au nom de l’intérêt général ; ou bien la force normative de celle qui énonce que le droit de propriété inclut les bénéfices de bien-être social et de celle d’autres citoyens qui n’implique rien de ce genre.54Bélàné Nagy v. Hungary, n°. 53080/13, 10 février 2015. Une même disposition constitutionnelle pourrait donc affirmer une pluralité de valeurs, plus ou moins compatibles entre elles, correspondant aux constitutions substantielles concurrentes des citoyens.

Cela permet de repousser trois objections. Premièrement, on pourrait objecter qu’une constitution pluraliste est biaisée en faveur des citoyens les plus « asociaux », que ce soit les individualistes qui ne pensent qu’à protéger leurs intérêts « égoïstes » ou les plus communautaristes, comme on les nomme parfois, qui veulent vivre selon des normes traditionnelles ou religieuses en marge de la société plus générale. Mais ce n’est pas le cas. Une constitution authentiquement pluraliste doit refléter le point de vue subjectif des citoyens qui ont des conceptions généreuses des valeurs constitutionnelles et celui de ceux qui ont des conceptions plus restrictives. C’est pourquoi elle peut conférer à certaines institutions politiques comme une législature le pouvoir de promouvoir des objectifs politiques jugés désirables, même si cela a pour effet de limiter des activités que d’autres individus estiment relever de leurs droits fondamentaux. Ainsi, une majorité de citoyens qui croient sincèrement que le droit à la sécurité n’inclut pas le droit de porter des armes, le droit de frapper ses enfants ou le droit à l’avortement pourrait légitimement se servir de la loi pour tenter d’interdire le port d’armes, la violence éducative, ou l’avortement. Mais cela ne mettrait pas fin à l’affaire. Car d’autres citoyens pourraient sincèrement croire que ces lois portent atteinte à leurs droits, tels qu’ils les conçoivent d’un point de vue subjectif. Le cas échéant, des conflits de valeurs résulteraient du pluralisme interprétatif et constitutionnel. Il faudrait alors chercher une solution compatible avec le constitutionnalisme pluraliste. Je reviens plus bas sur ce point.
Deuxièmement, on pourrait objecter qu’une constitution subjectiviste encouragerait, exacerberait même, les conflits de valeurs. Mais posons-nous cette question : ces conflits de valeurs produiraient-ils une situation bien différente de ce qui existe aujourd’hui ? N’y a-t-il pas déjà des conflits de valeurs fondés sur une même constitution formelle ? N’y a-t-il pas déjà des conflits d’interprétation ? Des revendications qui semblent légitimes, voire naturelles aux uns ne semblent-elles pas illégitimes, voire totalement saugrenues aux autres ? Les citoyens d’une société pluraliste et culturellement diversifiée n’ont-ils pas déjà des compréhensions plurielles des idéaux et des principes fondateurs de leur constitution formelle ? N’y a-t-il pas déjà ce que Charles Taylor nomme une « diversité profonde », soit une pluralité de modes d’appartenance à un même État ou à une même nation55Selon Charles Taylor, il existe au Canada une « diversité profonde » qui caractérise la pluralité des modes d’appartenance au Canada. Pour ce motif, un pays ouvert à tous devrait reconnaître la légitimité de cette diversité profonde, notamment par un régime (ou une constitution) qui adopterait une « attitude pluraliste ». Voir C. Taylor, « Convergences et divergences à propos des valeurs entre le Québec et le Canada », in C. Taylor, Rapprocher les solitudes, 1992, 179, part. 212-14. ? Le pluralisme interprétatif et constitutionnel est déjà un fait social. Cela nous ramène à cette question : comment doit-on résoudre les conflits de valeurs qui naissent de ce pluralisme ? Selon le constitutionnalisme libéral, la solution consiste à ignorer ou étouffer de grands pans de ce pluralisme en imposant une seule constitution substantielle à tous les citoyens. Mais c’est une solution discriminatoire. Le constitutionnalisme pluraliste propose plutôt de reconnaître et de concilier les constitutions substantielles des uns et des autres. J’y reviens aussi plus bas.
Troisièmement, on pourrait objecter que le subjectivisme et ses conséquences fraient avec le relativisme, voire le nihilisme juridiques et éthiques. Mais tel n’est pas le cas. Le constitutionnalisme pluraliste ne nie pas ni ne postule qu’une constitution formelle puisse avoir un « sens véritable » ou qu’il puisse exister un ordre de priorité objectif et universel entre les valeurs et les intérêts humains, au-delà des compréhensions subjectives des individus. Je l’ai cru souvent, comme la plupart des juristes et des citoyens qui revendiquent sincèrement à un moment précis un droit spécifique ou en contestent l’existence. Pour sa part, le constitutionnalisme pluraliste est agnostique sur ces questions. La question pertinente n’est pas ontologique. Elle est épistémologique et normative. Car même si une constitution possédait un sens véritable et même s’il existait un ordre moral objectif et universel, ce que plusieurs citoyens croient, des désaccords sincères persisteraient sur ce qu’ils sont, ainsi que sur la bonne méthode permettant de les saisir. Dès lors, la question devient normative : le seul fait qu’un petit groupe de juges considère sincèrement qu’une interprétation donnée est vraie leur confère-t-il le droit de l’imposer à tous ceux qui sont en désaccord ? Dans le cadre du constitutionnalisme pluraliste, la réponse est négative.
Le subjectivisme et ses corollaires honorent l’égalité morale des personnes dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle. En repoussant l’idée qu’une constitution doive imposer d’en haut un ordre unique de valeurs et de principes substantiels à tous les citoyens, ils l’empêchent de devenir celle d’un seul groupe de citoyens, celui qui a le pouvoir d’imposer ses vues constitutionnelles, politiques, morales ou philosophiques à tous les autres en utilisant le pouvoir coercitif de l’État. En particulier, ils empêchent les juristes, notamment les juges de la Cour suprême, voire une mince majorité d’entre eux, d’imposer une constitution substantielle controversée à toute la collectivité. Dans une société pluraliste et diversifiée qui honore l’égalité morale, la constitution doit autant que possible conférer le même statut aux conceptions plausibles de ses normes par les citoyens, dès lors qu’elles sont soutenues de bonne foi.

Le « contextualisme »

Le constitutionnalisme pluraliste est « contextualiste ». Cela signifie que le sens des valeurs constitutionnelles, ainsi que leur poids relatif doivent être déterminés en contexte, en tenant compte des faits concrets qui les animent spécifiquement. Cette doctrine admet que la signification des valeurs peut changer selon les circonstances, car des contextes différents peuvent affecter les mêmes valeurs de façons différentes et à des degrés divers. Pour ce motif, les valeurs constitutionnelles ne sont véritablement intelligibles que dans les contextes factuels qui les éclairent. Leur sens et leur poids ne doivent donc pas être établis dans l’abstrait, ni en termes absolus. Il s’ensuit que l’interprétation et l’application de la constitution doivent être attentives aux aspects concrets des valeurs qui sont réellement en cause dans une situation donnée. En général, ce type de jugement n’est requis que dans les cas où il existe un réel conflit de valeurs et où il est nécessaire d’établir un ordre de priorité, tel que dans une situation spécifique où une loi particulière qui vise un objectif précis porte atteinte à un intérêt concret qu’un citoyen ou qu’un groupe de citoyens juge digne de protection constitutionnelle.
Il semble en effet très difficile, voire impossible, d’établir dans l’abstrait le sens et le poids relatif des valeurs constitutionnelles. Peut-être est-ce un problème d’incommensurabilité. Mais c’est certainement un problème d’intelligibilité56L’examen de cette question dépasse le cadre de ce texte. Mais il pourrait recouper certaines versions (controversées) de la doctrine du « particularisme moral ».. Demander dans l’abstrait : « quelle est la valeur la plus importante, la liberté ou la sécurité, la vie privée ou la démocratie, l’autonomie ou la vie ? » est comme demander : « qu’est-ce qui a le plus de valeur, une bouteille d’eau ou la lecture d’un bon roman ? ». La seule réponse intelligible semble être : « ça dépend ! ». Dans un désert, ce serait probablement la bouteille d’eau ; mais près d’une chute d’eau claire, ce pourrait être la lecture d’un bon roman. Comme le disait Isaiah Berlin : « First things come first : there are situations… in which boots are superior to the works of Shakespeare ; individual freedom is not everyone’s primary need »57I. Berlin, « Two Concepts of Liberty », in M. Sandel (dir.), Liberalism and Its Critics (1984), 15, 17. Cette idée se retrouve dans la littérature sur les droits de la personne lorsqu’on avance, par exemple, que dans certaines situations les besoins associés aux droits socioéconomiques et culturels peuvent avoir plus d’importance que les droits civils et politiques..
Le contextualisme est incompatible avec le postulat du constitutionnalisme libéral selon lequel le poids des valeurs constitutionnelles doit être établi dans l’abstrait, conformément à leur sens véritable, indépendamment du contexte dans lequel elles sont appliquées. Mais il est plausible. Au Canada, par exemple, le sens et le poids relatif des valeurs constitutionnelles ne sont pas toujours déterminés in abstracto et les normes qui les expriment ne sont pas toujours appliquées d’une manière uniforme à tous les cas qui remplissent formellement leurs conditions d’application. Ils peuvent être fonction d’une méthode ou d’une approche pragmatique et contextuelle. Cette méthode ou approche ne nie pas que l’on puisse donner aux valeurs constitutionnelles un sens absolu très général et un poids très important fondés une quelconque théorie normative substantielle abstraite ; mais elle refuse de procéder sur cette base. Elle exige plutôt de déterminer l’aspect concret de la valeur mis en cause dans le contexte factuel d’une affaire donnée et d’évaluer son poids en fonction de ce contexte. Voyez, par exemple, ce qu’écrivait la juge Wilson dans l’affaire Edmonton Journal58Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, 1352-56. :
« J’estime qu’un droit ou une liberté peuvent avoir des significations différentes dans des contextes différents. Par exemple, la sécurité de la personne peut signifier une chose lorsqu’elle porte sur la question de la surpopulation dans les prisons et une autre, très différente, lorsqu’elle porte sur la question des fumées nocives des usines. Il semble tout à fait probable que la valeur à y attacher dans différents contextes aux fins de la recherche d’un équilibre en vertu de l’article premier [de la Charte] soit également différente. C’est pour cette raison que je crois que l’importance du droit ou de la liberté doit être évaluée en fonction du contexte plutôt que dans l’abstrait et que son objet doit être déterminé en fonction du contexte. Cette étape franchie, le droit ou la liberté doit alors, en conformité avec les arrêts de notre Cour, recevoir une interprétation généreuse qui vise à atteindre cet objet et à assurer à l’individu la pleine protection de la garantie ».
Comme elle l’affirmait,
« une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu’une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte… Elle semble mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et être donc plus propice à la recherche d’un compromis juste et équitable… »59Ibid..
Cela dit, la méthode contextuelle conçue par la juge Wilson demeurait abstraite en ce que le poids relatif des droits et des intérêts concurrents pertinents selon le contexte était comparé sur la base d’une échelle objective et universelle des valeurs, échelle un peu mystérieuse du reste dont la source semblait résider dans l’opinion raisonnée des juges.
Le constitutionnalisme pluraliste exige de joindre le contextualisme au subjectivisme. Par conséquent, le sens et le poids relatif des valeurs constitutionnelles doivent être déterminés en contexte selon les aspects pertinents qui sont en cause dans une situation donnée, mais ils doivent l’être du point de vue subjectif de ceux dont ce sont les valeurs. Ainsi, la signification des valeurs constitutionnelles est déterminée du point de vue des citoyens selon le poids qu’ils leur confèrent eux-mêmes dans les situations qui les affectent. Pour ce motif, le contextualisme honore l’égalité morale des personnes.

Le « proportionnalisme »

Le constitutionnalisme pluraliste est « proportionnaliste ». Cela signifie que les valeurs constitutionnelles qui sont en conflit dans un contexte donné doivent être respectées ou réalisées autant que possible conformément à un critère de proportionnalité. La bonne solution est celle dont le point d’équilibre entre les revendications des uns et des autres est optimal. À cette fin, la nature du conflit doit être déterminée en contexte du point de vue subjectif des parties, compte tenu des faits empiriques les plus probables. Le motif est le suivant : puisque les valeurs d’une constitution légitime doivent être comprises du point de vue subjectif de ceux dont c’est la constitution, leurs diverses significations ont le même statut. Il importe peu que ces significations soient exprimées en termes de droits ou d’intérêts individuels, de buts ou d’objectifs sociaux, de biens collectifs, de procédures ou d’institutions. Dès lors qu’une action gouvernementale crée un réel conflit entre les significations concurrentes des uns et des autres dans un contexte donné, la contrainte (atteinte, restriction, limite) qu’elle impose aux vues des uns ne doit pas être disproportionnée par rapport à ce qu’elle fait pour favoriser (réaliser, promouvoir, maintenir) celles des autres.
Le proportionnalisme est incompatible avec le postulat du constitutionnalisme libéral selon lequel les droits fondamentaux ont une priorité normative de principe. Mais il est plausible. Comme on sait, dans les sociétés démocratiques, le contrôle judiciaire des actions gouvernementales qui portent atteinte aux droits constitutionnels garantis tend à les évaluer selon un critère de proportionnalité.60La littérature à ce sujet est abondante. Pour une introduction, voir, par exemple, A. Barak, Proportionality : Constitutional Rights and their Limitations, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; A. Stone Sweet & J. Mathews, « Proportionality, Balancing and Global Constitutionalism », (2008) 47 Colum J. Transnat’l L. 72. Selon ce critère, une atteinte à un droit est disproportionnée si le tort (coût, fardeau ou sacrifice) qu’elle cause au droit est excessif par rapport aux bénéfices (gains, avantages) que ce tort contribue à produire. Le caractère excessif d’une atteinte est évalué sous trois rapports : la rationalité, la nécessité et la proportionnalité au sens strict.61Voir, par exemple, R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, Oxford, Oxford University Press, 2002. Au Canada, cela réfère au « test de Oakes » : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Si une atteinte à un droit ne contribue pas à l’objectif, n’est pas nécessaire à sa réalisation (disons qu’il existe un moyen aussi efficace moins attentatoire) ou produit des effets préjudiciables excessifs par rapport aux effets bénéfiques, elle ne permet pas à la valeur sacrifiée d’atteindre son effet optimal.
Il n’est pas nécessaire d’examiner en détail la nature de ces critères, tels qu’ils se déclinent en droit constitutionnel comparé. Il suffit de rappeler qu’aux fins du constitutionnalisme pluraliste le critère de proportionnalité au sens strict est le plus important. Il signifie qu’une atteinte à un droit est disproportionnée si, dans un contexte donné, l’intensité du tort réel qu’elle cause aux valeurs qui sous-tendent le droit est plus élevée que l’importance des bénéfices réels que ce tort contribue à produire, compte tenu des valeurs qu’elle cherche à réaliser. Cependant, l’évaluation du degré d’intensité du tort réel et du degré d’importance des bénéfices réels doit être subjectiviste et contextualiste : elle doit procéder en contexte du point de vue subjectif de ceux qu’une action gouvernementale affecte, compte tenu des faits empiriques pertinents les plus probables62Pour une description de ce processus, voir Tremblay, supra note 25.. Les juges doivent, autant que possible, mesurer l’intensité du tort et l’importance des bénéfices concrets dans les termes mêmes que les citoyens utilisent pour les évaluer, à la condition qu’ils soient sincères et plausibles. Bien entendu, les individus affectés par une action gouvernementale sont généralement les mieux placés pour évaluer la gravité des torts qu’ils subissent et l’importance des bénéfices qu’ils obtiennent. En fait, les points de vue subjectifs des personnes affectées confèrent aux processus d’évaluation un fondement objectif de type empirique. En revanche, lorsque les juges les évaluent dans l’abstrait selon un ordre de priorité conçu comme universellement valable, ils peuvent sous-estimer ou surestimer la gravité réelle de la souffrance, du coût ou du sacrifice imposé aux uns ou l’importance réelle des bénéfices consentis aux autres, tels qu’ils sont réellement vécus. De plus, ils peuvent erronément qualifier de préférence ou de caprice ce qui, d’un point de vue subjectif, est fondamental. Enfin, lorsqu’ils postulent hors contexte que certains intérêts humains sont objectivement et universellement plus importants que tous les autres, ils peuvent préjuger l’issue du litige sans avoir à écouter les parties concernées et favoriser les vues de certains citoyens au détriment d’autres citoyens. Cela ne reflète pas le fait du pluralisme et la diversité culturelle d’une manière impartiale.
Cette conception permet de repousser quelques-unes des plus importantes objections avancées à l’encontre du critère de proportionnalité au sens strict. J’en examine deux brièvement. L’objection la plus forte est fondée sur la thèse de l’incommensurabilité des valeurs : il serait rationnellement impossible de mesurer et d’ordonner les valeurs de manière lexicale sur une même échelle ou à l’aune d’une unité de mesure commune ou de les réduire à une même valeur substantielle quantifiable à laquelle elles participeraient toutes, que ce soit le bonheur, l’utilité, ou autre63Voir, par exemple, S. Tsakyrakis, « Proportionality : An Assault on Human Rights », (2009) 7 Int’l J. Const. L. 468, 471 et suiv. ; G. C. N. Webber, « Proportionality, Balancing, and the Cult of Constitutional Rights Scholarsgip », (2010) 21 Can. J. L & Jurisprudence 179, 194 et suiv.. Par conséquent, le critère de proportionnalité au sens strict ne pourrait pas être appliqué rationnellement. Quelle que soit la force de cette thèse, elle n’est pas pertinente contre le constitutionnalisme pluraliste. Le proportionnalisme ne demande pas aux juges de mesurer, de comparer et de classer dans l’abstrait les valeurs selon un ordre de priorité universellement valable (la vie et l’autonomie ; la liberté et l’amour ; la santé et la culture). Il ne leur demande pas non plus de s’engager dans une logique d’échange (trade-off) où la perte de quelque bien pour les uns serait substantiellement compensée par le gain d’autres biens pour d’autres citoyens. Il leur demande de mesurer, dans un contexte donné, l’intensité du tort réel causé aux aspects concrets des valeurs revendiquées par les uns, compte tenu de leur point de vue personnel, et l’importance des bénéfices réels qu’il confère aux aspects concrets des valeurs revendiquées par d’autres, compte tenu de leur point de vue personnel, afin d’évaluer si l’intensité du tort causé aux uns est plus élevée pour eux que l’importance des bénéfices réels qu’il confère aux autres ne l’est pour ces derniers. Les échelles de valeurs sont propres à chaque valeur et l’évaluation des degrés d’atteinte ou de bienfait à ces valeurs dépend du point de vue personnel de ceux dont la valeur est affectée.
Cela nous conduit à une seconde objection. Selon elle, le critère de proportionnalité au sens strict tenterait de réduire les jugements de valeur à un type de raisonnement formaliste, mécanique, technique, mathématique et moralement neutre de quantification et de mesurage. Or, cela ne serait pas possible : on ne pourrait poser rationnellement de tels jugements sans un raisonnement moral substantiel64Voir, par exemple, Tsakyrakis, ibid., 472 et suiv. ; Webber, ibid., 191 et suiv. ; M. Klatt et M. Meister, « Proportionality-A Benefit to Human Rights ? Remarks of the I-CON Controversy, (2012) 10 Int’l J. Const. L. 687, 697 ; M. Klatt, « An Egalitarian Defense of Proportionality-Based Balancing. A Response to Luc B. Tremblay », (2014) 12 Int’l J. Const. L., 891.. Cette objection ne postule pas, comme la première, que les valeurs sont incommensurables dans un sens fort65Voir, par exemple, Tsakyrakis, ibid. ; Klatt & Meister, ibid.. Elle postule qu’elles le sont dans un « sens faible » car, en dépit de leur pluralité, les valeurs peuvent être mises en relation66Voir J. Waldron, « Fake Incommensurability : A Response to Professor Schauer », 45 Hastings L.J. 813 (1994).. Par exemple, on pourrait les évaluer sur la base d’un raisonnement de type déontologique fondé sur un ordre moral qui conférerait à certaines valeurs une priorité normative sur toutes les autres valeurs. Ce type de jugement pourrait être saisi par l’intuition ou par un raisonnement plus poussé, mais il ne résulterait pas d’un calcul ou d’une quantification comparée des valeurs. C’est pourquoi, soutient-on, les droits fondamentaux, la dignité humaine ou la justice ont priorité (trump) sur le bien collectif ou l’utilité générale. Mais, quelle que soit la force de cette objection contre l’utilitarisme ou autre doctrine morale, elle n’est pas plus pertinente que la précédente. Le proportionnalisme ne nie pas que les jugements de valeurs des individus puissent procéder d’un raisonnement moral de type déontologique. Il affirme que les jugements de valeur fondés sur le principe de proportionnalité peuvent avoir un fondement objectif de type empirique et qu’il ne s’ensuit pas que le processus d’évaluation soit formaliste, technique, mécanique et précis comme en mathématiques. Déterminer les degrés d’intensité des torts ou d’importance des bénéfices du point de vue personnel de ceux qui les vivent est un processus pragmatique qui requiert un esprit de finesse, et non pas un esprit de géométrie. L’évaluateur est dans une situation analogue à celle du médecin qui évalue le degré d’intensité de souffrance de son patient en lui demandant de le situer lui-même sur une échelle de un à dix. La norme de preuve ne peut être plus exigeante que la prépondérance des probabilités, compte tenu des faits empiriques et de la psychologie humaine qui permettent de croire que le patient est de bonne foi et que son jugement est vraisemblable67Cette condition est semblable à celle posée par la Cour suprême du Canada en matière de liberté de religion. Voir Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551 par. 52-53. Les croyances d’une personne relatives aux exigences de sa religion doivent être vraisemblables et avancées de bonne foi : elles ne doivent pas être arbitraires ni constituer un artifice.. Il devrait donc être possible de mesurer et de comparer rationnellement le poids relatif des valeurs en conflit, sans poser de jugements moraux substantiels.
On pourrait répliquer que ce type d’évaluations fondées sur le principe de proportionnalité au sens strict procède néanmoins d’un raisonnement moral. Supposons, par exemple, qu’un juge acceptait le proportionnalisme pour un motif moral, tel que l’égalité morale des personnes, l’impartialité, la justice, ou autres. Ne s’ensuivrait-il pas que ses jugements de valeur procéderaient d’un raisonnement moral ? En un sens, oui. Mais cela n’est pas l’objet de la seconde objection. Il y a une différence de statut entre les considérations morales dont on tient compte dans le processus d’évaluation fondé sur le principe de proportionnalité et les considérations morales dont on tient compte pour déterminer s’il est légitime de tenir compte des considérations morales aux fins de ce processus d’évaluation. Le premier type de considérations constitue des raisons de 1er ordre ; le second type constitue des raisons de 2e ordre : ce sont des raisons à propos des raisons de 1er ordre. La seconde objection concerne le statut des considérations morales en tant que raisons de 1er ordre : elle soutient que les jugements de valeur fondés sur le principe de proportionnalité doivent tenir compte de considérations morales. En revanche, la présente réplique concerne le statut des considérations morales en tant que raisons de 2e ordre. Elle montre qu’un juge pourrait se fonder sur des considérations morales de 2e ordre (l’égalité, l’impartialité, la justice) pour décider que l’évaluation des torts et des bénéfices conformément au principe de proportionnalité ne doit pas se fonder sur une théorie morale substantielle controversée. Dans l’exemple, les considérations morales n’auraient donc aucun statut en tant que raisons de 1er ordre ; les juges devraient s’en tenir au point de vue subjectif des personnes concernées et aux faits empiriques pertinents. Pour ce motif, il est inexact de soutenir que les jugements de valeur fondés sur le principe de proportionnalité dépendent nécessairement d’un raisonnement moral.

Par ailleurs, il est hautement probable que des considérations morales de 2e ordre soient toujours enfouies quelque part dans les décisions judiciaires, si ce n’est que pour déterminer la légitimité des raisons de 1er ordre qui les justifient. Il est donc probablement exact de soutenir que les jugements constitutionnels possèdent toujours une dimension morale68Voir, par exemple, L. B. Tremblay, « General Legitimacy of Judicial Review and the Fundamental Basis of Constitutional Law », (2003) 23 Oxford Journal of Legal Studies, 525.. Mais il ne s’ensuit pas que cette dimension soit l’expression d’une théorie morale substantielle. Si, par exemple, les raisons morales de 2e ordre affirmaient l’égalité morale des personnes, alors le critère de légitimité des raisons de 1er ordre serait procédural et les raisons de 2e ordre constitueraient une forme de procéduralisme. Dans la mesure où un test procédural de ce type validait le proportionnalisme, tel que conçu dans le cadre du constitutionnalisme pluraliste, le poids relatif des valeurs en conflit devrait être mesuré et comparé du point de vue subjectif des personnes concernées, compte tenu des faits empiriques probables, et non pas du point de vue d’une théorie morale substantielle jugée universellement valide, que ce soit celle de Locke, de Kant, de Rawls, de Dworkin, des catholiques, de Marx, de Bentham, du Constituant, des juges eux-mêmes ou autres.
Comme on voit, le proportionnalisme permet aux tribunaux engagés dans un processus de décision constitutionnelle de faire l’économie d’une théorie morale substantielle qui servirait de mesure idéale des valeurs en conflit. Les valeurs des uns, telles que comprises de leur point de vue personnel, sont respectées le plus possible en contexte, compte tenu du droit égal de tous les autres au respect de leurs valeurs, telles que comprises de leur propre point de vue. Pour ce motif même, le constitutionnalisme pluraliste rend le principe d’impartialité effectif en pratique. Il promeut une forme de justice constitutionnelle qui honore l’égalité morale des personnes dans une société pluraliste et multiculturelle.

« L’accommodationnisme »

Le constitutionnalisme pluraliste est « accommodationniste ». Cela signifie que les valeurs constitutionnelles doivent s’adapter aux circonstances concrètes de chaque cas, lorsque cela est nécessaire afin de les optimiser en contexte conformément au principe de proportionnalité. Une constitution pluraliste reconnaît donc la légitimité des accommodements, tels que les exemptions aux lois d’application générale, les compromis ou les ajustements, sans lesquels les actions gouvernementales échoueraient le critère de proportionnalité69Les exemptions, les compromis et les ajustements sont des formes d’accommodements ; c’est pourquoi le constitutionnalisme pluraliste peut être qualifié « d’accommodationniste », même si le terme est un peu lourd.. Si aucun ajustement n’est disponible et qu’une atteinte à une valeur donnée demeure disproportionnée, alors l’action gouvernementale doit être déclarée invalide ou inopérante ou simplement ignorée. Bien entendu, il est impossible de prédire ou d’imposer d’avance les solutions qui conviendraient à tous les contextes ; tout est une question de fait.
Une constitution accommodante est incompatible avec certains postulats du constitutionnalisme libéral, dont la primauté du droit, l’égalité devant la loi, l’égalité des droits et la séparation des pouvoirs. Selon cette dernière doctrine, toutes dérogations aux lois valides générales, claires et prospectives déterminées en contexte au bénéfice d’intérêts particuliers jugés fondamentaux du point de vue subjectif des parties ne protègent pas des « droits », mais confèrent des « privilèges ». Cela dit, l’accommodationnisme est plausible. Au Canada, par exemple, un législateur peut être constitutionnellement requis d’exempter des lois d’application générale certains groupes de personnes. Ainsi, dans l’affaire Edwards Books, la Cour suprême a soutenu qu’un législateur doit tenter très sérieusement d’atténuer les effets préjudiciables d’une loi sur les groupes dont les droits seraient autrement restreints, notamment par des exemptions qui tiennent compte de la complexité des intérêts constitutionnels et légaux des « parties concernées »70R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, par. 148-49 [exempter des groupes religieux de l’application d’une loi qui imposait aux commerces de détail un congé uniforme le dimanche].. Dans l’affaire Multani, elle a imposé un compromis par lequel chaque partie devait abandonner une part de sa revendication initiale, afin de limiter les effets préjudiciables d’un acte administratif autrement valide sur les droits d’une partie71Voir Multani c. Commission scolaire MargueriteBourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 52-54 [admettre les kirpans dans les écoles, à la condition qu’ils soient scellés dans une gaine cousue].. Dans Eldridge, la Cour a statué qu’un gouvernement peut être constitutionnellement tenu d’ajuster ses actes et ses pratiques administratives en faveur de ceux qui, dans un contexte donné, subissent les effets discriminatoires d’une politique ou d’une règle apparemment neutre, afin de se conformer au principe de proportionnalité72Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 79 [imposer à un hôpital l’embauche d’interprètes gestuels lorsqu’ils sont nécessaires à l’efficacité des communications dans la prestation des services médicaux].. Un ajustement peut prendre diverses formes, le plus connu étant « l’accommodement raisonnable » dont l’obligation cesse s’il entraîne des « contraintes excessives ».
Le constitutionnalisme pluraliste permet de comprendre pourquoi la conception libérale selon laquelle une loi doit être générale, abstraite, claire, prospective et appliquée sans compromis à tous les cas qui remplissent ses conditions d’application ne s’impose pas nécessairement. Cette conception se fonde sur la notion d’égalité formelle : elle présuppose l’unité d’un peuple homogène ou d’une nation dont les membres s’accordent raisonnablement sur les intérêts humains fondamentaux, sur les valeurs universelles, sur la vision du monde et même sur l’épistémologie. C’est pourquoi il ne peut y avoir qu’une seule loi appliquée uniformément à tous les citoyens. Une loi, selon cette conception, doit nécessairement contenir de l’égalité formelle : elle doit être universelle ou générale. Pour ce motif, les accommodements, même raisonnables, déterminés en contexte sont aussi illégitimes que les décrets arbitraires qui ne viseraient qu’un individu en particulier73Voir Tremblay, supra, note 31.. Pourtant, comme on sait, dans certaines situations, l’égalité formelle peut supprimer des différences significatives entre les individus74La Cour suprême du Canada l’a clairement admis dans sa jurisprudence relative au droit à l’égalité. Voir, par exemple, Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 : « Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu’un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités. Cette proposition a souvent été exprimée dans la documentation sur le sujet mais, comme je l’ai déjà souligné à une autre occasion, nulle part n’a-telle été formulée plus justement que dans la fameuse phrase du juge Frankfurter dans l’arrêt Dennis v. United States […] : « C’était un homme sage celui qui a dit qu’il n’y avait pas de plus grande inégalité que l’égalité de traitement entre individus inégaux. ». Cette même pensée a été exprimée en cette Cour au sujet de l’al. 2b) de la Charte dans l’arrêt R. c. Big M. Drug Mart Ltd. où le juge en chef Dickson affirme […] : « L’égalité nécessaire pour soutenir la liberté de religion n’exige pas que toutes les religions reçoivent un traitement identique. En fait, la véritable égalité peut fort bien exiger qu’elles soient traitées différemment ».. En revanche, le constitutionnalisme pluraliste soutient une version de l’égalité réelle : les circonstances et les conditions concrètes de ceux qu’une loi peut affecter doivent toujours être prises en considération. Une loi ne doit s’appliquer contre les individus que dans les cas où, compte tenu des circonstances et des conditions concrètes des parties, les effets préjudiciables sur leurs intérêts fondamentaux, tels qu’ils les conçoivent d’un point de vue subjectif, sont rationnels, nécessaires et proportionnés par rapport aux bénéfices réels qu’ils cherchent à produire du point de vue des valeurs concurrentes. Par conséquent, elle ne devrait pas s’appliquer contre une personne dont les revendications, telles que comprises d’un point de vue personnel dans un contexte donné, ont suffisamment de poids pour justifier une exemption, un compromis ou un ajustement.
Bien entendu, une loi peut être une loi, même si elle introduit ou autorise des accommodements75Voir, par exemple, J. Waldron, « Status versus Equality : The Accommodation of Difference », in O. A. Payrow Shabanu, Multiculturalism and Law : A Critical Debate (2007), 129, 138-39.. De plus, on ne saurait objecter que cela viole certains idéaux libéraux associés à la primauté du droit, tels que la certitude et la prévisibilité juridiques. Car même s’il est vrai que des accommodements déterminés selon les situations propres aux cas particuliers sont incompatibles avec ces idéaux, ils ne les heurtent pas plus gravement que l’alternative, soit les déclarations d’invalidité totale d’une loi ou d’une décision gouvernementale. Certes, la possibilité qu’un accommodement puisse être accordé en contexte, ex post facto, crée forcément de l’incertitude et de l’imprévisibilité pour les parties concernées ; mais il est tout aussi vrai que la possibilité qu’une loi ou qu’une décision gouvernementale soit déclarée invalide en totalité au terme d’un processus judiciaire en crée également. Par contre, trancher un litige à la faveur d’exemptions, de compromis ou d’ajustements est plus juste du point de vue de l’égalité réelle que des déclarations d’invalidité totale d’une loi ou d’une décision, car cela minimise les cas où des citoyens se voient privés d’avantages dont ils auraient pu autrement bénéficier. Dans le cadre d’une société pluraliste et culturellement diversifiée, l’accommodationnisme promeut l’égalité de respect et de considération : il adapte la constitution, les lois et les décisions gouvernementales aux conditions et aux circonstances réelles qui permettent à chacun de vivre dans une société qui reconnaît ses valeurs fondamentales. Pour ce motif, le statut égal de chacun est respecté et la constitution honore l’égalité morale des personnes.

Conclusion

Dans cet essai, j’ai présenté une conception du constitutionnalisme qu’on pourrait qualifier de « pluraliste ». L’objectif était d’isoler une forme distincte de justice constitutionnelle afin de montrer qu’elle pouvait avoir quelque vertu d’un point de vue normatif. Selon cette doctrine, une constitution légitime doit refléter le fait du pluralisme et la diversité culturelle qui caractérisent la société dans laquelle elle s’applique : elle doit être subjectiviste, contextualiste, proportionnaliste et accommodationniste. Elle doit être comprise du point de vue subjectif des citoyens et les conflits de valeurs doivent être résolus en contexte, sans parti pris, conformément au principe de proportionnalité, compte tenu des accommodements possibles. Dans ce cadre, les valeurs constitutionnelles peuvent être élaborées et appliquées sans recourir à une théorie morale substantielle, telle qu’une théorie des droits, d’une part, ni au formalisme juridique ni à la subjectivité des juges, d’autre part. Une constitution pluraliste ne privilégie donc pas les conceptions du bien et du monde, les modes de vie et les cultures de certains groupes de citoyens au détriment d’autres groupes. Elle affirme et concilie d’une manière impartiale le fait du pluralisme et la diversité culturelle qui caractérisent les sociétés démocratiques contemporaines. Pour ces motifs, elle honore l’égalité morale des personnes dans une société pluraliste et diversifiée.
On pourrait objecter que le constitutionnalisme pluraliste représente moins une conception distincte qu’une évolution naturelle du constitutionnalisme libéral. Mais cette objection déplacerait la discussion ; elle la ferait porter sur la nature et le contenu du constitutionnalisme libéral, tel qu’il a été généralement compris dans la tradition juridique occidentale. Par contre, on pourrait avancer que le constitutionnalisme pluraliste constitue une version du libéralisme politique. Mais cela n’en ferait pas nécessairement une version du constitutionnalisme libéral. Le libéralisme politique est une doctrine philosophique hétérogène dont les versions contradictoires semblent se recouper sur quelques valeurs abstraites, dont l’égalité morale des personnes et la liberté76Le libéralisme politique inclut un large spectre de théories qui vont des versions libertaires aux versions social-démocrates, en passant par les théories de Locke, Kant, Constant, Mill, Berlin, Rawls, Nozick, Dworkin, Galston, etc., et qui s’accordent peu sur leur fondement, leur nature, leur portée et leur implication politique. Le constitutionnalisme pluraliste pourrait probablement participer des versions libérales « pluralistes » qui s’inscrivent dans le sillon creusé par Berlin, supra note 57. Mais cette hypothèse devra être examinée ailleurs.. De ce point de vue, le constitutionnalisme libéral et le constitutionnalisme pluraliste pourraient constituer deux versions distinctes du libéralisme politique. Mais mon objectif, dans ce texte, était plus modeste. Il était de montrer que le constitutionnalisme pluraliste rompt avec à peu près tous les postulats fondamentaux de la version libérale, tel qu’elle a été généralement comprise dans la tradition juridique occidentale, et qu’il y a de bonnes raisons de croire qu’il honore mieux qu’elle l’égalité morale des personnes dans une société pluraliste et culturellement diversifiée.

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