Le droit comme savoir et comme instrument d’action dans la philosophie pragmatique
Benoit FRYDMAN
Université Libre de Bruxelles (ULB), président du Centre Perelman de philosophie du droit
Abstract
This paper tracks down the socio-legal and realistic movement back to its roots within the philosophy of pragmatism at the turn of the 19th and 20th centuries. Far from the skepticism and sometimes cynicism that have been too systematically associated with realism, it shows how the pragmatic approach to law as a means to and end aimed at social and legal reforms through legal engineering. Pragmatism constructs the law as a dynamic and evolutive process, a collectively built practical knowledge that is continually adjusting to an ever moving political, social and economic environment. In a pluralistic democracy, this process is not the implementation of the project of one but the uncertain result of multiple debates and struggles opposing, within the rule of law, competing groups and individuals who commit themselves to promote their values, their interests and their principles.
I. Le pragmatisme comme philosophie et comme théorie du droit
Le terme « pragmatism » apparaît sous la plume de William James, dans le texte d’une conférence publiée en 18981W. James, « Philosophical Conceptions and Practical Results », University Chronicle, vol. I (1898), p. 288-310.. James lui-même y indique qu’il a été forgé au début des années 1870 par Charles Sanders Peirce2Idem, p. 290.. On doit en effet à Peirce l’article fondateur du mouvement « Comment rendre nos idées claires »3« How to Make our Ideas Clear », Popular Science Monthly 12 (January 1878), p. 286-302., publié aux États-Unis vingt ans plus tôt 1878. La version française paraît dès l’année suivante, à l’initiative de Henri Bergson, dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger4T. VII, p. 39-57. Peirce, qui était très francophile, a indiqué avec insistance qu’il avait d’abord rédigé son article en français avant de le traduire en anglais et qu’il préférait la version française originale5C. S. Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, OEuvres I, Paris, Cerf, 2002, p. 237, nde a.
On trouve dans cet article la fameuse maxime pragmatique ainsi formulée en français :
« Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet »6C. S. Peirce, OEuvres I, op. cit., p. XX.
En d’autres termes, le sens d’une notion correspond à la somme de ses effets pratiques et, ajouteront Peirce et James, non seulement de ses effets actuels, mais également de ses effets potentiels, c’est-à -dire ceux qu’elle est susceptible de produire. Peirce choisit notamment l’exemple du concept de pesanteur : « dire qu’un corps est pesant signifie simplement qu’en l’absence de toute force opposante il tombera »7C. S. Peirce, OEuvres I, op. cit., p. 250..
Peirce précise cependant qu’il n’est pas lui-même l’auteur de la maxime pragmatique. Celle-ci aurait été formulée par le juriste Nicolas St John Green à l’occasion de la dernière réunion de l’éphémère et légendaire Metaphysical Club. Ce groupe informel, au nom ironique, réunit à Harvard, au cours de l’année 1872, les futurs pères fondateurs du pragmatisme, Peirce et James, et du réalisme juridique, Oliver Wendell Holmes, avec quelques esprits forts qui se côtoyaient alors dans la célèbre Université de Cambridge au Massachussetts8L. Menand, The Metaphysical Club. A Story of Ideas in America, Farrar, Strauss et Giroux, New-York, 2001..
2. La maxime pragmatique qui apparaît, à première vue, comme une proposition métaphysique abstruse, se révèle en effet à l’examen très familière au juriste. Ainsi, si l’on considère la classification lapidaire par l’article 516 du Code civil de tous les biens en meubles ou immeubles. Nous savons que le sens de ces notions ne dépend pas de la nature des biens ni de leurs propriétés physiques, puisqu’il y a des arbres meubles et des pigeons immobilisés. Pour un juriste, désigner un bien comme meuble ou immeuble revient non à en saisir l’essence ou la nature, mais bien à lui appliquer un régime de règles. Or ces règles seront très différentes sur le plan de l’acquisition, l’extinction et la cession de la propriété, des sûretés dont il peut faire l’objet, et bien d’autres aspects encore, selon la qualification qui sera donnée au bien. En d’autres termes, qualifier un bien de meuble ou d’immeuble revient à déterminer l’ensemble des conséquences juridiques de cette désignation, ce qui correspond bien à la maxime pragmatique, et vaut d’ailleurs, de manière générale, sur le plan de la logique juridique (c’est-à -dire l’étude du raisonnement en droit), pour l’ensemble des concepts et notions juridiques. Ou, pour l’exprimer plus concrètement, de même que dire d’un corps qu’il est pesant signifie qu’il tombera en l’absence de force opposée, dire d’un bien qu’il est immeuble signifie qu’il pourra être acquis par prescription dans telle ou telle condition, que la vente du bien devra faire l’objet de tel type d’acte et de formalité, qu’il pourra faire l’objet de la constitution d’une hypothèque, etc.
3. Cependant, le pragmatisme de Peirce et plus tard de son élève John Dewey contient bien plus qu’une théorie de la signification. Elle poursuit surtout l’ambition épistémologique de rendre compte de la dynamique de production des connaissances scientifiques, et ceci tant dans les sciences de la nature que dans les sciences sociales. À cet égard, la maxime pragmatique, prolongée par la sémiotique (discipline dont Peirce est également l’initiateur), permet de comprendre comment le sens d’une notion, commune ou savante, n’est pas donné intégralement et une fois pour toutes lors de son élaboration. Il s’établit progressivement et se nuance au fur et à mesure des applications qu’il reçoit et des controverses que sa mobilisation suscite.
On sait tout le parti qui a été tiré de cette conception dans la théorie du droit contemporaine, entre autres par Dworkin dans son fameux « roman à la chaîne » de la jurisprudence9R. Dworkin, Dworkin, L’empire du droit, Paris, PUF, 1994 [Law’s Empire, Cambridge, Mass., Harward University Press, 1986], qui rend compte de manière imagée de la construction progressive du droit au fil des décisions judiciaires, appuyées elles-mêmes sur des précédents. Nous savons en outre que, pour circonscrire le sens d’une notion juridique comme la « faute », il ne suffit pas de se référer au texte de l’article 1382 du Code civil, au demeurant peu loquace, ni aux travaux préparatoires du Code, mais qu’il est indispensable de tirer des enseignements des interprétations multiples, contestées et successives données par la jurisprudence à cette notion à la faveur de ses applications à des cas d’espèce. Le sens indique donc non un point fixe, ni un point d’ancrage, mais une direction.
4. À l’inverse des rationalistes qui, à la manière des logiciens, posent les définitions et les axiomes avant de développer leurs raisonnements, pour les pragmatiques, la définition vient toujours vers la fin. Elle représente l’horizon idéal de la recherche, comme connaissance intégrale de l’objet, qui saisirait celui-ci sous toutes ses faces c’est-à -dire dans tous ses effets, en réalisant, selon le critère posé par Peirce, l’accord de la communauté des savants10« L’opinion sur laquelle fatalement tous les chercheurs se mettront finalement d’accord est ce que nous entendons par vérité et l’objet représenté dans cette opinion est le réel. C’est ainsi que j’expliquerais la réalité » (C. S. Peirce, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 5.407, trad. libre). « Ainsi l’origine même de ma conception de la réalité montre que cette conception inclut essentiellement la notion d’une communauté sans limites bien définies, mais qui est capable d’apporter un accroissement, bien défini quant à lui, de la connaissance » (Idem, 5.311).. Nous trouvons ici les bases d’une épistémologie constructiviste et faillibiliste selon laquelle la vérité n’est pas donnée, mais le savoir construit progressivement. Le chemin vers la connaissance est pavé d’essais, d’erreurs et de changements de direction. La construction du savoir se nourrit d’une relation permanente avec l’expérience et l’expérimentation11Le pragmatisme poursuit à cet égard dans la voie tracée par le positivisme depuis le début du 19e siècle, qui a notamment conduit à la mise au point des règles de la méthode expérimentale, spécialement en médecine par Claude Bernard notamment dans sa célèbre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) et ses Principes de médecine expérimentale (1867)..
C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la formule lancée par Olivier Wendell Holmes dans la conférence devenue célèbre qu’il donne à Harvard en 1897 sur la voie du droit : « Law has not been logic ; it has been experience »12The Path of the Law », 10 Harvard Law Review (1897), p. 457. En français, « La voie du droit », Dalloz, tiré-à -part, 2014, discuté par L. de Sutter.. Le droit est une discipline empirique et non une science normative a priori. Le travail du juriste ne se limite pas pour autant à un compte-rendu d’expériences, à faire la synthèse des sources existantes. Il s’agit plutôt, de retirer de l’étude des expériences passées, tout particulièrement des décisions judiciaires et donc, au sens large du terme, des précédents, des enseignements utiles pour la conduite future, ainsi que Holmes l’indique dans la nouvelle définition qu’il propose du droit : « J’entends par droit la prédiction (prophecies) de ce que les cours feront, et rien de plus prétentieux »13« The prophecies of what the Courts will do in fact and nothing more pretentious, are what I mean by the Law » (Ibidem, trad. libre).
On perçoit bien ici la volonté de O. W. Holmes, ancien étudiant de Harvard lui-même devenu magistrat, de « dégonfler » les prétentions d’un certain discours académique sur la science du droit, pour ramener celle-ci à ce qu’elle est devenue pour lui : un savoir issu de la pratique et construit essentiellement pour la pratique. La distance entre la science du droit et sa pratique se trouve ici réduite au minimum, restaurant l’unité du mot « droit » comme désignant tout à la fois une théorie et une pratique sociale collective.
5. Ce lien qui unit la pensée et l’action est essentiel et central dans la philosophie pragmatique. Il ne se limite pas à l’expérimentation scientifique, mais caractérise toute forme de savoir et de pensée. La définition du droit par Holmes résonne ainsi comme un écho à la thèse avancée par C. S. Peirce, dans son article « Comment se fixe la croyance » de 1877, suivant laquelle la pensée a essentiellement pour objectif l’établissement d’une opinion ou croyance (belief), sur base de laquelle nous serions prêts à prendre une décision ou à agir si nous étions mis en situation ou en demeure de le faire14« Comment se fixe la croyance » in C. S. Peirce, Œuvres I, p. 215. C’est le premier des articles où Peirce expose son pragmatisme, dont la rédaction avait été entamée dès 1872. Il a été publié dans sa traduction française, confiée par Peirce à L. Seguin dans la Revue philosophique en 1878, p. 553-569.. Ainsi, chez Holmes, la prédiction de ce que les juges décideront s’effectue dans la perspective d’un agent opportuniste, le fameux « bad man », qui détermine son comportement et prend ses risques sur base de l’anticipation de la manière dont ses actions seront probablement sanctionnées ou non par les juges.
Mais, encore une fois, cette perspective prudentielle affecte toute forme de pensée et d’action. John Dewey se réfère ainsi à de multiples reprises à l’expérience primaire de l’enfant qui approche sa main du feu et, éprouvant une sensation de brûlure, la retire brusquement, comme fondatrice du rapport entre expérience et connaissance, qui détermine l’éducation du petit d’homme. Après avoir digéré l’expérience de la douleur, qui le fait pleurer et s’enfuir, il reviendra et cherchera à apprivoiser le feu en éprouvant par des essais successifs, et de préférence sous la surveillance bienveillante de l’adulte tutélaire, la bonne distance qui permet de se chauffer sans se brûler et ensuite d’alimenter le feu afin de s’en servir pour cuire les aliments, travailler les métaux, etc. Il s’agit pour les pragmatiques, selon une formule de Durkheim, de « lier la pensée à l’existence, à la vie ; établir que réalité et pensée font partie d’un même processus »15E. Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 2001, p. 24.
6. Le pragmatisme est donc une philosophie essentiellement pratique, où toute connaissance, toute idée est considérée par rapport à ses effets potentiels ou actuels dans le monde, où toute recherche, toute spéculation se conçoit comme le préalable d’une décision et d’une action. Les pragmatiques rejettent dès lors la grande séparation dressée par Platon et la tradition philosophique entre la théorie et la pratique, entre le monde des idées et celui des phénomènes, entre la science pure (episteme) et les savoirs techniques (technaï). John Dewey dénonce ses barrières, de même que leurs doubles modernes qui séparent les sciences de la nature des sciences humaines et sociales, le monde objectif des faits de celui subjectif des valeurs. Il en va de même, dans l’univers juridique, de la summa divisio moderne entre droit naturel et droit positif16Ce que montre très bien Stéphane Madelrieux dans son ouvrage sur La philosophie de John Dewey, Paris, Vrin, col. Repères, 2016..
À cet égard, le pragmatisme prend le contre-pied du néokantisme de l’École de Marbourg, de Max Weber et de ses disciples. Ceux-ci ont réussi à ancrer dans l’ethos contemporain le caractère essentiellement subjectif et dès lors arbitraire des valeurs et des jugements de valeurs, qui doivent être rapportés exclusivement aux préférences et aux volontés de ceux qui les énoncent ou les imposent. Il en va de même du positivisme logique qui prolonge et radicalise ces positions en posant que les énoncés du type « il est mal de mentir » sont dénués de sens, dès lors qu’ils font référence à un prédicat, en l’occurrence « mal » ou « mauvais », qui ne correspond à aucune référence mondaine permettant de vérifier l’énoncé ou à tout le moins de lui donner un sens. On sait à quel point cette position influence Kelsen et le normativisme, dès lors que la science du droit impose une reformulation des propositions juridiques normatives en propositions descriptives, du type : « en droit positif autrichien, le vol est puni de… ».
Au contraire, le pragmatisme rend compte de la possibilité, de l’intérêt et de la nécessité de la connaissance pratique. Il autorise le développement d’une philosophie des valeurs. Dès lors en effet que la théorie pragmatique de la signification identifie le sens d’une notion aux effets qu’elle produit, elle permet de contrer l’argument positiviste de l’absence de réalité des concepts moraux. Les valeurs existent d’un point de vue pragmatique dans la mesure où elles produisent des effets ou sont susceptibles de le faire. Or les valeurs et les idées en général, en ce compris les idéologies peuvent faire descendre les gens dans la rue, provoquer des guerres, susciter des révolutions, fonder des régimes ou en ébranler les bases, susciter la création de groupes, nourrir des revendications, orienter des luttes.
William James a perçu dès l’origine la dimension pratique du pragmatisme qu’il a mis au service notamment d’une entreprise de renouvellement de la compréhension des phénomènes moraux et religieux fondée sur la force de la croyance17The Will to Believe, and Other Essays in Popular Philosophy (1897), trad. La volonté de croire, Les empêcheurs de tourner en rond, 2005 ; The Varieties of Religious Experience : A Study in Human Nature (1902) trad. Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Exergue, 2001.. De même, le philosophe et sociologue Eugène Dupréel, chef de file de l’École de Bruxelles, se consacre-t-il à l’établissement d’une nouvelle philosophie pluraliste des valeurs18E. Dupréel, Esquisse d’une philosophie des valeurs, Paris, Alcan, 1939 ; Essais pluralistes, Paris, PUF, 1949., que son disciple Chaïm Perelman prolonge sur le terrain de la philosophie du droit. Admettant que les jugements juridiques sont des jugements de valeurs, il refuse pour autant de les considérer pour autant comme irrationnels, mais en fait au contraire la matière première privilégiée d’une connaissance pratique considérée comme un ensemble de techniques permettant de produire des décisions raisonnables dans le domaine de la justice.
7. En tant que philosophie de l’action, c’est-à -dire qui relie la pensée et la connaissance à l’action, le pragmatisme est une philosophie essentiellement pratique et donc une philosophie morale. Et en tant qu’elle tire le sens d’une notion des effets que celle-ci produit, elle appartient à la famille des morales conséquentialistes.
C’est bien ainsi que le comprirent les premiers lecteurs, notamment francophones, et les nombreux critiques et adversaires européens du nouveau courant philosophique qui l’assimilèrent bientôt à la plus connue des philosophies morales conséquentialistes modernes : l’utilitarisme. Le philosophe René Berthelot dénonce ainsi un « romantisme utilitaire » dans l’étude critique en trois volumes qu’il consacre à ce mouvement philosophique19R. Berthelot, Un romantisme utilitaire : étude sur le mouvement pragmatiste, Paris, F. Alcan, 1911-1922, 3 vol.. Il lui confère d’ailleurs une portée très étendue, qui va des sophistes à Poincaré en passant par Nietzsche et les catholiques modernistes. Émile Durkheim dénonce lui aussi dans un cours, demeuré longtemps inédit, sur Pragmatisme et sociologie en 1913-1914, l’utilitarisme ainsi que la renonciation au « rationnalisme cartésien », entendu comme la quête de la vérité objective20E. Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 2001. Presque tous les auteurs francophones reprennent ces critiques, ce qui les conduit à une condamnation sans appel, sinon toujours sans nuance, de cette philosophie venue des États-Unis.
Même Eugène Dupréel, en dépit de l’admiration et de l’attirance qu’il éprouve pour le mouvement, reprend fidèlement les critiques de son maître Berthelot et condamne comme Durkheim la légèreté avec laquelle le pragmatisme traite à son estime la notion de vérité, essentielle au progrès de la science. Dupréel tentera lui aussi la voie du néologisme, empruntée par Peirce, en présentant à la fin de sa vie, sa philosophie sous le terme de « pragmatologie » 21E. Dupréel, La pragmatologie, Publ. de l’Institut Solvay, 1955.. Quant à Chaïm Perelman, nous savons de source sûre22Par le témoignage de L. Olberts-Tyteca, co-auteure du Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Paris, PUF, 1958 qu’il a choisi le nom de son mouvement « La Nouvelle Rhétorique » en référence à la « speculative rhetoric » de la sémiotique peircienne et non pas au traité éponyme d’Aristote, comme il a pu le faire accroire. Il a ainsi choisi de ne pas dévoiler ouvertement l’admiration qu’il éprouvait pour le fondateur du pragmatisme et l’inspiration qu’il retirait de sa philosophie. C’est d’ailleurs la spécificité de l’École de Bruxelles que d’avoir préféré, avec Dupréel et Perelman, la bannière des sophistes et de la rhétorique, bien plus réprouvée encore par la philosophie établie, pour porter des thèses qui sur le fond relèvent bien du pragmatisme.
De manière assez générale, le pragmatisme est finalement rejeté comme une philosophie mercenaire et cynique pour laquelle la vérité, c’est ce qui « marche », ce qui convient, ce qui rapporte, sans souci de la science ni de la morale, pour tout dire, une « philosophie de business man ». Cette formule revient sans cesse. Bertrand Russell l’exprime ainsi : « L’amour de la vérité est occulté en Amérique par l’affairisme dont le pragmatisme est l’expression philosophique »23« The love of truth is obscured in America by commercialism of which pragmatism is the philosophical expression » (B. Russell, article publié dans The Freeman, cité par J. Dewey, « Pragmatic America » (1922), in The Essential Dewey, Bloomington, Indiana U.P., 1998, p. 29)..
8. Il faut bien reconnaître aux pragmatiques eux-mêmes, et tout particulièrement à William James, qui fut le grand vulgarisateur des idées pragmatiques, une grande part de responsabilité dans cette affaire. James met ainsi systématiquement en avant, dans la plupart de ses écrits sur le pragmatisme, la métaphore de « la valeur en liquide d’une idée » (cash value of an idea)24James la formule dans sa première conférence sur le pragmatisme en 1898 à Berkeley. En dépit des critiques et des malentendus qu’elle suscite, il persiste à l’utiliser notamment dans son livre principal Pragmatism (1907), se recitant lui-même dans ses écrits ultérieurs (G. Cotkin, « William James and the Cash Value Metaphor », Etc : A Review of General Semantics, Volume 42, Spring April 1, 1985, p. 37-46, consultable en ligne : https://pdfs.semanticscholar.org/7193/d24abb7333981c49c6c1cea3d994affce67e.pdf )., prolongeant ainsi la formule de Peirce selon laquelle une croyance est une idée sur laquelle le sujet serait prêt à parier25Dans son article précité : « Comment se fixe la croyance ».
Mais James va plus loin en considérant que la vérité correspond pour un sujet à ce qu’il a intérêt à croire. Il se retrouve ici aux antipodes de la conception de Peirce suivant laquelle, pour fonder la croyance et mettre fin au doute,
« il faut donc trouver une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d’humain, mais par quelque chose d’extérieur à nous et de permanent, quelque chose sur quoi notre pensée n’ait point d’effet […], quelque chose qui affecte ou puisse affecter tous les hommes »26C. S. Peirce, « Comment se fixe la croyance », op. cit., p. 230.
C’est la méthode scientifique qui repose sur un postulat fondamental, la production d’un concept, celui de réalité27Idem.. En suite de quoi, Peirce estimera nécessaire de renoncer à user du terme « pragmatisme » et forgera celui de « pragmaticisme », qu’il juge suffisamment laid pour ne pas être repris par d’autres, en particulier William James avec qui il est en profond désaccord.
Quant aux juristes, nous savons que Holmes, éloigné des spéculations et des relations philosophiques de sa jeunesse, ne se réfère pas au terme « pragmatisme ». Son successeur à la Cour suprême des États-Unis, Benjamin Cardozo, exprimera quant à lui de manière beaucoup plus assertive que « la philosophie juridique de la common law est à la base la philosophie du pragmatisme »28The Nature of the Judicial Process, Yale U.P., London Cumberledge, Oxford U.P., 1921, p. 102.. Il se réfère en cela à Roscoe Pound, le fondateur de la « Sociological Jurisprudence », doyen de l’École de droit de Harvard, qui avait clairement annoncé dès 1908 que « le mouvement sociologique en théorie du droit est un mouvement pour le pragmatisme comme philosophie du droit »29R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », 8 Columbia Law Review (1908), p. 603 et s., spec. p. 609.
9. Les juristes français, tout particulièrement les réformistes qui s’inscrivent dans le tournant social et sociologique et partagent en réalité une grande part à la fois des préoccupations sociales et politiques, ainsi que des conceptions juridiques de leurs homologues américains, n’utilisent le plus souvent, l’épithète « pragmatique » que pour stigmatiser les autres réformistes dans les critiques qu’ils s’adressent entre eux. On se traite de « pragmatique » à peine qu’on se traite. Dans la série de conférences qu’il consacre au pragmatisme juridique en 1927, Léon Duguit range ainsi parmi les pragmatiques notamment Gény, Hauriou et Michoud, ce qui déclenche une polémique. Tandis que Duguit lui-même, qui pourtant s’en défend expressément, est considéré par nombre de critiques et d’observateurs comme un représentant du pragmatisme30Voyez L. Duguit, Le pragmatisme juridique, Paris, éd. de la mémoire du droit, 2008, traduit et présenté par Simon Gilbert qui examine en détail cette question..
La situation n’est guère différente à Bruxelles. Certes, le pragmatisme y est très tôt considéré comme un sujet d’intérêt majeur, tant par les philosophes que par les juristes, faisant l’objet de débats, de livres et de leçons à grand public et considéré comme une philosophie intéressante. Les philosophes et théoriciens du droit de la Faculté, comme Vander Eycken et plus tard De Page, se revendiquent du positivisme et se rallient à l’école de la libre recherche scientifique, plus particulièrement à François Gény3131 P. Vander Eycken, Méthode positive de l’interprétation juridique, Bruxelles, Falk, 1906 ; H. De Page, De l’interprétation des lois : contribution à la recherche d’une méthode positive et théories en présence, Bruxelles, Paris et Lausanne, 1925, [réédité chez Swinnen, Bruxelles, 1978] ; H. De Page, A propos du gouvernement des juges, Bruxelles-Paris, Bruylant-Sirey, 1931.. Pour autant, le pénaliste Adolphe Prins, le père de « la défense sociale »32L’intérêt des pénalistes réformistes pour le pragmatisme ne se retrouve pas seulement chez Prins, mais chez d’autres de ses collègues comme l’Espagnol Quintiliano Saldana, qui a embrassé cette philosophie et beaucoup écrit sur le sujet. C’est d’ailleurs à son invitation que Duguit a donné à Madrid la série de conférences mentionnées plus haut sur le pragmatisme., exprime son intérêt pour le pragmatisme et les conceptions américaines, d’ailleurs partagé au sein de l’Institut Solvay33Notamment par son directeur, l’ingénieur Émile Waxweiler : http://1914-ulb-1918.blogspot.com/2018/06/emile-waxweiler-le-premier-directeur-de.html..
10. Le pragmatisme apparaît ainsi comme une philosophie maudite, objet d’opprobre, presque sans adeptes, du moins déclarés. Considérée comme l’expression du cynisme de l’homme d’affaires, aveugle à toute considération autre que la quête éperdue du profit, la philosophie pragmatique va pourtant se déployer comme une philosophie des valeurs, promouvant l’engagement dans l’action et les réformes sociales et politiques, par le moyen des constructions et des outils du droit.
II. Le droit et l’engagement dans l’action sociale et politique
11. Le pragmatisme considère le droit sous l’angle de ses effets. Le droit n’est pas une fin en soi, mais un moyen en vue d’une fin (a means to an end). C’est un outil, un instrument d’action sociale et politique. Le pragmatisme se distingue cependant tant de l’utilitarisme que du positivisme sociologique quant à la détermination des fins à atteindre et aux moyens à mettre en œuvre en vue de poursuivre leur réalisation.
Pour l’utilitarisme, cette fin est l’utilité, définie comme le plus grand bien du plus grand nombre, lui-même calculé comme la maximisation de la somme des plaisirs individuels et la minimisation des peines. Dans son Introduction aux principes de morale et de législation, Bentham en fait explicitement sinon un dogme, du moins un axiome, qui doit être accepté sans démonstration34An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789), nouvelle traduction par le Centre Bentham, Paris, Vrin, 2011.. Cette détermination a priori du but à atteindre, équipé de techniques de mesures des plaisirs et des peines, dans leur quantité comme leur intensité, permet de transformer l’art de la législation en science des calculs moraux. Le spectateur impartial, placé au-dessus de la mêlée, qui contemple toutes les passions sans être affecté par elles, reste neutre par rapport aux intérêts particuliers, sans pour autant définir ou prendre en charge un intérêt propre, distinct de ceux-ci.
Les tenants de « la libre recherche scientifique », qui prolongent, dans l’ordre appliqué du droit, la sociologie d’Auguste Comte, comme science des valeurs et outil de gouvernement, critiquent certes l’étalon de l’argent et la nature purement individuelle du calcul utilitariste. Ils insistent sur l’importance de valeurs non matérielles et l’existence d’un intérêt public distinct des intérêts particuliers35Cf. B. Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruxelles, Bruylant, 3e éd., 2011, ch. 7, spéc. § 214 et s., p. 457 et s. qui compare les méthodes utilitariste et positiviste d’évaluation et de mise en balance des intérêts.. Ils n’échappent pas pour autant à la nécessité positiviste de trouver un fondement objectif à la méthode de mise en balance des intérêts. Gény pense trouver celle-ci dans l’ontologie du social, considéré comme seconde nature et source au sens large du droit positif, de même que dans une loi d’équilibre optimal. Il s’accroche, avec la plupart des positivistes, au projet comtien d’une échelle ordinale des valeurs, qu’ils rêvent de substituer au calcul cardinal des intérêts.
12. Or cette découverte d’un ordre objectif des normes et des valeurs, qui s’apparente à un retour au jusnaturalisme, est condamnée dans le monde désenchanté décrit par Max Weber où les valeurs n’expriment que les préférences subjectives des individus et des groupes qui composent et divisent la société. Bien avant lui, Jhering avait déjà montré dans son essai fondateur de 1872, qui opère le tournant sociologique de la pensée juridique, comment les règles sont l’enjeu et le produit d’une « lutte pour le droit » à laquelle ces groupes d’intérêts se livrent à l’intérieur de l’État pour la reconnaissance et la protection des valeurs et des intérêts qu’ils défendent36Der Kampf ums Recht, Vienne 1872, trad. fr. La lutte pour le droit, Octave de Meulenaere, Paris, Marescq Aîné, 1890, réédité Paris, Dalloz, 2006.. Si Jhering publie son essai l’année même où se réunit le Métaphysical Club, il ne sera traduit aux États-Unis que quarante années plus tard, en 1913, sous le titre bien peu littéral mais très significatif de Law as a Means to an End37Law as a Means to an End, Boston, The Boston Book Cie, 1913..
Ce sera le défi et le projet du pragmatisme que de proposer une philosophie politique, juridique et sociale, qui navigue entre les deux écueils du dogmatisme de l’ordre objectif des valeurs et du scepticisme axiologique. Ou bien, pour l’exprimer dans les mots du droit, entre un jusnaturalisme qui prétend fonder le droit sur la nature objective des choses et le positivisme qui le réduit à la volonté arbitraire du pouvoir. Il s’agit pour eux de proposer un modèle de démocratie pluraliste dans laquelle les décisions seraient fondées sur l’exercice public de la raison, sans qu’il n’y ait pourtant d’accord sur les fins et les valeurs à poursuivre.
13. Tel est l’objet de l’ouvrage de John Dewey, Le public et ses problèmes, publié en 192738The Public and its Problems, traduit en français par J. Zask (Gallimard, Folio essais, 2010).. Ce livre propose une approche pragmatique des questions traditionnelles de la philosophie politique, notamment celles de l’État, du gouvernement et de leurs relations avec les citoyens. Dewey y montre comment les institutions publiques, les instances de régulation et le droit lui-même se construisent comme des instruments de solution des « problèmes » sociaux. Son approche institutionnaliste s’inspire visiblement des empiristes écossais, en particulier Adam Ferguson dans son Histoire de la société civile et Adam Smith, dans la Théorie des sentiments moraux. Mais elle trouve un fondement direct dans l’épistémologie de Peirce, en appliquant à la sphère politique la logique de l’apprentissage lié à l’action, tout en y intégrant le paradigme de l’opposition des intérêts.
Pour en donner une idée très grossière, Dewey explique que lorsque l’activité d’une personne privée, disons une entreprise, crée des inconvénients ou des nuisances pour les tiers, comme la pollution par exemple, mais aussi des difficultés d’accès à des matières premières etc., une solidarité de fait se crée entre ceux qui subissent ces nuisances. Ils ont tendance à se regrouper et forment ce que Dewey appelle un « public ». Ce public se cherche un agent, au sens d’un mandataire, pour le représenter et agir en son nom en vue de régler son ou ses « problèmes ». Cet agent n’a pas de forme prédéfinie. Si l’État constitue sa forme normale dans la politique moderne, il peut également s’agir à différents stades d’un syndicat, d’une ONG, d’un juge, d’une agence de régulation ou d’une institution internationale. L’agent, comme association ad hoc ou institution pérenne, réunit les moyens matériels et cognitifs de ses membres et sollicite des experts. Il déclenche une « enquête », selon le terme par lequel Dewey désigne la procédure d’acquisition des connaissances dans tous les champs. Il s’agit ainsi de découvrir et d’établir, de manière contradictoire et conformément aux règles de production des preuves en matière scientifique ou juridique, les causes de la nuisance et son imputabilité, d’en mesurer l’étendue et l’intensité des effets et d’en comparer les coûts et les bénéfices.
Cette enquête tient à la fois de la science et de la politique. Elle permet de constituer des données et des preuves, par la collecte d’informations, des études d’incidence, des expériences en laboratoire, des relevés statistiques. Mais, en même temps, la constitution de ce savoir doit permettre de construire les bases d’une revendication et inventer des solutions qui seront proposées ou imposées et mises en œuvre par l’intermédiaire ou sous le contrôle de l’agent.
Cet ouvrage prend tout son sens dans le contexte historique de l’époque. Publié peu de temps avant la crise de 1929 et le début de la « Grande dépression », Le public et ses problèmes anticipe de quelques années à peine le New Deal de Roosevelt. Cette « nouvelle donne » se caractérise par la création et le développement sans précédent par l’administration fédérale américaine de nouvelles lois, de programmes d’action, d’agences de régulation et de nouvelles administrations, en particulier dans les domaines de l’aide sociale aux chômeurs et aux pauvres, du redressement économique et de la réforme du système bancaire et financier. Le pragmatisme est d’ailleurs la philosophie de base de l’administration Roosevelt, dans laquelle les juristes occupent les premiers rôles39P. Irons, New Deal Lawyers, Princeton U.P., 1982.. Ainsi, Brandeis, en dépit de sa position de juge à la Cour suprême, conseille secrètement Roosevelt dans les affaires sociales et politiques (et dans son conflit frontal avec la majorité de la Cour), tandis qu’Adolphe Berle pilote la politique économique du gouvernement. Le pragmatisme restera ainsi associé, dans la culture politique américaine, au réformisme social, mais aussi au « Big Governement », qui sera beaucoup décrié par la suite. Il se spécialise, tant en Europe qu’aux États-Unis dans la construction des nombreux dispositifs d’ingénierie juridique, que requiert la construction de l’État social40Cf. B. Frydman, « Les métamorphoses d’Antigone », Droit et Philosophie, vol. 8, 2016, p. 111-167, spéc. IV. Du droit social au droit global, p. 147 et s..
14. Pour autant le problème clé posé à la philosophie politique et la philosophie du droit contemporaine demeure entier : comment rendre compte du caractère rationnel, ou à tout le moins raisonnable, du processus collectif de prise de décision dans les démocraties pluralistes, où les individus et les groupes qui composent la société ne s’accordent pas sur les intérêts et valeurs à privilégier ? Comment échapper au caractère irrationnel et arbitraire des jugements de valeurs dès lors qu’il est admis qu’on ne peut arbitrer entre celles-ci par le moyen d’un étalon ou d’un classement objectif et neutre ? Tel est le défi que le pragmatisme doit relever en tant que philosophie de l’action dans le champ politique et juridique.
On peut en formuler la réponse par référence à la distinction introduite par le second Wittgenstein, dans sa théorie des jeux de langage, entre la perspective de l’observateur (neutre et impartial) et celle du participant, engagé dans la partie, avec la victoire comme enjeu et comme objectif41L. Wittgenstein, Philosophical Investigations (1956), trad. fr. Recherches philosophiques, Gallimard, 2005.. À la différence tant de l’utilitarisme de Bentham que du normativisme de Kelsen, la méthode pragmatique ne préconise pas la position de l’observateur omniscient neutre et impartial, extérieur à l’action et aux passions. C’est le point de vue inaccessible de Dieu. Quant à nous autres mortels, ancrés dans une situation et pressés par la nécessité de décider et d’agir, nous sommes parties prenantes de la situation dans laquelle nous jouons le rôle de notre vie. Nul n’échappe au tragique de cette condition, pas même le scientifique, ni le philosophe et certainement pas le juriste. Il faut dès lors renoncer sans regret à l’illusoire position de « neutralité axiologique », qui contribue à séparer la science de l’action, et accepter l’engagement de tous dans la vie sociale et ses combats.
C’est le sens que Henri De Page donne à la formule de Jhering, « la lutte pour le droit », « théorie selon laquelle le droit n’est pas, mais se fait, et que tous, gouvernés comme gouvernants, nous avons dans cette lutte une place que nul ne peut déserter, si nous voulons faire triompher nos intérêts ou notre idéal »42H. De Page, Droit naturel et positivisme juridique, Bruxelles, Bruylant, 1939, p. 40.. Il tient ce propos dans le contexte très particulier de la conférence inaugurale de l’année académique qu’il délivre à tous les étudiants de 1re année à l’Université Libre de Bruxelles en octobre 1939, en pleine drôle de guerre, à quelques mois de l’invasion allemande. En 1941, l’ULB, que l’occupant nazi voulait purger de ses professeurs juifs, francs-maçons et communistes pour en faire une institution modèle du IIIe Reich en zone occupée, se sabordera elle-même et fermera ses portes jusqu’à la libération. Les responsables de cet acte courageux, comme nombre de membres de l’Université entrés en résistance contre l’occupant, en paieront le prix. Cette expérience déterminera de manière décisive le projet qu’entreprend Perelman, dès la libération, avec les juristes de l’École de Bruxelles. Il s’agit de faire pénétrer à l’intérieur même du droit positif, spécialement par le moyen de l’argumentation juridique, les principes généraux du droit, les valeurs et les droits de l’homme, ainsi que de rendre effectifs leur protection et le contrôle de l’État de droit43B. Frydman, « Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles », in B. Frydman et M. Meyer, Chaïm Perelman (1912-2012) : De la nouvelle rhétorique à la logique juridique, Paris, PUF, 2012, p. 229-246.. C’est tout le sens du « droit naturel positif », oxymore forgé par Paul Foriers et entériné par Perelman, qui illustre parfaitement le refus pragmatique de la dichotomie fatale entre la théorie et la pratique, entre les principes et la réalité, entre la pensée et l’action44P. Foriers, « Le juriste et le droit naturel. Essai de définition du droit naturel positif », Revue internationale de philosophie, vol. 17, 1963, p. 335 ets..
15. La notion d’engagement se trouve au cœur de la philosophie pragmatique. Elle s’y trouve dès l’origine, comme nous l’avons vu, dans la définition que donne Peirce de l’opinion ou de la croyance. L’engagement est un concept essentiel car il permet de prendre acte de la pluralité et de l’indécidabilité objective des valeurs, sans pour autant tomber dans le scepticisme axiologique, le cynisme ou l’attitude de retrait, qui semble « scientifiquement » prudente, mais se révèle éthiquement intenable et parfois scandaleuse et condamnable.
L’engagement ne concerne pas seulement l’homme politique, mais également le juriste. Il est facile à comprendre pour le plaideur qui s’engage, par conviction ou par intérêt, au service d’une cause. Le choc des intérêts contraires, traduits dans le discours du droit positif par les moyens de l’argumentation judiciaire, au cours d’une discussion encadrée par le principe du contradictoire et les règles de la procédure, contribue ainsi à la construction, à l’interprétation et partant à l’évolution du droit en vigueur.
Cependant, l’argumentation juridique ne concerne pas seulement les parties, mais également et surtout, pour Perelman, le juge qu’engage la décision motivée par laquelle il tranche l’affaire portée devant lui. C’est également le sens que donne Dworkin a sa théorie de la bonne réponse (right answer theory) par laquelle il s’oppose à Hart et aux normativistes45V. Law’s Empire, op. cit.. Cette théorie ne signifie évidemment pas pour Dworkin qu’il serait possible de déterminer, par la combinaison des règles, des principes et de la chaîne des précédents, une réponse objectivement exacte aux questions de droit. Mais elle montre que le juge qui doit trancher un cas difficile ne se trouve pas lui-même devant un choix arbitraire entre des possibilités multiples également envisageables, mais prend une décision, qui s’impose à son jugement comme celle qui rend le mieux compte du droit en vigueur comme un ordre juste fondé sur un ensemble cohérent de principes.
Cette conception du juge engagé ne réduit pas pour autant le jugement, contrairement à la conception décisionniste (no right answer), au choix arbitraire de celui qui a reçu le pouvoir de trancher. Car cette décision n’échappe pas à la contestation et à la remise en cause, organisée par les règles de la procédure et les moyens de la discussion publique. Ainsi, le jugement doit être public et motivé. Il peut être remis en cause par l’exercice de voies de recours. Plus on s’élève ainsi dans la pyramide judiciaire, plus le nombre de magistrats qui composent le siège s’accroît de sorte que les magistrats en charge de l’affaire doivent confronter entre eux leurs choix, leurs arguments et leurs motifs. Enfin, les décisions, y compris celles rendues par les juridictions suprêmes, font l’objet d’une critique par la doctrine. À la différence des questions de fait, les questions de droit ne sont jamais définitivement tranchées et pourront toujours faire l’objet, à l’occasion d’une affaire ultérieure, d’un revirement ou d’une évolution de la jurisprudence.
Les discussions doctrinales des questions juridiques sont également engagées. Il est légitime qu’il en soit ainsi et que les jurisconsultes et les professeurs confrontent à cette occasion leurs opinions divergentes ou contradictoires sur la meilleure interprétation à donner au droit en vigueur et quant à la direction souhaitable de l’évolution de celui-ci. La doctrine figure, dans l’ordre du droit, le concept de « communauté des savants » dont l’accord représente l’horizon idéal de la recherche scientifique chez Peirce46Sur cette notion, voy. supra, note 11.. La jurisprudence manifeste cependant la nécessité où se trouvent les juristes d’interrompre régulièrement et provisoirement cette discussion pour prendre une décision en vue de régler un problème pratique et concret.
Enfin, l’engagement concerne également l’enseignement du droit, c’est-à -dire la formation des jeunes juristes, non pas bien évidemment pour les enrégimenter sur les bancs de la Faculté, mais pour leur montrer que si le droit positif n’est pas la justice, il peut constituer le moyen de contribuer à sa réalisation.