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Le formalisme juridique comme science du matériau juridique pur

Cahiers N°33 - RRJ - 2019-5, CRITIQUES ET DÉFENSES DU FORMALISME JURIDIQUE

François-Xavier LICARI

Université de Lorraine

Abstract

What is legal formalism ? This expression is often used in American and European legal literature but its meaning remains elusive. For some, it is nothing more than a myth or a straw man. In this article we offer a nuanced view of the subject and support the opinion that there are two kinds of «formalisms» or better, legal orthodoxies : the historical one, linked to Chrostopher Columbus Langdell and his epigones and the contemporary one, called «textualism», promoted by Antonin Scalia and his followers. These two kinds of formalism appear as a science of pure legal material. But at the same time, we would like to show that the formalism/Realism polarization obfuscates the richness of legal theory necessary subtlety.

« Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » U. Eco, Le nom de la rose, 1982

 

N.B.

Sauf indication contraire, les traductions sont celles de l’auteur de cette étude.

Introduction

De quoi le formalisme est-il le nom ? En première approche, on pourrait définir le formalisme « comme le régime dans lequel la forme prédomine sur le fond, en ce sens que l’observation des formalités préétablies suffit à entraîner des effets recherchés, sans qu’aucune considération soit portée à aucun autre élément, notamment à l’intention de l’auteur de l’acte envisagé »1H. Levy-Bruhl, « Réflexions sur le formalisme social », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 15 (1953), p. 53.. Le formalisme ainsi compris appartient à la théorie des actes juridiques. Ce formalisme s’oppose au consensualisme2Sur ce type de formalisme, les réflexions les plus pénétrantes restent à notre avis celles de J. Flour, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », in Le droit privé français au milieu du vingtième siècle – Études offertes à Georges Ripert, t. 1, Paris, LGDJ, 1950, p. 93 ; pour des études récentes sur ce phénomène : N. Bonne (dir.), Le formalisme : sources et technique en droit privé positif, LGDJ, 2017 ; Formalisme et néoformalisme : Journées d’études Jean Beauchard – Paolo Vecchi, Presses universitaires juridiques de Poitiers, 2017.. Il est bien connu et n’est pas l’objet de cette étude.
La deuxième acception possible du « formalisme juridique » présente un lien de filiation directe avec la première, en ce sens que l’idée d’une certaine domination de la forme sur la substance y est présente, mais de manière nettement plus diffuse.

Ce formalisme est moins précis dans sa définition et plus large dans son domaine. Il suscite d’intenses débats, essentiellement dans les milieux académiques américains3F. Schauer, « Formalism », 97 The Yale Law Journal 509 (1988) ; C. Sunstein, « Justice Scalia’s Democratic Formalism », 107 The Yale Law Journal 529 (1997) ; D. Kennedy, « Legal Formalism », in Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, Vol. 13, Elsevier, 2001, p. 8634 ; E. J. Weinrib, « Legal Formalism », in A Companion to Philosophy of Law and Legal Theory, 2e éd., Wiley, 2010, p. 327 ; P. J. Kelley, « Holmes, Langdell and Formalism », 15 Ratio Juris 27 (2002) ; W. Huhn, « The Stages of Legal Reasoning : Formalism, Analogy, and Realism », 48 Villanova Law Review 305 (2003) ; M. Stone, « Formalism », in The Oxford Handbook of Jurisprudence & Philosophy of Law, OUP, 2002, p. 166 ; F. C. DeCoste, « From Formalism to Feminism. Seventy-Five Years of Theory in the Legal Academy », 35 Alberta Law Review 189 (1996) ; F. Schauer, « Formalism : Legal, Constitutional, Judicial », in The Oxford Handbook of Law and Politics, OUP, 2008, p. 428 ; D. A. Farber, « Legal Formalism », in Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, 2e éd., Vol. 13, Elsevier, 2015, p. 8634 ; M. Lobban, « Legal Formalism », in The Oxford Handbook of Legal History, OUP, 2018, p. 419 ; B. Leiter, « Legal Formalism and Legal Realism : What is the Issue », 16 Legal Theory 111 (2010) ; N. Morag-Levine, « Facts, Formalism, and the Brandeis Brief : The Origins of a Myth », 2013 U. Ill. L. Rev. 59 (2013) ; P. Troop, « Why Legal Formalism Is Not a Stupid Thing », 31 Ratio Juris 428 (2018) ; D. Priel, « Two Forms of Formalism », in J. Goudkamp & A. Robertson (eds), Form and Substance in the Law of Obligations, Hart Publishing, 2019, p. 165.. Mais de quoi s’agit-il ?
Le formalisme est un courant de pensée qui est généralement défini par rapport à ses opposants. C’est, historiquement, et selon une opinion répandue, ce contre quoi les intellectuels américains « partent à l’attaque » dans les années 1880-1890, « convaincus que la logique, l’abstraction, la déduction, les mathématiques et la mécanique n’étaient pas des méthodes appropriées à la recherche sociale, que le courant vivant, riche, mouvant de la vie sociale ne pouvait se laisser enfermer dans leurs cadres »4M. G. White, La pensée sociale en Amérique – La révolte contre le formalisme, PUF., 1963, p. 9. Les meneurs de cette « révolte de grande envergure » furent John Dewey et son instrumentalisme, Thorsten Veblen et son institutionnalisme économique, Oliver Wendell Holmes, Jr., et son pré-réalisme juridique, mais aussi Charles A. Beard en droit constitutionnel ou encore James Harvey Robinson et son histoire nouvelle.
« Pragmatisme, instrumentalisme, institutionnalisme, déterminisme économique et positivisme juridique présentent une parenté philosophique frappante. Toutes ces doctrines veulent éviter un abord trop formel des problèmes ; elles proclament toutes leur désir impatient d’empoigner la réalité, leur attachement à ce qui est vital, à ce qui est en mouvement dans la vie sociale »5Ibid., p. 4.
Toujours selon Morton White, « il est très difficile de donner une définition exacte du « formalisme », si bien que sa signification ne s’éclaire que si l’on considère des exemples d’anti-formalistes, comme celui de Holmes par exemple.

Néanmoins, à plusieurs endroits de son étude, White assimile le formalisme à la logique et à l’abstraction, ce qui permet de cerner un peu mieux notre sujet. Cependant, Morton White nous livre deux éléments qui permettent de préciser ce qu’est le formalisme juridique. En effet, « l’attaque contre le formalisme ou l’abstraction conduit à deux éléments importants dans la pensée des hommes », l’historicisme et la conception organique de la culture. Par « historicisme », White entend « la tentative d’expliquer les faits en se référant à des faits antérieurs ». Par « conception organique de la culture », il entend « l’effort pour trouver des explications et des matériaux utiles dans les sciences sociales autres celle que qui est elle-même l’objet de la recherche initiale »6P. 10. L’auteur ajoute : « La première démarche consiste à remonter dans le temps pour rendre compte d’un phénomène donné ; la seconde pénètre dans la totalité de l’espace social qui environne le chercheur ».. Or précisément, il nous semble que ce qui va unir les juristes formalistes, c’est cette absence de conception organique et d’historicisme. En effet, pour étudier le droit, les formalistes contre lesquels Holmes, Pound et les Réalistes se sont élevés n’examinent que des sources strictement juridiques, une seule source à vrai dire, les cas, essentiellement les arrêts rendus par les cours d’appel. À l’inverse, les Réalistes défendront cette conception organique lorsque certains d’entre eux se tourneront vers les sciences sociales7Sur cette question, v. J. H. Schlegel, American Legal Realism and Empirical Social Science, The University of Carolina Press, 2011 ; P. Ewick, R. A. Kagan & A. S sarat, « Legacies of Legal Realism : Social Science, Social Policy, and the Law », in P. Ewick, R. A a. Kagan & A. Sarat (ed.), Social Science, Social Policy, and the Law, Russell Sage Foundation, 1999, p. 1 ; D. Priel, « The Return of Legal Realism » in The Oxford Hanbook of Legal History, OUP, 2018, 457, spéc. p. 464 et s.. Les Réalistes ne rejettent pas la science, ils en élargissent les frontières : il convient de sortir de la bibliothèque comme laboratoire pour se tourner vers la vraie vie du droit et ce qu’il est vraiment8K. Llewellyn, « The Constitution as an Institution », 34 Colum. L. Rev. 1 (1943), spéc. p. 7 : « The Theory that rules decide cases seems for a century to have fooled not only library-ridden recluses, but judges ».. La science juridique n’est plus rationaliste et normative9H. Yntema, « The Rational Basis of Legal Science », 31 Colum. L. R. 925 (1931), spéc. p. 945 : « The “normative” conception of legal science […] precludes the objective narration of conventional legal principles by confusing law and ethics ». et ne doit plus tenter vainement de transformer le droit positif en un système de règles plus ou moins cohérent. Pour les Réalistes, la science du droit est empirique, sa méthode est l’observation. Son but est la prédiction des effets du comportement des officiels du droit, son modèle est la science naturelle10V. par ex. W. Wheeler Cook, « The Logical and the Legal Basis of the Conflicts of Laws », 33 Yale L. J. 457 (1924), spéc. p. 475 : « […] lawyers, like the physical scientists, are engaged in the study of physical phenomena. Instead of the behavior of electrons, atoms or planets however, we are dealing with the behavior of human beings. As lawyers we are interested in knowing how certain officials of society – judges, legislators and others – have behaved in the past, in order that we may make a prediction of their probable behavior in the future ». Dans la même veine Herman Oliphant soutient « Not the judges’opinions, but which way they decide cases will be the dominant subject matter of any truly scientific study of law » (« A Return To Stare Decisis », 14 A.B.A.J. 71 (1928), spéc. p. 159 ; Karl Llewellyn écrira que les Réalistes « want to deal, with things, with people, with tangibles, with definite tangibles, and observable relations between definite tangibles – not with words alone ; when law deal with words, they want the words to represent tangibles which can be got at beneath the words, and observable relations between these tangibles » (« Some Realism about Realism », 44 Harv. L. Rev. 1222 (1931), spéc. p. 1233)..
Quant au juge formaliste, il est celui qui ne connaît, ou qui feint de ne connaître, que les règles de droit comme outil de résolution des conflits. Il n’invoque pas d’éléments extérieurs au droit, tels que des considérations de politique juridique (policy)11K. N. Llewellyn, The Common Law Tradition – Deciding Appeals, Little Brown, 1960. L’ouvrage a fait l’objet d’une republication électronique et sur papier (Quid Pro Quo Books, 2015). Pour Llewellyn, on peut repérer deux styles différents au cours de l’histoire du droit américain. Le « style » n’est pas tant le style littéraire des opinions judiciaires que la façon dont la pensée des juges est articulée dans celles-ci. Le « style » prédominant à une époque donnée est un des facteurs stabilisateurs de la jurisprudence d’une cour. Dans son ouvrage, Llewellyn postule l’existence de deux styles, le « Grand Style » (« Grand Style ») et le « Style Formel » (« Formal Style »). Le Grand Style est incarné dans les décisions des cours américaines des années 1840 et 1850 et dans les opinions de juges tels que Mansfield, Marshall, Kent, Cowen ou encore Cardozo. C’est le « style de la raison ». Le Style Formel serait ensuite devenu prédominant. Ces deux styles sont des idéaux types dont les différences sont les suivantes : le Grand Style s’intéresse toujours au « principe » ou à la raison qui se trouve derrière la règle tandis que le Style Formel tend à mettre l’accent sur les purs préceptes. Ensuite, le Grand Style est caractérisé par son recours au « sens de la situation » (sur cette notion à la fois centrale et quelque peu obscure, v. W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012, p. 216-227), alors que le Style Formel évite toute considération déclarée des faits sociaux et se réfugie dans la répétition des termes dans lesquels la règle appliquée a été cristallisée. Enfin, le Grand Style est préoccupé par l’enchaînement des règles et des décisions et par la fourniture d’une orientation pour le futur, bien plus que ne l’est le Style Formel. Sur la tension permanente entre ces deux styles dans les décisions contemporaines de la Cour suprême des États-Unis, v. M. de S.-O.-l’E. Lasser, Judicial Deliberations –A Comparative Analysis of Judicial Transparency and Legitimacy, OUP, 2004, p. 62-102..
Il serait erroné de conclure que le formalisme a définitivement disparu du paysage doctrinal américain sous les coups de boutoir des Réalistes. Le formalisme a connu une véritable renaissance dans les années 1980 sous la forme d’une doctrine interprétative, le textualisme12D. Farber, « The Ages of American Formalism », 90 Northwestern U. L. Rev. 89 (1995). Les textualistes, n’ont en vue que le texte et un certain contexte, lui aussi de nature essentiellement juridique. Dans leur méthode d’interprétation, il n’y a de place ni pour l’intention du législateur ni pour des considérations tirées de l’évolution de la société. Seul compte le sens obvie (« plain meaning ») du texte.
De ce qui précède on peut tenter de définir le formalisme comme une approche du droit selon laquelle les considérations qui ne sont pas appréhendées comme relevant du Droit sont sans pertinence lorsqu’il s’agit d’établir ce qu’est une règle de droit, de l’interpréter ou de l’appliquer. Le formalisme se refuse ainsi à accorder une portée juridique à la morale, à l’éthique, à l’efficacité économique, à la justice sociale, ou à d’autres principes amorphes censés se trouver « derrière » le droit ou « animer » celui-ci. En somme, il est loisible d’identifier deux expressions majeures du formalisme ainsi compris. La première expression majeure appartient à l’histoire. C’est le formalisme ou le conceptualisme des « écoles » du xixe siècle critiqués par Roscoe Pound ou les Réalistes américains, inspirés par François Gény. Si tant est qu’il ait existé tel qu’il est généralement dépeint, il se présente comme une science livresque des cas (cases)13Sur la centralité du cas dans la méthode langdellienne et sur la critique réaliste, v. F.-X. Licari, « Le traitement du cas dans la tradition du Réalisme juridique américain », 43 Revue de la recherche juridique (2018), p. 1885, spéc. p. 1891 et s.. C’est ainsi que Langdell pouvait dire lors d’un discours tenu à Harvard : « […] que le droit est une science et que tous les matériaux disponibles de cette science sont contenus dans les livres imprimés »14C. C. Langdell, « Teaching Law as a Science », 21 American Law Review 123 (1887).. Cependant, le formalisme s’est déplacé du cas vers la loi, suivant en cela le déplacement du centre de gravité des sources du droit américain. En effet, depuis l’époque de Langdell et de ses épigones, le droit américain a vu sa morphologie de transformer : la loi (statute) a pris une place de plus en plus importante, voire centrale dans certains domaines15Sur ce phénomène de « légification » (« statutorification »), v. G. Calabresi, A Common Law for the Age of Statutes, HUP, 1985.. En conséquence, les auteurs américains ont investi un champ qui avait été négligé pendant des décennies, celui de l’interprétation des textes de lois. À cette négligence originelle a succédé un foisonnement doctrinal. Parmi les nombreuses théories qui ont fleuri, est apparu le textualisme. Le textualisme en ce qu’il part du texte et s’y arrête, refusant d’intégrer dans le processus d’interprétation des éléments « extra-textuels » tels que les débats législatifs, apparaît comme un avatar contemporain du formalisme. Il se présente comme une science autonome du sens « objectif » ou « clair » du texte légal. En somme, dans ses deux expressions majeures, l’historique et la contemporaine, le formalisme apparaît comme une science autonome des matériaux juridiques.
Nous nous efforcerons donc de répondre à la question posée par le colloque en essayant de démontrer que le formalisme historique est une science autonome des cas (I) et le textualisme science autonome du sens objectif du texte légal (II). Enfin, quittant les rivages souriants de la taxinomie, nous essaierons de jeter une lumière réaliste sur le formalisme (III).

I. Le formalisme historique, une science autonome des cas

Le formalisme historique peut être défini comme un âge du droit américain qui se déploierait entre les années 1850 et 1920 et qui serait marqué par la volonté de faire du droit une science rationnelle, élaborée sur le modèle des sciences naturelles, si l’on se tourne du côté de l’université. Si l’on se tourne vers la Cour suprême, le formalisme se caractériserait par des décisions marquées idéologiquement par le laissez-faire16Sur le caractère paradoxal et anachronique de la domination de cette idéologie chez les juristes, v. M. Lerner, « The Triumph of Laissez-Faire », in A. M. Schlesinger, Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 147., l’individualisme et le darwinisme social17D. Fleming, « Social Darwinism », in A. M. Schlesinger, Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 123 ; R. Hofstadter, Social Darwinism in American Thought, Beacon Press, 1992. d’Herbert Spencer18M. J. Horwitz, « The Rise of Legal Formalism », 19 The American Journal of Legal History, p. 251. (1975) ; N. Duxbury, « The Birth of Legal Realism and the Myth of Justice Holmes », 20 Anglo-Am. L. Rev. 81 (1991), spéc. p. 81-86. Christopher Columbus Langdell et ses épigones incarnent le formalisme universitaire. Quelques décisions incarnent le laissez-faire et le darwinisme social de manière éclatante : Allgeyer v. Louisiana, 165 U.S. 578, 590 (1897) ; Leep v. Railway Co., 25 S.W. 75, 79 (1894) ; Coppage v. Kansas, 236 U.S. 1, 10-11 (1915) ; l’arrêt pendant longtemps systématiquement présenté comme le plus représentatif de l’ère formaliste est Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905). Mais sa portée idéologique est aujourd’hui controversée. Pour certains il ferait partie du « mythe formaliste ». Pour une introduction à la question : J. Frazier Wall, « Social Darwinism and Constitutional Law with Special Reference to Lochner v. New York », 33 Annals of Science 464 (1976) ; J.-F. Spitz, Le mythe de l’impartialité – Les mutations du concept de liberté individuelle dans la culture politique américaine (1870-1940), PUF, 2014, p. 55-105 (la philosophie politique de la Cour Lochner) ; H. Schweber, « Lochner v. New York and the Challenge of Legal Historiography », 39 Law & Social Inquiry 242 (2014).. Pour une partie de la doctrine américaine, le terme formalisme étant péjoratif et réducteur19À l’origine le reproche de « formalisme » a été inventé par la polémique chrétienne pour discréditer le droit talmudique : H. Ben-Menahem, « The Myth of Formalism : (Mis)Readings of Jewish Law from Paul to the Present » (November 9, 2010), Hebrew University of Jerusalem Legal Research Paper No. 17-5, SSRN : https://ssrn.com/abstract=2520968 ; le « légalisme », est aussi un terme d’opprobre fréquemment utilisé depuis les Évangiles et Paul à l’égard des Juifs et du droit talmudique : B. S. Jackson, « Legalism », 30 Journal of Jewish Studies, 1 (1979) ; K. L. Yinger, « Defining Legalism », 46 Andrews University Seminary Studies, p. 5 ; id., « The Continuing Quest for Jewish Legalism», 19 Bulletin for Biblical Research (2009), p. 375., il vaudrait mieux parler de pensée juridique classique (classical legal thought)20W. M. Wiecek, The Lost World of Classical Legal Thought : Law and Ideology in America, 1886-1937, OUP on Demand, 1998 ; D. Kennedy, « Toward an Historical Understanding of Legal Consciousness : The Case of Classical Legal Thought in America, 1850-1940 », 3 Research in Law and Sociology (1980), p. 3 ; id., The Rise & Fall of Classical Legal Thought, Beard Books, 2006 ; H. Hovenkamp, « The Classical Corporation in American Legal Thought », 76 Geo. L. J. 1593 (1987) ; S. A. Siegel, « John Chipman Gray and the Moral Basis of Classical Legal Thought », 86 Iowa L. Rev. 1513 (2000) ; H. Hovenkamp, « Law and Morals in Classical Legal Thought », 82 Iowa L. Rev. 1427 (1996) ; S. A. Siegel, « Francis Wharton’s Orthodoxy : God, Historical Jurisprudence, and Classical Legal Thought », 46 American Journal of Legal History 422 (2004) ; D. H. Gjerdingen, « The Future of Our Past : The Legal Mind and the Legacy of Classical Common-Law Thought », 68 Ind. L. J. 743 (1992) ; R. J. Hoyos & A. L l. Brophy, « Beyond Classical Legal Thought : Law and Governance in Postbellum America, 1865–1920», in A Companion to American Legal History, Wiley-Blackwell, 2013, p. 86. ou d’orthodoxie juridique (legal orthodoxy)21T. C. Grey, « Langdell’s Orthodoxy », 45 U. Pitt. L. Rev. 1 (1983) ; M. J. Horwitz, The Transformation of American Law, 1870-1960 : The Crisis of Legal Orthodoxy, OUP, 1992 ; M. A. Clawson, « Authority, Orthodoxy and Autonomy in Scientific and Legal Discourse. » 22 Legal Stud. F. 679 (1998) ; F. H. Lawson, « Legal Orthodoxy », 6 Hous. L. Rev. 1 (1968).. À ce stade, on peut déjà remarquer que ce « -isme », à l’instar de beaucoup d’autres « -ismes », n’est pas un mouvement structuré et encore moins une « école ». Il n’est pas même, semble-t-il, une idéologie. Il serait plutôt une Weltsanschauung partagée par les juges des cours supérieures et par les professeurs des facultés de droit dominantes. Alors que de nombreux universitaires ou juges se proclamèrent « réalistes » ou se proclament aujourd’hui « textualistes », nul ne se proclama jamais « formaliste »22À l’exception notable de E. J. Weinrib, The Idea of Private Law, OUP, 1995 ;. Le formaliste (ou le formalisme) se définit négativement par ceux qui s’y opposèrent ou s’y opposent encore aujourd’hui.
Pour mieux cerner le formalisme et l’anti-formalisme, plusieurs idées nécessitent d’être développées. L’idée de formalisme se comprend mieux si l’on s’intéresse à sa généalogie (A), si l’on voit qu’il n’est probablement qu’un avatar du conceptualisme (B) et si l’on examine les conceptions qui lui sont étroitement associées (C).

A.   Généalogie transatlantique du formalisme et de l’anti-formalisme

Le formalisme a été littéralement inventé par les « anti-formalistes », au premier rang desquels se trouvent les Réalistes américains23V. A. J. Sebok, Legal Positivism in American Jurisprudence, Cambridge University Press, 2008, p. 49, 57 et s. : « As a theory of rules, it exists only as a reflection of scholars like Holmes, Pound, Llewellyn and Frank ».. Il paraît donc indispensable d’explorer les écrits anti-formalistes afin de savoir de quoi le formalisme est le nom. Dire de quoi le formalisme est le nom alors que ce nom est apparu tardivement dans la littérature américaine conduit à rechercher la généalogie de l’idée de « formalisme » et donc de celle de l’« anti-formalisme ». Cette recherche généalogique conduit dans l’Allemagne et la France du xixe siècle et à leur pensée juridique. Sans cela, on peine à comprendre la pensée juridique américaine « formaliste » puis « anti-formaliste » ou Réaliste tant le débat américain semble à certains égards une « importation », ou à tout le moins, un écho, des discussions allemandes, et dans une moindre mesure, françaises24D. Kennedy et M.-C. Belleau, « François Gény aux Etas-Unis », in C. Tomasset, J. V anderlinden et Ph. Jestaz, François Gény, mythe et réalités : 1899-1999, centenaire de Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif – Essai critique, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 295 ; D. Kennedy et M.-C. Belleau, « La place de René Demogue dans la généalogie de la pensée juridique contemporaine », RIEJ, Vol. 56, p. 163 ; H.-P. Haferkamp, « Legal Formalism and its Critics », in The Oxford Hanbook of European Legal History, OUP, 2018, p. 928.. En effet, pour les auteurs américains, les débats doctrinaux allemands ont toujours été une référence. On a pu noter les similarités importantes entre la réaction de Holmes, de Pound et des Réalistes contre le « formalisme » de leurs aînés et celle de la « science des intérêts » de Philipp Heck (« Interessenjurisprudenz ») et du « mouvement du libre droit » contre « la science des concepts » (« Begriffsjurisprudenz »)25W. Friedmann, « Legal Philosophy and Judicial Lawmaking », 61 Columbia Review 821 (1961) ; J. E. Herget & S. Wallace, « The German Free Law Movement as The Source of American Realism », 73 Virginia Law Review 399 (1987) ; J. BomhoffFF, Balancing Constitutional Rights : The Origins and Meanings of Postwar Legal Discourse, Cambridge University Press, 2013, p. 31 et s. ; K. I. Schmidt, « Der “Formalismus-Mythos” im deutschen und amerikanischen Rechtsdenken des frühen 20. Jahrhunderts », Der Staat, vol. 53 (2014), p. 445 ; id., « Law, Modernity, Crisis : German Free Lawyers, American Legal Realists, and the Transatlantic Turn to “Life” 1903–1933 », 39 German Studies Review 121 (2016) ; N. Morag-Levine, « Sociological Jurisprudence and the Spirit of Common Law », in The Oxford Handbook of Legal History, OUP, 2018, p. 437, spéc. p. 440 et s.. Ainsi, Lon Fuller n’hésita pas à comparer la pensée et la méthode de Langdell à celles de Windscheid26L. L. Fuller, « Introduction », in M. Schoch (ed.), The Jurisprudence of Interests, HUP, 1948, p. XIX.. Se référant à Raymond Saleilles, Roscoe Pound voyait dans la révolte « mondiale » contre le formalisme « une réaction contre la jurisprudence des conceptions »27R. Pound, « Justice According to Law », 13 Columbia Law Review 696 (1913), spéc. p. 708. L’influence de Gény sur Pound a aussi été maintes fois notée. Sur l’« anti-formalisme » en France, v. C. M. Herrera, « Anti-formalisme et politique dans la doctrine juridique sous la IIIe République », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2011/1 (n° 29), p. 145.. Dès lors on ne s’étonnera pas qu’une des plus fameuses attaques contre le formalisme des classiques, celle articulée par Felix S. Cohen, commence une référence au pamphlet de Rudolf v. Jhering28F. S. Cohen, « Transcendantal Nonsense and the Functional Approach », 35 Columbia Law Review 839 (1935) ; Cohen fait allusion à Rudolf von Jhering et à sa satire : « Im Juristischen Begriffshimmel. Ein Phantasiebild ». [« Dans le ciel des concepts juridiques. Une chimère »], in Scherz und Ernst in der Jurisprudenz. Eine Weihnachtsgabe für das Juristische Publikum [Le plaisant et le sérieux dans la jurisprudence. Un cadeau de Noël pour le public juridique], Breitkopf & Härtel, 1884, p. 244 : http://dlib-pr.mpier.mpg.de/m/kleioc/0010/exec/books/%22154197%22 ; Morris et Felix Cohen ont traduit des extraits de cette satire in Readings in Jurisprudence and Legal Philosophy, Prentice-Hall, 1951, p. 678-689 ; plus récemment, cette satire a été traduite intégralement par C. L. Levy, « In the Heaven of Legal Concepts : A Fantasy », 58 Temp. L.Q. 799 (1985). Sur cet article canonique de la critique du « formalisme », v. aussi H. L. A. Hart, « Jhering’s Heaven of Concepts and Modern Analytical Jurisprudence », in Essays in Jurisprudence and Philosphy, Clarendon Press, 1983, p. 265. Voir aussi le compte-rendu de P.-F. Girard, Nouvelle revue historique de droit français et étranger, Vol. 9 (1885), p. 691. Ce pamphlet a été traduit de longue date en français par O. de Meulanaere, « Au ciel des notions juridiques » in : Etudes complémentaires de l’esprit du droit romain, IV : Mélanges, Librairie A. Marescq Aîné, 1902, p. 309. V. plus généralement à propos de l’influence de la pensée de Jhering sur Roscoe Pound et les Réalistes : S. Anis Al-Assiuty, Genèse et évolution des doctrines philosophiques – À propos de Jhering et la pensée juridique moderne en Allemagne et en Amérique, Imprimerie de l’Université du Caire, 1964, spéc. p. 429-504..
Partons donc des anti-formalistes. Aux yeux des Réalistes, les formalistes traitaient le droit comme un système de concepts abstraits qui pouvaient être appliqués aux faits de tout cas particulier. Les formalistes ne raisonnaient jamais en termes de policy ou de but social qui auraient contribué à la formation de la règle de droit. Ils voyaient le droit comme un système de décision dans lequel le juge résout de manière neutre des litiges entre des individus autonomes ; en conséquence, les formalistes privilégièrent le droit privé et marginalisèrent le droit public29V. la description que Karl Llewellyn propose du « style formel », in The Common law Tradition : Deciding Appeals, 1960, Little Brown, p. 38. V. supra, n. 11.. Selon la fameuse critique de Roscoe Pound, cette attitude engendra une forme « mécanique » de pseudo-science juridique dans laquelle les règles et les doctrines étaient jugées en fonction de « leur conformité à une supposée science et non en fonction du résultat auxquels elles mènent »30R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », 8 Columbia L. R., p. 605, spéc. p. 607-608..
« J’ai qualifié la science du droit mécanique de scientifique parce que ceux qui la pratiquent la croient telle. Mais en vérité, elle n’est pas du tout une science. Nous ne considérons plus une chose comme scientifique simplement parce qu’elle exhibe un schéma rigide de déductions à partir de conceptions a priori. »31Ibid., p. 608.
« Nous devons nous débarrasser de cette sorte de légalité et atteindre une science pragmatique, sociologique du droit […]. Le mouvement sociologique dans la science du doit est un mouvement en faveur du pragmatisme comme philosophie du droit ; pour l’ajustement des principes et doctrines à la condition humaine qu’ils gouvernent plutôt qu’à de supposés principes premiers ; pour mettre le facteur humain à la place centrale et reléguer la logique à sa vraie place, c’est-à-dire celle d’un instrument. »32Ibid., p. 609-610.
Une vingtaine d’année plus tard Roscoe Pound et Karl Llewellyn croiseront le fer, car ce dernier, las de voir que le Doyen d’Harvard n’avait pas mis en œuvre le programme de la « sociological juridprudence » lancera un nouvel appel pour une science du droit plus basée sur les faits, plus sensibles aux faits sociaux, conséquentialiste et réaliste. Dans son manifeste, Llewellyn attaque selon son style si particulier :
« Le droit est en état d’agitation. La sphère des intérêts s’élargit ; les hommes deviennent à nouveau intéressés par la vie qui tourbillonne autour des choses juridiques. Avant les règles furent les faits ; au commencement il n’y eut pas un Verbe, mais une Action. Derrière les décisions se tiennent des juges ; les juges sont des hommes ; en tant qu’homme, ils ont un vécu humain. Au-delà de règles, à nouveau, se trouvent des effets ; au-delà des règles, se tiennent des gens que ces règles touchent directement ou indirectement […]. L’agitation est propre à l’époque. Le droit de facultés menaçait à la fin du siècle de devenir des mots – calmes, apparemment limpides, sans vie, comme une espèce de vieux canal […]. Les techniques traditionnelles elles-mêmes sont réexaminées, testées à l’aune des faits, quelque peu dépouillées de leur confusion. Et il y a toujours ce questionnement inquiet : quelle différence une loin ou une règle ou une décision judiciaire fait-elle ? »33K. N. Llewellyn, « Some Realism About Realism : A Response to Dean Pound », 1222 (1931)..

Contrairement à Langdell et à l’instar de Roscoe Pound34R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », préc., spéc. p. 605-608, passim., Karl Llewellyn ne succombe pas à l’appel du scientisme :
« La connaissance n’a pas à être scientifique pour être sur la voie de la Science. Elle n’a pas non plus à être scientifique pour être extrêmement utile. Il est temps que les chercheurs en “sciences” sociales le reconnaissent ouvertement ; cela épargnerait beaucoup de confusion […]. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une connaissance qui se meuve prudemment et habilement vers le pôle scientifique, accompagnée de quelque indication sommaire sur son actuelle latitude. Ceci est la voie scientifique vers la Science. Et le progrès sur cette voie est précieux, pas à pas »35K. N. Llewellyn, « The Theory of Legal “Science” », 20 North Carolina L. R. 1 (1941), spéc. p. 22.
Roscoe Pound comme Karl Llewellyn s’élèvent contre ce qui ne s’appelle pas encore « le formalisme » sous la plume des Réalistes. Bien que le mot Formalismus ait été utilisé de longue date en Allemagne pour critiquer le pandectisme ou la « science des concepts »36J. Rückert, « Diskussionsbeitrag : Formalismus und Vergleichbare Konzepte im 19. Jahrhundert », in R. Schulze (éd.), Deutsche Rechtswissenschaft und Staatslehre im Spiegel der italienischen Rechtskultur während der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Duncker & Humblot, 1990, p. 169., ce n’est que rétrospectivement que les auteurs américains utiliseront ce terme pour désigner un mode de pensée et de pratique du droit qu’ils réprouvent. Sur le moment, leur cible principale n’est pas autre chose que le conceptualisme. Max Radin, un autre pilier du Réalisme juridique américain, l’a bien vu37M. Radin, « Legal Realism », 31 Colum. L. Rev. 824 (1932), spéc. p. 826 : « L’ennemi inhérent du Réalisme est le conceptualisme […] ; id., « The Education of the Lawyer » 25 California Law Review 676 (1936-37), spéc. p. 679, et 683 à la note 7 avec un renvoi aux travaux de Jerome Frank et de Felix S. Cohen. Dans cet article Max Radin attaque spécialement le conceptualisme dans la formation des juristes : la méthode des cas (case method) ; id., « In Defense of an Unsystemaric Science of Law », 51 Yale L. J. 1269 (1942) ; V. aussi l’article de Radin cité à la note 42.. L’anti-conceptualisme est aussi le leitmotiv du fameux pamphlet de Felix S. Cohen et de son fonctionnalisme38F. S. Cohen, « Transcendantal Nonsense and the Functional Approach », 35 Columbia Law Review 839 (1935) ; pour une version plus élaborée et écrite sur un ton moins polémique des idées de l’auteur, v. F. S. Cohen, « The Problems of a Functional Juridprudence », 1 Modern Law Review (1937) 5. Sur la contribution cardinale de Felix S. Cohen au Réalisme juridique américain, v. M. P. Golding, « Realism and Functionalism in the Legal Thought of Felix S. Cohen », 66 Cornell L. Rev. 1032 (1981) ; J. Paul, « Felix Cohen’s Brand of Legal Realism », 38 Conn. L. Rev. 593 (2006).. L’anti-conceptualisme est une marque de fabrique du Réalisme juridique américain39Sur l’anti-conceptualisme des Réalistes, v. not. W. de Been, Legal Realism Regained – Saving Realism from Critical Acclaim, Stanford University Press, 2008, p. 127-150.. Il est possible de le relier à la pensée de Jeremy Bentham et sa volonté de démystifier le droit40Sur cet aspect de l’oeuvre de Jeremy Bentham, v. H. L. A. Hart, « La démystification du droit », in P. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, Publications des Facultés universitaires de Saint-Louis, 1987, p. 89..

B.   Le formalisme est un avatar du conceptualisme

Le mot « conceptualisme » revêt ici un sens différent de celui qu’il revêt dans le langage philosophique. Dans le cadre qui est le nôtre, il vise à décrire « les théories juridiques qui attribuent une valeur élevée à la création (ou à la découverte) de principes et concepts fondamentaux au cœur d’un système, que raisonner à partir d’eux soit formel ou informel »41T. C. Grey, « Langdell’s Orhodoxy », 45 University of Pittsburgh Law Review 1 (1983), spéc. p. 9-10.. Max Radin, le définit comme « la curieuse illusion persistante qu’il y a une vertu dans un système euclidien complètement intégré »42M. Radin, « The Chancellor’s Foot », 49 Harvard L. Rev. 44 (1935), spec. p. 54. Cependant, l’article constitue notamment une discussion équilibrée des avantages et des inconvénients du conceptualisme et du Réalisme. ou encore comme « la théorie selon laquelle il existe un nombre de principes qui peuvent être exprimés sous une forme schématique »43M. Radin, « Legal Realism », préc., p. 826.. Plus précisément encore, le conceptualisme peut être défini comme une méthode qui consiste
« à abstraire, à partir d’un certain nombre de normes préexistantes, des concepts et principes plus généraux considérés comme objectifs voire réels, censés représenter la charpente supérieure du système juridique, constituant la cause des règles à partir desquels on les a induits, et à partir desquels il est possible de déduire de manière neutre objective et nécessaire – en d’autres termes, de manière formelle – l’ensemble des règles particulières ayant vocation à régir la variété des problèmes concrets susceptibles de se présenter, cela indépendamment de toute considération subjective ou d’équité »44P.-E. Audit, La « naissance » des créances : approche critique du conceptualisme juridique, LGDJ, 2015, n° 360..
L’adhésion au conceptualisme ou au formalisme implique l’adhésion à plusieurs corollaires ou plusieurs idées qui lui sont associées.

C.  Les idées associées aux formalisme

Le formaliste adhère souvent à l’idée que le droit est découvert et non fabriqué par les juges. Pour eux, les catégories juridiques de base font partie de la réalité que les juristes cherchent à découvrir. Cette théorie déclaratoire du droit, développée par William Blackstone45A. W. Alschuler, « Rediscovering Blackstone », 145 University of Pennsylvania Law Review 1 (1996) ; W. S. Brewbaker III, « Found Law, Made Law and Creation : Reconsidering Blackstone’s Declaratory Theory », 22 Journal of Law and Religion 255 (2006/2007) ; E. Kadens, « Justice Blackstone’s Common Law Orthodoxy », 103 Northwestern University Law Review 1553, spéc. 1556-1559 (2009). et assez rapidement tombée en disgrâce, conserva néanmoins des partisans, dont Joseph Beale, un des disciples de Langdell qui introduisit la méthode des cas à la faculté de droit de Chicago46288-289, spéc. § 60-61 ; J. H. Beale, A Treatise on the Conflict of Laws, Vol. I, Part I, HUP, 1916, p. 150. Beale, dans son cours, s’appuie sur un article de Langdell, au § 58. Il n’est cependant pas certain que Langdell y adhérait lui-même. Au moment où Beale écrit, il semble être un des derniers adhérents de cette théorie. Gray le critiquera (v. infra). Les deux auteurs sont suffisamment importants pour qu’un collègue prenne la plume pour défendre la position de Gray et argumenter contre Blackstone et Beale : C. E. Carpenter, « Court Decisions and the Common Law », 17 Columbia Law Review 593 (1917). Il est notable que a théorie déclaratoire du droit conserve des défenseurs parmi les formalistes contemporains : A. Beever, « The Declaratory Theory of Law », 33 Oxford Journal of Legal Studies 421 (2013) ; B. Zamulinski, « Rehabilitating the Declaratory Theory of the Common Law, » 2 Journal of Law and Courts 171 (2014).. Il est intéressant de voir que pour Eugene Wambaugh, un autre épigone de Langdell, le débat entre ceux qui pensent que le juge déclare le droit et ceux qui pensent qu’ils le créent n’a pas à être tranché, car les partisans de chaque camp s’accordent sur l’essentiel : pour connaître le droit, il faut étudier les cas et pour Wambaugh, voilà l’essentiel !47E. Wambaugh, The Study of Cases, Little Brown and Company, 1892, §79.
Un autre aspect cardinal de la pensée formaliste est que la méthode des juristes est devenue scientifique. L’idée que le droit est une science n’est certes pas apparue avec Langdell et Beale. Elle remonte dans l’ère du common law à William Blackstone et ses Commentaries. Blackstone voulut créer une vue cohérente du droit anglais en utilisant une structure romaine, celle des Institutes de Justinien. Son approche est systématique et déductive, sur le modèle de Domat et des civilistes. Elle est dans la continuité de la révolution scientifique qui toucha l’Angleterre du 17e siècle dans tous les domaines. Dans celui du droit, le maître mot fut systématisation48E. Wambaugh, The Study of Cases, Little Brown and Company, 1892, §79.. Malgré sa contribution significative au common law, la tentative de Blackstone est considérée comme un échec, pour des raisons méthodologiques qui ont été mises en lumière par les historiens du droit49V. not. M. Lobban, « Blackstone and the Science of Law », 30 The Historical Journal 311 (1987). Beale voit le droit comme science comme un des développements les plus notables du droit au cours du 19e s. En 1905, il écrit que sous l’influence de Savigny et de l’école historique, la doctrine américaine est devenue scientifique :
« We are living in an age of scientific scholarship. We have abandoned the subjective and deductive philosophy of the middle ages, and we learn from scientific observation and from historical discovery. The newly accepted principles of observation and induction, applied to the law, have given us a generation of legal scholars for the first time since the modern world began, and the work of these scholars has at last made possible the intelligent statement of the principles of the law »50J. H. Beale, « The Development of Jurisprudence during the Past Century », 18 Harvard Law Review 271, spéc. p. 283 (1905).

En conséquence, Beale enseigne à ses étudiants qu’il est totalement infructueux de construire des définitions a priori et qu’il convient au contraire de les former à partir de l’observation des faits51Samuels, préc., p. 282, §15 ; J. H. Beale, A Treatise on the Conflict of Laws, Vol. I, Part I, HUP, 1916, § 117.. Pour Wambaugh, les décisions rendues par les cours peuvent être réduites à un système scientifique52E. Wambaugh, préc., § 17, p. 9.. Il relève de nombreux parallèles entre la méthode des cas et la méthode des autres sciences. Ainsi lorsqu’il enseigne comment combiner différents cas pour répondre à une question qui n’a pas encore été précisément tranchée, il note la similarité de ce qu’il explique avec la méthode inductive. De manière intéressante, il ajoute :
« L’étudiant en droit est privé d’un des procédés les plus fructueux (valuable) de la plupart des autres sciences, en ce qu’il ne peut pas faire d’expériences ; mais il peut observer les résultats de plusieurs milliers d’expérience tels que rapportés dans les recueils de jurisprudence »53E. Wambaugh, préc., § 70, n. 1 ; pour d’autres comparaisons entre la « science des cas » et les sciences expérimentales, v. aussi §72, n. 1 ; pour l’importance du syllogisme, v. §73, n. 1..
Dans la même veine, John H. Wigmore développe l’idée que le droit est une science qui peut se diviser en quatre sujets auxquels ils donnent des noms savants (Nomo-scopy ; Nomo-sophy ; Nomo-didactics ; Nomo-practics) ; chacun de ses sujets peut lui-même se diviser en sous-branches54J. H. Wigmore, « The Terminology of Legal Science » (With a Plea for the Science of Nomo- Thetics), 28 Harvard Law Review 1 (1914)..
Les formalistes ont une position spécifique à l’égard de la taxonomie et de sa signification. Pour les conceptualistes, dire que le droit est désordonné provient d’une erreur philosophique fondamentale : confondre les cas avec le Droit. Dès lors, pour les conceptualistes, la taxinomie est importante car elle est une tentative de décrire une réalité préexistante. La taxinomie n’est pas une construction artificielle humaine55V. par ex. M. Lobban, « Legal formalism », The Oxford Handbook of Legal History, 2018, p. 419.. La taxinomie et la cohérence sont au cœur du projet d’un néo-formaliste comme Ernest Weinrieb56E. L. Weinrib, 16 Harv. J. L. & Pub. Pol’y 583 (1993) ; le numéro de cette revue comprend un colloque discutant les thèses de l’auteur. V. aussi, parmi une abondante littérature, J. Stick,« Formalism as the Method of Maximally Coherent Classification », 77 Iowa L. Rev. 773 (1991-1992)..
Pour le conceptualiste, la cohérence est fondamentale. Mais il ne s’agit pas d’une cohérence établie ou imposée par le juriste à partir des matériaux juridiques qui les organise ou les rationalise. Pour le conceptualiste, la cohérence est inhérente au droit. Le vrai droit est le produit de la raison et est donc cohérent. L’incohérence que chacun peut déceler dans le droit positif reflète la défaillance humaine quant à la découverte de la réalité juridique. L’incohérence n’est pas un problème lié au droit en tant que tel. La tâche scientifique qui incombe au formaliste provient justement de la faillibilité des juges. Ils peuvent ne pas discerner correctement la doctrine ou ne pas en tirer les conséquences logiques. Dès lors, puisque l’erreur est humaine le droit positif peut ne pas correspondre au « système général »57J. H. Beale, 145 : « While the general system exists apart from positive law, the application of its principles… » p. 145.. Cette insistance sur le caractère scientifique du droit n’est pas seulement l’influence du scientisme qui règne à cette époque. C’est une clé pour comprendre ce qui a rendu le formalisme attrayant pour une génération de juristes et le rend encore attractif pour certains. Le formalisme est relié à deux idées qui elles mêmes sont étroitement liées à un contexte historique. La première idée est de nature épistémologique. Le formalisme est étroitement relié à l’émergence d’une université moderne aux États-Unis, une université où l’activité de recherche est fondamentale58Charles William Eliot, ferme soutien de C. C. Langdell, fut un des fers de lance du profond mouvement de modernisation et de professionnalisation des universités américaines qui eut lieu entre 1870 et 1910 : R. Hofstadter, « The Revolution in Higher Education », in A. M. Schlesinger, Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 269.. Ce type d’université a été inventé en Allemagne et a été importé dans le monde anglophone. Enseigner à l’Université un savoir professionnel comme le droit n’avait rien d’évident, a fortiori dans une université orientée vers la recherche. Un des moyens de légitimer sa présence au sein des universités était de montrer comment une discipline assez peu intellectuelle qui jusque-là avait été enseignée par la voie de l’apprentissage pouvait devenir une science à part entière. Dans les universités américaines toujours plus élitistes le droit ne pouvait survivre que s’il montrait une autonomie suffisante et était basé sur des principes scientifiques. Toutefois, il faut bien remarquer que cette légitimation du droit par la « science » fut reliée à une définition pour le moins dépassée de celle-ci. Comme le note en effet Barbara Shapiro,

« Nineteenth- and early 20th century lawyers, seeking to carve out an intellectually legitimate and autonomous discipline of law, used the term legal science not to suggest that the law was part of modern scientific culture, but precisely the opposite. They meant that law was a science just as chemistry was a science, and was thus entitled to independent existence. This reasoning rested on an obsolete definition of a science as any systematically organized body of knowledge’and on a failure to acknowledge that what made chemistry or physics a science was not its autonomously organized knowledge but the fact that it shared with other sciences a particular method of investigation and a particular mode of stating results »59B. J. Shapiro, préc., p. 727. Il est possible que Langdell ait emprunté à l’ancienne comme à la nouvelle conception de la science. La taxonomie imitée des sciences naturelles, l’autonomie de la “science du droit” sont au centre de sa méthode, à tout le moins, et aussi le formalisme déductif : M. H. Hoeflich, « Law and Geometry : Legal Science from Leibniz to Langdell », 30 American Journal of Legal History (1986) 95, spéc. p. 119 et s. ; H. Schweber, « The Science of Legal Science : The Model of the Natural Sciences in the Nineteenth-Century American Legal Education », 17 Law and History Review 421, spéc. p. 455-464. Tout le monde s’accorde sur les deux premiers éléments, mais pas sur le troisième. Pour certains, la méthode de Langdell serait plutôt inductive : pour une analyse des opinions révisionnistes, v. D. Rabban, Law’s History – American Legal Thought and the Transatlantic Turn to History, Cambridge U. P, 2013, p. 484-485 ; sur la science de Langdell, v. aussi les réflexions extrêmement stimulantes, et à rebours de la doxa, de Dennis Patterson, « Langdell’s Legacy », 90 Nortwestern University L. R. 196 (1995)..

Le formalisme est donc le produit d’une époque particulière. Pour autant, la question de la légitimité du droit comme discipline universitaire reste aujourd’hui la source de la forte réticence à l’interdisciplinarité des actuels tenants du formalisme conceptualiste60A. Beever & C. Rickett, « Interpretive Legal Theory and and the Academic Lawyer », 68 Modern Law Review (2005) 320, spéc. p. 337 : selon ces deux auteurs australiens, abandonner le conceptualisme et ouvrir la porte à d’autres diciplines fera que le droit « will become, at best, the handmaid of some other dicipline or series of discipline, and legal academics will be replaced by academic economists, political philosophers, and the like, who merely interpret case law and other legal material through the lenses of their own disciplines. Perhaps even worse than this, academic lawyers will become the handmaids of judges, and will see their role as being merely to summarise judicial decisions in clear and accessible ways, perhaps coupled with criticism based on little more than raw intuition ».. La deuxième idée expliquant le développement du formalisme est de nature politique. Le formalisme n’était pas seulement une position quant à la nature des concepts juridiques, mais aussi vis-à-vis de l’autorité du droit. Le droit ne pouvait avoir une autorité légitime que s’il pouvait faire l’objet d’une rationalisation et ainsi être tenu éloigné de la politique. Le droit ne peut être légitime que s’il est objectif et apolitique, seulement si une personne à laquelle une question juridique est soumise pouvait tomber d’accord sur ce que le droit requiert quelle que soit son appartenance politique ou sociale.
Les considérations épistémologiques et politiques présentent des connexions étroites. Affirmer que sous l’apparent désordre du common law se dissimulent cohérence et rationalité signifiait que le droit était digne d’être un objet de recherche et d’enseignement dans les universités américaines. Cet ordre révélé par les formalistes offrait une justification pour placer le pouvoir de coercition de l’état derrière le droit et notamment le pouvoir de donner le pouvoir de décision a des juges qui n’ont pas été élus.

D.  L’essence du formalisme : l’autonomie du droit

Je voudrais me concentrer sur une idée qui paraît cardinale chez les formalistes. L’idée de l’autonomie du droit et surtout celle de la séparation du droit de la politique. Les formalistes revendiquent que le droit a ses propres modes ou formes de pensées et dispose d’un corps largement autonome d’idées et de concepts cohérents qui peuvent et doivent être utilisés pour répondre à une question juridique. Le formalisme appartient donc à ce qu’on appelle parfois la doctrine juridique « internaliste », qui reste majoritaire en France61P. Jestaz, « “Doctrine” vs sociologie. Le refus des juristes », Droit et société, vol. 92, 2016, p. 139., par opposition à la doctrine juridique externaliste, laquelle accorde un grand intérêt aux idées venant d’autres disciplines et cherche, à des degrés variables, à faire fructifier des idées provenant de l’économie, de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie, de la théorie littéraire ou même des neurosciences. La doctrine juridique « externaliste » correspond au Réalisme juridique, notamment 62Sur la distinction externalisme/internalisme, v. D. Priel, « Two Forms of Formalism », préc., et les références citées à la note 6.. Une raison de se concentrer sur l’idée de l’autonomie du droit et que ceux qui se revendiquent comme formalistes la mettent en avant et aussi que beaucoup d’autres idées associées à l’opposition entre le formalisme et le Réalisme peuvent être éclairées en terme de leur relation avec l’autonomie du droit.
L’autonomie du droit n’est pas une revendication conceptuelle mais une revendication normative des formalistes ; un idéal, plus ou moins bien réalisé dans la vraie vie du Droit. Pour le formaliste, le droit est une discipline intellectuelle distincte des autres disciplines, avec son appareil de concepts propres et des modes distincts de raisonnements lui permettant de bâtir ses propres solutions aux problèmes qui se présentent à lui. Cela rend le recours à d’autres disciplines au mieux inutile, au pire, source de confusion. Plus le Droit devient mêlé à d’autres systèmes normatifs ou d’autres disciplines, plus il se mue en coquille vide, un voile pour quelque chose d’autre, qui, par définition, n’est pas du droit. Ce n’est pas dire que pour le formaliste les disciplines extra-juridiques sont stériles ; pour le formaliste, celles-ci peuvent fournir des éléments de connaissance au sujet du droit, mais elles ne peuvent contribuer à l’étude du droit63V. par ex. les explications que donne Karl N. Llewellyn sur la manière dont les disciplines non strictement juridiques ont été systématiquement expulsées de la formation des étudiants en droit.Llewellyn fait remonter la « faute originelle » aux conceptions de Joseph Story : « The Study of Law as a Liberal Art », in K. N. Llewellyn, Jurisprudence – Realism in Theory and Practice, Transactions Publishers, 2008, p. 375, spec. p. 378-379..
Il faut certainement préciser l’idée d’autonomie du droit pour les formalistes américains. Pour mieux la comprendre, il est nécessaire de la diviser en deux éléments.
Le premier élément est constitué des techniques du raisonnement juridique, telle que l’identification de la ratio decidendi d’un cas, la distinction d’un cas avec un autre cas (distinguishing), etc. Le second élément est constitué des prémisses substantielles sur lesquelles les conclusions juridiques s’appuient. Penser que le droit est autonome, c’est dire que ces deux éléments peuvent et doivent être appris des matériaux juridiques eux-mêmes, c’est-à-dire, dans un système prétorien, des cas. Rien d’étonnant dès lors que l’héritage majeur de Langdell et de ses disciples soit la case method64Sur la centralité du cas dans la méthode langdellienne et sur la critique réaliste, v. F.-X. Licari, « Le traitement du cas dans la tradition du Réalisme juridique américain », 43 Revue de la recherche juridique (2018), p. 1885, spéc. p. 1891 et s.. Le droit était ainsi perçu comme aspirant au statut d’une science rigoureuse dont le laboratoire est la bibliothèque juridique. Comme l’écrit Dan Priel, le formalisme historique apparaît comme une science des matériaux juridiques65D. Priel, préc. supra, n. 7, spéc. p. 471..
L’attaque des Réalistes porta bien plus sur la question des prémisses que sur celle du raisonnement juridique.
   Sur les prémisses. Le fameux article de O. W. Holmes, La voie du droit66Oliver Wendell Holmes Jr., « The Path of the Law », 10 Harvard Law Review 457 (1897). Les traductions qui suivent sont empruntées pour l’essentiel à Laurent de Sutter, La voie du droit, coll. « Tiré à part », Dalloz, 2014., devint la bannière des Réalistes, car l’un de ses nombreux messages était que les prémisses de l’argumentation juridique n’étaient pas internes au Droit, mais dépendaient des attitudes sociales dominantes d’un lieu et d’une époque particuliers. Parmi les forces « déterminant son contenu »67Holmes/ de Sutter, p. 17., il y a tout d’abord l’opinion publique : « Nous ne réalisons pas à quel point une large part de notre droit est ouverte à réévaluation au moindre changement dans les habitudes de l’esprit du public ». Holmes appelle les juristes à sortir du laboratoire langdellien pour s’intéresser aussi aux questions de politique législative, par essence mouvantes : « Une bataille cachée, à demi inconsciente, sur la question de la politique législative est en train de se dérouler, et si qui que ce soit pense qu’elle pourrait être réglée une fois pour toute par une simple déduction, je ne peux que lui dire qu’il a tort en théorie, et que je suis sûr que ses conclusions ne seront pas acceptées en pratique (…)68Holmes/ de Sutter, p. 21.. Le juge ne peut donc arriver à une décision satisfaisante que s’il pèse ouvertement les intérêts en présence au lieu de s’en remettre à son intuition : Holmes
« pense que les juges eux-mêmes ont échoué de manière identique à reconnaître leur obligation de pesée des considérations de mérites sociaux. Cette pesée est inévitable, et le résultat de l’aversion souvent déclarée des juges à s’occuper de telles considérations est d’abandonner au domaine de l’inarticulé, et souvent de l’inconscient […], le véritable fondement de tout jugement »69P. 23..
Notons que pour Holmes, ce n’est tant le syllogisme lui-même qui pose problème. Dans son discours, Holmes insiste sur le fait que la logique est essentielle à la pensée juridique. Le « danger » dont il veut parler
« n’est donc pas l’acceptation de ce que les principes gouvernant les autres phénomènes gouvernent aussi le droit, mais plutôt l’idée qu’un système juridique donné, le nôtre, par exemple, puisse être déduit, comme en mathématiques, de quelque axiome général »70P. 18..
L’erreur formaliste est de penser qu’il n’y a que des matériaux juridiques que le juge insère dans le soi-disant syllogisme judiciaire.
« Derrière la forme logique se trouve un jugement quant à l’importance et à la valeur relatives de fondements législatifs contradictoires – un jugement, il est vrai, souvent inarticulé et inconscient, et qui, pourtant, constitue la base et le nerf de tout processus. Il est possible de donner à toute conclusion une forme logique »71P. 19. Ici nous nous éloignons de la traduction de de Sutter. Holmes utilise le mot « form » et non le mot « formalism ». Utiliser en français le mot « formalisme », pour traduire « form » laisse à penser que Holmes aurait inventé le mot « formalism » pour critiquer l’approche classique du droit, ce qui n’est pas le cas..
En définitive, le droit doit bien être appréhendé comme une science et en cela il rejoint Langdell. Cependant, la science de Holmes n’est pas confinée aux seuls matériaux juridiques. Tout d’abord l’histoire joue un rôle central. Certes, chez Langdell et ses épigones, l’histoire est importante, mais elle sert avant tout à connaître l’évolution d’une doctrine des origines à nos jours72Cette affirmation doit bien sûr être nuancée, car l’école historique américaine n’était pas monolithique : D. M. Rabban, préc. supra n. 59, spéc. p. 322-377.. Chez Holmes, puis ensuite chez les Réalistes, l’histoire devient un outil permettant une appréhension critique du droit :
« L’étude rationnelle du droit reste dans une large mesure l’étude de l’histoire. L’histoire doit être un aspect de cette étude parce que sans elle nous ne pourrions avoir une connaissance du but précis des règles […]73Holmes/ de Sutter, p. 26.. Elle est un aspect de cette étude rationnelle, en ceci qu’elle constitue le premier moment de l’adoption d’un scepticisme éclairé, c’est-à-dire de la réévaluation délibérée de la valeur de ces règles ».

Holmes met en garde contre l’« antiquarisme »74Holmes/ de Sutter, p. 37. et invite à se « souvenir que le seul intérêt que présente pour nous le passé est la lumière qu’il jette sur le présent »75Ibid.. La servitude vis-à-vis de la tradition doit être rejetée avec force :
« Il est révoltant de ne pas disposer de meilleure justification d’une règle de droit que le fait qu’elle ait été édictée sous Henri IV. Et il est encore plus révoltant que les justifications à son édiction se soient évanouies depuis, et que la règle ne persiste qu’en vertu de l’imitation aveugle du passé »76Holmes/ de Sutter, p. 27. Sur l’attitude du Réalisme juridique américain vis-à-vis de l’histoire du droit, v. W. de Been, Legal Realism Regained – Saving Realism from Critical Acclaim, Stanford University Press, 2008, p. 31-55..
Toutefois, si l’histoire est un outil critique nécessaire, elle n’est pas suffisante. « Pour l’étude rationnelle du droit, l’homme de lettres peut bien être l’homme du présent, mais l’homme du futur sera l’homme de la statistique et le maître de l’économie »77Ibid. Plus loin Holmes développe sa pensée et anticipe l’analyse économique du droit : « Je me réjouis d’avance du moment où le rôle joué par l’histoire dans l’explication d’un dogme sera réduit à presque rien, et où, au lieu de recherches érudites, nous pourrons consacrer notre énergie à l’étude des buts à atteindre et des raisons justifiant leur poursuite. En guise de première étape en direction de cet idéal, il me semble que chaque juriste se devrait de développer une compréhension fine de l’économie […]. Si dans l’état actuel de l’économie politique, c’est encore d’histoire panoramique qu’il est question, on y est aussi requis de prendre en considération et de proposer une évaluation des fins poursuivies par la législation, des moyens mis en oeuvre, et de leurs coûts respectifs. La leçon en est la suivante : pour toute chose que l’on possède, l’on doit en abandonner une autre, de sorte qu’il convient de peser les avantages attendus de l’une comme de l’autre pour pouvoir savoir ce que l’on fait au moment de choisir ». p. 37-38. Même si Holmes esquisse l’idée d’une analyse économique du droit, il serait hâtif d’affirmer que l’analyse économique du droit est l’héritière naturelle du Réalisme : les divergences idéologiques et méthodologiques entre les deux mouvements sont trop importantes : v. M. Horwitz, The Transformation of American Law, préc., p. 269-271.. Quant aux Réalistes, ils intégreront dans leurs réflexions les autres sciences sociales avec un succès relatif. On assiste donc à un élargissement constant des frontières du droit78Sur cette question, v. F. Schauer, « Law’s Boundaries », 130 Harvard Law Review 2434 (2017)..
Cet élargissement des frontières du droit, cet abandon du formalisme est si évident qu’il est répété à l’envi dans les colonnes des revues juridiques que « nous sommes tous Réalistes maintenant »79À notre connaissance, la première mention de cette expression vient de Berryl Harold Levy, « Book Review », 109 Pa. L. Rev. 1045 (1961), spéc. p. 1047 (compte-rendu de K. N. Llewellyn, The Common Law Tradition : Deciding Appeals, 1960) : « we are all realists now, my friend Gellhorn insists ».. L’affirmation a pu être conforme à la réalité pendant quelques décennies. Elle ne l’est plus. Un courant d’interprétation appelé le textualisme a pris une place importante dans le paysage intellectuel américain ; ce courant est résolument formaliste et s’assume comme tel. Il s’agit du textualisme dont le héraut le plus fameux fut le juge Antonin Scalia mais qui a d’autres représentants.

II. Le textualisme, science autonome du sens "objectif" ou "clair" du texte

Dans la période qui suivit la seconde guerre mondiale, le formalisme apparut comme un triste fantôme du passé et le terme lui-même acquit définitivement une connotation péjorative80Ainsi, à titre d’exemple, la Cour suprême des États-Unis utilise exclusivement le terme « formalisme » de manière dépréciative : v. les nombreux arrêts cités et analysés par M. de S.-O.- l’E. Lasser, Judicial Deliberations – A Comparative Analysis of Judicial Transparency and Legitimacy, OUP, 2004, p. 64-72.. Les mouvements du Public Policy81V. les articles canoniques suivants : H. L lasswell & M. s. McDougal, « Legal Education and Public Policy : Professional Training in the Public Interest », 52 Yale L. J. 203 (1943) ; M. S. McDougal, « Law as a Process of Decision : A Policy-Oriented Approach to Legal Study », 1956 Natural Law Forum 33., du Legal Process82H. M. Hart & A. M . Sacks, The Legal Process : Basic Problems in the Making and Application of Law, Foundation Press, 1994 (William N. Eskridge & Philip F. Frickey eds.) ou encore du Law and Economics83R. A. Posner, Economic Analysis of Law, Wolters Kluwer Law & Business, 9e éd., 2014. semblaient marquer définitivement le rejet de toute aspiration à une approche du droit qui serait détachée de toute considération extrinsèque à la lettre du cas ou de la loi. On a pourtant assisté à une véritable renaissance du formalisme. Cette reviviscence est due à certains travaux universitaires qui reçurent le soutien de tout un groupe de juristes, avocats et juges associés à l’administration du Président Ronald Reagan84M. Dry, « Federalism and the Constitution : The Founder’s Design and Contemporary Constitutional Law », 4 Const. Commentary, 233, spéc. 233-234 (1987) ; 36 ; M. Avery & D. McLaughlin, The Federalist Society : How Conservatives Took the Law Back from Liberals, Vanderbilt University Press, 2013.. La résurgence du formalisme concerna largement, mais pas uniquement le droit constitutionnel. Les formalistes de la fin du xxe s. appelèrent à un rejet de la vision évolutive de la constitution américaine et à un retour aux conceptions de ses rédacteurs. Cette théorie interprétative pris le nom d’originalisme. L’étude de l’originalisme dépasse le cadre de cette étude85Ce néologisme a été forgé par un opposant, dans un article désormais canonique : P. Brest, « The Misconceived Quest for Original Understanding », 60 Boston University Law Review 2014 (1980). La littérature sur le sujet est très volumineuse. Quelques articles permettent de s’orienter dans les débats doctrinaux et les différentes formes d’originalisme : R. Kay, « Adherence to the Original Intentions in Constitutional Adjudication : Three Objections and Responses », 82 NW. U.L. Rev. 226 (1988) ; D. A. Farber, « The Originalism Debate : A Guide for the Perplexed », 49 Ohio St. L. J. 1085 (1989) ; S. G. Calabresi, « A Critical Introduction to the Originalism Debate », 31 Harv. JL & Pub. Pol’y, 875 (2008) ; un ouvrage récent, extrêmement bien argumenté et documenté présente une histoire complète des débats relatifs à l’originalisme, des origines à nos jours. Il montre que la Cour suprême des États-Unis n’a presque jamais mis en oeuvre cette doctrine, et que celle-ci n’est présente dans aucune de ses grandes décisions. Cette doctrine est seulement défendue par certains universitaires, politiques ou juges pour maintenir la croyance erronée que la Cour décide les cas qui lui sont soumis en « appliquant le droit » plutôt que les valeurs personnelles des juges. En remontant jusqu’aux origines de la République jusqu’à nos jours, l’auteur montre que lorsque l’originalisme est utilisé, il ne l’est que comme prétexte pour atteindre les résultats politiquement désirés. L’auteur analyse finement les opinions d’Antonin Scalia, pour monter que ce juge qui se présentait lui-même comme un originaliste ne mettait en oeuvre sa doctrine que lorsqu’elle lui permettait de favoriser une décision en accord avec ses convictions politiques. L’auteur montre ensuite que l’originalisme a subi tant de mutations doctrinales que ses versions les plus récentes devient impossibles à distinguer de la doctrine de la constitution vivante contre laquelle l’originalisme s’éleva à sa naissance. La conclusion est que l’originalime est moins une doctrine de l’interprétation qu’un article de foi auquel certains continuent d’adhérer pour dépolitiser le débat constitutionnel et légitimer le contrôle de constitutionnalité des lois : E. J. Segall, Originalism as Faith, Cambridge U. P., 2018. En langue française, v. aussi M. Carpentier, « Variations autour de l’originalisme », Revue française de droit constitutionnel, 2016/3 (n° 107), p. 739 ; S. Goltzberg, « Dans quelle mesure faut-il réviser la notion de cruauté ? Enquête sur l’originalisme américain », Revue de la recherche juridique, 2015, p. 2187 ; C. R. Sunstein, « Les fondamentalistes à la Cour suprême des États-Unis », Critique internationale, 2006/1 (n° 30), p. 9.. En ce qui concerne l’interprétation des lois non constitutionnelles, ces nouveaux formalistes en appelèrent à une adhésion stricte au texte de la loi, sans que celui-ci ne soit adultéré par une attention à l’histoire législative ou à l’intention du législateur. Cette théorie de l’interprétation prend le nom de textualisme. Tout comme Langdell aspirait à faire du droit une science, les textualistes voient dans l’interprétation des lois une science86A. Scalia, A Matter of Interpretation, Princeton U. P .1997, p. 3 et p. 14-15..

A.   Le textualisme : interpréter le texte de loi par le texte de loi seul

Aux États-Unis, comme en France d’ailleurs, l’approche conventionnelle de l’interprétation législative n’est pas arrimée à « une grande théorie ». Elle pourrait être qualifiée d’éclectique87D. A. Farber, « Statutory Interpretation and the Idea of Progress », 94 Mich. L. Rev. 1546 (1996), spéc. p. 1547. ou de pluraliste : un mélange plus ou moins savant de recours au texte, à des canons d’interprétation, aux travaux parlementaires, aux buts du législateur, à des considérations de politique juridique (policy), en somme c’est une sorte de raisonnement pratique88V. notamment W. N. Eskridge, Jr. & P. F. Frickey, « Statutory Interpretation as Practical Reasoning », 42 Stan. L. Rev., 321, spéc. p. 324-345 (1990) ; R. Posner, The Problems of Jurisprudence, HUP, 1990, p. 71-123.. Dans les années 1980, parallèlement à la montée en puissance de l’originalisme en droit constitutionnel, un courant formaliste contesta cette approche en faveur d’une méthode d’interprétation législative rigoureusement structurée et focalisée sur le sens clair (plain meaning) du texte89F. H. Easterbrook, « Text, History, and Structure in Statutory Interpretation », 17 Harv. J. L. &. Pub. Pol’y 61 (1994) ; R. S. Summmers & G. M arshall, « The Argument from Ordinary Meaning in Statutory Interpretation », 43 N. Ir. Legal Q. 213 (1992)..

  1. Vue générale sur le textualisme

Le textualisme postule que le juge peut et doit être lié par le sens objectivement déterminable d’une loi, car si des juges qui ne sont pas élus exercent une discrétion trop grande en résolvant les affaires qui leur sont soumises, le gouvernement démocratique est menacé90W. N. Eskridge, Jr., « The New Textualism », 37 UCLA L. Rev. 621, spéc. p. 646 (1990).. Pour les textualistes, les considérations de politique juridiques doivent rester en dehors de l’enceinte judiciaire, le seul forum adapté pour en discuter est celui de l’assemblée législative. Le rôle du juge est d’appliquer les lois telles qu’elles sont écrites, sans avoir égard à des éléments extrinsèques tels que le but ou l’intention du législateur et sans tenter d’adapter la loi aux changements sociétaux91F. H. Easterbrook, préc., spéc. p. 69.. Ces propositions engendrent plusieurs corollaires. En premier lieu, les travaux parlementaires ne doivent pas compter parmi les sources utilisées par le juge pour interpréter une loi. Cette réticence s’explique par une idée simple : le droit, c’est la loi que le Parlement a adoptée, pas les idées qui se trouvaient dans les esprits des représentants. De plus, consulter les travaux législatifs affaiblit la séparation des pouvoirs, car le Président peut seulement mettre son veto au texte de la loi et non aux motifs non écrits qui ont animé ceux qui ont voté cette loi.
Les textualistes ajoutent que permettre une référence au processus législatif comporte plusieurs problèmes. En premier lieu, cela revient à demander au juge de procéder à une recherche historique pour laquelle il est mal outillé. De plus, l’intention supposée du législateur servira le plus souvent de paravent à l’introduction par le juge de ses propres choix de politique juridique. Enfin, se référer aux travaux des commissions revient à donner le pouvoir à une partie seulement des membres d’une législature de s’ériger en interprètes officiels de la loi sans que leurs collègues aient pu être consultés. Plus fondamentalement, les textualistes font remarquer, que la notion même d’« intention du législateur » est critiquable. Une assemblée législative est un corps collectif, dont les membres sont souvent en désaccord si bien que la loi adoptée est le résultat d’un compromis entre des intérêts opposés92Ibid., p. 68. Les critiques sur la notion même d’intention du législateur ont été développées par le réaliste Max Radin et reprises à leur compte par les textualistes. M. Radin, « Statutory Interpretation », 43 Harv. L. Rev. 863, spéc. p. 876-877 (1930) ; F. Easterbrook, « Statutes Domains », 55 U. Chi. L. Rev. 533 ; A. Scalia et B. A. Garner, Reading Law : The Interpretation of Legal Texts, Thomson West, 2012, p. 29 : « The most destructive (and most alluring) feature of purposivism is its manipulability. Any provision of law or of private ordering can be said to have a number of purposes, which can be placed on a ladder of abstraction ».. Lorsque le législateur a failli à son rôle en ne réglant pas clairement un problème, il est inutile de vouloir combler la lacune. La meilleure chose à faire pour une juridiction est de mettre la loi de côté et d’admettre qu’elle n’offre aucune base pour la résolution du litige93F. Easterbrooke, « Statute’s Domains », 50 Chi. L. Rev. 533 (1983).. Une telle attitude aurait l’avantage d’inciter les législateurs à rédiger les lois plus soigneusement94Article anonyme, « Why Learned Hand Would never Consult Legislative History Today », 105 Harv. L. Rev. 1005 (1992), spéc. p. 1022.. Le processus démocratique est ainsi favorisé par cette stratégie formaliste. Si le législateur considère que la solution retenue par les juges n’est pas satisfaisante, il lui appartient d’intervenir.
Selon Easterbrooke, cette méthode est « un processus mécanique d’interprétation, relativement peu imaginatif » promu au nom du respect du monopole du législateur en terme de politique juridique95Supra, n. 89, p. 67.. Selon un autre éminent représentant du textualisme, cette méthode est cohérente avec la fonction de juger qui suppose de suivre les contours de catégories analytiques et logiques et d’opérer selon des règles claires et non selon des principes flous96A. Scalia, « Assorted Canards of Contemporary Legal Analysis », 40 Case W. Res. L. Rev. 581 (1989-1990), spéc. p. 593 ; v. aussi A. Scalia, « The Rule of Law as a Law of Rules », 56 U. Chi. L. Rev. 1175 (1989).. Le textualisme est résolument non dynamique et imperméable à tout jugement judiciaire de valeur. C’est une de ces caractéristiques essentiellement formalistes du textualisme.

    2.  Les éléments résolument formalistes du textualisme

a.  La centralité des canons d’interprétation chez les textualistes : le droit comme science des matériaux juridiques et comme grammaire.

Parce que les textualistes ont une conception élevée de la suprématie du législateur, leur scepticisme à propos de l’intention du législateur ou de l’interprétation téléologique a inspiré un intérêt renouvelé pour les canons d’interprétation, particulièrement pour les canons linguistiques ou syntaxiques, réputés objectifs97Scalia & Garner, Reading Law, préc., en analysent 57 ainsi que 13 « idées fausses » sur l’interprétation que l’on peut compter aussi comme de canons herméneutiques. Les auteurs seraient loin du compte, puisque selon un spécialiste de la question, on peut en recenser 187 différents utilisés par la Cour Suprême : W. N. Eskridge, Jr., « The New Textualism and Normative Canons », 113 Columbia Law Review 532 (2013), spéc. p. 536.. C’est un peu la loi de l’éternel retour : naguère critiqués pour leur formalisme, leur caractère mécanique et contradictoire98La critique la plus fameuse est celle de K. N. Llewellyn, « Remarks on the Theory of Appellate Decision and the Rules or Canons about How Statutes Are to be Construed », 3 Vand. L. Rev. 395 (1950) : les canons d’interprétation ne doivent pas être pris au sérieux car pour chaque canon, il existe un contre-canon qui vient en annuler la portée. Sur le caractère formaliste des canons, v. par ex. Frederick de Sloovere qui dénonçait « les canons d’interprétation linguistique » comme des outils utilisés pour « éviter le travail d’étudier l’histoire d’une proposition de loi, de laquelle peut être glanée une meilleure compréhension des objectifs législatifs » (F. J. de Sloovere, « Extrinsic Aids in the Interpretation of Statutes », 88 U. Pa. L. Rev. 527 (1940), spéc. p. 528) ; Harry Wilmer Jones observait la même année que « les cours fédérales […] ont une tendance de plus en plus marquée à déterminer l’application des lois par référence à leur histoire législative ou à leurs objectifs sous-jacents, plutôt que par l’emploi mécanique, et de ce fait plus confortable, des canons ou règles traditionnels d’interprétation » (« Statutory Doubts and Legislative Intention », 40 Columbia Law Review 957 (1940), spéc. p. 959., les canons sont aujourd’hui prisés par les textualistes qui y voient des instruments rationnels d’explicitation des textes juridiques99J. F. Manning, « Legal Realism and the Canon’s Revival », 5 Green Bag 283 (2002).. Dans la mesure où les canons d’interprétation sont un outil permettant de déterminer l’intention du législateur100Sur cette fonction essentielle et unique des canons d’interprétation, v. M. Sinclair, « Only a Sith Thinks Like That : Llewellyn’s Dueling Canons, One to Seven », 50 NYL Sch. L. Rev. 919 (2005), spéc. p. 924-925 ; J. Scott, « Codified Canons and the Common Law of Interpretation », 98 Geo. L. J. 341 (2010), spéc. p. 346., leur mise en valeur par les textualistes peut sembler surprenante. À ce stade, il est important de nuancer l’affirmation selon laquelle les textualistes ne donnent aucun crédit à l’intention du législateur. En réalité, les textualistes accordent un intérêt à ce que l’on pourrait appeler l’intention objectivée du législateur, c’est-à-dire celle qui peut être déduite des notions communément admises à propos du langage et de ses mécanismes. C’est dire que les textualistes acceptent les prémisses wittgensteiniennes selon lesquelles le langage n’a pas de sens intrinsèque et que le commandement de la loi ne peut véhiculer un sens que parce que le législateur et les juges font partie d’une communauté interprétative qui partage des conventions quant à la manière de décoder les commandements législatifs. Bien qu’il ne soit pas lui-même un textualiste, Joseph Raz a expliqué les raisons pour lesquelles quelqu’un qui croit en la suprématie quasi absolue du législateur doit impérativement recourir à des canons objectifs d’interprétation101M. Carpentier, « Autorité, intention, innovation. Joseph Raz et la théorie de l’interprétation », Klésis, n° 21, 2011, p. 157.. Selon Raz, même si la notion d’intention du législateur est en effet un concept sans substance, il n’aurait guère de sens d’accorder à une institution le pouvoir de faire des lois sans présumer que la loi faite par cette institution est la loi qu’elle avait l’intention de faire. En partant de cette prémisse, Raz suggère que la condition minimale pour assurer la suprématie du législateur est satisfaite si et seulement si le législateur a l’intention d’adopter une loi qui sera lue selon les conventions qui prévalent dans la communauté des juristes. Même si nous ne pouvons connaître l’intention du législateur, nous pouvons lui imputer la volonté de dire ce qui serait normalement compris comme étant dit dans les circonstances dans lesquelles il les a dites. Assigner une telle intention objective au législateur justifie qu’il réponde des lois qu’il a adoptées, qu’il ait existé ou non une intention individuelle ou collective concernant les détails de cette loi. Il s’agit là d’une des idées cardinales du textualisme. Dès lors, une législation n’a pas de sens sans canons d’interprétation, comme le souligne aussi l’un des philosophes textualistes contemporains les plus influents.

Si les textualistes prisent les canons sémantiques, syntaxiques, grammaticaux ou contextuels102V. not. les canons 6 à 37 développés par A. Scalia & B. A . Garner, Reading Law – The Interpretation of Legal Texts, West, 2012, p. 69-234., ils rejettent en théorie les canons substantiels103Sur ces canons v. not. J. Scott, préc., spéc. p. 382-396. L’auteur recense quatre types de « substantive policy canons » : « separation-of powers-canons », « due process canons », « statute-based canons » et « common law-based canons » ; A. C. Barrett, « Substantive Canons and Faithful Agency. » BUL Rev. 90 (2010) : 109 ; A. C. Spiropoulos, « Making Laws Moral : A Defense of Substantive Canons of Construction. » Utah L. Rev. (2001) : 915 ; A. L. Tyler, « Continuity, Coherence, and the Canons » Nw. UL Rev. 99 (2004) : 1389 ; A. S. Krishnakumar, « Reconsidering Substantive Canons », 84 University of Chicago L. R. 825 (2017) ; A. S. Krishnakumar & V. Nourse, « The Canon Wars », 97 Tex. L. Rev. 163 (2018) (recension de W. N. Eskridge, Jr., Interpreting Law : A Primer on How to Read Statutes and the Constitution [2016] & A. Scalia & B. Garner, Reading Law : The Interpretation of Legal Texts [2012])., dans la mesure où ceux-ci véhiculent une politique juridique plutôt qu’un moyen de comprendre la communication du législateur104Ainsi Antonin Scalia et Bryan A. Garner critiquent le canon selon lequel les lois qui ouvrent une action (remedial statutes) doivent être interprétées libéralement (Scalia & Garner, op. cit., p. 364 et s.). Parmi les cinquante-sept canons herméneutiques proposés par les auteurs, un nombre non négligeable d’entre eux peuvent être qualifiés de substantiels : la présomption de validité, c’est-à-dire qu’une interprétation qui permet de valider une loi prévaut sur celle qui conduirait à son invalidation (canon n° 5, « ut res magis valeat quam pereat », p. 66 et s.). Ce canon est à rapprocher de celui dit du « doute constitutionnel », selon lequel une loi devrait être interprétée d’une manière qui évite de mettre sa constitutionalité en doute (canon n° 38, p. 247 et s.) ; le canon de l’inintelligibilité, selon lequel un texte inintelligible est inopérant (canon n° 16, p. 134 et s.) ; le canon de l’absurdité (canon n° 37, p. 234 et s.), selon lequel une disposition devrait être écartée ou judiciairement corrigée (si la correction est simple à opérer d’un point de vue textuel) si s’abstenir de procéder ainsi devait maintenir une disposition qu’aucune personne raisonnable n’approuverait. On notera que ce canon substantiel est strictement délimité par les auteurs ; la présomption contre la rétroactivité (canon n° 41, p. 261 et s.) ; tout aussi substantiel nous paraît être le canon de l’« action pendante » : lorsqu’une disposition législative est modifiée pendant qu’une action est pendante, les tribunaux doivent appliquer le nouveau droit à moins que procéder ainsi viole la présomption contre la rétroactivité (canon n° 42, p. 266 et s.) ; on peut aussi mentionner les canons 43 (présomption contre l’extraterritorialité d’une loi, p. 266), 45 (patere legem quem fecisti, p. 278 et s.), 46 (une loi n’abandonne pas l’immunité souveraine d’un état sauf disposition univoque, p. 281 et s. ), 47 (une loi fédérale est présumée compléter une loi d’un état de la fédération plutôt que de l’écarter) ; il en est de même de l’interprétation in favorem des dispositions de droit pénal (« rule of lenity », canon n° 49, p. 296 et s.) ; il en est de même pour le canon n° 50 (« mens rea canon », p. 303 et s.).. La grammaire a ses lois, ce qui lui donne cette « objectivité » et cette « scientificité » tant importante aux yeux des formalistes. Il s’agit cependant d’un leurre. Tout d’abord parce que, comme Scalia et Garner le reconnaissent eux-mêmes et à juste titre, aucun canon n’est absolu. Chacun d’eux peut être écarté par un autre principe ayant une force supérieure et montrant une autre direction105Scalia & Garner, préc., p. 59.. Ensuite et surtout parce que même le canon le plus objectif comme celui du « sens ordinaire » est normatif en ce qu’il tend à imposer une normalisation de la compréhension la langue anglaise vis-à-vis du Congrès106W. N. Eskrdge, « Normative Canons », préc. p. 552-560. L’auteur soutient de façon convaincante que, d’une manière générale, les canons que les auteurs présentent comme neutres sont saturés de normes et requièrent des jugements normatifs de la part des juges qui les mettent en oeuvre.. Le recours aux canons n’est pas propre aux formalistes, mais il est devenu un pilier de ce courant interprétatif. Dès lors la question, pour les textualistes, n’est pas s’il faut recourir aux canons, mais à quels canons recourir afin de rendre aussi intelligibles que possible les paroles du législateur. D’une manière générale, on assiste à un regain d’intérêt pour l’étude des canons d’interprétation107J. R. Macey, and G. P. Miller, « Canons of Statutory Construction and Judicial Preferences » Vand. L. Rev. 45 (1992) : 647 ; W. N. Eskridge Jr, « Norms, Empiricism, and Canons in Statutory Interpretation » U. Chi. L. Rev. 66 (1999) : 671 ; E. L. Rubin, « Modern Statutes, Loose Canons, and the Limits of Practical Reason : A Response to Farber and Ross » Vand. L. Rev. 45 (1992) : 579 ; R. J. Martineau, « Craft and Technique, Not Canons and Grand Theories : A Neo-Realist View of Statutory Construction » Geo. Wash. L. Rev. 62 (1993) : 1. ; M. Sinclair, « Only a Sith Thinks Like That : Llewellyn’s Dueling Canons, One to Seven » NYL Sch. L. Rev. 50 (2005) : 919 ; B. C. Mank, « Textualism’s Selective Canons of Statutory Construction : Reinvigorating Individual Liberties, Legislative Authority, and Deference to Executive Agencies » Ky. Lj 86 (1997) : 527 ; A. S. Krishnakumar, « Dueling Canons. » Duke LJ 65 (2015) : 909..

b.  Le but de la loi et non celui du législateur

L’idée selon laquelle le formalisme est une science du document juridique s’illustre encore dans la manière dont les textualistes abordent la question du but du texte. Les textualistes admettent bien entendu que les mots se voient donner un sens par le contexte. Ils admettent aussi que le contexte inclut le but de la loi. Dès lors, la différence entre l’interprétation téléologique (purposivism) et le textualisme n’est pas que seule la première prend le but en considération. Le but du texte est presque toujours pris en compte par le textualiste. Mais ce qui caractérise le textualisme, c’est que ce but ne s’apprend pas d’éléments extrinsèques au texte législatif. En effet, lorsque Antonin Scalia admet l’importance du but de la loi, cette admission s’accompagne de quatre limites108Garner & Scalia, op. cit., p. 56 et s. : Canon n° 2 : Supremacy-of-Text-Principle (Principe de la suprématie du texte). La première est que le but doit être dérivé du texte seul et pas de sources extérieures comme les travaux parlementaires ou des suppositions sur les vues de l’auteur du texte (législateur ou auteur du projet ou de la proposition de loi)109Les auteurs insistent sur la nécessité d’écarter les travaux préparatoires et les déclarations des parlementaires : Garner & Scalia, op. cit., p. 369-391.. La seconde est que le but doit être formulé précisément et non pas d’une manière qui fasse « entrer en contrebande » la réponse à la question posée au juge. Scalia donne l’exemple d’un texte disposant que la partie succombante paye les honoraires d’avocat de la partie gagnante et que la question posée au juge est de savoir si les honoraires d’expert sont inclus. Il est clair que selon le sens ordinaire du mot avocat, les frais d’expertise ne sont pas inclus. Mais si l’interprète vient à considérer que le « but » de cette disposition législative est de faire en sorte que le gagnant ne supporte aucuns frais liés au procès qu’il a mené, l’acception du mot avocat pourrait être écartée pour inclure l’expert. Pour un textualiste, découvrir un tel but sans indication claire dans le texte consiste à apporter la réponse voulue par le juge et non celle apportée par le texte. En d’autres termes, avancer un but tel que « le gagnant doit sortir du procès indemne de tout frais » revient à prendre comme hypothèse ce qui doit être prouvé : que rembourser les frais d’avocat signifie rembourser aussi les autres frais. En troisième lieu, le but doit être formulé en des termes aussi concrets que possible. Scalia prend l’exemple d’une loi édictant un délai de prescription. Le but de la prescription extinctive est d’obliger le titulaire d’un droit à introduire sa demande dans un certain délai ; elle ne doit pas être considérée comme « promouvant la justice ». Laisser un juge interpréter le but d’une loi comme étant celui de poursuivre le but abstrait de promouvoir la justice, c’est le laisser décider ce que le texte devrait dire –décider ce qu’est la justice ou l’équité – et non décider ce que le texte lui-même signifie. Après tout, à un niveau général et abstrait, toute loi ne promeut-elle pas la justice ou l’équité, ou, à tout le moins, ne le devrait-elle pas ? En dernier lieu, à moins d’une erreur de plume, le but, même ainsi strictement défini, ne peut être utilisé pour contredire ou compléter le texte. Le but ne peut qu’aider à choisir entre plusieurs sens possibles du texte. C’est dire que les limitations d’un texte – les questions que le texte décide de ne pas couvrir – font elles aussi partie du but du texte. Ce que le texte décide de ne pas faire doit être autant respecté que ce qu’il décide de faire.
De nombreux canons mis en avant par Scalia et Garner illustrent la volonté de se concentrer sur le texte et d’en « sortir » le moins possible. Ainsi en est-il du canon n° 8, casus omissus pro omisso habendus est110« Un cas omis doit être traité comme s’il avait été omis intentionnellement » : Scalia & Garner, op. cit., canon n° 8 : « Omitted-Case Canon », p. 93 et s. Sur ce canon herméneutique, v. aussi S. Goltzberg, 100 principes juridiques, PUF., 2018, p. 44-46. : rien ne doit être ajouté à ce que dit le texte ou à ce qu’il implique raisonnablement. En d’autres termes, une matière non couverte par le texte doit être traitée comme non couverte. Il n’y a pas de place pour le raisonnement par analogie. Scalia et Garner s’élèvent contre tous les auteurs qui soutiennent que le juge a le pouvoir de combler les « lacunes » en recherchant ce que le législateur aurait voulu. S’appuyant sur Hans Kelsen, les auteurs affirment que la lacune n’est pas un « vide » qui rend la décision de la cour logiquement impossible. Plutôt, il s’agit d’une différence entre ce que la loi apporte et ce que le juge cherchant à « découvrir » et de « combler » la lacune pense qu’elle aurait dû apporter. Toujours selon Scalia et Garner, cette prétendue lacune se révèle invariablement comme étant ce que le juge croit désirable ; reconnaître au juge le pouvoir de combler les lacunes revient à lui reconnaître le pouvoir d’écrire ou de réécrire le droit. Les auteurs insistent sur le fait que sa position ne repose pas sur la croyance naïve que lorsque le législateur décide de réglementer un domaine, il le règlement nécessairement entièrement. Cette position repose sur le principe du gouvernement démocratique : un « amendement judiciaire » de la loi vient contredire ce principe. Les auteurs reconnaissent qu’il existe quelques exceptions au principe, comme les « lois de common law » (« common law statutes »)111Sur cette notion, v. M. H. Lemos, « Interpretive Methodology and Delegations to Courts : Are “Common-Law Statutes” Different ? », Intellectual property and the common law, Shyam Balganesh ed., Cambridge University Press (2015), p 89. tel le Sherman Act, dont la formulation vague a toujours été comprise comme déléguant aux Cours fédérales un pouvoir important de concrétisation et de « mise à jour ». Ils admettent aussi que ce canon doit parfois être concilié avec le principe selon lequel un texte n’inclut pas seulement ce qui est expressément exprimé mais aussi ce qui est implicite. Cette question ne peut pas être développée ici, mais il est loisible de noter que la détermination de ce qui est implicite laisse une marge de manœuvre à l’interprète.

c.   Le contexte, c’est le texte lui-même ou, éventuellement, d’autres textes de loi

Une autre illustration de l’idée selon laquelle le textualisme est un formalisme parce qu’il ne s’attache qu’au texte et non aux éléments extrinsèques est la façon dont celui-ci traite le contexte. Bien entendu, les textualistes n’ignorent pas qu’un énoncé ne produit pas de sens s’il est extirpé de son contexte. Mais pour les textualistes, le contexte… c’est le reste du texte. Le contexte sociétal ou politique n’est jamais une référence valable. Les canons contextuels mis en avant par Scalia et Garner illustrent bien notre propos. Le canon 24 (Whole-text canon)112Scalia & Garner, op. cit., canon n° 24 (« canon du texte entier »), p. 167 et s. invite à interpréter le texte de loi comme un tout. Pour Scalia et Garner, c’est le canon contextuel fondamental. C’est la totalité du document qui révèle le contexte pour chacune de ses parties. Plusieurs autres principes dérivent de ce canon contextuel : par exemple la maxime selon laquelle l’interprétation qui est donnée du texte doit favoriser le but de celui-ci (présomption contre l’ineffectivité – canon n° 4)113Scalia & Garner, op. cit., canon n° 4, « Presumption against Ineffectiveness » (Présomption contre l’ineffectivité), p. 63 et s. Une interprétation textuelle permise qui favorise le but du texte doit être favorisée par rapport à une interprétation qui lui ferait obstacle. ou encore que, si cela est possible, aucun mot ne devrait être rendu superflu par l’interprète (canon n° 26)114Scalia & Garner, op. cit., canon n° 26, « Surplusage canon » (litt. canon relatif à la superfluité, c’est-à-dire principe de l’effet utile). Ce canon est aussi connu sous la forme d’une locution latine : verba cum effectu sunt accipienda. Sur ce canon herméneutique, v. aussi S. Goltzberg, 100 principes juridiques, PUF., 2018, p. 160 et s., qu’un mot ou une expression est présumé avoir le même sens tout au long du document (canon n° 25)115Scalia & Garner, op. cit., canon n° 25, « Presumption of Consistent Usage » (présomption d’usage cohérent), p. 170 et s., que les différentes dispositions d’un texte doivent être interprétées de manière à les rendre compatibles plutôt que contradictoires (canon n° 27)116Scalia & Garner, op. cit., canon n° 27, « Harmonious-Reading Canon » (« Canon de la lecture harmonieuse »), p. 180 et s., ou que le sens ambigu d’un mot doit être déterminé en fonction du mot avec lequel il est associé dans la loi (canon n° 31)117Scalia & Garner, op. cit., canon n° 31, « Associated-Words Canon » (« Canon des mots associés ») ou « noscitur a sociis ». Sur ce canon herméneutique, v. aussi S. Goltzberg, op. cit., p. 114 et s.. Le contexte peut être aussi un autre texte de loi, mais portant sur la même matière (canon n° 39)118Scalia & Garner, op. cit., canon n° 39, « Related Statutes Canon » (canon des lois affiliées ou reliées), p. 252 et s. Ce canon est aussi connu sous l’expression « In pari materia », « sur la même matière ». Sur ce canon herméneutique, v. aussi S. Goltzberg, op. cit., p. 79 et s.. Comme le notent Scalia et Garner, un mot ou une expression ambigus font non seulement partie de la loi dans laquelle ils se trouvent, mais de tout un corpus juris. Dans la mesure du possible, un mot (ou une expression) doit être interprété en harmonie avec les lois se trouvant in pari materia. Scalia et Garner ne nient pas que l’exigence d’une même matière laisse une importante marge de manœuvre à l’interprète. La justification de ce canon rejoint ce que nous avons dit plus haut sur les canons comme outils permettant de prendre en compte l’intention objective du législateur.
« Bien qu’il soit souvent présenté comme réalisant l’“intention du législateur”, ce canon des lois affiliées n’est pas basé, à la vérité, sur une analyse réaliste de ce que le législateur a réellement voulu dire. Cela supposerait de sa part une connaissance invraisemblable de toute la législation du passé ayant une relation avec la loi en cause […]. Cependant le canon est basé sur une analyse réaliste de ce que le législateur aurait dû vouloir dire. Il repose sur deux principes solides : 1) que le corpus juridique a du sens et que (2) les cours ont la responsabilité de faire en sorte qu’il en ait, dans les limites des sens possibles du texte »119Scalia & Garner, op. et loc cit..
Une autre question particulièrement intéressante est celle de la manière dont il faut traiter le matériau qui n’est pas au cœur du texte de loi lui-même, mais qui en fait partie cependant. Il s’agit tout d’abord de ce que Scalia appelle les matériaux préliminaires (prefatory materials –canon, n° 34)120Scalia & Garner, op. cit., canon n° 34, « Prefatory Materials Canon » (« canon des matériaux préliminaires »), p. 217 et s. : le préambule, les « considérants », les dispositions indiquant le but général de la loi etc. Scalia et Garner considèrent que ce matériau peut être un indicateur du sens d’un mot ou d’une expression même s’il ne fait pas à proprement parler partie de la loi. Deux limites importantes sont toutefois posées. En premier lieu, l’expression d’un but spécifique dans le matériau préliminaire ne pourra pas limiter une disposition plus générale du texte de la loi. Il n’y a pas d’incohérence entre les deux affirmations puisque les actions ou remèdes qu’offre une loi vont souvent au-delà du problème immédiat qui a motivé l’adoption de la loi. À l’inverse, un but exprimé en termes très généraux ne peut pas ajouter aux dispositions spécifiques du texte. Il y a plusieurs raisons à cela selon les auteurs. Aucune législation ne poursuit le but exprimé à tout prix. Il n’existe pas non plus de règle selon laquelle les limitations contenues dans la loi devraient se retrouver toutes dans le préambule. Comme toute indication du but de la loi, le matériau préliminaire ne peut qu’aider l’interprète à choisir entre plusieurs sens possibles. Autrement dit, si le texte est clair, le matériau préliminaire ne peut pas être invoqué pour s’en détourner. Les auteurs ajoutent que si des dispositions qui se trouvent normalement dans les matériaux préliminaires se trouvent incorporés au texte elles n’acquirent pas plus de poids. Prenons un exemple concret : une loi impose « que les chiens soient muselés en vue d’éliminer la rage ». Est-ce que le fait que le but ait été exprimé dans un article ordonnant une action en fait une condition nécessaire de cette action ? En d’autres termes, l’existence de la rage doit-elle perdurer pour que la loi sur le musellement des chiens continue à produire ses effets ? La réponse est non : pour Scalia et Garner la maxime « cessante ratione legis cessat lex ipsa » n’est pas une maxime qui s’applique à l’interprétation des lois121Scalia et Garner, op. et loc. cit. ; sur cette maxime, v. aussi S. Goltzberg, op. cit., p. 46 et s.. Le but exprimé ne peut pas neutraliser le langage opératoire de la loi. Là encore on notera l’exclusion d’un facteur extrinsèque et manipulable, la ratio legis122La question de la désuétude d’une loi est elle aussi extrinsèque et dans une certaine mesure manipulable. L’argument de la désuétude n’est donc pas permis pour les textualistes (canon n° 57) : Scalia et Garner, op. cit., p. 336 et s.. Dans la même veine, le titre d’une loi ou une rubrique de celle-ci peuvent aider à résoudre une ambiguïté qui se trouverait dans le texte. Ils ne peuvent permettre d’écarter ou modifier le sens clair d’un mot ou d’une expression (canon n° 35)123Scalia et Garner, op. cit., canon n° 35, « Title-and-Headings Canon » (« canon du titre et des rubriques »), p. 221 et s..

   B.   Le textualisme et ses critiques

Cette conception de la séparation des pouvoirs ne correspond pas à la tradition américaine. Elle sert seulement la stratégie formaliste de restriction des pouvoirs du juge et de séparation du droit et de la politique.
Le textualisme peut se voir reprocher ce qu’il reproche aux méthodes d’interprétations concurrentes : il laisse les juges relativement libres d’injecter leurs propres valeurs dans le processus d’interprétation. Les canons mis en avant par les textualistes ne sont pas réellement ou seulement syntaxiques, ils sont aussi normatifs et donc laissent une place certaine à la prédilection et aux valeurs de l’interprète124W. N. Eskridge Jr, « The New Textualism and Normative Canons. » (2013) : 113 Colum. L. R. 531 (2013), spéc. p. 552 et s. ; S. M. Durden, « Textualist Canons : Cabining Rules or Predilective Tools », 33 Campbell L. Rev. 115 (2010).. Ces valeurs sont généralement conservatrices125W. N. E skridge & P. F. Frickey, « The Supreme Court, 1993 Term – Foreword : Law as Equilibrium », 108 Harvard L. Rev. 26 (1994), spéc. p. 77.. Pour ce faire, les textualistes attribuent un « sens clair » à des dispositions législatives que la plupart des observateurs considéreraient comme ambiguës ou incohérentes et vont même jusqu’à attribuer un sens clair à des expressions législatives qui étaient presque universellement considérées comme ayant un sens contraire depuis plusieurs décennies126R. J. Pierce, Jr., « The Supreme Court’s New Hypertextualism : An Invitation to Cacophony and Incoherence in the Administrative State », 95 Colum. L. Rev. 749 (1995)..
Enfin, plusieurs auteurs ont démontré que Scalia lui-même a adopté une méthode non originaliste ou non textualiste à plusieurs reprises pour favoriser l’interprétation qui convenait le mieux à sa sensibilité politique. Dans la même veine, il apparaît que des juges qui adhèrent au textualisme ont pu parvenir à une compréhension totalement différente d’un même texte127E. J. Segall, Originalism as Faith, Cambridge U. P., 2018, spéc. p. 122-140 ; V. Nourse, « Textualism 3.0 : Statutory Interpretation after Justice Scalia », Ala. L. Rev. 70 (2018) : 667..
Si ces arguments discréditent le textualisme en tant que méthode formaliste d’interprétation, ils ne légitiment pas encore une méthode d’interprétation concurrente, qui a émergé sous le nom d’« interprétation dynamique » et qui à bien des égards rappellent la libre recherche scientifique de François Gény.
Trois arguments principaux ont été avancés par William Eskridge, un des auteurs à avoir théorisé cette méthode de manière très complète.
Le premier argument est que même dans les institutions hiérarchiques telles que l’armée, les agents se trouvant en bas de la hiérarchie se voient reconnaître une autorité suffisante pour improviser dans le but d’adapter les ordres qu’ils ont reçus à des circonstances changeantes. D’un point de vue organisationnel, un processus décisionnel strictement légaliste a peu de chance de réussir dans un environnement pluraliste ou prompt au changement. Pour étayer son argument, Eskridge reprend l’analogie forgée par Richard Posner avec le commandant d’un peloton qui a perdu le contact radio avec l’état-major au beau milieu d’une bataille.
En second lieu, Eskridge soutient qu’un certain degré de dynamisme est inhérent à l’entreprise d’interprétation elle-même : toute interprétation suppose nécessairement de faire se rencontrer le monde du lecteur avec celui de l’auteur si bien qu’une interprétation statique est impossible. D’un point de vue plus pratique, l’auteur souligne que virtuellement tous les domaines du droit américain reflètent un degré plus ou moins élevé d’interprétation dynamique, du droit des contrats au droit des trusts. L’argument du droit comparé est aussi invoqué. Même les systèmes continentaux, que les auteurs américains voient généralement comme hautement formalistes, pratiquent l’interprétation dynamique. De plus, même les textualistes utilisent des canons d’interprétation qui en pratique instillent un élément dynamique dans leur processus d’interprétation. Finalement, l’interprétation dynamique n’a rien d’une nouveauté effrayante.
En troisième lieu, on voit mal comme un système juridique peut fonctionner effectivement sans un certain degré d’interprétation dynamique. Il n’est guère possible de réviser les lois américaines à intervalles réguliers. Inévitablement, certaines lois, même importantes, resteront intactes pendant des décennies ou plus. Des anomalies intolérables finiront par surgir s’il n’existe pas quelque moyen de maintenir ces lois avec l’évolution de l’environnement juridique et social. Enfin et surtout, le refus des textualistes de se référer aux travaux préparatoires paraît radicalement anti-démocratique.

III. Un peu de réalisme sur le formalisme

     A.   Un peu de réalisme sur le formalisme historique :   la question du mythe

Le formalisme imputé à Christopher Columbus Langdell et à ses disciples n’a cessé d’être attaqué des origines à nos jours. Pourtant d’aucuns y voient un mythe du droit américain, un homme de paille (2). D’autres, plus modérés, relativisent sa portée (1).

   1.   Le formalisme relativisé : tous les formalistes ou presque sont un peu réalistes

Tout d’abord, il importe de noter que lorsque les Réalistes critiquaient les positions de leurs aînés, ils n’employaient jamais le mot « formalisme » ou « formaliste ». Si l’on en croit Tamanaha, c’est Grant Gilmore qui utilisa le premier ce mot dans un article paru en 1968128G. Gilmore, « Security Law, Formalism and Article 9 », 47 Neb. L. Rev. 659 (1968).. En réalité, cette référence est erronée. Dans cet article, Gilmore ne parle ni de Langdell ni de son conceptualisme, ni de ce qu’il est d’usage d’appeler aujourd’hui « legal formalism ». Il expose le formalisme qui règne en droit des sûretés financières, cherche ses origines historiques et explique les modifications qui ont été apportées par une loi à la rédaction de laquelle il a participé. Toujours selon Tamanaha, l’expression fit ensuite florès et se retrouva dans de nombreux titres d’articles129Tamanaha, op. cit., p. 59-61..

Le nom est tardif, c’est entendu. Mais correspond-il à une quelconque réalité ? La recherche historique de ces dernières décennies a montré que les opinions des auteurs censés représenter l’orthodoxie ou le classicisme juridiques étaient plus nuancées que ce que pouvait suggérer une certaine caricature réaliste : on trouve parmi eux de nombreux juristes développant des idées dans lesquelles la politique juridique, la morale ou encore les considérations historiques jouent un rôle important130W. J. Samuels, « Joseph Henry Beale’s Lectures on Jurisprudence, 1909 », 29 U. Miami L. Rev. 260 (1975) ; B. A. Kimball, The Inception of Modern Professional Education, C. C. Langdell, 1826-1906, 2009 ; D. Rabban, Law’s History : American Legal Thought and the Transatlantic Turn to History, 2013 ; S. A. Siegel, « Francis Wharton’s Orthodoxy : God, Historical Jurisprudence, and Classical Legal Thought », 46 American Journal of Legal History 422 (2004) ; id., « Joel Bishop’s Orthodoxy », 13 Law and History Review 215 (1995).. Ce n’est pas dire que l’on ne trouve pas de propos empreints de formalisme dans les écrits doctrinaux de la période considérée. Ainsi John Chipman Gray, dans son ouvrage cardinal sur « la règle d’interdiction des perpétuités » a pu écrire :
« Si la réponse à un problème ne cadre pas avec la table de multiplication, il est permis de dire qu’elle est fausse, quand bien même il s’agirait du travail d’Isaac Newton ; et de même si une décision est en contradiction avec la règle d’interdiction des perpétuités, il est permis de de dire qu’elle est fausse, même si la cour qui l’a rendue est savante et compétente »131J. Chipman Gray, The Rule Against Perpetuities, Little, Brown, and Company, 1886, p. V. Toutefois, il est important de noter que le caractère quasi-mathématique attribué à la règle de l’interdiction contre les perpétuités apparaît à Gray lui-même comme une exception à ce qui a normalement cours en droit. On peut lire dans les lignes qui précèdent immédiatement celles que nous avons citées : « In many discussions there is, in last resort, nothing to say but that one judge or writer thinks one way, and another writer or judge thinks another way. There is no exact standard to which appeal can be made. In questions of remoteness this is not so ; there is for them a definite recognized rule : if a decision agrees with it, it is right ; if it does not agree with it, it is wrong. In no part of the law is the reasoning so mathematical in its character ; none as so small a human element. À degree of dogmatism, therefore, may be permitted here which would be unbecoming in other branches of the law ». La règle définie et reconnue en ce domaine est formulée par Gray plus loin (p. 144) : « No interest subject to a condition precedent is good unless it must be fulfilled, if at all, within twenty-one years after some life in being at the creation of the interest ». Sur l’ouvrage de Gray comme illustration du formalisme, v. S. Siegel, « John Chipman Gray, « Legal Formalism and the Transformation of Perpetuities Law », 36 University of Miami L. R. 439 (1982)..
William Keener, un disciple de Langdell, qui propagea la méthode des cas, partageait apparemment cette vision scientifique-mécanique du Droit lorsqu’il filait la métaphore langdellienne du laboratoire : « les faits du cas correspondent au spécimen, et l’opinion de la Cour, annonçant les principes de droit devant être appliqués au fait, correspondent à l’étude du découvreur d’une grande découverte scientifique ». Il ajoute encore que « les faits du cas correspondent à la pomme qui suggéra à Isaac Newton la loi de la gravitation »132W. A. Keener, « The Inductive Method in Legal Education », 28 American L. R., p. 709, spéc. p. 713 et 718 (1894).. Il est attendu du juriste la même rigueur qu’un botaniste si bien que pour Keener, une erreur de taxinomie « n’est pas seulement non scientifique et en conséquence théoriquement fausse, mais aussi destructrice de pensée claire, et en conséquence vicieuse en pratique »133W. A. Keener, A Treatise on the Law of Quasi-Contracts, Baker, Voorhis and Company, 1893, p. 3. Keener critique le fait que la doctrine américaine traite les quasi-contrats comme des espèces particulières de contrat.. Pour de nombreux Réalistes, Jerome Frank en tête, le « fondamentalisme juridique » des formalistes trouve son expression la plus pure et donc la plus critiquable dans le traité que Joseph A. Beale consacre aux conflits de lois134J. H. Beale, A Treatise on the Conflict of Laws, 1916.. Dans ce traité, Beale affirmait que le Droit n’était pas « une simple collection de règles arbitraires, mais un corpus de principes scientifiques ». Le système juridique était une « branche de la philosophie pratique, par laquelle, par l’usage de la raison et de l’expérience, des généralisations juridiques peuvent être faites ». La pureté doctrinale pourrait être perdue par une mauvaise décision judiciaire, « gauchissant ainsi un principe juridique par un mauvais précédent ». Un autre problème, toujours selon Beale est que « l’application de principes généraux peut être paralysée par la législation ». En effet, les mauvaises décisions de justice et les changements législatifs conduisent « au droit particulier de chaque État » s’écartant de « la doctrine générale du système juridique en vigueur »135Ibid., p. 135.. Toutefois, il ne s’agit que de remarques éparses. C’est dans un cours qu’il donna en 1909 et dont les notes ont été publiées en 1975 que l’on trouve les thèses principales qu’il est d’usage d’attribuer aux formalistes. Tout d’abord, le droit de common law comme quelque chose de nature transcendantale : « Par “common law”, nous désignons un idéal, pas un système actuel de droit, qui est la base du droit de tout pays de common law »136Cours de Beale, § 45. V. aussi §§ 49, 50, 52, 55, 58, 116.. Il enseignait aussi que c’est « un système idéal, la source de laquelle le droit de chaque pays de common law dérive ». Suivant en cela Frederick Pollock, il insiste sur l’idée qu’une « règle est mise en application par une cour parce que c’est du droit ; ce n’est pas du droit parce qu’elle est mise en application par une cour »137§ 38. Dans son traité (p. 38) et dans son cours (§ 143) Beale s’oppose à l’idée que le droit prétorien est un droit constitué ex post facto.. Les décisions particulières sont « les preuves de l’existence d’un principe »138§ 86., mais le droit transcende les décisions139§ 54 et s. ; § 99.. Alors que les théoriciens modernes du droit, sous l’influence conjuguée de la science du droit sociologique et du Réalisme juridique, tendent à se concentrer sur le processus judiciaire (legal process) et la façon dont il engendre des règles et des décisions faisant autorité, en interaction avec des sous-systèmes sociaux, Beale mettait l’accent sur le Droit, un droit discerné et découverts par les juges, mais non créé par eux140§§ 60, 61, 93, 117.. Ainsi que le faisait remarquer le juge Felix Frankfurter, pour Beale « enseigner le droit était une tentative de faire jaillir un ordre rationnel d’un amas de cas »141F. Frankfurter, « Joseph Henry Beale », 56 Harvard L. R., p. 701, spéc. p. 702 (1943).. Le système juridique rationnel de Beale est idéalisé comme s’il était autonome, avec sa propre structure interne, sa taxinomie propre, ses propres lois de développement et d’application ; en d’autres termes, comme si c’était un système clos de raisonnement juridique, comme si les principes généraux décidaient des cas concrets. Nul doute que c’est les conceptions de Beale que Holmes avaient en tête lorsqu’il écrivit dans une de ses plus fameuses opinions dissidentes que « les propositions générales ne décident pas les cas concrets »142Lochner v. New York, 198 U.S. 45, in E. Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Dalloz, 2010, p. 147, § 9. Les commentaires de Jerome Frank sur la position d’O. W. Holmes sont particulièrement intéressants : Law and the Modern Mind, 1930, p. 270-277.. Pour Beale, l’étude du droit est bien une science. Les droits en général sont indépendants de toute détermination humaine ou de politique juridique. Le fondamentalisme de Beale apparaît clairement lorsqu’il affirme que le droit « est un corps de principes ; […] la nature de ces principes […] doit être générale, universelle, prévisibles et pérenne »143§ 51. Mais Beale, comme le soulignait Jerome Frank, « n’est pas un Bealiste cohérent »144Common Law, p. 1. Comme on le verra plus loin, son cours contenait aussi d’importants développements authentiquement réalistes.
Ces développements, pour intéressants qu’ils soient ne semblent toutefois pas suffisants pour constituer une méthode, une doctrine ou une théorie que l’on pourrait qualifier de « formalisme ». La doctrine formaliste a été construite par ceux qui voulaient s’en servir pour promouvoir leurs critiques. Deux aphorismes de Holmes servirent de cri de ralliement et en même temps de contre-épreuve du formalisme. Ceux qui étaient sceptiques sur l’autonomie du droit répétèrent comme un mantra que « La vie du droit n’a pas été la logique, elle a été l’expérience ». Ceux qui doutaient que le droit fût déterminant dans l’issue d’un litige devant les tribunaux s’inspirèrent de l’idée que « les prophéties relatives aux décisions qu’en fait prendront les cours et tribunaux, et rien de plus prétentieux, sont ce que j’entends par droit »145La Voie du droit, p. 9, modifiée. Le pragmatisme de Holmes incarné par cet aphorisme a fait couler beaucoup d’encre. Parmi une abondante littérature, on consultera avec profit Morton White, « La règle, la décision et la prédiction dans le droit. Hart et Holmes », in id., Une philosophie de la culture, Vrin, 2006, p. 131.. À vrai dire, ces prises de positions pragmatiques n’étaient pas en rupture avec les vues adoptées par certains auteurs estampillés « formalistes ». Lorsque John Chipman Gray quitta les rives du droit de propriété pour s’intéresser à la méthodologie juridique, il écrivit un ouvrage considéré comme suffisamment important pour mériter une republication récente : The Nature and Sources of the Law146John Chipman Gray tient une place notable parmi les inspirateurs du Réalisme juridique américain. V. not. G. P. Moran, John Chipman Gray – The Harvard Brahmin of Property Law, Carolina Academic Press, 2010, p. 155-180. Sur l’ambivalence de Gray, sous certains aspects « formaliste » et sous d’autres Réaliste, v. N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, OUP, 1995, p. 49 et 53 ; Stephen A. Siegel, voit en Gray essentiellement un représentant de la pensée juridique classique, dont l’œuvre reflète cependant certaines préoccupations pragmatiques (« John Chipman Gray and the Moral Basis of Classical Legal Thought », 2001 Iowa Law Review 1514). Son ouvrage de méthodologie juridique (The Nature and Sources of the Law, 2e éd., 1921, réimpression Quid Pro Quo Books, 2012) attira essentiellement l’attention de Jerome Frank. 147 Gray, version électronique, p. 65 : « Thus far we have seen that the Law is made up of the rules for decision that the courts lay down ; that all such rules are law ; that rules for conduct which the courts do not apply are not Law ; that the fact that the courts apply rules is what makes them law ; that there is no mysterious entity “The Law” apart from these rules ; and that the judges are rather the creators than the discoverers of the Law ». V. aussi p. 45.. Il y affirme sans détour que le droit est un ensemble de règles appliquées par les tribunaux dans n’importe quel état : il n’est de règle de droit que celle qui est appliquée par un juge147Gray, version électronique, p. 65 : « Thus far we have seen that the Law is made up of the rules for decision that the courts lay down ; that all such rules are law ; that rules for conduct which the courts do not apply are not Law ; that the fact that the courts apply rules is what makes them law ; that there is no mysterious entity “The Law” apart from these rules ; and that the judges are rather the creators than the discoverers of the Law ». V. aussi p. 45.. Toujours selon Gray, les tribunaux passent leur temps à forger du droit ex post facto148Id., p. 52-53. ; de plus, il est entièrement loisible à une cour se trouvant dans un état de la fédération de décider un cas semblable à celui qui aurait été tranché par un état voisin d’une manière différente. Les juges ne sont pas des chercheurs qui comme Newton vont découvrir une vérité : si Newton se trompait, l’univers resterait tel qu’il est. Si les juges prenaient une décision erronée, leur mauvaise décision resterait du droit et les citoyens devraient s’y soumettre quelque immorale ou pernicieuse qu’elle fût149Id., p. 53.. Enfin, Gray reconnaissait l’importance de la politique juridique (policy) dans la question de savoir si une décision rendue par une cour devait accéder au rang de précédent150Id., p. 128.. Même Beale écrivit qu’il fallait étudier le droit en ayant en vue son « réajustement et sa réforme ». Invoquant la nouvelle « science du droit sociologique » de Roscoe Pound, il écrit que « nous devons examiner le droit objectivement pour apprendre son but social et pour voir dans quelle mesure ce but a été atteint »151J. H. Beale, « The Necessity for a Study of Legal System », A. A. L. S. Proceedings, p. 31, spéc. p. 39 (1914)..

     2.   Le formalisme comme homme de paille : la position révisionniste de Brian Z. Tamanaha

Il n’est pas possible de répondre à la question posée par un colloque sur le formalisme sans évoquer le livre de Brian Z. Tamanaha152B. Z. Tamanaha, Beyond the Realist-Formalist Divide – The Role of Politics in Judging, Princeton University Press, 2010 ; v. aussi, dans la même veine, P. Schlag, « Formalism and Realism in Ruins (Mapping the Logics of Collapse) », 95 Iowa L. Rev. 195 (2009).. La thèse en est radicale. Ce que les Réalistes ont écrit était banal, évident, largement dénué d’originalité.

En un mot, tout ce que les Réalistes défendirent avec vigueur était déjà familier de leurs contemporains. Tamanaha s’appuie sur une quantité impressionnante d’écrits, d’auteurs connus, mais aussi obscurs, parus une génération avant l’apparition des Réalistes. Selon Tamanaha, le Réalisme put se faire accepter relativement aisément puisqu’il ne proclamait rien de neuf. Il est assez certain que comme tout courant qui entend trouver sa place dans le champ académique, le Réalisme a caricaturé les vues qu’il attaquait afin de faire apparaître sa contribution plus significative, mettant ainsi en œuvre une stratégie scientifique bien connue. La contribution de Tamanaha est importante en ce qu’elle replace les Réalistes dans leur contexte, relativise leur importance et contribue à déraciner un tant soit peu le mythe réaliste et son récit153En ce sens, E. Rubin, « The Real Formalists, The Real Realists, and What they Tell Us About Judicial Decision Making and Legal Education » (Recension de l’ouvrage de Tamanaha), 109 Michigan Law Review 863 (2011). Néanmoins, il est difficile d’adhérer à la thèse de Tamanaha selon laquelle le formalisme attaqué par les Réalistes n’aurait été rien d’autre qu’un homme de paille (strawman) ou un épouvantail rhétorique.
En premier lieu, il est permis de douter que les Réalistes n’auraient fait qu’égrener des platitudes connues de tous lorsque l’on examine les réactions causées par les écrits réalistes. Nul ne leur a opposé la banalité de leurs positions au moment où elles ont été exprimés dans les différents écrits programmatiques du Réalisme. Au contraire, nombreux sont ceux qui leur ont amèrement reproché de vouloir démanteler le système juridique américain en renonçant aux concepts et catégories établies154On lira par exemple l’article à la fois très virulent et minutieusement argumenté de W. B. Kennedy, « Functional Nonsense and the Transcendantal Approach », 5 Fordham L. Rev. 272 (1936). Cet article est une réponse à l’article de Felix S. Cohen (supra n. 24). V. aussi (sans prétention à l’exhaustivité) les autres articles de Walter B. Kennedy qui illustrent son infatigable combat contre le pragmatisme et le Réalisme juridiques : « Pragmatism as a Philosophy of Law », 9 Marq. L. Rev. 63 (1925) ; « Principles or Facts », 4 Fordham L. Rev. 53 (1935) ; « More Functional Nonsense – A Reply to Felix S.Cohen », 6 Fordham L. Rev. 75 (1937) ; « Realism, What Next ? », 7 Fordham L. Rev. 203 (1938) ; « A Review of Legal Realism », 9 Fordham L. Rev. 362 (1940) ; même Hermann Kantorowicz, le fondateur la « doctrine du droit libre » prit ses distances avec les Réalistes et insista sur le fait qu’entre eux et lui ce n’était pas qu’une querelle de mots : les postulats des Réalistes n’étaient certes pas faux mais des « exagérations de la vérité » : « Some Rationalism about Realism », 43 Yale Law Journal 1240 (1934)., Roscoe Pound en tête155Pour les critiques qui apparurent dès l’avènement du Réalisme, v. N. Duxbury, « The Reinvention of Legal Realism », 12 Legal Studies 137 (1992) ; G. Gilmore, « Legal Realism : Its Causes and Cure », 70 Yale L. J. 1037 (1961) : le Réalisme « violently engaged men’s minds ». Pour une relativisation de la controverse entre Pound et Llewellyn, v. N. E. H. Hull, Roscoe Pound & Karl Llewellyn, Searching for an American Jurisprudence, The University of Chicago Press, p. 173-222.. Les critiques les plus violentes se firent entendre : un auteur n’hésita pas à les comparer leur doctrine juridique à celle du national-socialisme156W. B. Kennedy, « A Review of Legal Realism », préc. à la note précédente, spéc. p. 372-373 ; id., « My Philosophy of Law », in My Philosophy of Law : Credos of Sixteen American Scholars, Boston Law Book Co., 1941, p. 147, spéc. p. 151-152. V. aussi les autres attaques du même auteur citées à la note 154. et un autre qualifia leur mouvement de « science juridique du désespoir »157P. Mechem, « The Jurisprudence of Despair », 21 Iowa L. R. 669 (1936).. Si les Réalistes n’avaient rien apporté aux débats, pourquoi les combattre avec tant de virulence ? Il est probablement plus juste de nuancer le propos de Tamanaha : les Réalistes n’étaient pas révolutionnaires, mais ils ont apporté une contribution significative à la réflexion sur la méthodologie juridique, ce que font les juges, la formation des juristes, etc. Il est même permis d’écrire que Tamanaha lui-même ne dit rien de neuf lorsqu’il écrit que les Réalistes n’écrivaient rien de neuf. Karl Llewellyn, le « chef de file » des Réalistes, admit avec candeur en 1931 : « Aucune de ces idées n’est neuve ». Ce qui était neuf, écrivait-il, était leur combinaison en un programme ainsi que la poursuite de ces idées « régulièrement, constamment, instamment, afin de les mener à bien »158K. N. Llewellyn, « Some Realism about Realism – Responding to Dean Pound », 44 Harvard L. R., 1222, 1238 (1931)..
La seconde raison de douter de la thèse de Tamanaha est la méthodologie qu’il emploie. Celui-ci se concentre sur la littérature juridique américaine. Dès lors, il lui est difficile de voir qui les Réalistes attaquaient réellement. En effet, les attaques de la jurisprudence sociologique et des Réalistes ne se dirigeaient pas seulement contre la bête noire de Jerome Frank, Christopher Columbus Langdell (ou son épigone Joseph Beale), mais essentiellement contre le conceptualisme germanique et la « science des concepts » (Begriffsjurisprudenz). Cette attaque apparaît dans l’article emblématique de Roscoe Pound159« Mechanical Jurisprudence », cité supra note 30. et dans les premiers écrits d’Oliver W. Holmes. Elle apparait encore chez Cohen quelques décennies plus tard160V. supra, n. 26.. Peu importe que la « science des concepts » fustigée par Jhering ou que le « pandectisme », autre nom porteur d’opprobre, n’aient probablement jamais existé en tant que tels en Allemagne161Une génération d’historiens révisionnistes, se demande à quel point le pandectisme était pandectiste. Chaque étude d’un des membres de cette « école » tend à démontrer que le pandectisme ne correspond à aucune unité de pensée et de méthodes : v. H.-P. Haferkamp et T. RepgPGen (eds.), Wie pandektistisch war die Pandektistik ?, Mohr Siebeck, 2017 ; v. spécialement l’article introductif de H.-P. Haferkamp. Quant à la science des concepts, elle ne semble pas avoir été autre chose qu’un homme de paille : H.-P. Haferkamp, « Begriffsjurisprudenz », in Enzyklopädie zur Rechtsphilosophie, 2011, http://www.enzyklopaedie-rechtsphilosophie.net/inhaltsverzeichnis/19-beitraege/96-begriffsjurisprudenz ; id., « Jurisprudence of Concepts », 2011, http://www.enzyklopaedie-rechtsphilosophie.net/inhaltsverzeichnis/19-beitraege/105-jurisprudence-of-concepts ; K. I. Schmidt, Der « Formalismus-Mythos » im deutschen und amerikanischen Rechtsdenken des frühen 20. Jahrhunderts, Der Staat, vol. 53 (2014), p. 445 ; sur les « légendes » qui émaillent aussi la narration habituelle de l’émergence de l’« école du libre droit » et de ses successeurs, v. J. Rückert, « Vom “Freirecht” zur freien “Wertungsjurisprudenz” – eine Geschichte voller Legenden », Zeitschrift für Rechtsgeschichte 125 (2008), p. 199.. D’autres critiques du livre de Tamanaha, tant sur les sources que sur la méthode, ont été formulées. Elles nous semblent convaincantes dans l’ensemble162A. L. Brophy, « Did Formalism Never Exist ? », 92 Texas Law Review 383 (2013) ; M. Fenster, « Mr. Peabody’s Improbable Legal Intellectual History », 64 Buffalo Law Review 101 (2016)..

    B.   Un peu de réalisme sur le textualisme

Les théories de l’interprétation n’échappent pas, pour dire le moins, à l’attraction qu’exercent sur la doctrine l’écolification et la taxomanie163V. notre article : « Ecolifier : un exercice pour les jurisprudes’?», à paraître aux Presses Universitaires de l’Université de Sherbrooke.. Le formalisme s’oppose au Réalisme ; le textualisme, l’intentionnalisme, l’interprétation téléologique, l’interprétation dynamique, le pragmatisme se livrent un combat sous les yeux émerveillés et parfois lassés des lecteurs. Dans cette joute sans fin, toutes les opinions doctrinales existent ou presque : certains annoncent une convergence entre ces différentes théories décelant des accommodations et des concessions réciproques qui auraient mis fin à la joute doctrinale164J. T. Molot, « The Rise and Fall of Textualism. » Colum. L. Rev. 106 (2006) : 1., d’autres au contraire soutiennent l’inexorable radicalisation du textualisme165J. R. Siegel, « The Inexorable Radicalization of Textualism », University of Pennsylvania Law Review (2009) : 117-178.. Un auteur, dans la veine du Réalisme juridique américain, invite à distinguer les théories de l’interprétation dans les livres et les théories de l’interprétation en action. Cette approche est nécessaire si l’on veut savoir de quoi le formalisme est réellement le nom. Elle consiste à appliquer à notre sujet deux grandes questions du Réalisme juridique américain. La première consiste à se demander ce que font les tribunaux en fait166V. les articles fondateurs de J. Frank, « What Courts Do in Fact (Part One) », 26 Ill. L. Rev. 645 (1931) et « What Courts Do in Fact (Part two) », 26 Ill. L. Rev. 761 (1931-1932).. En termes plus précis, les juges qui se réclament ouvertement du textualisme mettent-ils en œuvre dans leurs opinions le textualisme rigoureux des livres ? Il semble bien que non. Le textualisme des opinions judiciaires n’est pas « pur », il n’échappe pas au conséquentialisme (1). La deuxième question typiquement réaliste est de se demander ce qui détermine vraiment l’issue d’un litige : les règles, les précédents ou d’autres facteurs 167Pour une excellente entrée en matière, v. F. Schauer, Penser en juriste – Nouvelle introduction au raisonnement juridique, trad. S. Goltzberg, Dalloz, 2018, p. 129-146. ? Appliquée à notre sujet, la question devient : les théories de l’interprétation déterminent-elles réellement l’issue des cas ? (2)

   1.   Les tendances conséquentialistes du textualisme

Il a été soutenu de manière convaincante que le textualisme en action n’est pas aussi radical que le textualisme des livres en ce sens que les deux représentants principaux du textualisme judiciaire, les juges Easterbrooke et Scalia font régulièrement intervenir dans leurs opinions des éléments extérieurs au texte. Ces éléments sont généralement de nature conséquentialiste168J. S. Schacter, “Text or Consequences”, 76 Brooklyn L. R. 1007 (2011), spéc. p. 1009 et s.. Mais en amont, il convient de remarquer que le textualisme lui-même est conçu et justifié en termes éminemment conséquentialistes. Ses champions rappellent à l’envi tous les bienfaits de la méthode textualiste, toutes ses conséquences salutaires : le textualisme est censé favoriser la retenue judiciaire (judicial restraint), promouvoir les valeurs démocratiques, éviter le « dommage » particulier qui résulte de la permission accordée par les non-textualistes « de psychanalyser […] le Congrès plutôt que de lire […] ses lois, contrecarrer l’influence indue des lobbyistes, des groupes d’intérêt et de collaborateurs non élus ». Plus généralement, le textualisme promouvrait l’état de droit en rendant la signification des dispositions législatives accessible aux citoyens.
En second lieu, si l’on observe maintenant le textualisme en action, on remarquera que le textualisme du juge Scalia a déployé dans certaines affaires des canons herméneutiques d’une façon conséquentialiste. Nous avons vu plus haut que Scalia annonce rejeter en principe les canons substantiels. Cependant, il a approuvé l’utilisation de ce qu’il appelle des « canons d’interprétation établis » au sujet desquels il affirme qu’ils peuvent être utilisés pour montrer qu’« un sens permis autre que le sens ordinaire peut s’appliquer ». Le parangon de ces canons conséquentialistes est certainement la règle que les lois ne doivent pas être interprétées pour produire des résultats absurdes169V. supra.. Or, pour envisager l’existence de résultats absurdes, il faut nécessairement « sortir » du texte et se projeter dans le monde social et émettre un jugement de valeur170Pour des études récentes de ce canon d’interprétation, v. not. V. M. Dougherty, « Absurdity and the Limits of Literalism : Defining the Absurd Result Principle in Statutory Interpretation », 44 Am. U. L. Rev. 127 (1994-1995) ; G. Staszewski, « Avoiding Absurdity », 81 Ind. L.J. 1001 (2006) ; L. D. Jellum, « But That is Absurd – Why Specific Absurdity Undermines Textualism », 76 Brook. L. Rev. 917 (2010-2011) ; en France, la question de l’absurdité a récemment refait surface à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation (P. Deumier, « Interpréter la loi absurde », RTD civ. 2018, p. 61, commentant Cass. civ. 1re 11 mai 2017 ; v. aussi F. Rouvière, « L’obscure clarté de la volonté du législateur », RTD civ. 2017, p. 944). Mais il s’agit dans ce cas d’une erreur de plume (« scrivener’s error », litt. « erreur du scribe ») du législateur qui rend la loi absurde ou contradictoire. La doctrine des conséquences absurdes débat d’une loi qui n’est ni absurde ni choquante en soi, mais peut, in casu, produire des conséquences qui le sont : sur cette différence importante : A. S. Gold, « Absurd Results, Scrivener’s Errors, and Statutory Interpretation », 75 U. Cin. L. Rev. 25 (2006-2007).. La doctrine de l’absurdité invite nécessairement à raisonner en terme de policy. John Manning, un textualiste pur, rejette cette doctrine de l’absurdité et invite à l’abandon de ce canon. Dans sa critique de ce canon, l’auteur relève un certain nombre d’opinions de Scalia et d’Easterbrooke qui l’ont employé ou qui ont approuvé son usage171J. Manning, « The Absurdity Doctrine », 116 Harvard L. Rev. 2387 (2003), spéc. p. 2419, aux notes 122-123.. On remarquera que Scalia n’a pas seulement utilisé la doctrine de l’absurdité isolément mais aussi pour imposer une limitation à un canon sémantique : expressio unius est exclusio alterius.

La manifestation du conséquentialisme sous la plume des textualistes n’est pas limitée à la doctrine de l’absurdité. Par exemple le juge Scalia a invoqué la clear statement rule172The clear statement rule is a type of guideline used by courts for statutory construction. According to this rule, the courts should not interpret a statute in a way that will bring a particular result which was not intended by the statute. If the courts are to interpret the statute to bring a result, it should have been clear from that statute that the result was intended by the text of the statute itself. This rule insists that a particular result can be achieved only if the text says so in certain terms. de manière à éviter des conséquences de policy qui seraient incompatibles avec elle.

   2.   Les théories de l’interprétation déterminent-elles l’issue des cas ?

Au vu des affinités existant entre textualisme et conservatisme, on peut se poser légitimement la question de savoir si l’originalisme n’est pas autre chose qu’une théorie permettant de rationaliser des solutions conservatrices apportées à des questions constitutionnelles173R. H. Fallon Jr, « Are Originalist Constitutional Theories Principled, or Are They Rationalizations for Conservatism », Harv. JL & Pub. Pol’y, 34, 5.. Dans l’affirmative, on trouverait confirmée une thèse centrale du Réalisme juridique américain selon laquelle les juges envisagent la solution et lui trouvent une motivation ensuite. Un autre héritage du Réalisme, en lien direct avec cette thèse est le développement des études empiriques, behavioristes : « comment les juges agissent et pensent » est devenu l’objet d’études aussi nombreuses que fascinantes. Dans le cadre restreint qui est le nôtre, nous évoquerons les études empiriques en lien direct avec la question du formalisme. Daniel Farber a proposé une étude où il a analysé plus de 800 cas rendus par la Cour d’Appel fédérale du 7e circuit174D. Farber, « Theories of Statutory Interpretation Matter ? », 94 Northwestern Univ. L. R. 1409 (2001). Il étudié les affaires où siégèrent en même temps le juge Richard Posner et le juge Frank H. Easterbrook. Au regard des théories de l’interprétation, les deux juges se situent aux antipodes l’un de l’autre. Richard Posner est l’avocat infatigable du pragmatisme juridique175V. en dernier lieu, Law Pragmatism and Democracy, Harvard U. P., 2005. alors qu’Easterbrooke est connu pour sa promotion du textualisme. À d’autres égards, ces deux juges sont très similaires : les deux hommes sont conservateurs et furent nommés par Ronald Reagan, sont professeurs à la faculté de droit de l’Université de Chicago et voient leurs opinions judiciaires comme leurs travaux universitaires très régulièrement cités. Selon l’étude de Farber, ces deux juges ont voté différemment dans seulement 1 % des cas. Ce taux est inférieur au taux de désaccord habituellement relevé au sein de cette juridiction et des juridictions fédérales d’appel en général. De plus, un examen attentif des cas où ces deux juges ont manifesté leur désaccord révèle que leurs divergences sur les théories interprétatives n’ont pas déterminé l’issue du procès. Dans la mesure où ces deux juges ont manifesté un intérêt sérieux pour les théories de l’interprétation, le peu d’impact apparent de ces théories sur leurs opinions judiciaires semble surprenant. Il n’est bien entendu pas possible de se fier à une seule étude pour tirer une conclusion définitive. À tout le moins, cette étude suggère fortement que le caractère ténu du lien entre une théorie de l’interprétation est une décision judiciaire. Si cela est vrai, l’aspiration des textualistes à contenir la discrétion judiciaire apparaît relativement vaine ; en revanche, cette étude apporte un crédit certain aux vues réalistes qui mettent l’accent sur l’idéologie du juge ou plus généralement sur sa vision du monde comme facteur déterminant de la décision judiciaire.
D’autres études suggèrent que la méthodologie formaliste influence assez peu l’issue des litiges. Deux chercheurs ont analysé les données tirées des mémoires introduits par les litigants pendant une durée de huit ans devant la Cour suprême pour mesurer leur influence sur les juges de cette Cour176R. M. Howard & J. A . Segal, « An Original Look at Originalism », 36 Law and Society Review 113 (2002).. Ils ont trouvé que les juges soutenaient les arguments textualistes ou intentionnalistes quand ils étaient formulés par des parties appartenant à leur camp idéologique, mais jamais dans le cas contraire. Leurs analyses indiquent que l’idéologie du juge influe plus fortement leur opinion que leur adhésion à l’originalisme. L’effet même du pouvoir contraignant de l’originalisme a pu être mis en doute par une étude se concentrant sur une cour d’appel fédérale et montrant que le recours à l’originalisme par des juges libéraux (au sens américain du terme, c’est-à-dire non conservateurs) augmentait la probabilité d’un résultat libéral177J. J. Czarnezki & S. C. Benesh, « The Ideology of Legal Interpretation », 29 Journal of Law & Policy 113 (2009).. Une étude plus récente sur l’originalisme qu’il est probablement incapable de contrôler la discrétion des juges. Quand bien même l’originalisme est plus présent dans les opinions judiciaires, les juges bénéficient d’une flexibilité substantielle dans le choix du résultat. Cette flexibilité résulte de deux facteurs : la complexité liée à l’analyse des données historiques et la multiplicité des théories originalistes soulignées plus haut. Cette flexibilité permet au juge de déployer l’originalisme soit comme une justification sincère de son opinion soit comme une rationalisation ex post facto dans des affaires aussi controversées que celle du deuxième Amendement178F. B. Cross, The Failed Promise of Originalism, Stanford University Press, 2013..

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