Sélectionner une page

Le formalisme russe : littérarité et juridicité

Cahiers N°33 - RRJ - 2019-5, RACINES ET ACTUALITÉ DU FORMALISME JURIDIQUE

Marie CABANTOUS

Doctorante au LTD, AMU

 

Loïck ESPANET

Master 2 de droit public, parcours théorie du droit

 

Abstract

Russian Formalism – a litterary theory which appeared at the beginning of the 20th century – analysed literature according to its form. It offered a new method to find out what characterises literature. If it were used and applied to law, this method could maybe help pinpoint what characterises law or, unassumingly, renew some approaches. Nevertheless underlying questions keep flooding back : how far do law and literature converge ? To what extent is formalism well suited to describe law ?

 

Remerciements

Nous tenons à remercier tout particulièrement Monsieur le Professeur Frédéric Rouvière, directeur du Laboratoire de Théorie du droit, pour nous avoir guidés dans ce travail et nous avoir fait l’honneur de nous publier dans cette revue, Madame le Professeur Alexandra Popovici pour sa relecture bienveillante et ses remarques qui nous ont permis d’améliorer considérablement notre ébauche, Monsieur le Professeur Alain Sériaux pour ses précieux conseils, Monsieur Pierre Michel pour sa si gentille correction détaillée, ainsi que l’ensemble des étudiants du Master 2 de Théorie du droit pour leurs encouragements et leur soutien indéfectible.

Introduction

« Le jus se manifeste toujours comme dit »1G. Pieri, « Jus et jurisprudentia », Archives de Philosophie du droit, t. 30, 1985, p. 57..

Le droit est un langage2« Le droit pourrait […] se laisser définir comme un usage normatif du langage pour régler les rapports des hommes hors de chez eux » (B. Mazabraud, De la juridicité. Le droit à l’école de Ricoeur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « L’Univers des normes », 2017, p. 13) ; voy. aussi A. Seriaux, Le droit comme langage, Paris, Lexis Nexis, 2020.. Comme tel, il se compose essentiellement de textes. Le rapprochement avec la littérature est aisé. De nombreux auteurs ont d’ailleurs approfondi cette comparaison. C’est notamment le cas du courant « Droit et littérature », éclos aux États-Unis au milieu des années 1970 à la suite des travaux novateurs de Benjamin Cardozo3B. N. Cardozo, « Law and Literature », Yale Review, vol. 14, 1925, p. 699-718.. Pour autant, la communication entre les deux domaines n’était pas nouvelle. En effet, au cours des siècles précédents, des écrivains s’intéressant au droit avaient dépeint certaines institutions dans leurs ouvrages4Pour ne citer qu’un exemple, Honoré de Balzac présente divers pans du droit dans sa Comédie humaine : le régime de l’absence dans Le Colonel Chabert, la réserve héréditaire dans Du droit d’aînesse, le droit commercial dans César Birotteau…. Réciproquement, des juristes avaient préconisé une lecture des romans afin d’initier les professionnels du monde juridique à la psychologie humaine5L’un des premiers fut le juriste américain John Henry Wigmore qui publia notamment : « A List of One Hundred Legal Novels », Illinois Law Review, vol. 17, 1922, p. 26-41. Mais la particularité du courant « Droit et littérature » fut d’utiliser les outils de l’interprétation littéraire afin étudier le droit, voire d’envisager la notion de droit comme littérature6P. Segur, « Droit et littérature. Éléments pour la recherche », Revue Droit et littérature, 2017, n° 1, p. 107-123, spéc. p. 112-113 ; A. Coutant, « Droit et littérature, un mouvement juridique et démocratique », in F. LaffFFaille (dir.), Droit et littérature, Paris, Mare & Martin, Actes, 2014, p. 18 sq..
Dans cette lignée, nous allons tenter une transposition d’une théorie littéraire, le formalisme russe, au droit. Ce courant, qui date du début du xxe siècle, entreprend d’analyser la littérature au moyen de sa forme. Et tandis que les autres méthodes d’interprétation littéraire mettaient en avant l’aspect psychologique, social, politique, moral, historique… des œuvres, le formalisme russe veut s’affranchir du subjectivisme. Face aux « principes esthétiques
subjectifs », il exige « une attitude scientifique et objective par rapport aux faits […], un refus de prémisses philosophiques, des interprétations psychologiques et esthétiques, etc. »7B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », in T. Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, éd. du Seuil, 2001, p. 35.. Il cherche à élaborer un savoir littéraire autonome, en découvrant ce qui fait la « littérarité » d’une œuvre.
Cette problématique se retrouve dans le domaine juridique. La critique réaliste, réduisant la décision judiciaire aux seules opinions politiques ou morales du juge, a redonné son actualité à la question de l’objectivité en droit. Aux États-Unis, Jerome Frank définit la décision judiciaire comme l’équation S (les stimuli reçus par le juge) x P (personnalité du juge) = D (la décision)8J. Frank, Courts on Trial, Princeton, Princeton University Press, 1949, p. 159.. Les arguments juridiques n’interviendraient qu’à titre de rationalisation a posteriori, masquant les véritables raisons qui ont présidé à l’adoption de la solution9« Une opinion judiciaire n’est pas un exposé ex post facto de la décision. C’est un exposé censuré, écrit par un juge, de ce qui l’a amené à prendre une décision qui était déjà prise. Les conventions interdisent aux juges de rapporter la plupart des éléments qui les ont amenés à prendre leurs décisions. Prendre ces exposés judiciaires éviscérés comme la base principale de prévision d’une prochaine action judiciaire revient à s’illusionner soi-même » (J. Frank, « Pourquoi pas une école de juristes cliniciens ? », University of Pensylvania Law Review, 1932-1933, p. 907 sq, trad. par C. Jamin, in Les cahiers de la Justice, 2019, n° 2, p. 304).. C’est notamment pour faire face à ces assertions que Dworkin a élaboré sa théorie du droit comme interprétation, avec la figure du juge Hercule et la recherche de « one right answer »10R. Dworkin, A matter of principle, Cambridge, Harvard University Press, 1985, p. 119.. En ce sens, Monsieur François Colonna d’Istria fait remarquer que :
« le savoir juridique semble en perpétuelle quête de son identité épistémologique, c’est-à-dire de la spécificité de son objet et de sa méthode. Sur le chemin de cette crise continuelle, le réalisme lui jette sans doute le plus grand défi qu’il doive affronter. Comment penser un savoir juridique autonome si le droit n’est qu’une apparence dissimulant des luttes de pouvoir traversées par des enjeux socio-économiques ? »11F. Colonna d’Istria, « Contre le réalisme : les apports de l’esthétique au savoir juridique », RTD civ., 2012, p. 1.
Face à ce défi, l’étude du formalisme russe apporte un regard intéressant du fait que ce courant cherche à dépasser les approches subjectives. Le droit n’est pas si éloigné de la littérature, comme nous l’avons vu, et cette théorie littéraire propose une méthode inédite. Peut-être pourrait-elle aider les juristes à retrouver une vision objective, et, ainsi, à découvrir ce qui fait la spécificité du droit.
Nous envisagerons d’abord le formalisme russe et ses traits communs avec le droit (I), puis nous interrogerons la pertinence de sa transposition au droit (II).

I. La recherche d'une spécificité de son objet : un point de départ analogue au formalisme russe et au droit

Après avoir présenté le mouvement formaliste russe (A), nous verrons qu’à l’instar de nombreuses théories du droit, il est en quête de la spécificité de son objet (B).

     A.   Historique et méthode du mouvement formaliste russe

Afin de comprendre la méthode formelle (2), il importe de s’intéresser au préalable à l’historique et aux principes du mouvement formaliste russe (1).

   1.  Historique et principes

   Genèse. Prolongeant les études symbolistes, le formalisme russe s’attache à remettre en cause le lien entre vie réelle et littérature, considéré à l’époque comme un dogme12G. Nivat, « Formalisme russe », Encyclopedia Universalis [En ligne]. Disponible sur : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/formalisme-russe/. Il naît en 1910 avec la parution du recueil d’articles d’Andréi Biély intitulé Symbolisme. Par la suite, deux cercles littéraires se créeront : le Cercle moscovite de linguistique, en 1915, et l’Opoïaz13En français, « société pour l’étude de la langue poétique » : « Obchtchestvo izoutchenia POetitcheskovo ÏAZyka »., à Saint-Pétersbourg, en 1916. Ils se composent tant de spécialistes de la littérature – Boris Eixenbaum, Iouri Tynianov et Boris Tomachevski à l’Opoïaz – que de poètes – Vladimir Maïakovski, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam au Cercle moscovite –, d’amateurs de poésie – Ossip Brik, juriste de formation, au Cercle moscovite – ou de linguistes – Roman Jakobson, Piotr Bogatyriov, Grigori Vinokour au Cercle moscovite, et Lev Iakoubinski à l’Opoïaz –. Ils prendront de la distance avec le mouvement symboliste dans leur critique des sons et des images, développée par Victor Chklovski dans ses deux ouvrages Recueils sur la théorie de la langue poétique, parus en 1916 et 1917. Oubliant la question du son, qui leur avait servi de point de départ afin d’analyser la poésie, ils écartent également celle des images, non décisives pour la compréhension des poèmes. Ce qui a pu faire dire à Chklovski que les images ne sont en réalité que des redites du passé14V. Chklovski, « L’Art comme procédé », Recueils sur la théorie du langage poétique, fasc. 2, 1917.. La spécificité de la littérature est ailleurs, elle est dans sa forme.
   Principes directeurs. Le formalisme est un groupe disparate d’auteurs qui ne partagent pas tous le même point de vue. Le terme « formel » lui-même est rejeté par certains formalistes ; il leur a été imposé de l’extérieur15T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », in L’Homme, 1965, tome 5, n° 1, p. 66.. Le mouvement s’articule autour de deux principes, difficilement conciliables, selon lesquels d’une part la littérature est une pure forme, dépourvue de lien avec la réalité, et d’autre part chaque forme n’a de signification qu’au regard de la fonction qu’elle remplit dans l’œuvre. Néanmoins, les formalistes ne se soucient pas de ces contradictions, car ils n’ont pas la prétention d’élaborer une théorie générale. Tzvetan Todorov, historien français qui s’est consacré à la traduction des formalistes russes, explique ainsi qu’« il faut se garder de ces deux positions extrêmes : croire qu’il existe un code commun à toute la littérature, affirmer que chaque œuvre engendre un code différent »16Ibid., p. 73-74.. La littérature est envisagée comme un code qu’il s’agit de décoder17Ibid., p. 67., ce que les formalistes russes s’attelleront à faire à l’aide de leur méthode.

   2.   La méthode formelle

L’un des principaux apports du formalisme russe réside en sa méthode particulière. Le mouvement ne s’est pas contenté, à l’instar de ses prédécesseurs, de proposer simplement une nouvelle théorie littéraire. Il utilise des outils novateurs, préconisant une façon de faire différente pour analyser les textes littéraires.

   Les outils. Les formalistes ont recours à divers outils et procédés pouvant provenir d’autres disciplines18Ibid., p. 66.. Ils n’hésitent pas, par exemple, à puiser dans les mathématiques la théorie des chaînes de Markoff ou les statistiques pour analyser les textes19Ibid., p. 79-80..
Ces techniques visent à faire apparaître la relation entre les différents éléments des œuvres, chacun trouvant sa signification dans ses rapports avec les autres. Ces rapports s’établissent en fonction d’une hiérarchie de niveaux et de plans. Les premiers correspondent à des rangs qui renvoient à l’œuvre elle-même, à la littérature nationale, ou à la littérature en général, et les seconds, aux types d’approches : syntaxique, morphologique, phonique…20Ibid., p. 68-69.
   Illustrations. Chaque élément est classé suivant sa fonction au sein de l’œuvre. Ainsi, Vladimir Propp, dans son étude des contes fantastiques, établit un découpage, distinguant entre les composants ceux qui servent à exprimer le changement, la substitution, ou l’assimilation21Cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », ibid., p. 72..
Les formalistes russes révèlent par ailleurs que les récits eux-mêmes peuvent être présentés sous deux formes. Avec la construction en paliers, les termes ont toujours un trait commun, tandis que la construction en boucle repose sur une opposition : un renversement s’opère au cours du récit, la fin rejoignant le début22Distinction élaborée par Victor Chklovski, citée par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », ibid., p. 76.. Le roman policier est un cas typique des œuvres en paliers. Quant à l’écriture en boucle, elle se retrouve plutôt dans des histoires telles que le mythe d’Œdipe, où les personnages essaient de déjouer une prophétie qui se réalise néanmoins à la fin.
Le souci de la forme amène les auteurs russes à privilégier l’examen de la motivation esthétique, qui consiste à s’intéresser à la façon d’introduire dans le récit les différents éléments23B. Tomachevski, « Thématique », in T. Todorov (dir.), Théorie de la littérature, op. cit., p. 267-312, spéc. p. 294-297.. Dans cette optique a été mis en lumière le procédé de singularisation consistant à décrire une réalité sous le prisme d’un point de vue décalé : dans sa nouvelle Kholstomer, Léon Tolstoï imagine le monde à travers les yeux d’une vache.

L’esthétique prévaut ainsi sur le réalisme24Ibid., p. 289-294., qui insiste sur l’importance de la vraisemblance, et sur la composition, pour laquelle toute action ou tout objet évoqué doit avoir un rôle dans l’histoire25Ibid., p. 286-289.. En effet, comme l’indique Aleksandr Skaftymov à propos d’une chanson épique,
« la fin tragique […] est probablement suggérée par sa source historique ou légendaire, mais la motivation de la disgrâce [de l’un des personnages]… ne se justifie par aucune réalité historique. Aucune tendance morale ne joue non plus. Il reste uniquement l’orientation esthétique, elle seule donne son sens à l’origine de ce tableau et le justifie »26Cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 72..
Enfin, l’histoire de la littérature peut être expliquée par l’évolution de la forme, qui suit plusieurs étapes. Tout d’abord, une forme s’impose dans le style littéraire. En réaction surgit une œuvre qui propose une nouvelle forme27Iouri Tynianov, cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », ibid.., p. 82.. Enfin celle-ci s’installe et se banalise. Le cycle recommence alors. C’est pourquoi l’évolution littéraire peut être conçue comme une « succession dialectique de formes »28B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 70..
Ainsi, au moyen de cette méthode nouvelle, les formalistes russes entreprennent de tâcher de découvrir ce qui fait véritablement la particularité de la littérature au regard des autres textes.

     B.   Une recherche identique de spécificité

Cette présentation du mouvement formaliste russe nous a permis de voir qu’il propose une approche particulièrement riche et originale de la littérature. Or cette théorie littéraire présente de nombreuses similarités avec des théories juridiques. Nous verrons que, de même que certaines théories juridiques sont en quête d’une autonomie du droit, de même le formalisme russe recherche ce qu’est un fait littéraire. La question est identique : elle est de savoir ce qui fait la spécificité de l’objet d’étude (1). Par ailleurs, droit et littérature eux-mêmes présentent une ressemblance autour de la notion de système (2).

  1.  La quête commune d’un objet autonome

L’une des difficultés majeures, en droit comme en littérature, est d’appréhender l’objet d’étude, de le cerner, de le délimiter avec précision.

  Difficulté d’appréhension de l’objet.  L’objectif du formalisme russe est ainsi de dégager ce qui fait l’essence de son objet29Iouri Tynianov, cité par B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », ibid., p. 64., la « littérarité »30R. Jakobson, La nouvelle poésie russe, Prague, Esquisse 1, 1921, p. 11.. Plusieurs définitions de la littérature avaient été envisagées à travers les siècles. Fut d’abord retenu, à partir de l’idée d’imitation propre aux œuvres d’art, le critère de la fiction. Mais celui-ci se révéla insatisfaisant : il ne permettait pas de rendre compte de la poésie, qui fait rarement référence à une réalité extérieure, ni d’opérer un départage avec les œuvres de fiction telles que les mythes qui ne relèvent pas nécessairement de la littérature. Émergea donc au xviiie siècle une nouvelle approche, qui faisait référence au beau, par opposition à l’utilitaire : « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! », comme dirait Cyrano. Un renversement s’opérait : la visée structurelle prit le pas sur le message. Les Romantiques et les symboliques s’engagèrent dans cette voie. Toutefois, si ce vers quoi tendait la littérature était désormais clair, il importait de s’enquérir des moyens spécifiques qu’elle utilisait afin d’y parvenir31T. Todorov, La notion de littérature et autres essais, Paris, éd. du Seuil, 1987, p. 12-16.. Tynianov explique ainsi qu’au début du xixe siècle, les karamzimistes proclamaient que le langage littéraire se devait d’être soutenu, ce à quoi s’opposaient les archaïstes32I. Tynianov, Formalisme et histoire littéraire, Lausanne, éd. l’Age d’Homme, 1991, trad. par C. Depretto-Genty, spéc. p. 45-48.. C’est pourquoi les formalistes russes se sont encore heurtés au problème de la définition de leur objet. S’il était facile d’identifier des « faits littéraires », cerner la littérarité continuait d’être un défi33Ibid., p. 212..
De la même façon, il est possible d’appréhender des manifestations du droit : Christian Atias parle de « phénomène juridique » que l’épistémologie pourrait étudier, sans se cantonner à une définition qui risquerait de se révéler réductrice34C. Atias, Épistémologie juridique, Paris, PUF, 1re éd., 1985, p. 93-94, § 52.. Car celle-ci est loin de faire l’unanimité, et le droit pourrait être assimilé aux « concepts essentiellement contestés » de Walter Bryce Gallie35W. B. Gallie, « Les concepts essentiellement contestés », Philosophie, 2014, vol. 3, n° 122, trad. par O. Tinland, p. 9-33..
La nécessité d’une méthode propre. Selon les formalistes russes, la difficulté réside en la confusion des procédés et des disciplines36B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 35.. Ils entreprennent donc d’élaborer une méthode propre. C’est elle qui leur permettra d’envisager la littérature comme une « pure forme »37T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 73., en dépassant l’antagonisme avec le fond. Ainsi, Tynianov relativise l’opposition dégagée par Chklovski entre le procédé et le matériau : le matériau relève également de la forme, puisqu’il participe de la construction de l’oeuvre38I. Tynianov, cité par B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 63.. Cette notion de construction lui servira ensuite à distinguer le vers et la prose, à travers la fonction du rythme : dominante ou secondaire39M. Aucouturier, Le formalisme russe, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 51.. À l’opposé des symbolistes pour lesquels la forme n’est qu’un reflet du fond, les formalistes russes envisagent donc la forme comme un fond : elle n’est pas qu’un contenant, mais comporte un contenu en elle-même40« Pour nous la notion de forme s’était confondue peu à peu avec la notion de littérature, avec la notion de fait littéraire » (B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 47)..
Or le formalisme russe, dans son traitement tant de l’évolution que de la signification des œuvres, propose une meilleure explication des faits littéraires que les courants qui l’ont précédé. Pour Boris Eixenbaum, membre de l’Opoïaz, l’équation « poésie = image » prônée par certains courants littéraires ne permettait pas de comprendre certains aspects essentiels de la poésie tels que le rythme, les sons, la syntaxe41B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », ibid., p. 41.. L’image n’est en réalité qu’un moyen parmi d’autres42V. Chklovski, Sur la théorie de la prose, Lausanne, éd. l’Âge d’Homme, 1973, trad. par G. Verret, p. 12.. Ce qui fait la spécificité de la poésie est bien plutôt la « désautomatisation » : elle jette un nouveau regard sur ce qui a déjà été vu, et sublime jusqu’aux instants de la vie courante qui pourraient sembler insignifiants43Ibid., p. 15-16.. Les mots eux-mêmes font l’objet de cette défamiliarisation, détachés de leur signification ordinaire et redécouverts à travers leur agencement littéraire44M. Aucouturier, Le formalisme russe, op. cit., p. 65..
Or le problème de confusion des disciplines auquel s’est heurté le formalisme russe se retrouve en droit. Le même phénomène est abordé par les juristes, mais également par les sociologues, les économistes… Par exemple, le contrat est à la fois une opération juridique et économique. Julien Freund soulignait toutefois que « l’autonomie épistémologique n’implique pas nécessairement une autonomie phénoménologique »45J. Freund, « Droit et politique. Essai de définition du droit », Archives de Philosophie du Droit, t. 16, 1971, p. 15-35. Voir B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 37.. Les juristes peuvent disposer d’une science du droit spécifique, bien que l’objet droit, à l’instar de l’objet littérature, ne soit pas nécessairement pur de considérations sociologiques, psychologiques, économiques… La difficulté réside peut-être simplement dans l’élaboration d’une méthode spécifique, qui permettrait de déceler ce qui fait la juridicité, au-delà des autres analyses. Les formalistes russes, par leur approche novatrice, ont réussi à proposer des distinctions plus intéressantes. Pourquoi ne pas tenter de la transposer en droit ? Il est possible que ce soit par une nouvelle méthode que les juristes pourront cerner le juridique46« La méthode est l’élément qui donne sa signification scientifique pour la doctrine du droit à l’objet étudié » (J-Y. Cherot, « Le droit en contexte global », RRJ, n° 5, Cahiers de méthodologie juridique, 2018, p. 2120) ; l’ouvrage bien connu de Gadamer s’intitule d’ailleurs Vérité et méthode. Sur l’importance de la méthode, voir C. Atias, Épistémologie juridique, PUF, op. cit., spéc. p. 89-93 § 49-51, et p. 175-191 § 90-97 ; pour la question du travail de la connaissance juridique sur son objet, p. 147-151 § 79 ; E. P. Haba, « Rationalité et méthode dans le droit », Archives de Philosophie du droit, t. 23, 1978, p. 265-293.. D’autant que l’objet des théories juridiques et celui du formalisme russe présentent des ressemblances.

   2.   Une même caractéristique : le système

Au-delà des quêtes respectives des théories juridiques et littéraires, les objets droit comme littérature ont une caractéristique commune : ils peuvent s’organiser en un système et comportent une structure particulière.
   La notion centrale de système. À la différence des autres théories littéraires de l’époque, le formalisme russe a choisi de se tourner vers la linguistique47B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 36.. Il s’est inspiré des travaux de Ferdinand de Saussure, qui s’est heurté lui aussi au problème de la définition de l’objet, qu’il identifie dans la langue, envisagée comme un système48F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Bally et Sechehaye, 1971, p. 24-25.. Selon lui, les signes verbaux sont arbitraires et ne se comprennent que dans leur rapport avec les autres termes. Par exemple, le mot « bœuf » n’a de sens que par opposition à « vache » et à « taureau »49« La partie conceptuelle de la valeur [d’un terme] est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue » (ibid., p. 163).. Les formalistes russes connaîtront ces travaux par Sergeï Karcevski, qui étudia à Genève et enseigna lui-même ensuite à l’Académie des Sciences de Moscou. Sur cette base, ils dégagent alors une présentation de l’œuvre littéraire comme un système, fondant cette idée sur la spécificité du langage50T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 66-68.. Ils font reposer leur théorie sur la structure de la langue, ce qui est pour eux un gage de scientificité, puisqu’à l’époque les lois de la linguistique paraissaient aussi sûres que des axiomes mathématiques51J.-M. Gouvard, L’analyse de la poésie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2001, p. 94..
Cette approche peut être étendue au droit. Comme a pu l’écrire le Professeur Jean-Louis Bergel, « pour être à la fois acceptable, praticable et efficace, le droit doit constituer un ensemble cohérent d’éléments interdépendants, c’est-à-dire un système »52J.-L. Bergel, « Méthodologie juridique », Paris, PUF, coll. « Thémis », 1re éd., 2001, p. 1021. La présentation du droit comme un système est admise quasi unanimement : M. Cumyn, « Les catégories, la classification et la qualification juridiques : réflexions sur la systématicité du droit », Les Cahiers de Droit, vol. 52, n° 3-4, septembre-décembre 2011, p. 352-353.. Les deux objets droit et littérature ont donc ce point commun d’être organisés en système qui peut être analysé au moyen de sa structure.
   Un système reposant sur sa structure. Les formalistes russes étudient chaque élément de l’œuvre en fonction de ses relations avec les autres parties du texte53T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 67.. Ce qui fait écho à l’interprétation systémique en droit, qui entreprend de découvrir le sens d’un article de loi au regard du Code dans lequel il s’insère54Voir C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, LexisNexis, 2e éd., 2014, p. 146, § 287 ; J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 1022.. Cette idée découle du langage lui-même : un mot ne se comprend véritablement qu’au travers du contexte dans lequel il est utilisé, voire de l’intonation.
Néanmoins, le formalisme s’éloigne de l’interprétation systémique, car son but n’est pas d’étudier une proposition au regard du texte, mais de s’intéresser à la structure globale de celui-ci. Le prisme de la structure permet déjà en littérature de mieux cerner la différence entre une nouvelle et un roman : l’apothéose d’une nouvelle coïncide avec sa fin, tandis que, dans un roman, elle se trouve avant la clôture de l’histoire55B. Eixenbaum, cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 75-76..
Or, à l’instar de la littérature, le droit peut être analysé au moyen de sa structure : « les concepts, les catégories, les institutions, les principes généraux… sont les “structures” ou, plutôt, l’armature ou l’ossature du système juridique »56J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 27. Voy. aussi M. Cumyn, « Les catégories, la classification et la qualification juridiques : réflexions sur la systématicité du droit », op. cit., p. 351-378, spéc. p. 371-372, qui montre qu’il est beaucoup plus intéressant d’étudier le droit comme un système organisé par ses catégories que comme un système de normes, à l’instar de ce que proposent des auteurs comme Hans Kelsen et Niklas Luhmann.. Et il répond à une exigence de cohérence qui se retrouve dans trois « couches » ou « strates »57Voir C. Atias, Épistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis, 1re éd., 2002, p. 198, § 335.. La première renvoie à la nécessité d’une correspondance avec les précédents textuels et jurisprudentiels58Ronald Dworkin a insisté sur l’importance de cette correspondance qu’il appelle « fit », notamment au travers de sa métaphore du roman à la chaîne : Law’s Empire, Oxford, Hart Publishing, 1998, p. 225-240.. La deuxième se rapporte au savoir juridique : la doctrine élabore des théories afin de présenter harmonieusement les dispositions, leur donnant une unité. La nature juridique est utilisée à cette fin, organisant entre elles les catégories : chaque institution est rattachée à un ensemble plus vaste, qui constitue sa nature juridique. C’est le cas par exemple de la vente, qui appartient à la catégorie de contrat, elle-même englobée dans celle d’obligation. Ce qui n’est pas sans rappeler les principes aristotéliciens, qui exigent de préciser dans chaque définition le genre prochain ainsi que la différence spécifique59La présentation de la définition comme devant présenter un « genre prochain » et une « différence spécifique » vient de Porphyre (Isagogè, 9, -5), qui synthétise ainsi les principes développés par Aristote dans ses Topiques (I, 4, 101 b, 20-25 et I, 5).. La troisième couche est plus obscure : c’est le postulat doctrinal de la cohérence du droit. Des distinctions seront élaborées afin de conserver cette cohérence présupposée. Il s’agit donc effectivement d’un véritable système structuré.

Le droit comme la littérature répondent ainsi à la caractéristique commune du système. Les deux approches ayant une même quête, la transposition au droit de la méthode formelle paraît pertinente.

II. De la pertinance d'un traitement formaliste du droit

La conception de la littérature par le formalisme russe trouve une résonnance dans la dogmatique et le raisonnement juridiques : leur scientificité se trouverait uniquement dans la forme (A). Toutefois, si la forme importe, elle ne se suffit pas à elle-même pour dégager l’essence du droit si bien que le formalisme ne peut pas à lui seul permettre de définir le droit (B).

A.    Le droit comme forme ?

Pour Todorov,
« le but de la recherche [formaliste] est la description du fonctionnement du système littéraire, l’analyse de ses éléments constitutifs et la mise à jour de ses lois, ou, dans un sens plus étroit, la description scientifique d’un texte littéraire et, à partir de là, l’établissement de rapports entre ses éléments »60T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 67..
Cette définition pourrait être transposée in extenso à la recherche juridique, dont l’objet est effectivement la description du fonctionnement du système juridique, l’analyse de ses éléments constitutifs et l’établissement de rapports entre ces éléments. La dogmatique juridique est en effet « le domaine de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes »61A. Aarnio, « Dogmatique juridique », in A.-J. Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd., 1993, p. 188.. Les méthodes employées sont identiques sur bien des points (1), et le formalisme russe pourrait avoir un apport pour le droit, spécialement en matière de qualification et d’intention de l’auteur (2).

  1.   Identité des méthodes

Le formalisme russe se rapproche tout particulièrement de la méthodologie juridique, notamment en ce qui concerne l’élaboration des catégories juridiques et l’étude du raisonnement juridique.

Les catégories62Sur la distinction entre concept, notion, catégorie, etc., voir X. Bioy, « Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une distinction… », in G. Tusseau (dir.), Les notions juridiques, Economica, 2010, p. 21 sq. ; W. Dross, « L’identité des concepts juridiques : quelles distinctions entre concept, notion, catégorie, qualification, principe ? », RRJ, n° 5, Cahiers de méthodologie juridique, 2012, p. 2229-2235. Dans la présente étude, nous utiliserons uniquement le couple catégorie/qualification, sans entrer dans la distinction entre les concepts et les notions. juridiques. La formation des catégories juridiques ressemble à s’y méprendre à la méthode formaliste des traits distinctifs, qui préconise, plutôt que de comparer deux personnages en les prenant chacun dans son ensemble, de les décomposer en dégageant leurs caractéristiques afin de les opposer ou au contraire de les rapprocher63T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 70..
Les catégories en droit suivent en effet le même procédé. De l’étude des phénomènes juridiques sont tirée des constantes. Ces caractéristiques permettront ensuite la qualification, car il suffira de vérifier leur présence dans la situation de fait64J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 141.. Les catégories correspondent ainsi à la structure des objets qu’elles recouvrent.
En outre, l’approche fonctionnelle de la méthode formaliste russe résonne avec l’agencement des catégories juridiques. Chacune d’elles ne peut se comprendre qu’au regard des autres. En droit des contrats par exemple, l’erreur n’aura de sens qu’en rapport avec le dol, la violence, les vices cachés, le défaut de conformité. Et chaque catégorie pourra occuper une fonction différente selon les cas : ainsi, la nullité sera considérée comme le régime seulement si elle est mise en relation avec l’un des vices du consentement. Mais, si elle est opposée à la responsabilité civile, elle deviendra la nature, ayant alors pour régime les restitutions. Une différence de nature entraînant une différence de régime65J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ, 1984, p. 255-272., cette approche permettra de mettre en lumière la distinction entre les restitutions et la réparation. Par ailleurs, les normes sont elles-mêmes des mises en relation entre des catégories : les vices du consentement seront reliés à la nullité pour former une nouvelle règle66F. Rouvière, « Autour de la distinction entre règle et concept », RRJ, n° 5, Cahiers de méthodologie juridique, 2013, p. 2017-2027..
Certains auteurs vont encore plus loin, estimant que les catégories juridiques ne sont en réalité que des condensés de conditions et d’effets67A. Ross, « Tû-Tû », Enquête, 1999, n° 7, p. 263-279 ; qu’il est possible de rapprocher des « concepts auxiliaires » de Hans Kelsen : Théorie pure du droit, trad. par C. Eisenmann, Paris, LGDJ, coll. « La pensée juridique » 1999, p. 189.. En droit civil, les articles présentant les contrats spéciaux semblent y faire écho, puisqu’ils se contentent de décrire les obligations des parties, sans donner de véritable définition68C. Atias, De la difficulté contemporaine à penser en droit, Aix-en-Provence, PUAM, 2016, p. 105..

Enfin, en droit comme en littérature, les catégories doivent s’adapter à la réalité qu’elles entendent désigner. Les formalistes russes ont à cœur de ne pas faire des principes dégagés des absolus. Ils n’hésitent pas à les rectifier à mesure de leur étude des différentes œuvres littéraires69T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit,. p. 67..
De la même façon, les catégories juridiques ne sont jamais complètement déterminées : il est impossible de tout prévoir, de tout appréhender. Mais la rencontre avec la réalité, avec les nouveaux cas qui se présenteront, leur permettra de s’affiner, de se nuancer, de s’étoffer. Les catégories s’étendent à mesure qu’elles se heurtent à des situations inédites70Voir C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 2009, p. 233-251, § 347 à 368 ; O. A. Ghirardi, « Quelques réflexions sur une loi logique qui régit l’évolution des concepts juridiques fondamentaux », RRJ, 1985, n° 3, p. 724.. Ainsi, lorsqu’il est confronté à un conflit de qualification, le juge se trouvera contraint de trouver un critère de distinction entre les dénominations proposées. Les espèces permettent alors de redessiner les contours des catégories71F. Rouvière, « La méthode casuistique : l’apport des cas critiques pour la construction des catégories juridiques », RRJ, n° 5, Cahiers de méthodologie juridique, n° 32, 2018, p. 1999., et, par là, de mieux cerner l’identité des êtres qui en relèvent. Or la limite – du grec τὸ πέρας72Prononcer « to péras ». – est ce qui révèle l’être, en le différenciant du non-être, comme l’explique Heidegger73« [La limite] n’est rien qui vienne d’abord de l’extérieur s’ajouter à l’étant. Elle est encore bien moins un manque, une amputation. L’arrêt, la rétention à partir de la limite, le se-posséder dans lequel le stable se tient, c’est cela qui est l’être de l’étant, et qui constitue d’abord l’étant comme tel, en le différenciant du non-étant » (Martin Heidegger, cité par G. Liiceanu, De la limite, Petit traité à l’usage des orgueilleux, Paris, Michalon, 1997, trad. A. Laignel-Lavastine, p. 185-186).. À chaque fois que se présente une dénomination controversée, le juge devra donner la limite de l’une des catégories, en déterminer la frontière, faire le départ avec les autres catégories en lice afin de pouvoir qualifier. Il dira par exemple qu’un contrat d’entreprise porte sur une chose spécifique effectuée en vue de répondre à des besoins particuliers, alors qu’une vente concerne un bien standard74Cass. civ. 3e, 5 fév. 1985, n° 83-16.675 et Cass. com. 4 juil. 1989, n° 88-14.371 (JCP G, n° 24, 13 juin 1990, II, p. 21515 sq., note Y. Dagorne-Labbe ; Petites affiches, n° 35, 21 mars 1990, p. 11 sq., note D. Gibirila ; RTD civ., 1990, p. 105 sq., note P. Remy ; D., 1990, p. 246 sq., note G. Virassamy).. Ce qui permettra de préciser par là même le contenu de la vente : sa spécificité ne réside pas uniquement dans le transfert de propriété, puisqu’elle le partage avec d’autres contrats ; elle vient également de ce que la chose est à prendre ou à laisser, qu’il n’y aura pas véritablement d’adaptation aux desiderata de l’acquéreur. Le bien vendu ne prendra pas en compte les demandes exprimées : au contraire, il viendra susciter un désir d’acquisition.

   Le raisonnement juridique. Par ailleurs, le raisonnement juridique peut être appréhendé au moyen de sa structure, méthode centrale chez les formalistes russes. Le rapprocher de formes générales en le qualifiant de déductif ou d’inductif, d’analytique ou de synthétique, permet de mieux le cerner75J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 143.. La méthode russe pourrait permettre de renouveler ces formes, à l’instar de ce qu’elle a fait lorsqu’elle a proposé une autre distinction pour la nouvelle et le roman76B. Eixenbaum, cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 75-76..
De la même manière, la structure se révèle décisive pour l’étude de l’argumentation juridique : le découpage en catégories améliore la compréhension et la réfutation du discours. D’après l’étude menée par Monsieur Franck Haid, le raisonnement juridique s’appuie sur dix-sept grandes classes d’arguments77Voir dans la même revue F. Haid, « Formalisme et interprétation libérale : un lien nécessaire ? ».. Trois d’entre elles occupent une place prépondérante : la lettre des textes, leur esprit et la jurisprudence. La Cour de cassation et le Conseil d’État les utilisent de manière presque systématique78P. Deumier (dir.), Le raisonnement juridique. Recherche sur les travaux préparatoires des arrêts, Paris, Dalloz, 2013..

      2.   De possibles apports du formalisme russe au droit : les exemples de la qualification et de l’intention de l’auteur

Sans nécessairement être identiques, d’autres procédés juridiques pourraient être utilement rapprochés du formalisme russe.
  La qualification. Les juristes raisonnent souvent en recherchant la nature des choses, des actes, des situations. Cette méthode est au fondement même de l’opération de qualification. Le raisonnement des formalistes russes est tout autre. En développant le principe de la signification fonctionnelle des éléments d’une œuvre, Boris Tomachevski utilise le procédé de la substitution. Entre dans un concept tout objet qui remplit la même fonction79T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit,. p. 70..
Cette logique pourrait éventuellement être transposée en droit. S’il est difficile de savoir quelle est la fonction d’entités empiriques telles qu’un être humain, un immeuble, les actes juridiques et les institutions en revanche pourraient gagner à être analysés par ce biais80« Le droit consacre donc des “classifications empiriques” qui se fondent sur l’observation brute des réalités naturelles, comme une personne ou une chose, un individu ou un groupe et, d’autre part, des classifications dites “constructionnistes” qui procèdent de constructions intellectuelles, comme les divers types de biens ou de contrats ou les diverses formes d’États » (J.-L. Bergel, « Ouverture », in G. Wernert (dir.), Les catégories en droit, Paris, Mare & Martin, coll. des Presses universitaires de Sceaux, 2017, p. 16).. Les organisations internationales sont déjà définies par leur but, donc par le rôle qu’elles remplissent. Envisagé par sa fonction, le mariage peut être défini comme l’institution permettant à la société de se perpétuer de manière pérenne en fondant une microsociété, la famille. Depuis 2013, son cadre traditionnel a été bouleversé. L’analyse du mariage sous le prisme de sa fonction permet alors de comprendre pourquoi cette réforme pourrait mener à la légalisation de la PMA pour toutes et de la GPA. En effet, les couples de personnes de même sexe ne pouvant pas naturellement procréer, il n’est possible de conserver au mariage sa fonction de perpétuer la société en fondant une famille qu’en leur ouvrant la possibilité de recourir à d’autres techniques pour avoir des enfants.
    L’intention de l’auteur. Par ailleurs, les formalistes ont réussi à dépasser l’intention de l’auteur par l’analyse de la structure. Selon eux, une œuvre peut être étudiée en soi, indépendamment de l’écrivain81En effet, affirme Boris Eixenbaum, « aucune phrase de l’œuvre littéraire ne peut être, en soi, une expression directe des sentiments personnels de l’auteur ». Cité par T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit,. p. 68..
En droit, l’intention du législateur pose souvent problème. Christian Atias explique que « s’il fallait y voir une volonté historiquement exprimée, elle serait largement mythique »82C. Atias, Devenir juriste, op. cit., § 287, p. 146.. En effet, peuvent être recherchés les travaux préparatoires. Toutefois, ils sont parfois difficiles à trouver, notamment lorsque le texte est ancien. De plus, les débats à l’Assemblée expriment souvent des divergences dans les opinions des députés chargés de voter la loi : que signifie l’intention du législateur lorsqu’il se compose de plus de cinq cents personnes, qui n’ont pas toutes les mêmes buts ? De surcroît, la lettre ne reflète pas toujours l’intention exacte de son auteur. C’est la différence entre « what is said » et « what is meant »83Ce qu’on dit et ce qu’on veut dire : H. P. Grice, « Logic and conversation », in P. Cole, J. L . Morgan, Syntax and Semantics, vol 3. New York, Academic Press, 1975, p. 41-58.. La lettre peut trahir l’esprit, ou ne le refléter qu’imparfaitement. Invoquer l’intention de l’auteur mène donc souvent à faire dire au texte autre chose, à l’extrapoler, ou encore à faire intervenir des opinions politiques, des positions personnelles, des valeurs morales84Voir l’introduction de A. Scalia, A matter of interpretation, Princeton University Press, 1re éd., 1998.. Alors que, en droit, le principe veut que « le législateur [ne soit] pas négligent »85Voir S. Goltzberg, 100 principes juridiques, Paris, PUF, 2018, p. 100..
Les juristes ne parviennent pas à faire le deuil de l’auteur. Même lorsqu’ils écartent le législateur, l’interprète le remplace : « la Constitution [ – et par conséquent toute norme – ] est ce que les juges disent qu’elle est »86C. E. Hugues, Adresses, New-York, 1908. Le Professeur Michel Troper reprend cette idée : « la loi est ce que le juge dit qu’elle est » (M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann », Revue française de droit constitutionnel, vol. 50, 2002/2, p. 335)., selon les réalistes.

S’inspirer des formalistes russes, déclarer la « mort de l’auteur »87C’est le titre de l’un d’un essai de Roland Barthes publié en 1967., pourrait permettre de les libérer88Michel Foucault disait de l’auteur qu’il était « la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens » (M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 1969, p. 73-104). Voy. aussi M. Antaki et A. Popovici, « Barthes et les lieux communs du droit », in J. Guittard et E. Nicolas (dir.), Barthes face à la norme : Droit, pouvoir, autorité et langage, Pairs, Mare & Martin, 2019, p. 225. Ce qui fait d’ailleurs écho à la « libre recherche scientifique » de François Gény : Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016, préf. R. Saleilles..
Ce problème serait toutefois difficile à résoudre par la seule structure des énoncés. Les formalistes russes ne s’intéressent pas au sens du texte en lui-même, mais à celui de sa forme. Le parallèle avec le droit reste limité.

     B.  Les critiques adressées aux formalismes : le droit comme fond ?

La méthode formaliste russe, bien qu’intéressante, comporte des insuffisances qui rendent son apport pour le droit limité (1). Par ailleurs, l’objet droit lui-même semble difficilement réductible à une approche formaliste (2).

   1.   Les insuffisances de la méthode formaliste russe pour le droit

Le formalisme russe, tant par sa théorie que par ses outils, est insuffisant. Si bien que son apport pour le droit s’avère limité.
   Insuffisances pour la transposition. Les formalistes russes refusent d’élaborer une théorie, se fondant uniquement sur des œuvres isolées. Ce faisant, il leur est toutefois difficile de prétendre avoir décelé la littérarité. Eux-mêmes reconnaissent que leur analyse échoue à tracer une frontière claire entre littérature et non-littérature89T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 67.. Si leur méthode peut être transposée au droit, il n’en demeure pas moins hasardeux qu’elle parvienne à découvrir ce qui fait la juridicité.
De plus, le formalisme russe apporte des outils afin de disséquer une œuvre littéraire. Cependant, il ne permet pas d’interpréter un énoncé en soi – ce n’est pas son but –, alors que les juristes, eux, ont souvent besoin d’interpréter les textes : « loi + interprétation = droit », écrivent certains auteurs90V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… et le transformer – Essai sur la décriture du droit, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2017, p. 34.. La forme en elle-même ne permet pas de comprendre, même si elle permet d’analyser. Dès lors qu’il s’agit de saisir la signification, il est nécessaire de faire référence au contenu. La construction elle-même y renvoie, admettent les formalistes russes91Iouri Tynianov a ainsi mis en lumière l’« union intime entre la signification des mots et la construction du vers » (B. Eixenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », op. cit., p. 62)..

  L’irréductibilité du droit à de la littérature. En outre, même s’ils avaient atteint leur objectif, le droit et la littérature demeurent deux disciplines très différentes. Les textes juridiques demeurent irréductibles à de la seule littérature, même si des auteurs comme Stendhal ont pu s’en inspirer pour écrire92« En composant la Chartreuse, pour prendre le tour, je lisais chaque matin deux ou trois pages du Code civil, afin d’être toujours naturel » : lettre de Stendhal à Balzac du 10 octobre 1840, citée par Gabriel de Broglie, « La langue du Code civil », Académie des sciences morales et politiques, Séance solennelle du 15 mars 2004.. En effet, ils ont une force normative indéniable. Ils sont doués d’un véritable caractère performatif93Voir J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, éd. du Seuil, 1970., qui leur vient de ce que leurs auteurs sont dotés de l’auctoritas, c’est-à-dire de l’autorité légitime, de laquelle découlera au besoin la postestas, donc la force contraignante94Sur cette question, voir A. Seriaux, Le droit comme langage, op. cit., chapitre 6 « Un discours qui change le monde. Le caractère performatif des énoncés juridiques », § 26-30 et chapitre 8 « “Auctoritas facit ius”. Une archéologie de l’ordre juridique », § 36-40.. Dès que le législateur ou le juge est intervenu, « rien n’est plus comme avant »95A. Seriaux, Le droit comme langage, op. cit., § 26-30.. Ils instituent une vérité nouvelle dont il faudra tenir compte96Ibid... En effet, tandis que littérature ne recherche pas de solution pratique, ne s’intéressant pas à des cas concrets, le droit est un savoir au service de l’action97Appartenance du droit aux deux secteurs de la connaissance et de l’action : C. Atias, Questions et réponses en droit, op. cit., p. 36, § 46..
En outre, le formalisme littéraire et le formalisme juridique traitent certes tous deux de la forme, mais, bien que le terme utilisé soit commun, il ne recouvre pas dans l’un et l’autre cas la même réalité. Dans la théorie russe, il revêt une signification beaucoup plus mathématique98Voir supra « La méthode formelle ». qu’en droit, où il repose principalement sur « le respect des formes, de la procédure, du texte, même oral »99S. Goltzberg, Les sources du droit, Paris, PUF, 2018, p. 86. Il existe toutefois plusieurs types de formalismes : sur cette question, voir les autres contributions de l’ouvrage.. Posé en principe absolu, le formalisme juridique peut présenter des faiblesses : les mouvements réalistes sont d’ailleurs nés en réaction à ses excès100Voir par exemple, pour le cas du réalisme américain : R. Pound, « Mechanical jurisprudence », Columbia Law Review, n° 8, 1908, p. 605 sq. ; P. Jestaz et C. Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, Méthodes du droit, 2004, p. 265-284..

     2.    Le droit, une irréductibilité à une approche formaliste

La spécificité du droit le rend difficilement réductible uniquement à une approche formaliste, qu’il s’agisse de ses catégories ou de son essence.

   Catégories construites et données. Les formalistes russes ont une vision des concepts très détachée du réel. Pour eux, un mot est un signe purement conventionnel, qui ne se comprend que dans sa relation avec les autres101Exemple du mot « jaune » : T. Todorov, « L’héritage méthodologique du formalisme », op. cit., p. 77..
Toutefois, les mots doivent nécessairement correspondre à la réalité qu’ils entendent désigner. Ils ne peuvent signifier que s’ils renvoient au moins à une facette de l’objet auquel ils font référence102S. Auroux, La philosophie du langage, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008, p. 12.. C’est pourquoi, en droit, le législateur ne peut tout faire. Les catégories juridiques, au-delà du construit, doivent refléter un donné103A. Seriaux, « Qualifier ou l’entre-deux du droit », in C. Puigelier (dir.), La diversité du droit. Mélanges en l’honneur de Jerry Sainte-Rose, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 1267-1285..
Pour cette raison, la perspective fonctionnaliste ne convient pas au droit. En effet, si les catégories étaient dénuées de tout contenu, il serait impossible de parler de « nature juridique » en présence de cas qui ne seraient pas expressément prévus par les textes. Ainsi, comment savoir si tel acte est une vente ou un bail par exemple, si le comportement incriminé est un meurtre ou de la légitime défense ? Le juge pourrait instrumentaliser à sa guise les catégories juridiques104Voir M. Waline, « Empirisme et conceptualisme dans la méthode juridique : faut-il tuer les catégories juridiques ? », in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, Paris, Sirey, 1963, t. 1, p. 367..
  Au-delà du formalisme. Enfin, bien que cette idée puisse paraître tentante, le droit se limite-t-il vraiment à un formalisme ? Il est possible de faire une analogie avec la médecine : bien que la technique médicale occupe une place importante, un médecin qui s’en servirait pour torturer un patient ferait-il toujours de la médecine ? La question peut être transposée au droit : la technique juridique suffit-elle à le définir ?
La justice demeure primordiale105« Le droit ne peut se contenter d’être un système formel. Il a besoin d’un fondement plus profond de sorte qu’au-delà du juridique apparaisse ce qui est juste » (J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 155).. La forme n’a de valeur et ne se comprend qu’au service d’un fond. Elle ne tiendra qu’à condition de puiser là toute sa substance. La critique réaliste nie le sens de tout ce formalisme. Or si ce dernier est nécessaire – « ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté » clamait Jhering106R. von Jhering, Droit romain dans les divers phases de son développement, Paris, Marescq, t. 3, 1877, trad. par O. de Meulenaere, p. 158. – il ne l’est que parce qu’il est sous-tendu par une finalité : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », pour reprendre les mots de Victor Hugo. La potestas ne tient qu’appuyée sur l’auctoritas, compétence particulière dévolue en vertu du mérite existant ou supposé107A. Seriaux, Le droit comme langage, op. cit., § 39-40.. Il ne peut y avoir d’obéissance aux décisions prises – normatives ou judiciaires – que si celles-ci sont elles-mêmes justifiées. Le droit est un savoir avant d’être un pouvoir108C. Atias, De la difficulté contemporaine à penser en droit, op. cit., p. 149.. Pour reprendre les exemples développés plus haut, la dogmatique juridique elle-même est « l’étude savante et raisonnée du droit positif dans la perspective de l’adoption d’une solution souhaitable »109R. Encinas de Munagorri, « Théorie des sources du droit », Encyclopedia Universalis [En ligne]. Disponible sur : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theorie-des-sources-du-droit/. Et le raisonnement juridique n’est pas qu’un régime d’interprétation des règles. Il se rattache toujours à un cas, à une situation de fait, dont il ne peut se déconnecter : c’est là son enjeu. Les règles sont lues à la lumière de cet enjeu. « Toute question de droit demeure une question de conscience, une question d’homme, une question d’hommes, une question humaine » rappelait Christian Atias110C. Atias, Questions et réponses en droit, op. cit., p. 59.. Le raisonnement juridique ne peut avoir la rigueur et la froideur de la démonstration mathématique.
Ainsi que le lançait Michel Villey,  « est-ce là réintroduire le vague et l’incertitude dans les études juridiques ? On n’y peut rien : que ceux-là qui n’en veulent point s’en aillent faire des mathématiques »111M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, p. 293..

Share This
Aller au contenu principal