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Franck HAID

Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille

 

 

Introduction

Le droit ne saurait se passer de concepts. Avant même son application, sa simple élaboration paraît inenvisageable sans ces représentations générales de la réalité, si caractéristiques de la pensée humaine. Les théories de la connaissance nous en expliquent la raison. Elles enseignent, en effet, que l’esprit humain ne semble essentiellement disposer que de deux modes de connaissance de la réalité : soit il saisit directement le concret dans sa singularité, soit il envisage le réel à travers des représentations nécessairement plus générales et abstraites, en usant de concepts1Ladrière J., « Concept », in Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté en avril 2013. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/concept/..
Or, lorsqu’un esprit humain, associé à d’autres, se met en quête de bâtir un édifice de principes et de règles destinés à régir une partie des rapports générés par la vie en société, l’appréhension conceptuelle de la réalité à régir devient la seule pertinente.
On ne peut concevoir un système juridique uniquement constitué de directives particulières adressées séparément à chaque individu. H.L.A. Hart l’écrivait déjà, en 1961, pour débuter sa présentation de la « texture ouverte » du droit : « S’il n’était pas possible de communiquer des modèles généraux de conduite, que des multitudes d’individus sont susceptibles de considérer, sans autre directive, comme leur enjoignant d’adopter une conduite déterminée lorsque les circonstances voulues se trouvent réunies, rien ne saurait exister de ce que nous reconnaissons maintenant comme étant du droit »2Hart H.L.A., Le concept de droit, Traduction par M. Van de Kerchove (The concept of Law, 1961), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, p. 155. Préférant le terme « notions » à celui de « concepts », Jean Rivero affirmait déjà dix ans plus tôt : « un Droit privé de « notions » est proprement impensable » (Rivero J., « Apologie pour les « faiseurs de systèmes » », D., 1951, Chron. p. 102)..
Compte tenu de la complexité de la réalité que le droit cherche à saisir, son élaboration ne peut donc se faire sans recourir à de nombreux concepts, entendus ici comme des représentations mentales au caractère universel et abstrait ayant pour fonction de subsumer « dans l’unité d’un point de vue généralisant la multiplicité (en principe indéfinie) des cas individuels par rapport auxquels ce point de vue est pertinent »3Ladrière J., « Concept », précité.. Selon les termes de cette définition traditionnelle, le droit nous met, en effet, en présence d’un concept juridique à chaque fois que les mots qu’il emploie, que ce soient ceux des textes normatifs ou ceux de la jurisprudence, envisagent une catégorie de personnes, de choses, d’actes, de comportements, de circonstances, d’obligations ou de droits sous le prisme de l’abstraction juridique. Le droit regorge ainsi de concepts, d’autant qu’il ne cesse d’en sécréter de nouveaux4Bergel J.-L., « A la recherche de concepts émergents en droit », D., 2012, Chron., p. 1567-1572.. C’est ce qui lui permet d’être « sous-tendu par un réseau de concepts et de catégories »5Bergel J.-L., Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 5e éd., 2012, p. 226., les classifications dont relèvent ces catégories étant justement forgées autour des concepts juridiques, notamment grâce au travail de la doctrine, des « faiseurs de systèmes »6Rivero J., « Apologie pour les « faiseurs de systèmes » », précité..
Ces concepts peuvent constituer, comme l’égalité ou l’accès au juge, l’essence de principes fondamentaux ou, comme la faute et le contrat, les rouages de prescriptions juridiques plus concrètes. Ils peuvent, par voie de conséquence, revêtir des degrés d’abstraction très divers, l’étiquette de « concept » ne pouvant être réservée aux plus abstraits ou aux plus « nobles » d’entre eux7Un simple C majuscule peut, du reste, suffire à les distinguer de concepts considérés comme moins abstraits ou moins importants..
Mais, qu’ils soient fondamentaux ou techniques, qu’ils soient issus de textes normatifs ou de décisions de justice, qu’ils soient particulièrement abstraits ou relativement concrets, les concepts juridiques partagent tous deux traits communs, liés aux relations étroites qu’entretiennent la pensée conceptuelle et le langage. D’une part, ils sont tous portés par un ou plusieurs mots et ne peuvent exister sans : les mots leur offrent une enveloppe matérielle, un support formel qui leur donnent vie.
D’autre part, ils acquièrent tous plus de consistance grâce à d’autres mots : ceux des juges chargés de les appliquer. Le processus de maturation de n’importe quel concept juridique peut, de fait, être analysé comme l’élaboration progressive et pragmatique d’une convention de langage autour des mots qui le portent. L’usage ou, plus exactement, les applications répétées précisent le sens des mots, le renforcent ou quelquefois le modifient, et peuvent même contribuer à le brouiller, forgeant ainsi le concept, le faisant évoluer ou le rendant moins clair.
L’exemple des concepts législatifs, ceux issus des mots de la loi, montre à quel point ces liens entre le langage et les concepts juridiques sont indissolubles et leur étude riche d’enseignements. Ces concepts doivent, en effet, leur existence aux mots de la loi (I) et leur maturation aux mots des juges (II).

I. La naissance du concept législatif : les mots de la loi

Le concept juridique ne pouvant exister sans qu’un ou plusieurs mots ne lui offrent un support, la naissance d’un concept législatif ne peut que résulter de l’insertion dans un ou plusieurs textes de loi d’un mot ou d’une expression linguistique envisageant le réel sous l’angle généralisant de l’abstraction juridique. Cette insertion crée le concept législatif et lui attribue un rôle : il peut constituer l’élément substantiel d’un principe ; il peut servir à délimiter le champ d’application d’une ou plusieurs règles ou la portée d’une exception ; il peut aussi permettre de nommer ou de décrire les conséquences juridiques que la loi nouvelle attache à certains événements.
Mais, ce passage de la réflexion du Législateur à la formulation définitive du texte de loi n’est pas sans conséquence pour les concepts concernés puisque, échappant à leurs créateurs, ces concepts, plus ou moins élaborés mais encore inappliqués, ne laissent plus comme traces que des mots. Leur contenu initial dépend, par conséquent, des mots choisis pour les nommer, ou, le cas échéant, de ceux ayant pour fonction de les définir.
Encore inappliqué, le concept législatif revêt, en fait, les caractères des mots de la loi. Il est porteur de ce que le Doyen Cornu proposait d’appeler une « charge juridique », composée de la signification des mots employés, mais aussi de leur valeur, celle-ci correspondant à peu de choses près au sens connotatif des mots, à leurs vertus évocatrices8Cornu G., Linguistique juridique, Paris, Montchrestien, 2e éd., 2000, p. 93 et s.. Mais, ce deuxième élément, la valeur, reste, à dire vrai, très accessoire, celle-ci n’ayant aucun impact sur la clarté du concept : le terme avortement, en dépit de sa connotation négative, porte ainsi le même concept que celui d’interruption volontaire de grossesse.
Contrairement à leur valeur, la signification des mots de la loi conditionne, elle, réellement le concept législatif. Lorsqu’un tel concept n’a encore jamais été appliqué, sa clarté dépend, en effet, uniquement de la netteté des frontières linguistiques des mots choisis pour le désigner, voire des mots choisis pour le décrire si le Législateur a pris soin d’en formuler une définition. S’intéresser aux causes de l’imprécision des mots de la loi peut, par conséquent, se révéler très utile pour comprendre de quels éléments dépend la clarté initiale d’un concept législatif. En définitive, quatre enseignements principaux peuvent être dégagés :

1/ Les degrés de généralité et d’imprécision des termes employés sont évidemment liés, mais ce lien ne doit pas être exagéré ;
2/ L’imprécision terminologique dépend avant tout de la nature de l’appréciation que les termes demandent à leur destinataire de réaliser ;
3/ Cette imprécision terminologique dépend également du contexte dans lequel ces termes sont insérés ;
4/ Enfin, cette imprécision des mots désignant le concept législatif peut en partie être réduite par l’intermédiaire d’une définition.

Le premier de ces enseignements, relatif au lien existant entre la généralité et l’imprécision des termes, n’appelle que quelques explications complémentaires.
Chacun admettra aisément que le degré de généralité élevé d’un terme se traduit souvent par une forte imprécision, mais l’imprécision des termes n’est pas pour autant proportionnelle à leur généralité. En effet, à partir d’un certain degré de généralité, l’impact sur l’imprécision demeure le même, le fait de désigner un plus grand nombre de situations ne revenant plus forcément à introduire une plus grande incertitude dans l’utilisation ou l’application du terme. C’est ce qui explique que les termes de faute lourde ou de vente ne semblent respectivement pas plus précis que ceux de faute ou d’acte juridique. Les doutes que font naître ces termes sont uniquement d’origines différentes. Pour tout dire, une expression moins générale qu’une autre peut même s’avérer moins précise. L’identification d’une dépense excessive peut ainsi se révéler bien plus délicate que celle d’une simple dépense.
La raison nous en est donnée par notre deuxième enseignement : l’imprécision des termes dépend avant tout de la nature de l’appréciation que leur destinataire doit réaliser pour les comprendre. En effet, plus cette appréciation peut s’appuyer sur des traits objectifs, voire scientifiques – plus elle relève de l’observable, du constatable – plus les frontières des termes sont nettes. À l’inverse, moins la détermination et l’application de ces traits d’identification reposent sur des éléments objectifs – plus l’appréciation demandée pour comprendre les termes en cause relève du domaine de l’évaluable, de l’estimable – plus les frontières de ces termes sont imprécises. Par voie de conséquence, la référence, dans les termes de la loi, à des catégories de circonstances ou de comportements générera souvent plus d’imprécision, et donc des concepts moins clairs, que celle visant des catégories de choses ou d’actes.
Le contexte dans lequel sont énoncés les mots portant le concept législatif influe également sur leur imprécision et, par conséquent, sur la clarté du concept désigné. Ce troisième enseignement découle d’une donnée essentielle, mise en lumière par la linguistique : les mots n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais tirent leur sens du contexte dans lequel ils sont employés.
Pour les termes législatifs, le contexte, à ce stade, ce sont avant tout les autres mots de la loi : ce sont eux qui leur donnent du sens. Les mots ne se contentent pas, en effet, de figurer au sein d’une règle ou d’un principe, et plus généralement d’un corps de règles, ils y puisent leur sens. De précieuses informations, comparables à de véritables éléments de définition, peuvent ainsi souvent être déduites de l’analyse d’ensemble du régime juridique mis en place. Le rôle attribué aux mots désignant le concept dans le corps de règles peut revêtir une telle importance. Certains mots seront, par exemple, entendus différemment selon qu’ils délimitent le champ d’application d’une règle ou servent, au contraire, à désigner les cas où, exceptionnellement, la règle ne doit pas s’appliquer, la seconde hypothèse semblant généralement appeler une conception plus stricte. Le sens des mots utilisés pour énoncer l’une des conditions d’application d’un corps de règles pourra, quant à lui, être éclairé par les mots utilisés pour énoncer les autres conditions, voire par ceux précisant les conséquences que la loi attache à la réunion de ces conditions.
Mais, si le Législateur souhaite réduire l’imprécision des mots qu’il a choisis afin de clarifier le concept, que ce soit pour anticiper certaines difficultés d’application ou éviter un glissement de sens, il peut surtout le faire en usant d’une définition.
Il prescrit alors l’usage à faire de ces mots, au travers d’un énoncé qui ne peut, paradoxalement, pas être considéré comme une prescription juridique. L’énoncé définitoire ne constitue, en effet, qu’un « fragment de norme »9Luzzati C., La vaghezza delle norme. Un’analisi del linguaggio giuridico, Milan, Giuffrè, 1990, p. 244.. Il ne relie pas un présupposé à un effet juridique par un rapport d’imputation. Il n’existe que pour être associé à toutes les dispositions dans lesquelles les termes qu’il définit sont employés.
C’est par l’intermédiaire de cet énoncé que le Législateur peut affiner le concept.
Il est libre d’en décrire la substance, mais aussi d’en préciser les détails. Le résultat de son travail sur l’imprécision des termes définis, et donc sur la clarté du concept législatif, dépend de la manière dont il parvient à anticiper les difficultés posées par l’application de ce concept, mais aussi et surtout de la manière dont il parvient y répondre dans sa définition. L’exercice se révèle d’autant plus compliqué que les mots utilisés à cette fin pour dissiper les zones d’obscurité en font inévitablement naître de nouvelles, en principe moins vastes mais toujours présentes, les définitions reposant « à l’étage inférieur » des questions comparables à celles auxquels elles répondent « à l’étage supérieur »10Eisenmann Ch., « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », APD, T. XI, 1966, p. 26..
Par conséquent, même en présence d’une définition, la clarté initiale du concept législatif reste conditionnée par la précision des mots employés dans la loi.
Mais, une fois la loi promulguée, ces mots échappent à leurs auteurs et exigent que ceux chargés de les appliquer leur donnent du sens. Cet usage répété des mots de la loi par ses interprètes autorisés génère une sorte de convention de langage, affinant progressivement le concept qu’ils portent. Né des mots de la loi, le concept législatif mûrit ainsi au sein d’une forme différente de discours : celui des juges.

II. La maturation du concept législatif : les mots des juges

C’est au sein du discours des juges que le concept législatif s’affine peu à peu, dans un lent processus de maturation. Il faut dire, que quelle que soit l’autorité qui lui est reconnue, ce discours fournit les seules indications disponibles sur la conception que le droit positif retient du concept. Au fil des applications, les mots des juges viennent ainsi alimenter la convention de langage qui se forme autour des mots de la loi, contribuant à constituer le concept qu’ils portent. Mais, la singularité du discours des juges conditionne aussi bien la manière dont se constitue le concept que son contenu. Cette singularité du discours réside dans sa teneur très particulière, dans sa multiplicité et dans sa finalité.
Le discours des juges tire, en premier lieu, sa singularité de sa teneur très particulière. La rédaction des décisions de justice exige, en effet, l’utilisation de plusieurs formes de langage : celui du fait, celui du droit et celui de la logique11Cornu G., Linguistique juridique, op. cit., p. 338.. Les juges confrontent le fait et le droit, le particulier et le général, le concret et l’abstrait, en employant une formulation destinée à mettre en évidence le raisonnement suivi.
Ce caractère composite du discours des juges donne au concept législatif son contenu hétérogène, constitué de très nombreux éléments factuels et d’éléments juridiques, mais aussi des liens logiques qui les relient.
Au-delà de sa teneur, le discours des juges a, en deuxième lieu, pour particularité d’être multiple : il y a, en réalité, autant de discours que de décisions prononcées.
Or, si cette multiplicité d’interprètes et d’interprétations permet parfois au concept législatif d’évoluer au fil des applications, elle risque avant tout d’en obscurcir le contenu. En effet, même si les principes régissant l’organisation juridictionnelle ont manifestement pour vocation d’unifier la parole des divers interprètes autorisés, des divergences de jurisprudence peuvent toujours survenir. Lorsqu’elles concernent la signification des mots portant le concept, la clarté du concept en pâtit. Mais, la multiplicité du discours des juges met surtout en évidence tout l’intérêt de sa systématisation doctrinale. Les enseignements qui émaillent ce discours ne peuvent, en effet, être pris en compte sans méthode : ils doivent être triés en fonction de leur pertinence, ordonnés selon leur objet et mis en lien les uns par rapport aux autres. C’est justement ce que se propose de réaliser la systématisation doctrinale. Pour un concept législatif, un tel travail de sélection, de classement et de coordination des solutions particulières permet de se faire une idée assez nette du contenu qui lui est attribué par les juges. Il dessine ses principaux traits et précise certains de ses détails.
Si l’opération se veut neutre, elle ne peut réellement l’être, compte tenu des différentes appréciations ou des différents choix qu’impliquent nécessairement la sélection, le classement et la coordination des solutions particulières. Selon Jacques Chevallier, la connaissance que la systématisation doctrinale permet serait même  « une connaissance « intéressée » »12Chevallier J., « Doctrine juridique et science juridique », Droit et société, n° 50, 2002, p. 105. : sous couvert de mise en cohérence, la doctrine ferait, en fait, œuvre dogmatique et contribuerait à la production de la normativité juridique. Qu’elle soit voulue ou non, cette influence de la systématisation doctrinale sur le discours des juges semble, en tout cas, difficilement mesurable, tout comme celle des autres analyses ou commentaires provenant de la doctrine.
La singularité du discours des juges réside, en troisième et dernier lieu, dans sa finalité : il sert à présenter la solution juridique d’un litige, la détermination du sens des mots de la loi n’en est que le moyen. Les juges n’ont donc pas à clarifier dans ses moindres détails le sens de chaque mot, mais uniquement à le clarifier suffisamment pour permettre l’application de la règle aux faits de l’espèce. C’est ce qui explique que les incertitudes sur le contenu des concepts législatifs ne soient généralement levées que très progressivement, la jurisprudence agissant « comme un peintre, par retouches successives, au fur et à mesure que de nouvelles espèces lui sont soumises »13Houin R., « De lege ferenda », in Mélanges P. Roubier, T. I, Paris, Dalloz et Sirey, 1961, p. 283..
L’ampleur de la tâche laissée par le Législateur dépend pour chaque concept de sa clarté initiale. En fonction de l’imprécision des mots de la loi, les zones d’ombres que le discours des juges devra éclairer seront plus nombreuses et plus vastes. Pour les concepts les moins clairs, ce processus de maturation peut donc demander beaucoup de temps avant que ne soient dessinés avec une certaine précision tous leurs traits distinctifs. Du point de vue de la clarté conceptuelle, si précieuse à la sécurité juridique, un concept législatif ancien à l’origine très imprécis, mais qu’une multitude d’applications cohérentes a permis de forger avec netteté offrira, par conséquent, plus d’avantages qu’un concept neuf, à moins que ce dernier ne soit porté par des termes bien plus précis. La sagesse populaire recèle, en droit également, une part de vérité lorsqu’elle nous enseigne que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes.

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