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Le paradigme réaliste et le renouvellement de la formation des juristes aux États-Unis

1. LE DÉFI ÉPISTÉMOLOGIQUE, Cahiers N° 35 - RRJ - 2021-3

François-Xavier LICARI

Maître de conférences HDR, Université de Lorraine

Résumé

Le Réalisme juridique américain a produit une somme colossale de réflexions sur la formation des juristes. Cet essai entend faire la lumière sur les thèmes majeurs de celle-ci. Il voudrait aussi tenter de mesurer l’impact de ces réflexions au sein des facultés de droit américaines. Le lecteur pourra se convaincre que les juristes du monde entier trouveront matière à méditation dans la pensée réaliste.

Mots-clés

Réalisme juridique américain – Formation des juristes

Abstract

American Legal Realism has produced a colossal body of thought on legal education. This essay intends to shed light on its major themes. It would also like to try to measure the impact of these reflections within the law schools of the United States. The readers will be able to convince themselves that jurists all over the world will find food for thought in Realist thought.

Keywords

American Legal Realism – Legal Education

Introduction

Faisant face à ce qu’ils considéraient comme une stagnation du droit et de la formation des juristes, des professeurs de droit d’Harvard, de Columbia et de Yale tentèrent, parfois individuellement, parfois collectivement, de partir à l’assaut de la citadelle du statu quo.
Une bonne part de ces combattants étaient compris dans les rangs d’un groupe aux contours quelque peu fuyants, connu sous le nom de Réalistes. Ce n’était pas une « école » de pensée, mais plutôt un ensemble d’intellectuels partageant quelques conceptions et idées sur le droit, ses fins et son enseignement1Sur cette question, v. notre article, « “Ecolifier” : un exercice pour les “jurisprudes” ? (un peu de réalisme à propos des écoles de pensée en droit) », in Devinat, Samson, Azz aria (dir.), Les écoles de pensée en droit/Legal schools of thought, Ed. Revue de l’Université de Sherbrooke, 2021, p. 45, spéc. p. 84 et s.. Cette vue du droit descendait en ligne directe du scepticisme d’Oliver Wendell Holmes Jr.2Parmi une abondante littérature sur ce thème, v. R. A. Posner, « The Jurisprudence of Skepticism », 86 Mich. L. Rev. 827 (1987) ; W. A. Penfold, « An ineluctable amount of natural law : François Gény, Oliver Wendell Holmes, and the limits of legal skepticism », 37 History of European Ideas 475 (2011). et de l’« ingénierie sociale » de Roscoe Pound3Pour une excellente synthèse de l’oeuvre de Roscoe Pound, v. A. Hunt, The Sociological Movement in Law, McMillan, 1978, p. 11-36.. Elle entretenait aussi des liens assez étroits avec le fonctionnalisme de Cook, d’Oliphant, d’Yntema ou encore de Felix S. Cohen4F. S. Cohen, « The Problems of Functionnalism », Modern L. R. 1937, p. 5. Sur le fonctionnalisme juridique et ses relations étroites avec le Réalisme, v. S. Mermin, « Legal Functionalism », Anuario de filosofia del derecho, 1973, p. 6.. Cette vue fonctionnelle s’est par la suite étroitement associée à la philosophie du New Deal5G. E. White, « From Sociological Jurisprudence to Realism : Jurisprudence and Social Change in Early Twentieth-Century America », 58 Va. L. Rev. 999 (1972) ; M. J. Curtis, « Realism Revisited : Reaffirming the Centrality of the New Deal in Realist Jurisprudence », 27 Yale JL & Human 157 (2015)..
Il fallut la fameuse attaque de Roscoe Pound contre « our younger teachers of the law » dans la Harvard Law Review de mars 1931 pour que ce groupe plutôt disparate acquît un certain sens de l’unité6R. Pound, « The Call for A Realist Jurisprudence », 44 Harv. L. Rev. 697 (1931).. Paradoxalement, c’est la réponse de Karl Llewellyn en juin de la même année, dans laquelle il niait qu’une telle école existât, qui renforça cette unité7K. N. Llewellyn, « Some Realism about Realism – Responding to Dean Pound », 44 Harv. L. Rev. 1222 (1931).. L’apparence d’un mouvement structuré prit encore de l’ampleur par la parution rapprochée de trois ouvrages d’auteurs réalistes au cours de l’année 1930 : Judge and Jury, de Leon Green, The Bramble Bush de Karl Llewellyn et Law and the Modern Mind de Jerome Frank. Pourtant, l’écart entre Llewellyn et Frank était très grand.

La contribution majeure du mouvement réaliste fut d’abattre l’idée de Christopher Columbus Langdell selon laquelle le droit était une science exacte basée sur l’objectivité de règles claires et précises. Les Réalistes voulurent écrire sur le droit comme il opère réellement ; ce faisant, les règles de droit ne pouvaient plus être regardées comme axiologiquement neutres. La doctrine américaine envisagea de plus en plus le droit comme un processus plutôt que comme un contenu.
Il n’est pas exagéré de dire que le Réalisme juridique américain fut nécessaire au développement de la culture juridique américaine. D’aucuns n’hésitent pas à écrire que la Grande-Bretagne, qui n’a pas connu de mouvement équivalent, a souffert d’une certaine stagnation intellectuelle8A. S. Goldstein, « Research into the administration of criminal law », 6 The British Journal of Criminology 27, spéc. p. 37 (1966).. Cependant, on a pu reprocher au Réalisme de détruire sans reconstruire. L’idée même de « système » est éradiquée. Toute logique devient suspecte. Dans son sillage, le droit américain devient toujours plus téléologique (purposive), sécularisé, et atomisé9C. Woodward, « The Limits of Legal Realism : An Historical Perspective », 54 Va L. Rev. 689 (1968)..
Cette approche instrumentale fit apparaître la dimension réellement politique du droit et servit aux revendications politiques de droite comme de gauche qui désormais n’eurent plus de réticence à enrôler « le droit » à leur côté ; mais, en conséquence, le droit perdit de sa valeur comme force objective liant entre eux les différents éléments composant une communauté. Une chose était de s’accorder sur le caractère mythique de l’objectivité et de la neutralité du droit ; c’en était une autre de détruire de tels mythes, vecteurs d’éléments vitaux de contrôle social, sans offrir de système de rechange10Certains Réalistes furent plus conscients que d’autres de l’avantage social que peuvent procurer les mythes politiques. Thurman Arnold, par exemple, malgré le cynisme qui le caractérisait, a considéré le droit en anthropologue et s’est montré plus intéressé par un changement à travers le système que par sa destruction radicale : The Folklore of Capitalism, Yale University Press, 1937.. Cette sape consciencieuse des bases du droit est certainement l’héritage le plus durable du Réalisme juridique américain. Bien que le travail des Réalistes ait pu apparemment être moins constructif que d’autres « écoles de pensée », leur capacité à questionner sans pitié la doxa du droit et de la formation des juristes rend leurs réflexions infiniment précieuses pour le juriste français, près d’un siècle après.
Les débats des Réalistes sur la formation des juristes concernèrent principalement le programme d’enseignement idéal que devrait suivre un étudiant en droit au cours de ses trois années d’étude. Mais leurs discussions s’inscrivaient dans un contexte plus large. En effet, depuis près d’un siècle, on débattait à l’envi de la formation des juristes.

En 1835, le juge Story11Sur cette importante figure de la culture juridique américaine, v. not. R. K. Newmyer, Supreme Court Justice Joseph Story : Statesman of the Old Republic, The University of North Carolina Press, 2004. avait mis en garde un barreau local « contre la terrible calamité qui nous menace, celle d’être enterrés vivants […] dans les dédales du droit ». Story pensait que le seul moyen de sortir du labyrinthe était d’acquérir « des habitudes de généralisation » qui devaient être fournies par une formation universitaire juridique12J. Story, Miscellaneous Writings – Literary, Critical, Juridical and Political, J. Munroe & Company, 1835, p. 436.. Dans les années 1860, l’enseignement du droit était encore dans l’enfance et il était jugé médiocre par ses contemporains13On lira avec intérêt le portrait dressé par un avocat au barreau de Philadelphie et membre du ministère des affaires étrangères à Washington. Dans une lettre adressée à Edouard Laboulaye en 1863, il peint un bilan de l’état médiocre de l’enseignement du droit aux États-Unis et exprime son admiration pour les facultés de droit européennes : « Les écoles de droit aux États-Unis », Revue historique de droit français et étranger, vol. 9, 1863, p. 539.. C’est dans les années 1870 que Christopher Columbus Langdell commença à édifier une telle formation à Harvard. Langdell fut le pionnier de la méthode des cas (case method) : former aux grands principes juridiques à travers l’étude critique d’arrêts d’appel permit au droit, selon les mots de Holmes, d’être « généralisé et réduit à un système »14O. W. Holmes, Jr., « The Path of the Law », 10 Harv. L. Rev. 457 (1897).. Les visées de Langdell, ne furent pas seulement pédagogiques, mais aussi économiques : la disparition des cours magistraux fit gagner du temps (et donc de l’argent) aux facultés de droit, car il n’y avait plus besoin d’interroger individuellement les étudiants sur les leçons dispensées. Désormais, tous les étudiants d’une classe, qui pouvait se monter à deux cents, devaient se préparer à être interrogés chaque jour au cours de la séance de discussion du cas.
Cette méthode se propagea de faculté en faculté grâce notamment aux disciples de Langdell. Jusqu’en 1920, une partie de l’histoire de l’enseignement du droit aux États-Unis se résume à deux caractéristiques cardinales : l’expansion de la case method et la montée en puissance des enseignants n’ayant aucune expérience pratique ou presque, tel James Barr Ames. Ces professeurs correspondaient à l’idéal scientifique de Langdell15Sur ce qui précède, nous renvoyons à nos développements : « Le traitement du cas dans la tradition du Réalisme juridique américain », RRJ, 2018, p. 1885.. Ils contribuèrent à la formation de l’Association des Ecoles de Droit Américaines en 1900 (Association of American Law Schools – AALS), séparée de l’Association des Barreaux Américains (American Bar Association – ABA). En 1920, l’AALS, encouragée par un éminent réaliste, Walter Wheeler Cook, défendit l’idée que des études dans une faculté de droit devaient être un prérequis pour être admis au Barreau. Les facultés de droit qui pouvaient désormais prétendre à l’accréditation de l’AALS étaient seulement celles qui disposaient de trois enseignants à plein temps et d’au moins 5 000 volumes dans leur bibliothèque. Ces standards avaient pour but de mettre une grande pression sur les écoles de droit du soir, jugées de piètre qualité. John Wigmore, alors doyen de la faculté de droit de Northwestern et l’une des figures importantes du Réalisme, n’y allait pas par quatre chemins : « Le Barreau est saturé d’avocats incompétents, paresseux, inadaptés, qui dégradent les méthodes du droit et baissent le prix des services par une concurrence sans limite. Le nombre d’avocats devrait être réduit de moitié »16J. H. Wigmore, « Should the Standard of Admission to the Bar Be Based on Two Years or More of College-Grade Education ? It Should », 4 Am. L. Sch. Rev. 30 (1915). Mais l’AALS était traditionnellement plus hostile aux écoles du soir que l’ABA. Voyez par exemple : Handbook of the AALS, 1912, p. 45, concluant qu’offrir des cours du soir tend inévitablement à abaisser les standards d’enseignement. Les débats de l’époque sont bien résumés par H. Ballantine, « The Place in Legal Education of Evening and Correspondence Law Schools », Report of the ABA, 1918, p. 418. Cependant, dans les années 1920, les deux organisations trouvèrent un arrangement en tentant de fermer les plus petites écoles et en ne laissant subsister que les plus établies. Pour une défense de ces cours du soir, basée sur la promotion sociale qu’ils peuvent apporter, v. M. I. Wormser, « The Problem of Evening Law Schools », 4 Am. L. Sch. Rev. 544 (1920).. Les standards de l’AALS, qui se firent de plus en plus exigeants durant les années 20, travaillèrent aussi contre les écoles de droit pour les Noirs, qui fermèrent presque toutes pendant cette période17H. R. Washington, « History and the Role of Black Law Schools », 18 Howard Law Journal 385 (1974)..
Entre 1910 et 1940, les membres de l’ABA et de l’AALS débattirent lors de leurs congrès annuels des contours idéaux de la profession juridique : le rôle des standards d’admission des écoles de droit, les prérequis pour entrer au Barreau, l’éthique professionnelle et ses canons. Ces débats eurent en partie pour origine les craintes de ses membres à propos du prétendu abaissement du prestige de la profession d’avocat et du droit en général, en comparaison de la médecine18R. Stevens, op. cit., p. 80 et 198.. Mais ce désir de maintenir sa réputation et ses revenus recelait une part sombre, l’antisémitisme et le racisme, notamment : les immigrés, les pauvres, les Juifs, les Noirs et les femmes devaient être empêchés de rejoindre la profession19V. not. J. L. Auerbach, Unequal Justice, Lawyers and Social Change in Modern America, Oxford University Press, 1976.. Cependant, la plupart du temps, les débats sur l’enseignement du droit étaient élevés et les modes de formation des juristes en constituaient le réel souci.
En 1914 Josef Redlich écrivit un rapport pour la Fondation Carnegie où il attaqua la méthode des cas pour son élitisme20J. Redlich, The Common Law and the Case Method in American University Law Schools, Carnegie Foundation, 1914.. Alfred Reed, écrivit deux rapports (1921 et 1928) qui s’appuyèrent sur les travaux de Redlich, mais qui eurent une influence plus grande sur les débats ambiants21Pour les références des deux rapports de Reed, v. infra n. 27 et 28.. Il y critiquait aussi la méthode langdellienne à laquelle il opposait des standards universels. Il proposait un Barreau réformé d’après le modèle anglais, avec des avocats séparés non seulement d’après leur spécialité, mais aussi d’après leur talent et leur expérience. Répondant au nom de l’ABA, Elihu Root (Harvard) défendit le statu quo et un barreau pleinement unifié22« Proceedings of The Section of Legal Education », 4 Am. L. Sch. Rev. 677 (1921), spéc. p. 682 et s.. Son rapport s’attira une critique virulente23Sur les débats engendrés par ces différents rapports, v. R. Stevens, op. cit., p. 112-130..
Les propositions des Réalistes s’inscrivent dans ce contexte de remise en question régulière de l’enseignement du droit aux États-Unis.

I. La réforme des facultés de droit par un retour à la formation pratique ? Roscoe Pound et Jerome Frank ne sont pas d’accord sur l’enseignement « clinique »

Le 29 août 1933, la section « Formation des juristes et admission au Barreau » de l’ABA entendit trois éminents juristes sur le thème « Qu’est-ce qui constitue une bonne formation juridique ? » Les intervenants étaient Roscoe Pound, alors Doyen d’Harvard ; Jerome Frank, chercheur associé à la faculté de droit de Yale et à ce moment-là très impliqué dans l’administration du New Deal, et Arthur T. Vanderbilt, professeur à la New York University. Les deux premiers sont étroitement associés au Réalisme juridique américain. Le troisième est surtout connu pour sa carrière judiciaire. Il est intéressant de noter l’important contraste entre les deux premiers. Le Doyen Pound, comme on s’attend de lui, insiste sur une meilleure formation intellectuelle, essentiellement facultaire. Frank appelle les facultés à favoriser l’apprentissage sans pour autant revenir au système en vigueur avant la révolution langdellienne.
Dans son allocution, le doyen Pound combat en premier lieu une erreur qu’il estime très répandue : que la formation des juristes ne serait qu’un processus d’acquisition d’informations. Le corollaire de cette méprise est de charger les programmes des facultés de droit d’un maximum de matières. Or, tous les juristes le savent, rien n’est plus éphémère que les règles de droit ; en conséquence la méthode importe autant que le contenu. Il constate ensuite la diversité des besoins de la profession juridique : les États-Unis ont besoin d’avocats pour les procès de première instance (trial lawyers), d’avocats spécialisés dans les procédures d’appel (appellate lawyers), d’avocats spécialisés dans le conseil, de juristes capables de participer au travail du législateur, de juges et de professeurs. Pour trouver un dénominateur commun à tous ces juristes, il convient selon Pound de distinguer deux aspects dans la formation des juristes, la formation générale (general training) et la formation professionnelle immédiate (immediate professional training). La formation professionnelle immédiate devrait idéalement inclure trois grands champs : 1°) les grands traits de l’ordre juridique et notamment les théories relatives à l’axiologie du droit et les théories du but du contrôle social et de l’ordre juridique comme une forme spécialisée de celui-ci ; 2°) l’organisation et le contenu des matériaux faisant autorité dans le cadre d’une décision judiciaire ou d’une action administrative ; 3°) la connaissance du processus judiciaire ou administratif idéal et les causes persistantes de l’échec de cet idéal. Dans ce cadre, Pound admet que c’est l’aspect informationnel qui doit recevoir le plus grand poids. La formation générale, n’est pas moins importante que la formation professionnelle immédiate. Comme le souligne Roscoe Pound, cette dernière n’atteindra probablement jamais ses objectifs si elle ne repose pas sur une formation générale solide. Pour Pound, celle-ci repose avant tout sur la culture générale : l’étudiant doit maîtriser les concepts essentiels des sciences sociales et de l’économie, il doit aussi comprendre l’organisation commerciale et ses méthodes. Pour Pound, ces notions doivent être acquises par l’étudiant au cours des années universitaires qui précèdent l’entrée à la faculté de droit (Undergraduate studies). Mais le Doyen d’Harvard insiste : ce qui compte, c’est la nature de la formation plus que son contenu : les méthodes de raisonnement, la capacité d’évaluer et de peser les matériaux et les arguments en présence, la capacité à aller jusqu’au fond des choses, d’aller aux sources, enfin d’avoir une pensée et une expression claires. Pour Roscoe Pound, il n’appartient pas aux facultés de donner aux étudiants une formation plus pratique ; il n’évoque même pas cette question. Cela ne veut pas dire que Pound ne pense pas que les étudiants devraient avoir plus de contacts avec la pratique. Toutefois, selon Pound, ce n’est pas le rôle de l’Université. Pour cela, ils feront des stages plus tard. Le rôle de la faculté de droit est de donner un enseignement scientifique. Même si Pound et les Réalistes s’accordent sur la nécessité d’augmenter la place de la pratique dans la formation des juristes, la finalité les sépare. Frank veut que les étudiants en droit deviennent familiers avec les procès de première instance, car le « droit en action » diffère souvent du « droit dans les livres ». Pour Pound, cette relation plus étroite entre les praticiens et le barreau a pour objectif d’assurer « la transmission […] des idéaux traditionnels et des standards traditionnels du barreau »24R. Pound, « Present Tendencies in Legal Education », 15 Nebraska Law Bulletin 207 (1936), spéc. p. 208-209.. Ainsi que l’a noté un biographe, « Frank introduirait les étudiants aux réalités du présent ; Pound les initierait à l’héritage du passé »25D. Wigdor, Roscoe Pound – Philosopher of Law, Greenwood Press, 1974, p. 266..
On a pu se moquer parfois du caractère un peu simpliste de la philosophie du droit de Jerome Frank et de son goût immodéré pour la psychanalyse ; il n’en demeure pas moins que son plaidoyer pour une transformation des « écoles de droit » (law schools) en « écoles de juristes » (lawyer schools) est des plus intéressants. L’assaut porta contre l’idée langdellienne selon laquelle la case method était à la fois pratique et dans la tradition intellectuelle du scientisme allemand. Frank soutint avec brio que les law schools étaient devenues à la fois trop académiques et éloignées de la pratique. Il s’exprima à de nombreuses reprises sur la question. On peut citer un des passages les moins polémiques de ses écrits :

« L’étudiant en droit devrait apprendre, lorsqu’il est à la faculté, l’art de la pratique juridique. Et à cette fin, les écoles de droit devraient répudier avec hardiesse les faux dogmes de Langdell et non pas par la ruse et évasivement. Elles devraient décider, non pas d’exclure, comme le fit Langdell, mais d’inclure les méthodes d’apprentissage du droit par le travail dans le cabinet d’un avocat et par la présence à des procès. Elles doivent répudier l’idée absurde selon laquelle le cœur d’une école de droit est sa bibliothèque » 26J. Frank, « What Constitutes a Good Legal Education ? », 19 ABAJ 723 (1933), spéc. p. 725..

Mais il convient de replacer ce plaidoyer de Frank dans son contexte. Si l’on a égard aux développements ultérieurs de la formation des juristes aux États-Unis, les observations les plus intéressantes de Reed concernent probablement l’enseignement clinique. Dans son premier rapport, il observait que « l’incapacité de la faculté de droit américaine moderne de ne rien prévoir d’adéquat dans son programme pour une formation pratique constitue une remarquable anomalie »27A. Z. Reed, Training for The Public Profession of the Law, Carnegie Foundation, 1921, p. 281..
Dans son second rapport, il resté préoccupé par le fait que lorsqu’elles accomplirent la tâche louable de retirer la formation des juristes des mains des praticiens, les facultés de droit sous-estimèrent les besoins de quelque expérience clinique28A. Z. Reed, Present-day Law Schools in the United States and America, Carnegie Foundation, 1928, p. 213-221..
Les années 20 et 30 témoignèrent d’un léger rééquilibrage entre l’académique et le pratique au sein des facultés de droit. En 1916, l’université du Wisconsin commença à requérir six mois de stage dans un cabinet d’avocat pour la validation du cursus triennal. Cependant Reed considérait qu’il serait plus bénéfique pour les candidats au diplôme d’acquérir une expérience clinique par l’aide juridique fournie au public sous la supervision d’un professeur. L’université de Pennsylvanie avait incorporé une dose d’aide juridique dans son programme dès 1893 et Denver suivit en 1904. En 1925, Harvard, Cincinnati, Northwestern et quelques autres écoles de droit intégrèrent l’aide juridique dans leurs cursus, sous une forme ou sous une autre. C’est John S. Bradway qui donna une impulsion remarquable aux cliniques d’aide juridique à l’université de Californie du Sud et à la faculté de droit de Duke29J. S. Bradway, « The Beginning of the Legal Clinic of the University of Southern California », 2 S. Cal. L. Rev. 252 (1928). Sur la contribution majeure de ce professeur au développement des cliniques juridiques, v. J. M. Lindsey, « John Saeger Bradway-The Tireless Pioneer of Clinical Education », 4 Okla. City UL Rev. 1 (1979).. Les études cliniques reçurent un puissant encouragement lorsque Jerome Frank publia son article « Why Not a Clinical Lawyer-School »3081 U. Pa. L. Rev. 907 (1933). V. aussi J. Frank, Courts on Trial, Princeton University Press, 1973 [1949], p. 232-236. Le fameux article de Frank a reçu récemment les honneurs de deux traductions : « Pourquoi pas une école de juristes cliniciens ? », trad. J. Jamin, Les Cahiers de la Justice, 2019, p. 295 ; « Pourquoi pas une école clinique de droit ? », trad. X. Aurey, Cliniques juridiques, 2019, https://www. cliniques-juridiques.org/revue/volume-3-2019/pourquoi-pas-une-ecole-clinique-de-droit-1933/.. Ces initiatives eurent toutefois un impact réduit. L’établissement juridique et particulièrement l’AALS manifestèrent un enthousiasme très limité pour les programmes cliniques. Même l’article de Frank ne fut pas d’un grand soutien malgré son titre. En effet, Frank avait une conception différente de l’enseignement clinique. Ce qu’il appelait de ses vœux, c’était le retour dans les facultés de professeurs ayant une expérience pratique de grande envergure et que l’accent soit mis sur l’enseignement de la façon dont les juges décident des cas, particulièrement en première instance. Certes, Frank voulait faire sortir les étudiants de la bibliothèque, mais ce qui l’intéressait c’était de faire participer les étudiants à des procès fictifs au sein d’un tribunal école (moot court) ou de les faire assister à de réelles audiences de première instance31E. L. Brown, Lawyers, Law Schools and the Public Service, Russell Sage Foundation, 1948, p. 234-239.. À cet égard, Frank eut peu d’influence sur la façon dont les études cliniques se développèrent finalement32R. L. Doyel, « The Clinical Lawyer School : Has Jerome Frank Prevailed ? », 18 New Eng. L. Rev. 577 (1982-1983). Pour la présentation d’une expérience clinique : J. A. Kahssay, « L’enseignement clinique du droit de l’immigration aux États-Unis : la clinique de l’Université de Californie Davis et le programme DACA », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 28 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/revdh/339 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.339.
L’appel de Frank en faveur d’un retour d’une école de juristes eut peu d’écho dans les années 30, mais fut, dans une certaine mesure, le point de départ du développement des cliniques de droit dans les années 60.

II. L’intégration des sciences sociales dans l’enseignement du droit

On a souvent fait observer que le Réalisme ne fut pas un rejet catégorique de la science. Les Réalistes prirent beaucoup de distance avec la « science du droit » à la Langdell et ses dogmes à leurs yeux fallacieux, mais ils embrassèrent avec enthousiasme les sciences sociales : ils développèrent des programmes de recherche dont le but était de faire ressortir la réalité du droit grâce à des études multidisciplinaires. Le bilan de ces innovations en matière de recherche juridique est assez mitigé33Pour une étude d’ensemble, v. J. H. Schlegel, American Legal Realism and Empirical Social Science, University of North Carolina Press, 1995..
Entre 1927 et 1929, l’école de droit de Yale nomma un jeune doyen, Robert Maynard Hutchins, un véritable philosophe de l’éducation, qui voulut réformer les études de droit et qui réforma aussi l’Université de Chicago lorsqu’il en devint le président à tout juste trente ans. Il fut aidé par deux Réalistes, Underhill Moore et William O. Douglas, dans son effort de remodelage des cours de droit et de faire de l’École de droit de Yale une partie de de l’Institut des Relations Humaines de cette même université, établissant ainsi fermement le droit comme une science empirique. Plus de trente ans après, Thurmann Arnold se remémorait cette belle époque :

« Il est inutile de dire que Yale était un endroit excitant à l’époque de la Grande Dépression. Au moins pour nous, Harvard représentait l’attitude conventionnelle à l’égard du droit, les forces traditionnelles divisant le droit en des champs séparés et le manque d’accent sur la procédure. Nous, à Yale, étions occupés à déchirer les vieux cours et à en concevoir de nouveaux que nous pensions bien plus adaptés aux réalités des institutions judiciaires […]. Les conservateurs se plaignaient que nous ne dirigions pas une faculté de droit, mais étions les habitants d’une caverne des vents »34A. Thurmann, Fair Nights and Foul, Harcourt, 1965, p. 67-68 ; v. aussi K. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, Cambridge University Press, 2012, p. 26-40 ; 67-69 ; 94-103 ; L. Kalman, Legal Realism at Yale, 1927-1960, University of North Carolina Press, 1986, p. 167-144..

À Columbia, pas moins de dix commissions travaillèrent pendant deux ans sur le programme des études de droit, produisant plus de cent rapports. Leur travail fut provoqué en partie par le discours que prononça Wesley Hohfeld devant l’AALS en 1914 : « A Vital School of Jurisprudence and Law »3514 Proc. Assoc. Am. L. Schools 76 (1914)., discours que Walter Wheeler Coook considéra comme « une sommation adressée aux écoles de droit du pays »36Sur ce discours cardinal, v. N. E. H. Hull, « Vitals Schools of Jurisprudence : Roscoe Pound, Wesley Newcomb Hohfeld and the Promotion of an Academic Jurisprudential Agenda, 1910- 1919 », 45 J. of Legal Education 235 (1995).. La « science du droit sociologique » de Roscoe Pound donna un autre élan puissant au mouvement de réforme de l’enseignement du droit : puisque la loi était un engin de contrôle social, soutenait Pound, elle devait changer pour se conformer à une conception évolutive des buts poursuivis par la société ; dès lors des règles invariables ne pouvaient constituer une base adéquate pour l’enseignement37R. Pound, « The Scope and Purpose of Sociological Jurisprudence », 24 Harvard Law Review 591 (1911) et 25 Harvard L. R. 140.. En application de son nouveau credo, Columbia recruta des experts du commerce, des philosophes et des politologues. Mais en 1928, un nouveau doyen devait être recruté par Columbia. Ce recrutement tourna au combat entre la vieille garde et les Réalistes. Certains meneurs du Réalisme quittèrent la faculté après avoir perdu cette bataille. Douglas et Moore allèrent à Yale. Oliphant et Yntema, rejoints par Cook partirent former l’Institut Johns Hopkins pour l’étude du droit38V. K. Twining, op. cit., p. 41-59 ; L. Kalman, op. cit., p. 67-97..

La question que nous voudrions examiner ici est celle de savoir si cette ouverture aux sciences sociales dans la recherche s’est répercutée dans l’enseignement. Il est certain que le mouvement réaliste fut l’occasion d’une grande ébullition intellectuelle dans les années 1920 et 1930 pour les professeurs d’un petit nombre de facultés. Cependant, dans la plupart des facultés de droit américaines de cette époque, la formation des juristes consistait pour l’essentiel en la préparation à l’examen du barreau. L’enseignement était basé soit sur un cours magistral, soit, plus fréquemment, sur une version plus ou moins modifiée de la méthode des cas développée par Langdell et propagée par ses disciples. Mais dans ces petites et moyennes facultés, les initiatives réformatrices étaient rares. Cependant, même parmi les facultés d’élite où les Réalistes œuvraient, les étudiants ne furent au début pas directement touchés par ce ferment révolutionnaire. À Yale, par exemple, le Doyen Clark (1929-1939) dut observer, à la suite de plaintes d’anciens étudiants, que « les projets de terrain doivent rester quelque peu séparés du département de la faculté consacré à l’enseignement »39Report of the Dean, Yale Law School, 1929-1930, p. 21.. Il ajouta un an plus tard : « en fait, un de nos problèmes est d’apporter ce matériau dans le terrain ordinaire et quotidien des connaissances de l’étudiant »40Report of the Dean, Yale Law School, 1930-1931, p. 12.. Ce ne fut que dans quelques cas que la nouvelle vague de recherche fut directement accessible aux étudiants, comme dans le cours de première année d’Underhill More sur le crédit bancaire, que les étudiants intitulèrent « la vie sexuelle du chèque »41Ibid..
Bien que les bénéfices des projets de recherche facultaires fussent négligeables pour les étudiants, ceux-ci en profitèrent indirectement. Un des résultats du mouvement de réforme Réaliste fut que quelques écoles de droit – notamment Yale et Columbia – recrutèrent des professeurs de sciences sociales. Probablement, le résultat le plus significatif des tentatives d’intégrer le droit et les sciences sociales fut le développement de nouveaux supports d’enseignement.
De nouveaux casebooks apparurent dans les années 1920 et 1930. Le changement de titres reflétait un réel changement de substance ; les ouvrages ne s’intitulaient plus Cas sur le droit des délits, mais Cas et Matériaux sur le droit des délits. Reflétant la volonté des Réalistes de sortir des classifications traditionnelles, certains de ces ouvrages portèrent sur de nouvelles catégories, comme les titres financiers ou les sociétés commerciales. Ces nouveaux casebooks furent largement diffusés. Ainsi, en 1937, les nouveaux casebooks publiés par les professeurs de Columbia étaient utilisés dans 117 des 190 facultés de droit du pays42J. Gobel, A History of the School of Law, Columbia University, Columbia University Press, 1955, p. 500.. Il est vrai que tous ces casebooks n’étaient pas absolument originaux, mais certains se démarquaient réellement. On cite toujours celui de Karl Llewellyn, Cases and Materials in the Law of Sales, comme un des plus originaux43V. plus généralement sur l’originalité de la méthode d’enseignement de Karl Llewellyn : L. E. Gerwin et P. M. Schupack, « Karl Llewellyn’s Legal Method Course : Elements of Law and Its Teaching Materials », 33 J. of Leg. Ed. 64 (1983).. Au début des années 1930, les facultés de droit les plus importantes publièrent des dizaines de nouveaux casebooks (Yale en publia une douzaine rien qu’en 1931) et les années qui suivirent furent marquées une augmentation rapide des facultés de droit répandant l’évangile du fonctionnalisme par la production de casebooks44Pour des développements plus substantiels, v. notre article : « Le traitement du cas dans la tradition du Réalisme juridique américain », RRJ 2018, p. 1885, spéc. p. 1931-1942..

III. Le séminaire

Le troisième développement majeur de l’entre-deux-guerres fut le séminaire45Comme le note un auteur (R. Stevens, Law School – Legal Education in America from the 1850s to the 1980s, University of North Carolina Press, 1983, Chapitre 9, n. 24) : « La distinction entre les cours et séminaires n’est malheureusement claire que pour ceux qui ont passé de nombreuses années dans la culture des écoles de droit. Un séminaire présuppose un nombre plus réduit d’étudiants et un travail écrit. De plus, les professeurs sont normalement assis lorsqu’ils enseignent en séminaire et restent debout (peut-être en l’honneur de Langdell ?) lorsqu’ils enseignent selon la méthode des cas ».. Le séminaire constitua une extension des cours facultatifs. Comme toujours, le mouvement commença dans les facultés de droit majeures qui y virent en premier lieu un moyen de prendre en compte les critiques sur le nombre trop important d’étudiants en cours. Columbia utilisa les séminaires pour introduire de nouveaux enseignements suggérés par Leon C. Marshall46J. Gobel, op. cit., p. 234-235. Leon C. Marshall (1879-1966) fut un économiste. Au cours de sa longue carrière, il fut professeur à l’Institut Johns Hopkins, de 1928 à 1933.. En 1928-1929, il y avait 17 honors seminars à Columbia pour les meilleurs étudiants de deuxième et de troisième année47Summary of Studies in Legal Education, Columbia University, School of Law, 1928, p. 190.. En 1935, Columbia créa un séminaire sur l’enseignement du droit à destination des jeunes enseignants ou des étudiants qui aspiraient à l’enseignement du droit48Pour une présentation des objectifs, de la méthode et des critiques que l’on a pu formuler à propos de ce séminaire, v. E. E. Cheatham, « A Seminar in Legal Education », 1 J. of Leg. Ed. 439 (1949).. Harvard tint sporadiquement des séminaires, mais Yale semble en avoir fait un usage régulier à partir de 1929-3049A. E. Sutherland, The Law at Harvard – A History of Ideas and Men, 1817-1967, Harvard University Press, 1967, p. 341 ; Report of the Dean, Yale Law School, 1929-1930, p. 11..
Dans les facultés de rang moyen, le processus d’introduction des séminaires commença au début de la Seconde Guerre mondiale. Une enquête réalisée en 1939 au sein de facultés de taille moyenne montre que seules quatre, au plus, offraient des séminaires50R. A. Leflar, « Survey of Curricula in Smaller Law Schools », 9 Am. L. Sch. Rev. 255 (1939), spéc. p. 259-261.. L’après-guerre vit une extension modérée du principe des séminaires dans les facultés de rang moyen51R. Moreland, « Legal Writing and Research in the Smaller Law Schools », 7 J. of Leg Ed. 49 (1954), spéc. p. 53-54.. L’établissement de séminaires était une reconnaissance que le droit était bien plus que le nombre limité de principes et de sujets dont Langdell avait parlé au début de son décanat. Poussée jusqu’au bout de sa logique, l’idée des matières optionnelles semblait suggérer que les principes comme les sujets pouvaient être multipliés indéfiniment au gré de la complexification de la société. Le droit n’était plus un terrain délimité ou borné, mais un océan sans horizon.

IV. Une quatrième année de droit ?

Pour ceux qui y voyaient encore un terrain, le remède à son expansion était de rallonger la durée des études de droit pour son exploration. Aussi, durant les années 1930, l’idée d’introduire une quatrième année de droit dans le cursus devint de plus en plus populaire52H. M. Bates, « A Four Year Course in Law », 21 Mich. Alumnus 350 (1915) ; P. L. Martin, « Shall the Standard Law Course Be Extended to Four Years ? », 11 Ill. L. R 351 (1916).. Celle-ci fut vigoureusement soutenue par John Henry Wigmore, dans un rapport dissident du comité de l’Association of American Law Schools (AALS) sur le programme des facultés de droit53J. H. Wigmore, « Minority Report on Committee on a Four-Year Curriculum », AALS Handbook, 1920, p. 215-219.. Wigmore introduisit une année supplémentaire à la faculté de droit de Northwestern dont il était alors le doyen, allant ainsi contre le souhait du président de l’université, mais avec le soutien de l’American Bar Association54W. R. Roalfe, John Henry Wigmore : Scholar and Reformer, Northwestern University Press, 1971, p. 169-170.. Cependant, il ne s’agissait pas seulement d’ajouter une quatrième année d’étude ; le programme fut substantiellement refondu selon les canons réalistes55Pour une présentation du nouveau cursus, v. L. Green, « A New Program in Legal Education », 7 Am. L. Sch. Rev 193 (1931). Leon Green fut un autre fer de lance du Réalisme. Il succéda à John Henry Wigmore à la fonction de doyen de la faculté de droit de Northwestern.. En 1935, l’idée fut abandonnée. Elle n’était toutefois pas tout à fait morte56Pour un panorama, A. Harsch, « The Four-Year Law Course in American Universities », 17 NCL Rev. 242 (1938). V. pour la faculté de droit de l’Université de Washington, par ex., où la quatrième année fut introduite en 1938 : J. Falknor, « The Four-Year Course ‒ A Brief Statement Concerning Its Content and the Reasons for the Change », 13 Washington L. R. 87 (1938).. La quatrième année de droit optionnelle de la faculté de droit de Chicago fut instaurée en 1937. Avec celle de Northwestern57V. supra, n. 55., elle fut probablement la plus innovatrice des expériences s’appuyant sur l’idée d’une année supplémentaire. Elle faisait partie d’un programme réorganisé dont le but était d’introduire « une évaluation des fonctionnements sociaux du droit » et de « tenter de traiter avec plus de pertinence de ce qu’est le droit et de ce qui est impliqué par la critique des règles de droit »58W. G. Katz , « A Four-Year Program for Legal Education », 4 U. Chi. L. R. 527 (1937), spéc. p. 530.. Le programme incluait des cours de psychologie, de théorie constitutionnelle anglaise, de théorie économique, de comptabilité, de théorie politique et d’éthique59Ibid., p. 533, 536.. Un enseignement obligatoire conçu comme devant occuper la moitié de la quatrième année était particulièrement remarquable : intitulé « Organisation juridique et économique », il traitait de la distribution des revenus et du cycle commercial, de théorie économique, de statistique, des aspects juridiques de la concurrence, des outils de contrôle de l’économie, de la faillite des entreprises et de leur restructuration. Le programme de Chicago fut maintenu jusqu’en 1949. Seule l’université du Minnesota connut un succès durable avec un programme de quatre ans, jusqu’en 195860W. B. Lockhart, « The Minnesota Program of Legal Education-The Four-Year Plan », 3 J. Legal Ed. 234 (1950)..
Des variantes du programme de quatre ans apparurent de manière éphémère ; ce furent les cursus qui combinèrent les études de droit et de commerce61Report of the Dean, Yale Law School, 1932/33, p. 5.. Le plus ambitieux et le plus complet fut probablement celui de Yale. Le programme de Yale commença en 1933 et se fit en coopération avec la Harvard’s Graduate School of Business Administration. On espérait que le programme apporterait « un réel gain de connaissance scientifique et des méthodes de contrôle de notre organisation sociale complexe »62Ibid., p. 16.. Les premiers étudiants jugèrent leur expérience valable et intéressante, mais faute d’inscriptions, le programme dut être arrêté en 1938.

V. La montée en puissance du droit public et du droit économique

Plus que le commerce, ce fut le droit public qui domina l’évolution des programmes dans les années 1920 et 1930. Le droit administratif, le droit économique, le droit du travail, le droit fiscal, le droit de la concurrence pénétrèrent les programmes des facultés de droit de Columbia, de Chicago, d’Harvard, de Northwestern, du Michigan. Les facultés de droit ne pouvaient ignorer les implications du mouvement progressiste. Le New Deal eut une influence importante dans tous ces domaines. Des membres établis de la profession juridique partirent travailler au service du New Deal. Cette attraction fut plus grande encore pour les jeunes diplômés des facultés de droit et les professeurs de droit, particulièrement les Réalistes, dont Jerome Frank. Il devint communément accepté que la participation au service public constituait une part importante du rôle d’un professeur de droit. Comme on l’a fait observer, cette attitude a pu être bénéfique pour l’administration fédérale, pour celle des États de la Fédération ou même des universités, mais il est peu probable que cela ait renforcé la recherche universitaire63L’attitude de Jerome Frank, dont on peut dire qu’il personnifia les affinités entre le Réalisme et le New Deal, est à cet égard significative. V. R. J. Glennon, The Iconoclast As Reformer. Jerome Frank’s Impact on American Law, Cornell University Press, 1985, p. 68-101..
Les changements dans les programmes des facultés de droit reflétaient cette fascination pour le gouvernement fédéral naissant. Les années 1930 virent le développement de cours de droit administratif en première année. À partir des années 1940, ces cours ne mirent plus l’accent sur le contrôle judiciaire de l’action administrative, mais sur l’activité des diverses agences créées par l’administration Roosevelt.
Lorsque les professeurs qui étaient allés se mettre au service du New Deal revinrent au sein de l’Alma Mater, des cours aux noms aussi alléchants que « la législation sociale moderne » ou « la TVA » commencèrent à apparaître64W. B. Leach, « Property Law Taught in Two Packages », 1 J. of Legal Ed. 28 (1948), spéc. p. 35..
Mais qu’en pensaient les étudiants ? Tous ces changements avaient-ils rendu les études de droit plus intéressantes et plus adaptées au monde qui les entourait ? Lorsqu’on interrogea des étudiants d’Harvard, ils n’hésitèrent pas à pointer du doigt les nombreux défauts de leur cursus. Ils estimaient qu’après la première année, la case method perdait son intérêt et qu’elle devait être abandonnée ou modifiée en deuxième et troisième année ; des cours magistraux devaient être réintroduits ; la discussion devait remplacer la méthode socratique ; un remède devait être trouvé contre le désintérêt général qui frappait les étudiants en troisième année ; ils estimaient enfin que tous les étudiants devaient être en mesure de participer à la confection d’une revue juridique ou au moins d’avoir une expérience similaire65La participation des meilleurs étudiants d’une promotion à la réalisation de la revue juridique de la faculté est à nos yeux un des éléments les plus originaux et les plus fascinants de la tradition facultaire américaine. Sur les origines de cette institution, v. M. L. Swygert et J. W. Bruce, « The Historical Origins, Founding, and Early Development of Student-Edited Law Reviews », 36 Hastings LJ 739 (1984) ; sur les développements ultérieurs, v. par ex. J. G. Kester, « Faculty Participation in the Student-Edited Law Review. 36 J. of Legal Ed. (1986) 14..
Les étudiants triés sur le volet de la faculté de droit d’Harvard n’étaient pas les seuls à se plaindre. Dans son deuxième rapport (1928), Reed réitéra la plupart des plaintes qu’il avait émises quelques années plutôt. S’il continuait à n’avoir aucun doute sur la « supériorité » de la méthode des cas, il trouvait qu’elle occasionnait une grande perte de temps et qu’elle avait le tort d’exclure l’étude de nombreux et importants domaines du droit. Il appelait aussi à relativiser l’avantage qu’elle était censée présenter, c’est-à-dire de procurer à l’étudiant une quantité importante d’informations immédiatement disponibles. Il continuait à manifester son inquiétude à propos de l’état intellectuel du droit américain, du déclin de la science et de la théorie juridiques, et aussi du temps excessif nécessaire pour entrer dans la profession66A. Z. Reed, Present-day Law Schools, préc., p. 223-229.. Il se montrait tout autant inquiet de l’état de la recherche juridique, qu’il attribuait partiellement à la méthode des cas.

En guise de conclusion et de synthèse

L’élan intellectuel des années 1920 ne porta ses fruits que quelques décennies plus tard. Toutefois, il eut un effet dans la décennie qui suivit, à savoir la floraison de discussions sur les programmes et le remodelage du cursus dans certaines facultés. La tentative de Columbia de développer une approche fonctionnelle des matières avait fléchi assez rapidement, mais Yale rencontra un véritable succès en traitant le droit des affaires par des catégories fonctionnelles. De plus, en combattant la position traditionnelle selon laquelle une faculté de droit avait pour vocation première la formation professionnelle, Columbia et Yale montrèrent un exemple qui influença quelques autres facultés. Le doyen de la faculté de droit de l’Université du Michigan écrivit par exemple en 1933 dans son rapport que « le droit devait être traité comme un moyen de contrôle social devant être employé […] en vue d’harmoniser les intérêts en conflit et pour le bien-être de la société entière »67Cité in E. L. Brown, Lawyers and the Promotion of Justice, Russell Sage Foundation, 1938, p. 86.. Les développements engendrés par les évolutions de cette période (nouveaux casebooks, séminaires, introduction du droit public, modernisation et extension des programmes) n’ont probablement pas eu un impact puissant ou immédiat sur la formation des juristes au niveau national, mais ils ont initié un précédent qui portera ses fruits dans les décennies ultérieures.
Ces premiers développements furent dans la plupart des cas limités à deux douzaines de facultés de droit de premier plan68Ibid.. L’atmosphère demeura très différente ailleurs : les facultés s’en tinrent à ce qui avait toujours été leur but premier, préparer les étudiants à l’examen du Barreau de tel ou tel État ; elles se tinrent sciemment à l’écart de l’ébullition Réaliste. On pouvait lire dans le bulletin de 1933 de l’une de ces universités :

« La faculté n’a à l’esprit aucune expérience radicale en matière de formation des juristes. Les matières offertes sont celles des programmes des facultés accréditées. La méthode d’enseignement est celle en usage […] depuis des années […]. Nous nous en tenons au fondamentaux. Aucun membre de la faculté n’est disposé à transformer sa salle de classe en un laboratoire coûteux dans lequel expérimenter des théories nouvelles, radicales ou encore non testées »69Ibid., p. 86-87..

Enfin, on notera avec regret que sur certains points les Réalistes se montrèrent quelque peu en retrait. Alors qu’ils étaient bien armés pour dénoncer les aspects anticoncurrentiels et monopolistiques du Barreau70Karl Llewellyn considérait les Barreaux comme grossièrement anticoncurrentiels, un cartel visant à dominer le marché : « The Bar Specializes – With What Results ?, 167 Annals of the American Academy of Political and Social Science, 1933, p. 177. et pour révéler à quel point le débat sur les standards et les écoles du soir était en partie déterminé par les préjugés racistes et religieux, les Réalistes ne s’intéressèrent guère à ces questions. Leur contribution à la réflexion sur la formation des juristes n’en demeure pas moins inestimable.

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