Le vague résiste-t-il au formel ?
Jean-Yves CHEROT
Aix-Marseille Univ, Laboratoire de théorie du droit, Aix-en-Provence, France
Abstract
Instead than denouncing the misunderstandings of legal formalism, mostly an invented formalism, we have to deepen our work on the forms of the law within which, paradoxically, one must count for the very forms of vagueness in the law, their varieties, their fidelity to the law and reasoning with vague concept in law. The law treats vagueness in an original way which constitutes a challenge to its analysis and technical approaches in the philosophy of language.
Sur le concept technique du vague et les théories du vague
La littérature technique sur le vague vient préciser à la fois ce qu’il faut entendre par le terme de « vague », proposer un vaste ensemble de concepts mobilisés notamment pour dire et expliquer ce que sont les « cas limites »1« An expression is vague if there are borderline cases for its application. Most of the job of an account of vagueness is to explain what rderline cases are » (T. Endicott, Vagueness in Law, OUP, 2000)., un concept bien connu aussi dans l’analyse juridique, le type de difficultés qu’ils recèlent et comment il peut être logiquement possible d’y faire face. Cette littérature s’accompagne notamment de précisions sur ce qui différencie le vague d’autres cas d’imprécision, sur les variétés du vague ou encore de discussions sur les différences entre les concepts vagues et d’autres concepts qui peuvent susciter une controverse à l’occasion de leur application. Une littérature importante s’attache à explorer ou à exploiter les rapprochements sur ces points entre analyse du langage et analyse du droit2V. notamment, dans cette vaste littérature, T. Endicott, Vagueness in Law, précité ; H. Asgeirsson, « Can Legal Practice Adjudicate Between Theories of Vagueness », in G. Keil and R. Poscher (eds.), Vagueness and Law. Philosophical and Legal perspectives, OUP, 2015 ; A. Marmor, « Varieties of Vagueness », in A. Marmor, The Language of Law, OUP, 2014, p. 85 s. ; J. J. Moreso, « “Marry Me a Little. How Much Precision is Enough in Law », Droit & Philosophie, vol. 9, 2018, p. 53 s..
Le vague est défini comme un concept qui comporte pour son application des cas limites (borderline cases), alors que tous les faits sont connus. Ce qui signifie que dans l’application d’une règle qui comporte un concept vague, il y a des cas qui clairement rentrent dans le champ d’application du concept et donc de la règle, des cas qui clairement n’y entrent pas et des cas douteux, pour lesquels on peut dire que l’on ne sait pas s’ils entrent ou non dans le champ de la règle ou dire qu’il n’est ni vrai ni faux qu’ils entrent dans le champ de la règle ou n’y entrent pas, alors que ne pas savoir si ces cas entrent ou non dans le champ de la règle n’est pas dû à l’ignorance des faits qui se rapportent à ces cas3« To say that an expression is vague (in a broad sense of vague) is presumably, roughly speaking, to say that there are cases (actual or possible) in which one just does not know whether to apply the expression or to withhold it, and one’s not knowing is not due to ignorance of the facts » (H. P. Grice, Studies in the Way of Words, HUP, 1989, p. 177, cité par T. Endicott, Vagueness in Law, précité)..
La notion technique de vague fait intervenir une autre notion, celle d’un vague d’ordre supérieur (second ou higher order vagueness), selon laquelle la distinction même entre les cas qui entrent clairement dans le champ de la règle et ceux qui sont douteux est elle-même vague (comme est vague également la frontière qui passe entre les cas qui clairement n’entrent pas dans le champ de la règle et les cas douteux). Il n’est pas possible d’établir les limites et les frontières entre ces trois catégories de cas.
La raison technique en est que l’application des notions vagues emporte un paradoxe, le paradoxe sorite (« tas »), que l’on voit classiquement, pour faire référence à l’histoire de l’analyse de ce paradoxe, dans l’emploi de l’expression « tas de blé ». L’exemple est le suivant : si nous avons clairement un « tas de blé pour 1 000 grains de blé, nous pouvons dire – nous le tolérons comme étant vrai – que nous avons aussi encore un « tas de blé » si nous avons 1 000 – 1 grain de blé. Et si nous appliquons la même inférence, il nous conduit à dire qu’un seul grain de blé est encore un « tas ».
C’est un raisonnement logique en application d’une inférence répétée à partir d’une règle dite « de tolérance »4Sur la tolérance de ce type de prédicat, voir C. Wright, « On the Coherence of Vague Predicates », Synthese, 30, 1975, p. 35-365.. La règle de tolérance s’écrit : si x appartient à la classe q, x-1 appartient aussi à la même classe q.
Cela vaut aussi pour : si x appartient la classe q, x+ 1 appartient aussi à q (et alors, de la même façon, si un grain de blé n’est pas un tas, 1 000 grains de blé ne forment pas non plus un tas de blé). Nous avons ainsi perdu toute possibilité de tracer une frontière en respectant la logique classique.
La solution de ce paradoxe, connu depuis l’Antiquité, fait l’objet de recherches qui donnent lieu de nos jours en philosophie et en logique formelle à des discussions d’une grande sophistication. Le principal défi des théories philosophiques du vague est de pouvoir expliquer ce qui est faux dans le raisonnement avec le paradoxe sorite ou pourquoi il est si difficile d’y faire face5Sur les approches philosophiques du vague, v. R. Sorensen, « Vagueness », Stanford Encyclopedia of Philosophy.. Pour certains logiciens, si la logique standard ne permet pas de traiter les problèmes nés du vague, c’est peut-être parce c’est elle qui est au cœur du problème et mérite de connaître des modifications. Le vague est dans les choses et dans notre représentation du monde. Dans cette approche, de type ontologique et sémantique, le fait qu’il y ait des cas où une proposition sur une chose du monde ne peut être ni vraie ni fausse implique qu’il nous faut une logique différente de la logique standard pour raisonner avec ces cas. La logique dite « floue » (fuzzy logic) cherche à dépasser le paradoxe sorite en introduisant l’idée qu’il existerait une continuité des valeurs de vérité, plus ou moins forte en fonction de leur plus grande ou moindre proximité avec la valeur des cas certains. La théorie supervaluationniste cherche de son coté à définir le moyen de trouver une forme de « précisification », respectant partiellement la logique standard. La théorie sémantique qui voit dans les concepts vagues des concepts partiellement définis et sensibles, dans les autres cas, au contexte, considère que les prédicats vagues dénotent des fonctions partielles, divisant un domaine entre les extensions positives et négatives et un intervalle. Cependant les locuteurs peuvent apporter au prédicat une plus grande précision et ainsi rétrécir l’éventail des cas limites, en fonction de leur but dans la conversation.
Les théories épistémiques du vague soutiennent, contre ces approches ontologiques du vague, qu’il existe bien dans le monde un fait qui décide dans quelle catégorie se situe ce qu’on considère comme des cas limites. Pour elles, le vague ne provient que de notre incapacité épistémique à connaître la frontière qui existe pourtant bien dans les choses et dans le monde. Il y a bien une détermination de nos concepts. L’épistémicisme revendique ainsi que le vague est un symptôme de notre ignorance des extensions précises des concepts et des critères précis qui comptent pour déterminer le point de séparation dans leur extension. Ils considèrent ainsi que la prémisse qui fonde le paradoxe sorite est fausse. Pour ces auteurs, pour lesquels le vague n’a pas de dimension ontologique, mais reste une simple question épistémique, il n’y a pas lieu de modifier notre logique standard6L’approche épistémique a été défendue par Timotty Williamson, Vagueness, Routledge, 1994..
Piège et enigmes du vague pour les juristes. Vers des nouvelles pistes
Travailler avec une plutôt qu’une autre de ces théories philosophiques du vague ne semble pas devoir faire ne différence pour l’analyse du droit, notamment s’il devait s’agir de choisir entre les approches sémantiques et les approches épistémiques.
Certains théoriciens du droit ont pourtant tenté de montrer qu’elles éclairent la façon dont on peut poser les questions les plus classiques sur le vague en droit et qu’elles permettent de leur apporter une solution. Le débat est souvent mené pour savoir qui des théories sémantiques et des théories épistémiques sont en mesure de rendre compte de la meilleure des façons des questions que le vague pose à l’analyse du droit : comment rendre compte du raisonnement judiciaire dans les cas difficiles ; est-ce que la morale fait ou non partie du droit ; le vague affecte-t-il la possibilité pour le citoyen d’être guidé par la loi et par le droit ; quelle est la valeur du vague ?
C’était le projet de Timothy Endicott. Timothy Endicott, qui souligne que « le vague est un piège (snare) pour les théoriciens du droit » et que ces derniers, « ont été aux prises sans repos avec une énigme qu’il crée pour la théorie du droit, ou, au moins, pour toute théorie qui représente les cours comme faisant application du droit »7« Vagueness is a snare for legal theorists. They have grappled fitfully with an enigma it creates for legal theory – or at least, for any theory that protrays courts as applying law » (T. Endicott, Vagueness in Law, OUP, 2000, p. 57)., considère que les théories philosophiques du vague peuvent apporter une réponse à ce qu’est un cas limite (borderline case) et que cela devrait avoir d’importantes conséquences pour savoir comment les traiter en droit. Ces approches philosophiques devraient être regardées comme des éléments essentiels dans la compréhension du raisonnement juridique.
« Philosophical approaches to the sorites paradox seem to have implications for legal theory : arguments that vague terms are incoherent, and that reasoning with them is impossible, would support arguments that vague laws are incoherent. Since vague laws are in important part of every legal system, the implications seem to be far-reaching »8T. Endicott, « Law and Language », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016..
C’est aussi un projet de Scott Soames de montrer les effets différents sur la théorie du raisonnement en droit et sur la valeur que l’on peut reconnaître au vague selon les différentes théories philosophiques du vague9V. spécialement, S. Soames, « Vagueness and the Law », in A. Marmor (ed.), The Routledge Companion to Philosophy of Law, Routledge, 2012, p. 95-108..
Mais beaucoup d’autres auteurs se sont attachés à démontrer l’absence d’aide que les logiques développées dans les théories philosophiques du vague peuvent apporter à la solution des problèmes que se posent les juristes et théoriciens du droit dans la vie réelle à propos du vague. Invité à venir donner son point de vue dans un colloque sur le vague en droit, Stephen Schiffer souligne que le droit possède des ressources pour gérer le vague et que les propositions de logique formelle pour raisonner avec le vague proposées par les philosophes sont d’un très faible intérêt, voire d’aucun pour les juristes10S. SchiffFFer, « A Little Help From Your Friends ? », Legal Theory, 7, 2001, p. 421-431 : « I have reached he conclusion that philosophical theories of vagueness, even if true, have nothing to offer jurisprudential concerns about vagueness » (p. 421).. Le projet de chercher de façon empirique dans le champ du raisonnement juridique des preuves de la plus grande pertinence de telle ou telle théorie du vague11H. Asgeirsson, « Can Legal Practice Adjudicate Between Theories of Vagueness ? » in G. Keil and R. Poscher (eds.), Vagueness and Law : Philosophical and Legal Perspectives, OUP, 2016, p. 95-125. ne peut, pas plus, paraître utile12C’est ce que constate donc également Hrafh Asgeirssson dans l’article cité à la note précédente : « due to the fairly complex relationship between language and law, we should be quite cautious about drawing general conclusions about language on the basis of facts about legal practice » (article précité, p. 104).. Un autre philosophe, Alex Silk, marque aussi son désaccord avec Timothy Endicott et avec Scott Soames et pense, au contraire, que « les diagnostics linguistiques sur le phénomène du vague ne peuvent pas aider à permettre de réaliser des progrès » sur les questions qui intéressent la théorie du droit13« It is common to think that what theories of linguistic vagueness is correct has implications for debates in philosophy of law. I disagree. I argue that the implications of particular theories of vagueness on substantive issues of legal theory and practice are less far-reaching that often thought » (A. Silk, « Theories of Vagueness and Theories of Law », Legal Theory, 25, 2019, n° 2, p. 132-152..
Pour prendre un exemple illustrant la nature de ces discussions, Alex Silk argumente, notamment, contre une thèse de Scott Soames selon lequel les épistémicistes ne pourraient pas rendre compte de façon adéquate de la véritable valeur du vague en droit, alors qu’elle serait parfaitement explicable sur la base de la théorie sémantique qui voit dans les concepts vagues des concepts partiellement définis et sensibles dans les autres cas au contexte14Nous renvoyons le lecteur à l’article d’A. Silk pour la discussion menée par A. Silk de trois autres propositions qui permettraient de marquer la différence centrale pour la théorie du droit des différentes théories philosophiques du vague pour comprendre mieux ou moins bien notamment la possibilité de l’indétermination du droit, les rapports du vague avec la Rule of Law et encore sur le pouvoir discrétionnaire des juges..
En effet, pour Scott Soames, la théorie épistémique, qui voit dans le vague un seul problème de connaissance, la seule façon pour les juges de faire application des prédicats vagues devrait être de raisonner plutôt par proximité avec des cas certains, s’il y en a, et de tenir dûment compte des précédents. Cette approche empêcherait de voir ce qu’il peut y avoir d’important et d‘utile dans l’emploi de mots vagues pour développer le droit dans des cas non prévisibles. Pour les épistémicistes, la fidélité au droit impliquerait que l’on ne fasse pas attention aux raisons de la loi.
Pour Alex Silk, les présupposés de l’argument de Scott Soames sont discutables. L’approche épistémique, montre-t-il, peut saisir le rôle que peuvent jouer dans la décision les raisons des locuteurs et la façon dont elles peuvent affecter l’extension des prédicats. Les épistémicistes traitent le sens d’une expression et son extension comme dépendant (au moins en partie) des faits relatifs à son usage. Et de tels faits relatifs à l’usage des expressions incluent les faits sur le contexte dans lequel l’expression est ou n’est pas utilisée et les finalités linguistiques ou extralinguistiques des locuteurs quand ils font usage de l’expression, notamment. Alex Silk rappelle également qu’une part décisive de la thèse pour laquelle Williamson défend que les extensions précises d’un prédicat ne sont pas connaissables est qu’elles sont sémantiquement plastiques (semantically plastic), en ce sens que de légers changements dans l’usage peut conduire à de légers changements dans le sens des prédicats vagues et dans les points de séparation de leur extension.
Ces démonstrations ont conduit Andrei Marmor à indiquer qu’« il ne fait probablement aucune différence dans le contexte juridique de savoir avec quelle particulière théorie du vague l’on travaille »15A. Marmor, « The Varieties of Vagueness », précité..
Cela ne veut pas dire que le vocabulaire technique des théories du vague soit sans utilité pour rendre compte ou éclairer certains points, même si cela se fait de façon accessoire, complémentaire aux habituelles raisons données par le droit, dans l’analyse du droit et du raisonnement judiciaire. La logique floue semble a priori de peu d’intérêt pour le raisonnement juridique qui doit répondre aux exigences du droit qui n’attend pas en principe de solutions en forme de gradations de vérité (on ne peut être que coupable ou non coupable, responsable ou non responsable)16La gradation de la sanction dans ces cas ne peut venir corriger cette logique binaire.. Mais il n’est pas exclu que l’on puisse trouver l’idée, qui est au centre de la logique floue, de degrés de vérité assignés à des propositions, notamment dans l’utilisation en droit, par substitution à des concepts classificatoires simples (riche/pauvre), de concepts quantitatifs permettant de construire, par degré, l’action publique, comme le font les politiques fiscales qui soumettent les citoyens à l’impôt sur le revenu par tranches de revenus 17Pour ce rapprochement entre logique floue et technique de législation fiscale, voir J. J. Moreso, « Mary Me a Little. How Much Precision is Enough in Law », précité, p. 59.. On peut aussi observer que les juges s’engagent rarement pour traiter un cas limite dans un raisonnement qui prendrait appui sur un argument de simple proximité entre un cas limite et un cas certain, car ce serait risquer de s’engager sur « une pente glissante », dans une logique non maîtrisable que révèle bien le paradoxe sorite18Voir sur ce point A. Marmor, « The Varieties of vagueness ».. De la même façon, on peut chercher à regarder sous un nouveau jour les méthodes d’interprétation et de raisonnement pour faire face aux cas qui sont à la limite d’application de termes vagues et qui permettent d’éviter d’avoir à déterminer une spécification de type arbitraire : une approche par la théorie du vague permet ou permettrait de les regarder encore sous une nouvelle facette.
À la vérité, si les théories du vague, les paradoxes qu’elles comportent et les solutions qu’elles proposent pour y faire face, ont assez peu d’intérêt direct pour l’analyse en droit, c’est que ce qui relève des « imprécisions normatives » en droit (pour reprendre une expression d’Alexandre Flückiger19A. Flückiger, (Re)faire la loi. Traité de légistique à l’ère du droit souple, Stämpfli Editions, 2019, p. 547.) a surtout peu de points communs avec le vague par degré, au sens technique.
Sur des distinctions conceptuelles utiles pour l'analyse du droit. Les variétés de vague en droit
Les juristes confondent, du moins ils n’attachent pas toujours dans l’analyse du droit de l’attention à cette différence, entre le vague et l’imprécision de la langue. Pourtant certaines distinctions sont nécessaires si on veut éclairer de nombreuses situations en droit et, de ce point de vue, l’apport de la philosophie du langage, de la sémantique comme de l’approche conceptuelle analytique présente de nombreux intérêts. Le vague n’est pas la seule forme d’imprécision. Le vague n’est pas l’ambiguïté. L’ambiguïté, à la différence du vague peut toujours être en principe évitée ou contrôlée. L’ambiguïté syntaxique doit en principe être totalement évitée dans la rédaction des textes juridiques (mais elle peut être malheureusement le résultat d’une inadvertance de la part du législateur ou d’une extrême complexité de la loi). L’ambiguïté lexicale (un mot possède plusieurs sens, complètement séparés et différents, dans une langue) est plus rarement un problème dès lors que peut jouer, pour comprendre le sens de la loi, le contexte d’emploi des mots dans un texte20A. Marmor relève que « standard lexical ambiguity is rarely a problem. Since the standard case of lexical ambiguity concerns solely words whose different meanings are unrelated, context is usually clear enough to determine which one of the two meanings of the word was intented by the legislature » (A. Marmor, « Varieties of Vagueness », précité)..
Alexandre Flückiger a proposé de distinguer utilement entre deux formes ou types d’imprécision en droit, entre, d’une part, une imprécision qu’il appelle « imprécision normative » (une loi n’est pas claire chaque fois qu’elle est trop imprécise pour y lire directement la solution concrète à appliquer au cas d’espèce »), d’autre part, une « imprécision linguistique (et qui fait qu’une « loi n’est pas claire si elle ne peut pas facilement être comprise d’un point de vue linguistique »)21A. Flückiger, (Re)faire la loi. Traité de légistique à l’ère du droit souple, précité, p. 547 s.. Par « imprécision linguistique », il vise l’ambiguïté (sans doute ici plus l’ambiguïté syntaxique que lexicale) ou la confusion linguistique, ou encore le caractère contradictoire d’un texte comme l’impossibilité d’en comprendre le sens.
Naturellement, l’imprécision linguistique peut entraîner aussi l’imprécision normative, comme le rappelle aussi Alexandre Flückiger. Mais la confusion entre l’imprécision linguistique et le vague serait d’autant moins pertinente, Alexandre Flückiger le souligne encore très bien, que ce pourrait être la recherche de l’extrême précision normative qui pourrait nuire à la compréhension linguistique et rendre la loi ainsi potentiellement défectueuse. C’est souvent l’emploi d’un terme vague qui permet au juge ou à l’administration sous le contrôle du juge tenant compte des circonstances et au regard des objectifs connus ou à révéler de la loi de mieux ajuster son application dans le respect de l’égale application de la loi et de l’égale considération due à chacun. Aussi, comme on l’a maintes fois observé, c’est parfois l’imprécision normative dans les termes utilisés par la loi qui permet une prise de décision plus raisonnable.
Le vague relève des « imprécisions normatives ». Mais, si on veut poursuivre dans cette direction, encore faut-il alors considérer différentes variétés d’imprécision normative et, partant, ce qu’on finit par appeler, à raison ou à tort, différentes « variétés de vague ».
Vague et concepts contestés
Il convient d’abord, et ce point nous paraît vraiment central, de distinguer les concepts vagues au sens technique et les concepts contestés et spécialement les concepts dits « essentiellement contestés »22Dans le sens que leur donne W. B. Gallie, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of Aristotelian Society, 56, 1955-56, p. 167-198.. Le « vague » concerne l’« extension » des concepts dans le monde, ce sont des concepts partiellement définis, avec une zone d’ombre. L’imprécision dans le cas des concepts vagues se manifeste dans l’extension du concept aux choses dans le monde et non dans leur « intension ».
Dans le cas des concepts contestés, ce n’est pas une question d’extension du concept dans le monde qui est en cause, mais bien une discussion sur leur sens, sur leur intension. De nombreux auteurs soulignent l’importance de principe d’une telle distinction, parce qu’on peut penser que l’on ne raisonne pas de la même façon pour résoudre la difficulté soulevée par un cas à la limite de l’application d’un concept vague par degré et les controverses à propos d’un concept contesté23V. pour une claire opposition, dans le même sens, entre « le vague » et « le contestable ». J. Waldron, « Vagueness in Law and Language. Some Philosophical Issues », California Law Review, 82, 1994, p. 509 s, ici p. 513.. Et, dans ce dernier cas, la décision sur la controverse ne devrait plus laisser de place à des cas limites.
À vrai dire, on pourrait étendre l’idée de vague aux deux types d’imprécision, celle qui résulterait de l’existence de cas révélés à la marge de l’application du concept vague par degré, et celle qui résulterait de la discussion sur la signification même du concept contesté24Une distinction de ce type dans le vague est faite par Peirce et relevée par C. Chauviré, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui », 1995.. Du moins alors, faudrait-il distinguer deux concepts de vague, l’un qui concernerait l’extension des concepts et l’autre leur intension. Mais ce serait deux notions différentes de vague.
Naturellement, la classification d’une indétermination entre concepts vagues et concepts contestés peut être relative selon les usages que l’on peut en faire de façon pragmatique. De telle sorte que si on se trompe à mes yeux si l’on voit dans la notion de « concepts contestés » une façon de résoudre les cas qui sont dans la pénombre ou les cas à la marge25C’est pourtant de cette façon que Roy Sorensen propose d’analyser la théorie des concepts essentiellement contestés de W. Gallie : R. Sorensen, « Vagueness Has No Function in Law », Legal Theory, 7, 2001, p. 387-417 (ici p. 401)., une controverse née de l’application d’un concept vague peut être transformée dans certaines circonstances en controverse sur son intension et ainsi transformer le concept vague en un concept contesté26Sur ce point, voir les observation de T. Acc ar, « Appréhender l’imprécision des droits : une approche linguistique », in V. Champeil-Desplats, Précision et droits de l’homme, Institut Universitaire Varenne, 2017, p. 41 s. (ici p. 49).. C’est encore revenir à l’idée qu’en la matière, ce ne sont pas les catégories techniques qui dominent, mais bien plutôt les méthodes de raisonnement et cela vaut particulièrement lorsqu’on nous parlons du raisonnement en droit.
Vague et général
Il est assez facile de confondre le vague et le général. Pourtant les propriétés du vague et du général sont logiquement indépendantes. Une expression n’est pas d’autant plus vague qu’elle serait plus générale, en ce sens qu’elle aurait vocation à s’appliquer à plus de cas. Au contraire, certaines expressions générales peuvent être moins vagues que des expressions de portée plus limitée. Mais il est vrai que, dans la plupart des cas, les expressions sont à la fois générales et vagues, ce qui conduit assez aisément à les confondre. Le point est important, car, pour Roy Sorensen, c’est souvent en considération des avantages du général dans la formulation de la règle de droit que l’on croit démontrer les avantages du vague27R. Sorensen, « Vagueness Has No Function in Law », précité..
Vague et polysémie
La polysémie peut être aussi confondue avec le vague, mais elle doit à toutes fins de clarification sémantique, ce qui peut être spécialement utile dans la pratique du raisonnement juridique, en être distinguée. La polysémie vient de ce que l’usage d’un mot possède une extension définie assez large dans le monde, alors que son emploi peut ne faire référence qu’à un sous-ensemble de cette extension définie. Andrei Marmor illustre cette situation avec le cas de l’affaire Smith (US Supreme Court, 508, US 223 (1993) dans l’application d’une loi qui prévoit une peine beaucoup plus lourde pour les délits en matière de drogue dans le cas où il a été « fait usage d’une arme » en lien avec un trafic de drogue. En l’espèce, le défendeur avait utilisé une arme comme moyen d’échange dans un troc arme-drogue. La majorité des juges de la Cour suprême décide que le cas rentre bien dans le champ de la prévision législative tandis que Scalia, dans une opinion dissidente, a fait valoir qu’il n’y avait pas ici à interpréter une expression vague (« usage d’une arme »), mais à lever une polysémie. L’expression « faire usage d’un arme » (using a firearm) n’est pas non plus ambiguë. C’est que l’expression « faire usage » possède une large gamme ou éventail d’emplois. On devait donc pour Scalia au sein de cette large gamme d’emplois possibles de cette expression, s’intéresser au sens de l’emploi qui en était fait dans la loi sur la base de laquelle était engagée la procédure. La loi ne pouvait pas être comprise, contrairement à l’opinion majoritaire, comme visant l’usage d’une arme comme un élément d’un troc contre de la drogue.
Vague et cluster concepts
L’idée que le vague concerne spécifiquement l’extension des concepts et non les difficultés en ce qui concerne une discussion sur leur intension permet encore de faire voir des types de concepts particuliers pour lesquels la difficulté dans leur application ne recouvre pas le vague au sens technique du vague par degré, comme le montre le mot typique utilisé par Hart pour parler de la texture ouverte du droit, le terme de « véhicule » qui n’est pas, à parler techniquement, un mot vague28Mais, comme on le verra plus loin, il ne convient pas de voir, ce faisant, ce qui aurait été une erreur de Hart, car ce n’est pas le but de Hart de suivre la définition technique du vague. Aux fins qui sont les siennes, il ne différencie pas “vague” et “texture ouverte”.. Certes, il y a des cas évidents et des cas moins clairs pour le terme « véhicule ». Mais c’est parce que la signification de ce terme n’est pas stable. Mathieu Carpentier relève, en les comparant, que « les choses sont différentes pour les termes vagues comme “chauve” et le terme de véhicule. Le mot vague a un caractère partiellement défini, ce qui affecte non sa signification », mais « seulement sa référence. Pour le mot “véhicule”, ce qui se joue c’est « le caractère indéterminé des propriétés pertinentes pour qu’un item compte comme un “véhicule” » et,
« par contraste, la signification de véhicule est modifiée en fonction du contexte. La définition que l’on trouve dans un dictionnaire repose très largement sur des exemples. Ce qui joue ici, c’est ce caractère indéterminé des propriétés pertinentes pour qu’un item compte comme un véhicule. Sa signification change selon le contexte, ce qui n’est pas le cas pour un concept vague comme tas ou chauve »29M. Carpentier, Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en droit, Institut universitaire Varenne, 2014, p. 524-528. Mathieu Carpentier écrit encore que « la raison pour laquelle « véhicule » n’est pas vague est relativement triviale : ce prédicat ne donne pas lieu à un paradoxe sorite. Véhicule est un terme générique, voire un terme défini par une « ressemblance de famille » ou encore un cluster concept, destiné à subsumer sous lui un nombre important de classes d’artefacts aux propriétés fort diverses d’une classe à l’autre. Les propriétés pertinentes pour déterminer si un objet instancie le concept de véhicule ne sont pas fixées dans le langage (e.g. usuellement, on suppose qu’un véhicule doit avoir des roues ; mais il serait intuitivement possible d’appeler véhicule une automobile dépourvue de roue, se déplaçant sur un coussin d’air à 5 cm du sol). Ce qui pose problème dans véhicule est que la détermination des propriétés pertinentes dépend assez largement d’éléments tirés du contexte. Ce n’est pas un prédicat partiellement défini dès lors que le caractère partiellement défini d’un prédicat (tel que chauve) affecte sa référence et non sa signification »..
Naturellement, dans le contexte de l’application d’un mot comme véhicule pour lequel, par la raison même des conditions de son emploi, c’est le contexte de son application qui rend compte de sa signification, on peut comprendre que l’intention de celui qui parle ne posera pas les mêmes problèmes et modes de compréhension que celui qui se pose pour l’application d’un terme vague au sens technique de « vague par degré ».
Vague ordinaire et vague extravagant
De nombreux philosophes du droit font référence au concept, que l’on trouve dans la philosophie du langage, de vague extravagant30Sur cette notion, S. Soames, Analytical Philosophy in America and Other Historical and Contemporary Essays, Princeton U.P., 2014, p. 292.. Il est encore présenté comme l’expression d’une distinction à faire entre des variétés de vague31A. Marmor, « Varieties of Vagueness in the Law », précité. Voir aussi T. Endicott, Vagueness in Law, précité ; T. Endicott, « The Value of Vagueness », in A. Marmor and S. Soames (eds.), The Philosophical Foundations of Language in the Law, OUP, 2011, 14 s. (ici p. 24-25) ; K. C. Culver, « Varieties of Vagueness », University of Toronto Law Journal, 54, 2004, p. 109 s., entre le vague qui est une conséquence d’une structure linéaire et d’échelle des mots (un vague par degré) et le vague par l’effet d’avoir à appliquer de nombreux critères, souvent non commensurables, et que la loi ne peut pas déterminer à l’avance, compte tenu de la situation que le législateur souhaite réguler (combinatory vagueness)32Cette distinction est explicitée dans W. P. Alston, « Vagueness », in P. Edwards (ed.), The Encyclopedia of Philosophy, Macmillan, p. 219 ; D. Hyde, Vagueness, Logic, and Ontology, Ashgate, 2008, p. 16-19.. Dans ce type de cas, le vague, s’il existe, est simplement, il faut le noter, une implication, le reflet du renvoi par l’emploi d’un concept évaluatif à un vaste ensemble de critères que le législateur ne peut fixer à l’avance. Ce vague-conséquence peut d’ailleurs être selon les cas un vague par degré comme un vague venant du caractère potentiellement contesté d’un concept évaluatif.
Certains termes sont à l’évidence et pour le dire ainsi, vagues de façon « transparente », comme les termes « mature », ou « chauve », ou encore « riche ». D’autres termes sont vagues aussi parce qu’ils connaissent dans leur application dans le monde des cas limites pour lesquels leur extension n’est pas clairement définie, mais ils le sont de façon ordinaire. La différence entre le vague transparent et le vague ordinaire n’est pas elle-même parfaitement déterminable. Elle est cependant utile pour l’analyse du langage juridique dans lequel on observe un nombre incalculable de mots ordinairement vagues, comme il y en a nécessairement dans tout langage naturel, mais dans lequel il est plus rare de trouver des termes vagues de façon transparente, sauf précisément lorsqu’il s’agit pour le législateur de faire face à des situations particulières dans lesquelles le recours à des termes ouvertement et de façon transparente vagues lui devient indispensable.
C’est faire référence notamment à des cas qu’il ne suffit pas de traiter avec des mots vagues dans le sens ordinaire, mais avec des termes possédant une autre caractéristique sémantique en ce sens qu’ils invitent à une évaluation de situations d’une telle diversité dans le monde qu’une tentative de précision des critères, qui devraient d’ailleurs être nombreux et difficilement commensurables, manquerait de permettre de saisir les fins que cherchent à poursuivre le législateur et une politique publique. Dans ces cas, on n’est plus dans le champ d’application d’un concept vague par degré, mais d’un concept rendu vague par la combinaison de tests différents, non par un vague ordinaire mais un « vague extravagant »33Pour R. Poscher, dans cette hypothèse en effet « we have not made or cannnot make up our minds about which properties objects need to possess in order to belong to a certain category of things. Indeterminacy like these are not questions of degree. They stem from our indecision as to certain necessary properties. In these cases, indeterminacy stemps from the number of possible or even established combinations of necessary and sufficient conditions which produce different results for the case at hand » (R. Poscher, « Ambiguity and Vagueness in Legal Interpretation », in L. Solan and P. Tiersma [eds.], Oxford Handbook on Language and Law, OUP, 2011).. Cela renvoie à des circonstances où le législateur n’a pas pu faire autrement que d’utiliser des standards évaluatifs, tels que les termes ou expressions due process, negligence, « raisonnable » et que l’on trouve encore souvent en droit dans la construction de restrictions, conditions, exceptions à l’application d’autres concepts, tels que les concepts qui définissent ce qui permet d’apporter à des droits et libertés fondamentales des « restrictions qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques » (clause de l’article 9, 2 de la Convention européenne des droits de l’homme).
Une telle distinction peut être lue aussi dans un texte de Hart, issu d’une de ses conférences à la Harvard Law School en 1956, redécouvert et publié récemment34H. L. A. Hart « Discretion », Harvard Law Review, 127, 2013, p. 652-665. Je dois à la lecture de l’article de J. J. Moreso, « Marry Me a Little », précité, d’avoir attiré mon attention sur ce point.. Dans ce texte, en effet, Hart propose une distinction, non présentée en ces termes mais y faisant clairement référence, entre le vague par degré et le vague provenant de prédicats multidimensionnels. Il fait référence à des cas limites qui viendraient de ce qu’ils ne comporteraient que certains des traits visés par un concept et qu’il faudrait les comprendre, pour les appliquer, de telle sorte que l’on puisse rendre compte de la façon dont nous avons de communiquer avec eux35« I prefer this way of putting the semantic situation to just saying that we have a continuum which stretches over a wide area and that we distinguish something which fades gradually into other notions because this metaphor of a continuum does not bring out the fact that we do, as well as recognize the vagueness or the boundary of such notions as discretion, also recognize clear or simple cases, and if we could not do this we should not be able to use the term in communication with each other »..
Il faut noter qu’il arrive de trouver aussi chez Hart, notamment dans « Problem of jurisprudence 36H. L. A. Hart, « Problems of the Philosophy of Law », in P. Edwards, Encyclopedia of Philosophy, vol 6, 1967, p. 264-276, réédité in Hart Essays in Jurisprudence and Philosophy, OUP, 1983, p. 88 s., un article dans lequel il accorde une attention toute particulière au raisonnement juridique lui-même, une distinction non seulement entre le vague et l’ambiguïté, mais encore le vague et d’autres indéterminations, notamment celles qui naissent d’hypothèses où les règles sont expressément construites en faisant référence à des « termes non spécifiques » tels que « raisonnable »37Evoquant diverses situations factuelles qui ne peuvent pas être réglées clairement, Hart signale que dans ces cas, « the rules may be found either vague or ambiguous. A Similar indeterminacy arise when two rules apply to a given factual situation an also where rules are expressly framed in such unspecific terms as “reasonable” or “material” ».
De façon générale, est-il précisé, le bilan coût/avantage dans le choix des termes et critères à employer par la loi fait clairement apparaître un avantage pour l’emploi de termes ou de critères les plus précis. Cela peut certes comporter un coût. Si l’on décide que l’âge de la majorité civile est de 18 ans et qu’on lie à cet âge divers droits comme le droit de conduire un véhicule sur les routes publiques ou encore le droit de vote, cela comporte quelques inconvénients, compte tenu du caractère arbitraire que peut comporter l’application d’un tel critère à des situations peut-être différentes, certaines personnes étant plus matures que d’autres au même âge. Mais les avantages sont considérables si on compare cette solution à celle qui consisterait pour la loi à se référer à la « maturité » des personnes. Il faudrait affronter le risque de l’application arbitraire de la loi par les autorités et encore celui de devoir faire face à une séquence sorite. Il y a tout lieu d’éviter ici l’usage d’un terme vague.
En revanche, le bilan coût/avantage est complètement différent dans les cas où il est fait usage de concepts comme celui de raisonnable ou de négligence.
Timothy Endicott, comme Andrei Marmor, prennent l’exemple de la règle ancienne en droit anglais qui regarde comme un délit le fait de négliger la surveillance d’un enfant de telle sorte que cette négligence puisse porter une atteinte à sa santé ou causer des souffrances. Sont en ligne de compte une vaste variété de circonstances et de cas non prévisibles. En prenant, ne serait-ce que le seul cas de la négligence dans la surveillance d’un enfant, il faut prendre en considération la durée de l’absence de surveillance de l’enfant, son âge, son degré de maturité, l’environnement dans lequel il se trouve, l’âge de la personne à qui la surveillance est confiée, etc. Cela ne veut pas dire que tous ces critères ne puissent pas être pesés les uns avec les autres et, par leur combinaison, permettre de produire une mesure par degré de ce qui est plus ou moins une absence de surveillance, de ce qui entre dans le champ de l’incrimination et constitue l’acte de négligence. On voit bien que, pour le législateur, ce qui compte, c’est le fait que le cas est résistant à toute tentative de spécification avec des critères précis, établis à l’avance, complets, pour tous les cas qui viendraient à se présenter dans la vie réelle38the sorites sequence in the application of the word to concrete cases, though both would also be present, of course. […] Needless to say, this does not mean that the unlikely to face borderline cases. Extravagantly vague terms are also vague in the ordinary sens of vagueness. But it is the mutlidimensionality of such terms that makes them : particularly problematic and particularly resistant to precisification » (A. Marmor, « The Varieties of Vagueness », précité. p. 88-89)..
De telle sorte que ce qui va être mis en premier rang dans l’analyse coût-avantage dans le choix du législateur, ce n’est pas le risque d’engager une séquence sorite à répétition, mais le fait que fixer dans la loi elle-même des critères de façon complète et précise laisserait non seulement de trop nombreuses situations pertinentes en dehors du champ de la loi, mais rendrait la loi profondément injuste dans son application et d’une complexité telle qu’elle serait inintelligible.
Ainsi, l’emploi de termes vagues est présenté comme une « valeur » (« la valeur du vague »39Sur cette expression, T. Endicott, « The Value of Vagueness », précité.) en ce qu’il permet de laisser ouverte l’utilisation du droit dans des circonstances imprévues, mais pour faire face à des situations si complexes, si concrètement enracinées dans des faits, qui peuvent être dans leur réalité extrêmement différents, pour qu’on puisse les prévoir dans l’énoncé de la règle.
Vague extravagant, notions indéterminées et concepts contestés
Il y a tout lieu de penser que les concepts de « raisonnable », de due process ou encore de negligence, de « faute », ou encore de « restrictions nécessaires dans une société démocratique », peuvent impliquer éventuellement la recherche d’une doctrine, dans le cadre d’une controverse sur les critères les plus importants à retenir, qui rende compte de leur application. Certains de ces concepts pourraient, dès que la discussion sur leur signification serait susceptible d’engager des controverses centrales, relever de concepts contestés plutôt que de concepts vagues. Ralf Poscher raccorde ainsi les combinatory borderline cases aux « concepts essentiellement contestés » parce que le vague qui procède de l’évaluation à partir de la combinaison de différentes dimensions vient, écrit-il, « du très large désaccord sur la signification précise des termes de la loi qui conduisent des interprétation divergentes des notions telle que due process ou « punitions cruelles et inhumaines. Ainsi de nombreux termes juridiques sont une structure similaire à celle aux concepts contestés de W. B. Gallie »40« Combinational vagueness also results from the widespread disagreement over the precise meaning of legal terms, which leads to diverging legal interpretations of terms like “due process” or “cruel and unusual punishment”. Many legal terms have a structure similar to Walter Brice Gallie’s contested concepts » (R. Poscher, « Ambiguity and Vagueness in Legal Interpretation », in L. M. Solan and P. M. Tiersma (eds.), The Oxford Handbook of Language and Law, OUP, 2012, chapter 9)..
Comme nous l’avons déjà évoqué, que l’on puisse parler de vague dans ces deux situations différentes (le vague par degré et le vague résultant d’un concept contesté), n’a rien de choquant théoriquement. Mais cela exige malgré tout de bien les distinguer par ailleurs si on s’attache au mode de solution qu’implique le vague et notamment le vague en droit.
Même s’ils ne sont pas nécessairement contestés, l’application de concepts évaluatifs, comme celui de raisonnable peut ne pas ressembler à celle d’un terme vague par degré au sens technique. Alors que dans ce dernier cas, on peut, avec certains arguments théoriques, justifier le recours à une décision arbitraire, l’application des concepts évaluatifs implique une justification qui doit être, certes, déterminée en fonction de circonstances imprévues à l’avance, c’est la fonction même de l’emploi de ces concepts par le législateur, mais ne relevant pas de la discrétion, du moins d’une discrétion au sens fort. Il convient de relever que c’est souvent pour l’application de ces concepts vagues, sous la forme de concepts évaluatifs, impliquant la combinaison et le jugement à partir de plusieurs critères, que l’on a cherché plus souvent dans les théories sémantiques du vague des bases logiques pour leur solution, et en particulier, vu l’importance du contexte dans lequel ils doivent être appliqués, pour leur compréhension, leur affinement, voire leur accomplissement concret41Les théories dites supervaluationistes (supervaluationism) ont été visitées et proposées comme des bases logiques pour la justification de la recherche de la « one-right answer » dans de telles situations. Sur cette proposition, voir J. J. Moreso, « Marry me a Little », précité, p. 65-67..
Dworkin avait fait valoir dès ses premières contributions à la théorie du droit que pour les cas les plus typiques d’application de concepts évaluatifs, comme celui invitant à adopter une décision « raisonnable », on ne se trouve pas devant l’attribution aux autorités d’un pouvoir discrétionnaire fort42Dworkin, « The Model of Rules », University of Chicago Law Review, 35, 1967, 14-46 réédité in Dworkin, « The Model of Rules I », Taking Rights Seriously, HUP, 1977.. Dworkin considère que les standards et notions dites indéterminées en droit (tel que le renvoi par le droit au raisonnable) sont parfaitement intelligibles (personne ne conteste ce point), ne confèrent aucun pouvoir discrétionnaire aux autorités chargées d’en faire application et sont aptes à guider la conduite des citoyens. Tout au plus pourraient-ils faire advenir dans certaines circonstances une controverse, mais celle-ci proviendrait alors d’une discussion sur la signification du standard, non sur son extension dans le monde, mais sur son intension, une controverse qui aurait alors elle-même un sens en ce qu’elle contribuerait à la recherche de la meilleure interprétation du standard du point de vue de l’intégrité du droit et donc des valeurs en cause.
Le contrôle de constitutionnalité des imprécisions dans la loi. Pour une analyse constitutionnelle des imprécisions normatives
Les travaux philosophiques sur le vague devraient accompagner le travail conceptuel pour l’importante discussion qui doit naître sur ce qui est souvent présenté, sous un même chapeau, comme les «imprécisions » du droit au regard des questions qu’elles posent du point de vue de principes relatifs au respect qui est dû au droit. Ces travaux devraient être spécialement importants dans l’analyse conceptuelle qui devrait accompagner l’analyse des jurisprudences constitutionnelles.
Dans le cadre du contrôle, au nom des principes constitutionnels de légalité, de lutte contre l’arbitraire, contre l’insécurité juridique, de la nécessaire précision de la loi, les cours constitutionnelles ne procèdent pas directement aux distinctions sémantiques ou analytiques que nous venons d’explorer. L’approche technique du vague en philosophie du langage ne se retrouve pas telle quelle dans les concepts utilisés dans les jurisprudences constitutionnelles. C’est sur la base de doctrines formulées en termes très généraux et sur les mêmes bases juridiques que les cours constitutionnelles traitent des cas les plus divers d’imprécision législative. En France, tout en ayant distingué de façon pertinente dans le contrôle des imprécisions de la loi, le contrôle mené sur la base de l’article 34 de la Constitution (violation de l’article 34 pour incompétence négative dès lors que le législateur n’accorde pas aux personnes les garanties suffisantes de précision dans la réglementation de leurs droits et libertés protégés, et le contrôle mené au titre des articles 4, 5, 6 et 16 de la DDHC (dès lors que le législateur ne satisfait pas à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi43L’objectif de valeur constitutionnelle de l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Selon le Conseil constitutionnel, en effet, l’égalité devant la loi énoncée par l’article 6 de la Déclaration et la garantie des droits requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables. Une telle connaissance est également nécessaire à l’exercice des droits et libertés garantis tant par l’article 4, en vertu duquel cet exercice n’a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas (décision du Conseil constitutionnel n° 99-421 DC, relative à la loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative à certains codes, considérant n° 13).), le Conseil constitutionnel fonde en général son contrôle sur tous les cas où il question du contrôle de l’imprécision de la loi sur ces deux fondements à la fois44Voir spécialement les clarifications conceptuelles de P. Rrapi, L’accessibilité et l’intelligibilité de la loi en droit constitutionnel, Dalloz, coll. Bibliothèque des thèses, vol 137, 2014. Voir aussi A. Vidal-Naquet, « L’état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l’incompétence négative », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 46, janvier 2005, p. 7-20.. Il y a bien un écart dans les termes employés entre l’analyse technique de type philosophique et l’analyse technique en droit, ce qui n’a rien pour surprendre. Cela se vérifie spécialement pour la void-for-vagueness doctrine des cours aux États-Unis qui concerne toutes sortes d’imprécisions et notamment un grand nombre qui n’ont pas de rapport avec le vague tel que compris au sens technique. Ces doctrines visent à la fois les lois imprécises sur le plan syntaxique, des lois qui comportent des contradictions ou qui sont simplement incompréhensibles parce que mal rédigées, et les lois qui comportent une relative indétermination normative parce qu’elles emploient des termes vagues45V. J. Waldron, « Vagueness in Law and Language : Some Philosophical Issues », California Law Review, vol. 82, 1994, p. 513-514 : « The term “vagueness” in the “void-for-vagueness” meaning certainly comprises both vagueness in the strict sense and ambiguity, and in a legal context, either those forms of indeterminacy is likely to become contestability if there is a history of political argumentation about the meaning of the term. May be “vagueness” is supposed to refer to any for of indeterminacy that encourage unwarranted discretion or leaves the citizen without reasonable notice of what is required of her » J. Waldron poursuit sur ce point de la façon suivante : « the definition I have offered should be treated with some care in a legal context. In defining a strict philosophical sense of “vagueness” and distinguishing it from other forms of indeterminacy, it is not my intention to pin down the true meaning of the “void-for-vagueness” doctrine. The fact that philosophers have given “vagueness” a reasonably precise definition does not at all imply that constitutional lawyers should attach the same meaning to the term. Precision, as Aristotle reminded us, is always relative to a subject and the purpose for which it is undertaken. I am drawing these distinctions – following general philosophical usage – only so that we can see and understand the diverse sources of indeterminacy that flow from the use of natural language in both descriptive and normative contexts »..
La distinction entre les imprécisions (et plus encore les contradictions) syntaxiques et les imprécisions qui relèvent des imprécisions normatives rend bien compte de différences de traitement par les cours constitutionnelles des imprécisions que l’on trouve dans la loi sur la base des principes constitutionnels de l’État de droit. Les cours constitutionnelles condamnent de façon stricte les ambiguïtés, les confusions, la complexité extrême des lois ; elles ont une attitude plus ouverte et plus graduelle pour les imprécisions normatives invitant là une analyse au cas par cas pour une meilleure évaluation des risques pour l’État de droit. Alors que, dans les premières hypothèses, les lois sont impitoyablement déclarées inconstitutionnelles, elles sont le plus souvent, à certaines conditions, déclarées conformes au droit, dans le second cas, c’est-à-dire dans les hypothèses d’imprécision normative. Celle-ci est elle-même considérée parfois comme un élément nécessaire et valable de la loi en raison des circonstances particulières qui tiennent au domaine d’intervention de la loi.
Ainsi, le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution des cas où le défaut linguistique conduit à autoriser deux interprétations égales de la loi sans même que les finalités du texte ne permettent de les départager46Décision CC 85-191 DC du 10 juillet 1985, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier (§5). ; des cas où la loi est d’une complexité telle qu’elle ne permet pas à ceux qui en sont les bénéficiaires de pouvoir organiser leur choix47Pour une disposition fiscale : Décision 2005-530 DC du 29 décembre 2005, Loi de finances pour 2006 (§§ 69 s.) : ayant notamment considéré « que les destinataires des dispositions en cause préne sont pas seulement l’administration fiscale, mais aussi les contribuables, appelés à calculer par avance le montant de leur impôt afin d’évaluer l’incidence sur leurs choix des nouvelles règles de plafonnement », le Conseil poursuit « §84, que la complexité de ces règles se traduit notamment par la longueur de l’article 78, par le caractère imbriqué, incompréhensible pour le contribuable, et parfois ambigu pour le professionnel, de ses dispositions, ainsi que par les très nombreux renvois qu’il comporte à d’autres dispositions elles-mêmes imbriquées ; que les incertitudes qui en résulteraient seraient source d’insécurité juridique, notamment de malentendus, de réclamations et de contentieux ; § 85, que la complexité du dispositif organisé par l’article 78 pourrait mettre une partie des contribuables concernés hors d’état d’opérer les arbitrages auxquels les invite le législateur ; que, faute pour la loi de garantir la rationalité de ces arbitrages, serait altérée la justification de chacun des avantages fiscaux correspondants du point de vue de l’égalité devant l’impôt ; § 86 dans ces conditions, que la complexité de l’article 78 est, au regard des exigences constitutionnelles ci-dessus rappelées, excessive ». ; des cas, encore, où la loi est parfaitement contradictoire48Décision 2008-567 DC du 24 juillet 2008, Loi relative aux contrats de partenariat, §§ 39 s. « 39. Considérant qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui impose d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; 40. Considérant, en l’espèce, qu’en adoptant les dispositions précitées, le législateur a entendu ouvrir aux entités adjudicatrices la possibilité de recourir de plein droit à la procédure négociée pour la passation de leurs marchés ; qu’il a, à cet effet, défini deux procédures, supposées alternatives, en dessous et au dessus d’un seuil défini par décret ; que, toutefois, la rédaction adoptée ne fait référence, dans l’un et l’autre cas, qu’aux contrats dont le montant est « supérieur au seuil » ; que ces dispositions, qui doivent de surcroît être combinées avec le III de l’article 7 de l’ordonnance du 17 juin 2004 dans sa rédaction résultant de l’article 7 de la loi déférée, lequel fait référence aux contrats dont le montant est « inférieur à un seuil fixé par décret », portent atteinte, par leur contradiction, à l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ; que, dans ces conditions, les deux derniers alinéas de l’article 16 de la loi déférée doivent être déclarés contraires à la Constitution »., ou encore tellement mal écrite qu’elle est privée de sens rationnel, ou encore parce qu’elle est ambiguë49Décision 2003-475 DC, loi relative à l’élection des sénateurs, cons. 20 et s. (référence à des termes « équivoques »). Pour une disposition intelligible d’un décret mal écrit, voir la décision du Conseil d’État du 29 octobre 2013, Association des amis de la rade et des calanques, n° 360085 dans laquelle le Conseil d’État juge, « sur le moyen tiré de la méconnaissance de l’objectif de clarté et d’intelligibilité de la norme », « que l’article 10 du décret attaqué interdit le port, la détention ou l’usage de toute arme ainsi que de ses munitions dans les espaces naturels et précise que » Ces dispositions ne s’appliquent pas aux personnes admises à chasser en application du V de l’article 9 et aux pêcheurs sous-marins, sans préjudice du IV de l’article 11 » ; que, toutefois, l’article 11 auquel ces dispositions renvoient ne comprend pas de IV ; que les requérants sont par suite fondés à soutenir que les dispositions en cause ont méconnu l’objectif à valeur constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la norme »..
On remarque que, sur ces questions, la doctrine s’intéresse plus à une discussion sur les bases constitutionnelles du contrôle juridictionnel, qu’à une analyse intellectuelle des cas traités par les cours. À vrai dire, on devrait vite voir les limites des classifications sémantiques. Ce devrait être moins les essences ou la nature des concepts qui déterminent le mode de raisonnement en droit que les modes de raisonnement en droit qui permettent de dire avec quelle catégorie de concepts on joue. L’analyse devrait regarder les affaires de près et la façon dont elles sont présentées et viennent au contentieux, car le classement d’un terme imprécis dans une des catégories analytiques ou sémantiques pourrait être un point intéressant pour répondre à des questions telles que, par exemple, de savoir si certains standards ou concepts indéterminés sont parfois traités comme des concepts contestés et, dans ce cas, si cela implique un contrôle plus étendu sur leur imprécision de la part des cours constitutionnelles. Il est intéressant de voir par exemple que le Tribunal fédéral suisse semble bien traiter les termes tels que « décès » et « mort » dans une loi du canton de Genève relative à la présomption de consentement aux dons d’organes pour leur transplantation et aux conditions par lesquelles cette présomption peut être levée par les « proches », comme des concepts contestés, ce qui, compte tenu de la nature de la loi et des enjeux moraux du consentement aux dons d’organes, implique de la part du tribunal de vérifier que le renvoi par la loi aux directives données aux médecins pour le constat de la mort est lui-même conforme à la précision qu’il faut attendre du droit dans ce cas (arrêt de la première cour de droit public du 16 avril 1997, ATF, 123 I 112, ici p. 124 s.).
Dans le vocabulaire de nombreuses cours constitutionnelles les imprécisions normatives qui se rapportent à ce qu’on a appelé le vague extravagant ou les concepts contestés semble subsumées sous le vocable de « notions indéterminées » (Tribunal constitutionnel d’Allemagne, Tribunal fédéral suisse).
Les jurisprudences allemande et suisse défendent le principe selon lequel la loi doit être suffisamment précise, surtout quand elle empiète sur la sphère de protection d’un droit fondamental, ce qu’elles appellent « le principe de détermination suffisante de la loi »50Selon le Tribunal de Lausanne, « l’exigence de précision normative découle du principe de la base légale, applicable en cas de restriction aux libertés fondamentales. Une norme restrictive doit en particulier être suffisamment précise pour permettre aux administrés d’en apprécier le portée et d’adopter leur comportement en connaissance de cause (ATF 133, 1, 110, 12 octobre 2005).. Comme l’a souligné la Cour constitutionnelle fédérale allemande BVerfGF 21, p. 73, 22 janvier 1967 : « l’autorisation fondamentale de concepts juridiques indéterminés ne dispense par le législateur de concevoir la disposition de telle sorte qu’elle corresponde aux principes – liés à l’état de droit – de clarté de la norme et de justiciabilité. Elle doit être, dans ses conditions et dans son contenu, formulée de telle sorte que les destinataires qu’elle mentionne connaissent l’état du droit et puissent ainsi orienter leur action en fonction de cela ». Le Conseil constitutionnel français contrôle de la même manière, parfois sur la seule base de l’incompétence négative et sur le seul fondement de l’article 34 de la Constitution, parfois sur la base de l’incompétence négative et de l’objectif d’intelligibilité de la loi en même temps, si le législateur n’a pas laissé, faute de précisions suffisantes dans loi, le pouvoir réglementaire ou le juge ou toute autre autorité51Pour une délégation inconstitutionnelle à la Cour des comptes, CC, décision 2009-584 DC du 16 juillet 2009, Loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires : « en conférant à la Cour des comptes le pouvoir de coordonner les modalités des certifications par les commissaires aux comptes, sans fixer l’étendue et les limites de ce pouvoir, le législateur a méconnu l’étendue de sa compétence ». décider des garanties que la loi doit contenir lorsqu’elle pénètre dans le champ des libertés et des droits protégés par la Constitution. Selon le Conseil constitutionnel, « il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence ainsi que l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lui imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; qu’il doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi »52Décision 2009-592 DC du 19 novembre 2009, loi relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie ; décision 2007-557 DC du 15 novembre 2007..
Mais l’exigence de précisions suffisantes de la loi n’est qu’une exigence minimale. La loi peut comporter des concepts juridiques indéterminés (voir BVerfGE, 21, p. 73 ; BVerfGE, 70, p. 205, 18 mai 1988, Schaterefal der Länders).
« La Cour de Karlsruhe interprète d’ailleurs cette exigence souplement, reconnaissant que celle-ci est liée aux destinataires, à leur nombre, ou encore au domaine dans lequel ladite loi intervient, ajoutant par ailleurs qu’est interdite l’utilisation par le législateur de dispositions trop imprécises, à moins que l’ensemble des dispositions du texte en cause ne permette de leur donner un contenu (BVerfGE 49, 1er août 1978, Kontaktsperre) »53C. Fercot, « Précision et droit de l’homme dans les ordres juridiques allemand et suisse », in V. Champeil-Desplats, Précisions et droits de l’homme, Institut Universitaire Varenne, p. 129 s..
Le Tribunal fédéral suisse juge que :
« On ne saurait en effet exiger du législateur qu’il renonce totalement à recourir à des notions générales, comportant une part nécessaire d’interprétation. Cela tient en premier lieu à la nature générale et abstraite inhérente à toute règle de droit, et à la nécessité qui en découle de laisser aux autorités d’application une certaine marge de manœuvre lors de la concrétisation de la norme. Pour déterminer quel degré de précision on est en droit d’exiger de la loi, il faut tenir compte du cercle de ses destinataires, et de la gravité des atteintes qu’elle autorise aux droits fondamentaux […]. Une atteinte grave exige en principe une base légale formelle, claire et précise, alors que les atteintes plus légères peuvent, par le biais d’une délégation législative, figurer dans des actes de niveau inférieur à la loi, ou trouver leur fondement dans une clause générale […]. Le Tribunal fédéral examine librement cette question » (ATF 123, I, 124).
Les cours constitutionnelles rappellent aux administrations qui reçoivent du législateur des compétences dans la mise en œuvre de concepts dits indéterminés qu’elles n’ont pas pour autant reçu un pouvoir d’appréciation discrétionnaire, que non seulement l’exercice de leur compétence est sous le contrôle du juge, mais encore que les juges exercent dans ce contrôle un pouvoir d’examen étendu. Comme l’écrivent E. Garcia de Enterria et T. R. Fernandez, faisant référence tant à la jurisprudence administrative en Espagne qu’à la jurisprudence administrative en Allemagne :
« voici quel est le sens de la théorie des concepts indéterminés : l’indétermination de la phrase n’est pas transférée dans une indétermination dans son application ; ces applications nous permettent seulement une “solution d’unité” dans chaque cas, saisie à travers une activité cognitive, apte donc à être objective, et non à travers une activité de simple volonté »54E. Garcia de Enterria et T. R. Fernandez, Curso de Derecho Administrativo, I, 13e édition, Madrid, Civitas-Thomson Reuters, 2013, p. 502 (cité par J. J. Moreso, op. cit., p. 62)..
L’imprécision normative d’une loi peut dans certains cas apparaître, parce qu’elle est seule de nature à permettre de faire face aux objectifs de la loi, comme un élément de la qualité de la loi, notamment lorsqu’il s’agit pour le législateur de faire face à des situations qu’il peut difficilement appréhender à l’avance. Visant principalement la jurisprudence constitutionnelle du Tribunal fédéral suisse, Alexandre Flückiger souligne que « dans certaines circonstances », il convient de « diminuer la densité normative » de la loi :
« le principe de proportionnalité impose en effet certaines imprécisions dans le texte afin de laisser aux autorités un pouvoir d’appréciation lorsque seule la prise en compte de l’ensemble des circonstances permet de prendre une décision adéquate). Or une texture normative trop resserrée n’autorise pas une telle pesée des intérêts dans ce type de contexte. La jurisprudence du Tribunal fédéral vise essentiellement des domaines dont l’évolution est imprévisible ou dont la norme précise ne peut naître que dans un cas particulier au contact des faits concrets, à l’exemple du droit de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et de l’environnement »55A. Fluckiger, (Re)faire la loi, précité, p. 555. V. aussi P. Moor, A. Flückiger, V. Martenet, Droit administratif, vol. 1, 2012, p. 809..
Visant de telles hypothèses, les théoriciens reconnaissent la « valeur » d’une certaine imprécision normative dans la loi, la « valeur du vague »56T. Endicott, « The value of vagueness », in A. Marmor and S. Soames (eds.), Language and Law, OUP, 2011, p. 14-30.. Parler de la « valeur du vague » peut paraître une erreur de jugement. Pour le moins, l’imprécision normative de la loi est toujours un défaut dès lors qu’elle n’apporte pas pleinement la garantie de la loi dans l’exercice de notre liberté57Pour Hrafn Asgeirsson, parler de la « valeur du vague », serait même une erreur logique (H. Asgeirsson, « On the Instrumental Value of Vagueness in the Law », Ethics, 125, January 2015, p. 425-448).. Le principe de légalité est violé par la loi imprécise et vague. Ce que nous avons la liberté de faire devient alors, à son tour, vague et imprécis ; c’est la liberté elle-même qui est limitée par la peur de son exercice, écrit John Rawls58J. Rawls, Theory of Justice, HUP, 1971, p. 239.. La précision de la loi garantit aussi l’égale application de la loi et facilite le contrôle de cette égale application par les autorités administratives. C’est le plus souvent dans ce sens qu’est utilisée la void-for-vagueness doctrine américaine59T. W. Sun, « Equality by Other Means : The Substantive Foundations of the Vagueness Doctrine », Harvard Civil Righrs-Civil Liberties Law Review, 46, 2011, p. 149-194.. C’est sur cette base que se fonde aussi le Conseil constitutionnel, par référence au principe d’égalité devant la loi de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pour contrôler, sur la base de l’objectif d’intelligibilité de la loi, l’imprécision de la loi.
Mais ce défaut peut, parfois, apparaître nécessaire et proportionné, dans un bilan coût-avantage, dans la mise en balance concrète des défauts de l’imprécision et des inconvénients que pourraient apporter la recherche d’une plus grande précision de la loi, dans certains cas. Le bilan pourrait être étendu à la prise en considération de la valeur cette fois que pourrait représenter le vague sur le plan moral : non seulement le caractère vague des concepts évaluatifs permettrait de guider la conduite des citoyens, mais encore, il valoriserait l’exercice de leur raisonnement pratique60C’est l’argument défendu par J. Waldron. Les imprécisions normatives de la loi et du droit sont considérées dans leur rôle de responsabilisation du citoyen (J. Waldron, « Vagueness and the Guidance of Action », in A. Marmor and S. Soames (eds.), Language and Law, OUP, 2011, p. 58-82). J. Waldron donne d’ailleurs un bel exemple dans lequel une cour des États-Unis a bien fait état de cette valeur de la délibération pratique à laquelle renvoie un terme évaluatif parmi les arguments en faveur de sa constitutionnalité (Ohio Supreme Court, State v. Schaeffer 96 Ohio St. 215 ; 117 N.E. 220 (1917)..
Mais un bilan peut encore être fait entre le bénéfice de cette garantie, avec le risque que peut faire parfois courir une précision qui viendrait sans tenir compte de certaines différences, par un critère précis, alors que le monde est complexe, traiter de façon égale des situations inégales.
En tout état de cause, la valeur du vague, même comprise de cette façon, dépend encore de la capacité du vague dans certains cas à guider l’action des juges et la conduite des citoyens. C’est revenir de façon plus complète sur le raisonnement en droit.
Raisonner avec le vague
Ce n’est pas une approche linguistique d’ordre sémantique et pas plus la référence à des catégories bien distinguées par la sémantique qui décident des cas en droit, mais un mode de raisonnement plus large de type pragmatique. On l’a constaté dans l’affaire Smith61Précitée. : au-delà de sa présentation purement sémantique des mots du texte à appliquer, Scalia y fait une utilisation pragmatique de la distinction entre concepts vagues et concepts polysémiques pour contester ce qu’il estime être une approche discrétionnaire dans la décision de la majorité. On l’a bien encore relevé lorsqu’il faut se demander si les notions indéterminées ou standards, tel que le standard du raisonnable, peuvent être traités comme des concepts évaluatifs ou ouvrant seulement une certaine discrétion dans ces cas douteux d’application. L’opposition entre une discussion sur l’étendue dans le monde d’un concept avec une discussion sur la recherche de sa signification centrale s’estompe ou peut être dépassée dès lors que c’est par la recherche de l’intension du concept que son extension peut être parfois mieux recherchée. De la même façon, comme Dworkin l’a aussi souvent indiqué, les modes de raisonnement et de preuve en droit viennent limiter fortement la difficulté de résoudre la solution des cas situés dans la pénombre de l’application d’une règle62Dworkin considère que le droit possède des moyens qui lui sont propres pour raisonner de façon déterminée avec des mots qui sont techniquement vagues (qui laissent une zone d’ombre dans leur application au monde) de telle sorte qu’il existe toujours une solution ferme et non discutable. Pour Dworkin, s’il devait y avoir pour des cas limites entre deux séries de cas où la solution se situe clairement soit en faveur de l’application d’une règle soit clairement en sa défaveur, il se pourrait qu’il s’agisse de « cas intermédiaires » (entre un précontrat ou une promesse de contrat). Il se pourrait encore qu’il n’y ait aucune difficulté particulière pour décider en droit qu’il lors qu’il devrait y avoir des règles qui conduisent à refuser de donner satisfaction à une revendication portée devant un juge si elle repose sur un argument qui ne peut pas être rattaché certainement au droit. Cela a été un des arguments de Dworkin dans son article, « Les affaires délicates sont-elles vraiment indécidables », Une question de principe, p. 151 s. Pour une discussion sur ce point, voir T. Endicott, Vagueness in Law, précité..
Les concepts vagues employés par le droit ont cette particularité qu’ils révèlent le caractère éminemment formel du raisonnement juridique. La meilleure approche pour développer cette idée est encore de revenir à l’approche hartienne du raisonnement juridique. Elle offre un point de vue d’autant plus central qu’on la caricature. On l’a présentée et on la présente encore comme centrée sur une approche linguistique de type sémantique en tant pièce centrale du raisonnement juridique et comme révélant alors les paradoxes du vague et « le piège » (T. Endicott) qu’elle représente pour la théorie du droit. Hart n’y aurait-il d’ailleurs pas succombé en affirmant l’existence d’un pouvoir discrétionnaire fort du juge, devant faire œuvre de législateur, dans les cas difficiles, compris comme des cas limites à la marge des cas clairement établis. Hart aurait, à la fois, regardé les cas qui se trouvent dans la pénombre de l’application d’une règle comme les seuls cas difficiles et considéré que ces cas dans la pénombre seraient eux-mêmes compris comme des cas limites dans l’application de concepts vagues par degré au sens technique du terme, c’est-à-dire des concepts dont la signification est claire dans les cas centraux d’application du concept mais dont l’extension dans le monde laisserait place à une indétermination et qui ne pourrait être levée que dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Et encore, ajoute Timothy Endicott, la théorie hartienne des cas clairs et des cas qui se trouvent dans la pénombre ou dont la solution en droit reste indéterminée du fait de la texture ouverte du langage, avec le triptyque bien connu des cas qui entrent clairement dans les classes prévues par la règle, ceux qui en sortent et clairement, et ceux pour lesquels on ne peut juger s’ils y rentrent ou s’ils en sortent, apparaît, pace Hart, comme un « paradis des concepts » à côté des océans d’incertitudes que la théorie des concepts vagues nous invite à visiter63T. Endicott, Vagueness in Law, précité..
L’approche de Hart est pragmatique, et donc beaucoup plus englobante et plus opérationnelle que ne le laisse penser cette caricature qui est faite de sa pensée. On ne peut ici citer toutes ces caricatures. Les plus influentes ont été certainement celles de Dworkin64V. plus loin dans le texte. et de Duncan Kennedy65D. Kennedy, A Critique of Adjudication. Fin de siècle, HUP, 1967, p. 177-179 ; voir aussi D. Kennedy, « Une alternative phénoménologique de gauche à la théorie de l’interprétation juridique », Jurisprudence. Revue critique, 2011, p. 30. Duncan Kennedy pense que Hart méconnaît la possibilité à tout moment d’un « travail juridique » possible pour déstabiliser l’appréhension initiale ». Pour Duncan Kennedy, contrairement à ce qui serait la pensée de Hart, « le matériau juridique “ne détermine pas’ la solution du cas, dans le sens où il est parfois possible de déstabiliser les appréhensions initiales à travers le travail juridique ».. Peut-être est-ce l’image que Hart avait donné du raisonnement juridique dans son article de 1958, « Positivism and The Separation of Law and Morals »66H. L. A. Hart, « Positivism and the Separation of Law and Morals », Harvard Law Review, 71, 1957, p. 593 s., avec une analyse dont il a ensuite dit, notamment dans son introduction à la réédition de nombre de ses articles67H. L. A. Hart, Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford University Press, 1983, ici p. 6-7., qu’elle était pour le moins maladroite et incomplète68Les choses sont beaucoup, plus clairement dites dans « Problems of Jurisprudence », précité, écrit en 1967 et dans « Jhering and the Heaven of Concepts », précité, écrit en 1970. Mais, déjà, en 1952, Hart écrit : « I think the auspices are very favorable for a rapprochement between jurisprudence and philosophy. […] Finally, the interest in types of arguments that may, as in morals and in law, be rational without being conclusive and the way in which concepts not susceptible of rigid definition but of ‘open texture’are applied may help jurists to emancipate themselves finally from the notion that deductive proof exhausts the notion of reasoning which has aspired both dogmatic obscurity and skeptical extravagance in the past » (Hart, « Philosophy of law and Jurisprudence in Britain (1945-1952) », The American Journal of Comparative Law, 2, 1953, p. 355-364, ici p. 364, avec ici un renvoi à G. Ryle, The Concept of Mind, 1949)., qui a fixé l’attention de ses critiques.
Il faut d’abord voir que l’approche hartienne pour le moins n’est pas centrée sur le vague par degré, au sens technique.
Hart voit bien que les situations à traiter sont très variées. Elles le sont beaucoup plus que ne le laisse penser la présentation habituelle qui est faite de son analyse des cas auxquels seraient confrontés les juges et qui visent seulement les cas douteux dans la zone de pénombre de concepts vagues par degré, au sens technique du terme. Les problèmes que rencontrent les juges visent tout autant des clusters concepts (comme véhicule) et des standards évaluatifs (qu’il sépare tantôt du vague69In « Problems of Philosophy of Law », précité. et qu’il allie ailleurs au terme vague70In « Jhering and the Heaven of Concepts », précité.). S’il distingue le cas de la « défaite » de la règle qui peut advenir dans un cas présenté comme clair sur le plan sémantique, il regarde une telle situation comme englobée dans une approche plus générale du raisonnement juridique et de la texture ouverte du droit71Pour une analyse contraire sur ce dernier point, voir M. Carpentier, Exception et norme, précité, p. 545 s. Je suis d’accord avec Mathieu Carpentier que les notions de défaisabilité et de texture ouverte appartiennent à deux moments différents de la pensée hartienne et que la notion de texture ouverte n’est pas la reprise sous une autre formulation de la notion de défaisabilité d’une règle. Mais Hart intègre bien ensuite dans la théorie du raisonnement juridique les hypothèses de défaite des règles claires et les intègrent sous le même chapeau plus général de la texture ouverte du droit..
Dans cette approche pragmatique, ensuite, c’est bien le contexte d’application des règles qui révèle l’imprévisibilité des données portées devant le juge et des finalités de l’action, celles du législateur comme celles qu’on peut raisonnablement lui assigner, des finalités tantôt univoques, tantôt conflictuelles.
Dans l’introduction aux Essays in Jurisprudence, parlant de son article « The Separation of Law and Morals » et du point relatif aux modalités de la décision judiciaire « dans les cas où le droit établi manque de dicter une décision, quelle qu’elle soit », Hart écrit, répondant directement à Dworkin, ce qui se voit notamment dans la reprise d’une formule que Dworkin avait employée pour sa critique, qu’« il a pu sembler à la lecture de mon texte que j’avais pensé que les juges, quand ils atteignent un point à partir duquel le droit existant établi manque de déterminer une décision de quelque façon que ce soit, ont simplement à mettre de coté leurs livres de droit et commencer à légiférer de novo pour le cas en cause sans plus de référence au droit. En fait cela n’a jamais été ma conception et, dans différents points », d’autres articles72Hart mentionne ici Problems of Philosophy of Law et American Jurisprudence Through the English Eye, précités, qu’il réédite dans le même ouvrage.,
« j’ai montré que parmi les caractéristiques qui distinguent le mode de création du droit du judiciaire du législatif, il faut tenir l’importance qui est attachée par les cours, quand elles décident des cas laissés non régulés par le droit existant de procéder par analogie de telle sorte de s’assurer que le nouveau droit qu’elles créent soit en accord avec les principes ou les raisons sous-jacentes qui peuvent être reconnus comme ayant déjà un fondement dans le droit. Très souvent en décidant de tels cas, les cours citent quelque principe général ou un but général qu’un champ considérable du droit existant exemplifie ou promeut et qui pointe vers une réponse déterminée pour le cas en discussion »73« I may seem from what I wrote that I thought that judges, when they reach a point at which the existing settled law fails to determine a decision either way, simply push aside their law-book and start to legislate de novo for the case in hand without further reference to the law. In fact this has never been my view, and at various points (dans « Problems of Philosophy of Law » and dans « American Jurisprudence Through the English Eye ») I show that among features which distinguish the judicial from the legislative law-making is the importance characteristically attached by courts, when deciding cases left unregulated by existing law, to proceeding by analogy so as to ensure that the new law they make is in accordance with principles or under-pinning reasons which can be recognized as already having a footing in existing law. Very ofter in deciding such cases courts cite some general principle or general aim or purpose which a considerable area of the existing law can be understood as exemplifyng or advancing, and which points towards a determinate answer for the instant case. »..
Plus encore, enfin, c’est un des points majeurs de ses observations dans le texte d’introduction aux Essays, Hart s’écarte ce qui a pu être pris, dans son analyse des concepts du droit, pour la défense de sa part d’une détermination a priori par l’usage linguistique du langage des cas clairs et des cas douteux. Hart s’accuse ainsi d’« un beaucoup plus sérieux défaut » (a more serious defect), celui d’avoir traité l’indétermination des règles de droit comme si elle était toujours une question purement linguistique, c’est-à-dire, seulement fonction de l’indétermination des mots utilisés dans la formulation d’une règle particulière. En fait, comme j’en suis venu à le voir et à le dire (dans « American Jurisprudence Through the English Eye »), la question de savoir si une règle s’applique ou ne s’applique pas à une situation de fait particulière n’est pas la même chose que la question de savoir si, selon les conventions établies du langage, cela est déterminé ou laissé ouvert par les mots de cette règle. Car un système juridique a souvent d’autres ressources au-delà des mots utilisés dans la formulation de ses règles qui serve à déterminer leur contenu ou leur signification dans les cas particuliers. Donc, comme je l’ai dit dans Problems of Philosophy of Law, le but évident d’une règle ou celui sur lequel il y a un accord peut être utilisé pour rendre déterminée une règle dont l’application peut être laissée ouverte par les conventions du langage, et peut servir pour montrer que les mots dans le contexte d’une règle de droit peuvent avoir un sens différent de celui qu’il peuvent avoir dans d’autres contextes ». C’est un point central de l’introduction que Hart donne à la réédition de ses Essays in Jurisprudence74Toujours, en effet, dans son texte d’introduction à Essays in Jurisprudence and Philosophy (p. 5-6), parlant de façon générale de l’analyse des concepts en droit et plus précisément des concepts les plus généraux et spécifiques du droit (mais l’observation vaut pour l’analyse de tous les mots utilisés par le droit), Hart, soulignant un point majeur de révision de son approche, écrit que « I should have emphasized that it is an important feature of those legal concepts, which linguistic philosophy could help most to free from misunderstanding or confusion, that they constituted sources of perplexity even when their application to particular cases were uncontroversial, and even for those who had a perfect mastery of these concepts within the field of their day-to-day use. The methods of linguistic philosophy which are neutral between moral and political principles and silent about different points of view which might endow one feature rather that another of legal phenomena with significance were suitable for such cases. Hence, they are not suitable for resolving or clarifying those controversies which arise, as any of the central problems of legal philosophy do, from the divergence between partly overlapping concepts reflecting divergence of basic point of view or values or background theory, or which arise from conflict or incompleteness of legal rules ». « For such cases what is need is first, the identification of the latent conflicting points of view which led to the choice of formation of divergent concepts, and secondly, reasoned argument directed to establishing the merits of conflicting theories, divergent concepts or rules, or to showing how they could be made compatible by some suitable restriction of their scope »..
Sous ces réserves, Hart tient encore à ajouter que, alors que ses « arguments avaient certainement besoin d’être à la fois amplifiés et corrigés sur ce point »,
« leur correction ne peut en aucun cas venir au soutien de l’affirmation que le droit constitue un système sans lacune, jamais incomplet et contenant en lui-même les réponses à chaque question de droit, même dans les plus difficiles des cas difficiles, de telle sorte que les juges n’aient jamais à exercer un pouvoir de créer du droit en faisant un choix entre les différentes alternatives laissées ouvertes par le droit existant ».
Hart se montre donc très loin d’accorder de l’importance au vague par degré au sens technique. Cela ne peut plus surprendre après ce qu’on vient de lire. Ce serait passer, en effet, à côté de l’essentiel du projet hartien et méconnaître que c’est moins au vague par degré qu’à la « texture ouverte du langage » que Hart fait référence, c’est-à-dire à la « possibilité du vague », en fait à la possibilité de cas difficiles (et cela même lorsque sur le plan linguistique le cas est clair75Pour les cas de la possibilité de défaite d’une règle claire dans certaines hypothèses.).
Il convient, pour éclairer l’analyse du vague en théorie du droit, dans laquelle la place de Hart est souvent présentée comme centrale, de bien voir que la référence au vague a chez Hart des connotations particulières. Ce ne sont pas tant les analyses logiques du vague ou encore même les analyses sémantiques du vague qui l’ont intéressé. Cette référence a chez lui un sens dans son dialogue avec le scepticisme en philosophie et en droit. Hart emploie d’ailleurs assez peu souvent le terme de vague et, quand il l’emploie, c’est en même temps que l’expression de « texture ouverte du langage » (« vagueness or open texture of language »)76Il faut observer que Hart emploie, dans The Concept of Law, l’expression vagueness or open texture of language (Hart, 1994, p. 123)..
Hart a voulu, ce faisant, en associant le vague et la texture ouverte du langage, une expression qu’il emprunte à Friedrich Waismann77F. Waismann, « Verifiability », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volume XIX (1945) ; réédité in Antony Flew, Logic and Language, the First Series, 151., s’engager dans une entreprise assez éloignée de celle des auteurs qui ont entrepris le rapprochement entre analyse technique et logique du vague et théorie du droit.
Pour Waissman, la texture ouverte du langage est précisément ce qui permet de penser que les cas difficiles, mettant en cause la compréhension habituelle de nos règles n’est pas éliminable, car il existe la possibilité de rencontrer des circonstances inattendues. Pour Waismann,
« Le vague doit être distingué de la texture ouverte. Un mot qui est en fait utilisé d’une façon non constante (telle que [“tas” ou “rose”] doit être reconnu comme vague […]. La texture ouverte est quelque chose comme la possibilité du vague. Le vague peut recevoir un remède en fournissant plus de règles précises, la texture ouverte ne le peut pas »78« Vagueness should be distinguished from open texture. A word which is actually used in a fluctuating way (such as “heap” ou “pink”) is said to be vague […]. Open texture is something like possibility of vagueness. Vagueness can be remedied by giving more accurate rules, open texture cannot »..
Hart emprunte ainsi à Waismann l’expression de « texture ouverte » pour viser le scepticisme radical qui nait parfois chez les juristes de la « possibilité du vague » et notamment, dans le chapitre VII de The Concept of Law, pour viser le scepticisme de certains parmi les legal realists : pour Hart la possibilité du vague qui est toujours présente dans le langage ne met en rien en cause la réalité de la compréhension de ce que nous disons. Plus qu’à F. Waismann, d’ailleurs, c’est à Wittgenstein qu’en dernier ressort il fait référence79Voir sur ce point P. de Lara, « Droit et coutume : ce que Hart doit à Wittgenstein », Droit & Philosophie, vol. 6, 2014, p. 93 s (ici, p. 97-100). Plus largement sur ce point et l’importance de la philosophie de Wittgenstein pour la pensée de Hart, G. Bligh, Les bases philosophiques de la pensée de Hart, Institut Universitaire Varenne.. En tout état de cause, l’apport de Hart est ici considérable car, même si nous n’avons pas de règle pour appliquer les règles, appliquer une règle est une pratique qui est comprise dans une communauté et qui fait sens80Jeremy Waldron fait observer que « unlesss the problem of meaning is solved, the issue of vagueness cannot even arise » (J. Waldron, « Vagueness in Law and Language. Some Philosophical Issues », précité)..
Ces observations faites, et pour voir toute leur portée, il est encore utile de revenir sur les critiques adressées par Dworkin aux juspositivistes de la lignée hartienne et montrer qu’elles sont bien injustes (ce qui n’enlève rien à la profondeur des analyses dworkiniennes sur le raisonnement en droit ; pour mieux présenter ses thèses, Dworkin a construit un homme de paille). Selon Dworkin, les juspositivistes placeraient au cœur de la discussion sur le raisonnement juridique des questions portant sur la controverse sur des cas à la marge – qui n’intéressent pas les gens intelligents (on ne discute pas, comme il aime l’écrire, entre gens sérieux, de la question de savoir si une brochure d’agence de voyage est un « livre » ou de la question de savoir si le château de Westminster est une « maison ») – au lieu de comprendre que les discussions intéressantes pour la doctrine du droit portent sur des « cas centraux ». Dworkin a considéré que, dans de nombreux cas difficiles, ce n’était pas le vague des concepts qui était en cause ou au centre de la discussion (ou de la controverse), mais un désaccord sur la signification même des concepts en discussion (et plus spécialement même, ce qui peut donner lieu à une critique par ailleurs, un désaccord sur la signification du concept de droit lui-même). Dworkin a fait de cette distinction un clivage majeur pour la théorie du droit car, comme il le souligne, les vrais cas difficiles sont ceux qui se présentent à propos de concepts pour lesquels la controverse ne porte pas sur des cas limites, sur les cas à la marge (qui naissent pour l’application des concepts vagues), mais bien au contraire sur ce qu’il appelle alors des cas centraux. Il les présente comme des cas qui portent sur l’interprétation de « concepts interprétatifs » pour la présentation desquels il a, un des premiers, fait référence en théorie du droit à la notion de « concepts essentiellement contestés »81Dworkin fait référence à plusieurs reprises pour introduire la notion de « concepts interprétatif » à la notion de « concepts essentiellement contestés » proposée par W. Gallie. Cela peut laisser penser à une continuité entre les deux théories (ce qui est en discussion, voir sur ce point, T. Acar, La réception de l’oeuvre de Dworkin en France, thèse Paris Nanterre, 2018)..
À première vue, pourtant, Dworkin semble bien comprendre que, chez Hart, ce ne sont pas tant les cas limites, qui résulteraient de l’emploi de termes vagues par degré, au sens technique du terme, qui sont en jeu mais bien la « possibilité du vague », c’est-à-dire la possibilité de rencontrer des cas douteux de façon générale à propos même de l’application d’une règle claire à un cas. La preuve en sont les caractères des affaires emblématiques que Dworkin prend (dans Taking Rights Seriously comme dans Law’s Empire) pour opposer sa théorie à celle de Hart et, à travers lui, au juspositivisme anglo-américain. Dans le cas Riggs v. Palmer comme dans le cas de l’affaire Tennessee Valley Authority v. Hill, les questions de droit ne portent pas sur l’application de textes possédant a priori des cas à la limite de leur application, mais sur des affaires où il s’agit d’écarter un texte parfaitement clair sur le plan linguistique pour éviter une solution qui pourrait apparaître injuste à certains (dans le cas de l’affaire Riggs v. Palmer) ou absurde (comme dans le cas de l’affaire Tennessee Valley Authority v. Hill). La théorie de Hart est parfaitement en mesure de faire face à de tels cas et de permettre de comprendre et de rendre parfaitement compte de ce que font les juges dans des affaires de ce type, c’est-à-dire faire référence soit à des principes, soit à l’intention contrefactuelle du législateur82L’erreur de Dworkin dans l’analyse de ces deux affaires est encore d’y voir une controverse sur le concept de droit (un concept qu’il présente ainsi comme « interprétatif »). Or, ce n’est pas du tout ce qui est en cause dans ces affaires. La division entre les juges portait sur ce qu’il était juste de faire dans le cas. Les arguments sur les méthodes d’interprétation, au soutien de leurs choix, sont purement rhétoriques eux-mêmes et ne sont pas l’objet de la controverse. Par ailleurs, comme cela a été très bien démontré pour l’affaire Riggs v. Palmer, les juges de la majorité, qui avaient utilisé, pour arriver à leur fins, un argument interprétatif en s’appuyant sur une méthode d’interprétation des lois par les intentions contrefactuelles du législateur et avaient, et même temps, fait référence à un « principe », s’écartant de l’argumentation textualiste des juges de la minorité, ont fait, dans d’autres affaires et pendant d’ailleurs la même année, référence à des arguments textualistes, lorsque cela leur convenait au soutien de la solution qu’ils voulaient voir adopter dans ces autres cas (sur cette parfaite démonstration, K. L. ScheppPPele, « Facing Facts in Legal Interpretation », Representations, n° 30, 1990, p. 42-77 ; B. Leiter, « Explaining Theoretical Disagreement », The University of Chicago Law Review, 76, 2009, p. 1214 s.)..