Sélectionner une page

L’enseignement du droit comme terrain de recherche

1. LE DÉFI ÉPISTÉMOLOGIQUE, Cahiers N° 35 - RRJ - 2021-3

Vincent RÉVEILLÈRE

Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire de théorie du droit

Résumé

Comment faire de son enseignement du droit un terrain de recherche ? Cette question est abordée en partant du travail de l’anthropologue et juriste Annelise Riles. Le recours à sa pratique d’enseignante en droit des conflits de lois lui permet de réfléchir en tant que chercheuse à la dimension performative de l’enseignement et au rôle que joue le goût qu’éprouvent les juristes pour l’esthétique du savoir juridique. Cette expérience interroge sur ce qu’implique une telle enquête pour les juristes et sur la place que l’enseignant et le chercheur occupe au sein de celle-ci.

Mots-clés

Enseignement – ethnographie – esthétique – performativité – droit des conflits de lois

Abstract

How could we take our experience in teaching law as a field of research ? I deal with this question starting from the work of the anthropologist and lawyer Annelise Riles. The use of her practice as a teacher of conflict of laws allows her to explore the performative dimension of teaching and the taste that lawyers have for the aesthetics of legal knowledge. This experience raises questions about the implications of such an enquiry for lawyers and the place that the teacher and the researcher takes within this enquiry.

Keywords

Teaching – ethnography – aesthetics – performativity – conflict of laws

Introduction

Qu’est-ce que notre enseignement du droit peut nous enseigner du droit ? Bien qu’ayant initialement accepté un titre très général « Théorie du droit, savoirs juridiques et enseignement : influences croisées », il m’a semblé préférable de limiter mon propos à la question plus spécifique de l’enseignement du droit comme terrain de recherche. Autrement dit, plutôt que la question plus classique de l’intérêt que peut présenter la recherche pour l’enseignement – que l’on retrouve souvent évoquée, par exemple dans la justification d’un corps d’enseignants-chercheurs – je m’intéresserai à celle de l’intérêt que peut présenter l’enseignement pour le chercheur en m’interrogeant sur ce que notre enseignement du droit peut nous enseigner sur le droit. J’aborderai cette question à partir du travail d’Annelise Riles.
Annelise Riles est une anthropologue et juriste états-unienne qui a développé ces dernières années une des réflexions les plus originales sur la façon dont on peut étudier le droit1Pour une présentation et une traduction de certains travaux d’Annelise Riles, V. A. Riles, Pour une anthropologie des savoirs juridiques, trad. V. Réveillère, Dalloz., coll. « Rivages du droit », 2022.. En s’appuyant sur l’anthropologie de la connaissance et sur les Science and Technology Studies, elle propose de prendre au sérieux les techniques juridiques et d’en faire un véritable objet d’enquête. Si les techniques juridiques peuvent être vues comme un terrain d’enquête prometteur, c’est, explique-t-elle, à la condition de ne pas les percevoir comme de simples outils, totalement sous contrôle, utilisés pour atteindre des fins définies par avance en d’autres termes. Elles sont, comme elle le montre, bien plus fascinantes que cela : elles participent à la constitution même des réalités sociales et juridiques qu’elles prennent pour objet. Inscrites dans une pratique culturelle, les techniques juridiques doivent être vues comme rendant possible, mais aussi comme limitant, ce que les acteurs peuvent dire ou faire, et même ce qu’ils peuvent vouloir dire ou vouloir faire.
C’est cette perspective qui est défendue dans un article programmatique qui s’intitule : « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques ». Dans cet article, Annelise Riles prend le cas du droit des conflits de lois aux États-Unis et utilise sa propre expérience d’enseignement de la matière pour comprendre ses caractéristiques et expliquer son évolution2Annelise Riles utilise à d’autres occasions son expérience d’enseignante pour penser les particularités du savoir juridique. V. A. Riles, « Property as legal knowledge : Means and ends », Journal of the royal anthropological institute, vol. 10, n° 4, 2004, p. 775‑795 ; A. Riles, « Une ethnographie des abstractions ? », Pour une anthropologie des savoirs juridiques, trad. V. Réveillère, Dalloz., coll. « Rivages du droit », 2022, p. 117‑122.. C’est l’usage de cette expérience d’enseignement comme terrain de recherche qui sera le point de départ de ma réflexion. Je présenterai l’enquête menée par Annelise Riles (I), l’usage qu’elle fait de sa pratique d’enseignante (II) et les conclusions qu’il faut en tirer sur la performativité de l’enseignement et le goût des juristes pour une esthétique du savoir juridique (III). Cela offre une première perspective sur ce que le chercheur peut tirer de sa pratique d’enseignant ou, pour le dire autrement, sur ce que l’enseignement du droit permet d’apprendre sur le droit. Il faut toutefois s’interroger sur ce qu’implique une telle enquête et sur la place que le chercheur enseignant occupe au sein de celle-ci (IV).

I. L’enquête sur les transformations du droit des conflits de lois

« Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques »3A. Riles, « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », Pour une anthropologie des savoirs juridiques, trad. V. Réveillère, Dalloz., coll. « Rivages du droit », 2022, p. 9‑74. est un article proposant un vaste programme de recherche. Annelise Riles soutient que les approches culturelles doivent se saisir des subtilités techniques du droit et non se limiter à ce qu’il peut y avoir derrière ou autour de celui-ci. Elle le fait à partir d’une démonstration opérée sur « un terrain exemplaire » : le droit des conflits de lois au XXe siècle, discipline et champ du droit qui correspondent aux États-Unis à ce que nous nommons droit international privé4Ibid., p. 13 s.. Ce choix s’explique parce que, selon elle, la matière fait face à une crise importante : elle n’intéresse plus. Pour ceux qui s’inscrivent dans une perspective de sciences humains ou culturelle, il s’agit d’une matière dépourvue de sens, d’« un fatras de doctrines techniques » sans intérêt. Pour ceux qui sont spécialistes de la matière et qui se situent dans une perspective instrumentaliste, le droit des conflits de lois se trouve aussi dans une impasse : en l’absence d’une méthode largement acceptée permettant d’aboutir à une solution il n’arrive même pas à susciter un véritable intérêt chez ceux qui le pratiquent.
Ce qu’Annelise Riles propose de faire est d’« utiliser l’histoire, les doctrines et les pratiques du droit des conflits de lois comme un terrain pour explorer le caractère technique du droit, avec la même attention et la même finesse que les sciences humaines accordent habituellement à l’étude des significations du droit »5Ibid., p. 16.. Il s’agit de décrire comment les techniques sont plus que la simple conséquence de tendances culturelles plus larges, comment elles ne sont pas complètement manipulées par ceux qui les utilisent mais contribuent à déterminer ce que l’on peut faire, mais aussi ce que l’on peut vouloir faire avec elles. Autrement dit, il s’agit de « rendre compte de l’agentivité des formes juridiques technocratiques »6Ibid., p. 17.. Annelise Riles utilise deux types de matériaux : une étude approfondie des textes doctrinaux et, ce qui nous intéressera ici, un matériau ethnographique collecté au fil de son expérience d’enseignante en droit des conflits de lois, à la fin du vingtième siècle, dans deux écoles de droit états-uniennes.

Pour comprendre comment Annelise Riles utilise son enseignement en droit des conflits de lois pour développer sa compréhension de celui-ci, il est utile de résumer très brièvement son propos. Elle présente dans l’article le débat qui oppose les approches formalistes aux approches réalistes du droit des conflits de lois au début du vingtième siècle. Selon elle, en recourant à une vision instrumentaliste du droit, les réalistes réussirent à faire passer les formalistes pour leurs prédécesseurs historiques – alors que les travaux de ces deux groupes de chercheurs étaient relativement contemporains. Elle montre ensuite que la posture réaliste s’appuie sur une métaphore, « le droit est un outil », et que c’est cet usage sophistiqué de la métaphore qui explique en grande partie son succès. Annelise Riles soutient aussi que, au milieu du vingtième siècle, cette métaphore a été littéralisée, au sens où l’idée selon laquelle le droit est un outil est elle-même devenue un outil. Les héritiers du réalisme en font un instrument de résolution de problème permettant au juge confronté à un conflit entre deux lois susceptibles d’être appliquées de penser celles-ci comme des outils afin de déterminer quelle loi doit s’appliquer.
Annelise Riles se demande ensuite comment expliquer que l’intuition réaliste selon laquelle le droit est un outil devienne un véritable outil dans les mains de leurs successeurs. Trois grandes narrations proposées par les spécialistes de la matière sont présentées. La première explique qu’il y a là un phénomène classique, selon lequel les approches fondées sur des standards se métamorphosent en approche fondées sur des règles. La deuxième repose sur l’idée que le discours interdisciplinaire critique porté par les réalistes était destiné à laisser place à une façon de penser plus traditionnelle, une fois les jeunes critiques devenus juges ou professeurs. Pour la troisième, cette évolution est le résultat de transformations sociales et politiques plus générales. Annelise Riles estime qu’aucune de ces explications n’est satisfaisante et c’est ici qu’intervient son travail ethnographique à partir de son expérience d’enseignante.

II. Le recours à une « anecdote ethnographique »

Annelise Riles explique comment elle enseigne la méthodologie des faux conflits de lois. Cette méthode a été développée par Brainerd Currie, un héritier des réalistes qui reprit et transforma leur approche du droit des conflits de lois pour en faire une méthode de résolution de problème. Il s’agit de montrer que le juge doit examiner plusieurs lois concurrentes à l’aune des intérêts qu’elles servent afin de déterminer quel État a intérêt à leur application, ce qui peut conduire à montrer qu’en réalité il n’y a pas véritablement de conflit de lois. Cette méthodologie a été très largement adoptée aux États-Unis par les auteurs et les praticiens du droit des conflits de lois du milieu du vingtième siècle. Annelise Riles l’enseigne à partir d’un cas pratique.

Celui-ci prend la forme suivante :

« Deux personnes domiciliées en Californie sont des partenaires enregistrés dans le registre des partenariats civils de Californie. À la suite du décès du premier, et en l’absence de testament, le second introduit en Californie une demande pour hériter d’une parcelle de terrain se situant en Géorgie dont le premier était propriétaire. Les juges californiens reconnaissent de tels droits de succession, ainsi que l’exige la loi californienne interdisant les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. Différemment, il n’existe en Géorgie ni registre des partenariats civils ni loi interdisant les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle ; de fait, une loi de 1996 dispose explicitement qu’ “ il est déclaré que la politique officielle de l’État est de reconnaître seulement l’union d’un homme et d’une femme7Ga. Code Ann. § 19-3-3.1 (a) (2001). ” »8A. Riles, « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », op. cit., p. 57..

Le cas se termine par une interrogation posée à une étudiante :

« vous êtes la juge californienne se prononçant dans cette affaire. Devez-vous appliquer le droit californien et permettre au demandeur d’hériter de cette propriété, ou bien devez-vous vous en remettre au droit géorgien ? »9Ibid., p. 58..

Annelise Riles explique que les étudiants en droit qui choisissent ce cours sont très à l’aise avec ce type d’exercice ; ils manipulent rapidement la doctrine dans le but de résoudre des problèmes. L’étudiante à qui la question a été posée remarquera que, dans le cadre de l’ancienne approche territoriale, le droit du lieu où se situe le bien immobilier s’appliquerait et qu’en conséquence un juge appliquerait le droit géorgien puisque c’est là que se situe le terrain. Ensuite, continue Annelise Riles, l’étudiante identifiera rapidement la difficulté : ce résultat ne lui semble pas « juste ». Elle explique alors comment elle conduit l’étudiante, à travers une série de questions et de réponses, au raisonnement voulu. Elle lui demande quel est l’objectif de la loi californienne. Elle se voit répondre que la loi californienne vise à traiter les citoyens de façon égale, quelle que soit leur orientation sexuelle. Qu’en est-il de la loi géorgienne ? L’étudiante se rappellera que sa professeure a mentionné que le corps législatif géorgien avait déclaré que la loi visait à reconnaître le mariage hétérosexuel et à décourager les autres formes de partenariats.
Pour résoudre le problème de droit des conflits de lois posé, il faut en effet répondre à une question préalable : quelle est la fin poursuivie par les lois en cause ? Pour répondre cette question il faut rendre opérationnelle la conception réaliste du droit comme une relation stable et rationnelle entre des moyens et des fins. C’est ce que fait Annelise Riles en continuant à interroger l’étudiante : « Mme, est-il raisonnable de considérer que, lorsque le corps législatif californien a adopté cette loi, il cherchait à protéger une personne comme le demandeur ? »10Ibid., p. 59.. Oui, répondra-elle. « Qu’en est-il pour la Géorgie ? Est-il raisonnable de considérer que la Géorgie cherchait à condamner des relations telles que celles que le demandeur entretenait avec la personne décédée ? »11Ibid.. La professeure explique que son insistance conduira finalement les étudiants à accepter que la Géorgie dispose d’un intérêt à préserver la moralité publique en Géorgie, mais qu’elle en est dépourvue pour ce qui se passe en Californie ; elle ne peut donc pas « rationnellement » revendiquer un intérêt contre ce demandeur. En conséquence, ils concluront que c’est le droit californien qui doit s’appliquer dans ce cas.
Ce que cherche à faire Annelise Riles à travers cet échange est à conduire l’étudiante à penser chacune des lois en cause comme un moyen pour parvenir à une fin. C’est ce qui sous-tend l’interrogation sur les objectifs poursuivis par les lois californienne et géorgienne. Ce qui fait la force de la démonstration est qu’au fil de la discussion, l’idée selon laquelle le droit est un moyen pour parvenir à une fin s’impose et devient un outil de résolution de problème. C’est ce qu’Annelise Riles appelle la littéralisation de la métaphore : la métaphore selon laquelle le droit est un outil devient elle-même transformée en un outil de résolution de problème, c’est-à-dire qu’elle devient un moyen de parvenir à une fin.
En outre, comme l’explique l’auteure, si les étudiants acceptent ce raisonnement, cela signifie qu’ils ont réalisé une prouesse technique étonnante : ils ont réconcilié des positions politiques fondamentalement opposées à propos d’une question sociale clivante, du moins telle qu’elle est exprimée dans le litige entre ces parties hypothétiques. Ils ont fait cela en redéfinissant les fins alors qu’ils raisonnaient sur les moyens : le but que pouvait poursuivre la loi géorgienne est redéfini à partir d’une réflexion sur la loi géorgienne et de son application à ce cas. On retrouve ici une observation classique des pragmatistes sur l’interdépendance entre les moyens et les fins12Annelise Riles cite John Dewey en ce sens, V. J. Dewey, « The Place of Habit in Conduct », The essential Dewey : Ethics, Logic, Psychology, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 24. V. aussi R. Brandom, « Vocabularies of Pragmatism : Synthetizing Naturalism and Historicism », dans R. Brandom (dir.), Rorty and his critics, Malden, Blackwell, 2000, p. 156‑182.. Cela illustre aussi la revendication centrale des Science and Technology Studies, selon laquelle les outils ne se limitent pas à permettre d’atteindre des fins définies par ailleurs en d’autres termes13Pour une mise en oeuvre de cette perspective en droit, V., par ex., B. Latour, La fabrique du droit, Paris, La Découverte, 2002 ; S. Jasanoff , Le droit et la science en action, trad. O. Leclerc, Paris, Dalloz, coll. « Rivages du droit », 2013..

III. La dimension performative de l’enseignement et l’esthétique du savoir juridique

Le cas présenté par Annelise Riles ne sert pas uniquement à illustrer ce qu’elle entend par la littéralisation de la métaphore selon laquelle le droit est un outil. Il lui permet aussi de développer une réflexion sur ce qui peut expliquer le succès de cette littéralisation et la situation dans laquelle se situe le droit des conflits de lois contemporain, c’est-à-dire la crise que perçoivent ceux qui le pratiquent et la perte d’intérêt dont il souffre.
Reprenant le travail de Diane Forsythe sur les ingénieurs14Notamment D. Forsythe, Studying those who study us : an anthropologist in the world of artificial intelligence, Stanford, Stanford University Press, coll. « Writing science », 2001., Annelise Riles souligne l’importance d’un aspect souvent inexploré par les anthropologue : la capacité des outils utilisés par les experts à générer de l’intérêt. C’est ce que l’expérience d’enseignement va permettre à Annelise Riles de penser dans le cas du droit des conflits de lois. Elle souligne que l’un des moments préférés des étudiants est toujours la première fois où ils apprennent à résoudre des faux conflits. Ils sont, explique-t-elle, en train de jouer à un jeu : elle pose des questions, lance des énigmes, et les étudiants essaient d’y répondre de façon enthousiaste. Ils se trouvent, comme le montre l’exemple développé, engagés dans une sorte de « communauté dédiée à la résolution de problème »15A. Riles, « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », op. cit., p. 65..
Annelise Riles se tourne alors vers les travaux d’Erving Goffman sur les jeux16E. Goff man, Encounters : two studies in the sociology of interaction, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1961.. Ce dernier a dégagé de façon classique certaines qualités formelles qui font qu’un jeu suscite l’intérêt de ceux qui y participent. Le jeu doit être suffisamment prévisible, reposer sur un ensemble de règles données, mais il doit aussi être suffisamment contingent pour concentrer l’attention des participants sur les faibles variations possibles. En outre, la sphère du jeu doit être bien délimitée par rapport au monde extérieur, des règles doivent permettre de définir ce qui peut entrer dans celui-ci ou non. Toutefois, il faut que le succès dans le jeu dépende de qualités qui soient aussi utiles dans le monde extérieur, le jeu doit pouvoir parler métaphoriquement de la vie.
Ces qualités formelles du jeu proposées par Erving Goffman permettent à Annelise Riles d’expliquer pourquoi la résolution de problème qu’elle a décrite peut susciter l’intérêt des étudiants :

« Ce sont des énigmes qui requièrent de l’inventivité et qui, en définitive, peuvent être facilement maîtrisées ; des énigmes qui en appellent au-delà de leurs propres paramètres en suggérant que de véritables questions politiques sont en jeu dans un litige hypothétique, avec son défenseur hypothétique, tout en demandant aussi que les participants acceptent des règles strictes de pertinence qui limitent les aspects de la vie des parties ou de leurs rapports à certaines communautés qui peuvent être pris en compte »17A. Riles, « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », op. cit., p. 66..

Ce qui est particulièrement intéressant est que ces caractéristiques ne sont pas propres à l’approche post-réaliste du droit des conflits de lois, mais qu’elles se trouvent au cœur de la fameuse méthode de l’enseignement par cas, développées par le formalisme langdellien. Ce que Riles met en évidence est que, comme genre de jeu, les caractéristiques formelles de la résolution de problèmes du droit des conflits de lois sont similaires à celles du raisonnement juridique formaliste. « Ce que les étudiants apprennent, lorsqu’ils résolvent un problème, c’est à développer un goût pour l’esthétique du savoir juridique »18Ibid.. Ce goût pour la technique est crucial, quand bien même la technique est, comme dans l’approche instrumentaliste, censée servir d’autres fins. Ce que l’expérience montre à Annelise Riles est que les juristes aiment leurs outils pour eux-mêmes, ils éprouvent un certain plaisir esthétique à les utiliser.
Ce goût pour l’esthétique des juristes joue un rôle crucial pour expliquer l’évolution du droit des conflits de lois. Pour s’imposer, l’approche instrumentaliste du droit des conflits de lois a repris une des formes centrales du formalisme. Cette approche pragmatique et managériales, qui voit dans le droit un instrument, a donc dû en appeler aux convictions esthétiques des juristes. Pour Annelise Riles, c’est aussi sur ce terrain qu’il faut expliquer l’échec actuel du droit des conflits de lois, et la perte d’intérêt pour la matière. Celle-ci ne serait pas expliquée par le fait que les approches modernes du droit des conflits de lois ne permettent pas de décider les cas, mais en raison d’une perte d’intérêt pour le jeu, celui-ci serait devenu trop prévisible, trop détaché du monde extérieur ; il ne réussit plus à susciter l’intérêt.
Son expérience d’enseignement est donc ce qui permet à Annelise Riles de caractériser ce goût pour l’esthétique et d’expliquer une évolution importante du droit des conflits de loi. Cela permet aussi attirer l’attention sur la dimension performative du dispositif d’enseignement : le droit dépend en partie de la forme prise par son enseignement. Comme le montre l’exemple présenté, le succès ou l’échec d’une certaine façon de penser le droit, d’une doctrine ou d’un concept dépend notamment de son adaptation à une certaine forme d’enseignement et de sa capacité à susciter l’intérêt dans un cadre spécifique.

En d’autres occasions, Annelise Riles a souligné l’importance singulière que revêt l’enseignement sur le modèle d’une interaction dans une salle de classe pour les juristes19A. Riles, « Une ethnographie des abstractions ? », Pour une anthropologie des savoirs juridiques, trad. V. Réveillère, Dalloz., coll. « Rivages du droit », 2022, p. 117‑122.. Alors que, pour les universitaires d’autres domaines, le lieu de reconnaissance académique par excellence est un texte, Annelise Riles explique qu’il est, pour les juristes, la salle de classe, ou une discussion construite sur ce modèle20A. Riles, « Une ethnographie des abstractions ? », op. cit., p. 120.. Ce sont, explique-t-elle, ces performances démonstratives, organisées pendant un temps limité et devant des audiences variées, qui contribuent à générer une communauté épistémique, une communauté dont le trait distinctif est de pouvoir penser en juriste21Ibid., p. 121.. Cela explique aussi des traits particuliers de ce que signifie penser en juriste parce que l’intérêt que doit susciter l’orateur dans ce type d’interaction repose sur des ressorts qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux sur lesquels reposent l’intérêt pour un texte22Ibid..

IV. La question du positionnement du chercheur enseignant

Utiliser sa propre expérience de manière réflexive pose un certain nombre de questions. Si on reprend la position d’Annelise Riles, celle-ci occupe une place particulière puisqu’elle se situe comme une enseignante en droit qui présente une certaine extériorité par rapport à la matière enseignée. Ainsi ne se considère-t-elle pas comme une juriste de droit des conflits de loi bien qu’elle enseigne la matière. Elle ne fait en effet pas partie de la doctrine et, bien qu’elle ait suivi une formation de juriste par le passé, elle s’est assez éloignée de celle-ci, avec une thèse en anthropologie sociale23Pour une réflexion sur son parcours, V. A. Riles, « L’anthropologie, les droits humains et les savoirs juridiques : l’anthropologie dans la cage de fer », Pour une anthropologie des savoirs juridiques, trad. V. Réveillère, Dalloz., coll. « Rivages du droit », 2022, p. 75‑116.. Ainsi elle ne s’inclue pas directement dans l’enquête ; lorsqu’elle parle des juristes, elle ne semble pas parler d’elle-même. Par exemple, lorsqu’elle évoque le goût que les juristes peuvent développer pour une certaine esthétique, cela n’est pas quelque chose qu’elle nous dirait éprouver et sur lequel elle réfléchirait.
Une question importante pour les juristes est de savoir jusqu’où nous pouvons, en tant que juristes, recourir aux mêmes types de méthodes. Pouvons-nous, de la même façon, apprendre de nos étudiants ? Cela est, pour nous encore plus que pour Annelise Riles, un exercice réflexif, une façon d’apprendre de nous-mêmes. Notre place dans une telle enquête ne serait en effet pas la même que celle qu’occupe l’anthropologue dans la mesure où nous sommes beaucoup plus immergés au sein de nos pratiques juridiques et aussi au sens où nous ne sommes pas immergés dans d’autres pratiques – comme celles qui établissent les standards d’une enquête anthropologique. Il est particulièrement difficile d’analyser une certaine façon de penser, propre à un certain univers disciplinaire, alors que l’on est immergé dedans. C’est d’ailleurs ce que montre Annelise Riles dans une réflexion sur le recours à l’anthropologie par les juristes des NAIL (New Approaches to International Law), soulignant la difficulté pour les juristes de ne pas penser en termes moyens/fins ou, pour reprendre ses termes, à se libérer de la « cage de fer » de l’instrumentalisme24Ibid..
Le plus difficile, pour le juriste étudiant les pratiques des juristes consiste certainement à penser, pour parler comme Jeanne Favret-Saada, sa « place » dans cette enquête de façon réflexive25J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, France, Gallimard, 1985.. Dans le sillage de la sociologie pragmatique, il nous semble que cette réflexivité ne doit pas prendre la forme d’une rupture avec le sens commun – par le développement d’un point de vue purement externe – mais celle d’un autre degré d’une réflexivité que l’on trouve déjà dans les pratiques observées et donc, au sein de nos propres pratiques26En ce sens, V. C. Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2018, p. 12.. Dans cette perspective, il me semble possible de mener une enquête sur nos pratiques, y compris nos pratiques d’enseignants, qui ne correspondra pas nécessairement aux standards de l’ethnographie ou de la sociologie, mais qui peut toutefois présenter un véritable intérêt.

Share This
Aller au contenu principal