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Wanda MASTOR

Professeur de droit public, Directrice du Centre de droit comparé au sein de l’IRDEIC, Université Toulouse Capitole

 

 

 

Résumé

Si le droit comparé est une épreuve, c’est, tout d’abord, parce qu’il est insaisissable en tant que science autonome. Il est le prisme d’étude d’un objet qui justifie la comparaison. Et précisément, puisqu’il découle de l’objet, il ne saurait exister au singulier. Comparer est aussi assigner des objectifs à sa propre recherche. C’est les assumer, au risque de subir les assauts critiques de ceux qui ne voient dans la prospective que de la science-fiction éloignée de la rigueur scientifique. L’article se propose ainsi, non de définir une méthode de droit comparé, mais de partager avec les jeunes chercheurs la vision de ce qu’est le comparatisme vivant.

Mots-clés

Américanisme – Comparatisme – Droit comparé – Droit constitutionnel – Droit étranger – Méthodologie du droit – Pragmatisme – Transposition de systèmes

Abstract

Comparative law is an ordeal. First of all, because it is not an autonomous science. It is the prism of study of an object that justifies comparison. Because it derives from the object, it cannot exist in the singular. To compare is also to assign objectives to one’s own research. It is to assume them, to take the risk of being criticised by those who consider foresight study as science fiction far from scientific rigour. The article proposes, not to define a method of comparative law, but to share with young researchers the vision of what is living comparatism.

Keywords

Americanism – Comparatism. Comparative law – Constitutional law – Foreign law – Methodology of law – Pragmatism – Transposition of systems.

Introduction

À l’occasion du colloque du 50e anniversaire de l’Association québécoise de droit comparé, Thomas Kadner Graziano ouvre avec originalité et pertinence son intervention sur cette citation de Jean-Jacques Rousseau :

« En lisant chaque auteur, je me fis une loi d’adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis, commençons par me faire un magasin d’idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir »1J.-J. Rousseau, OEuvres complètes (éd. établie par M. Raymond), Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1959-95, vol. 1, « Les Confessions VI », p. 237. Cité par T. Kadner Graziano, « Comment enseigner et étudier le droit comparé ? Une proposition », Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, vol. 43, 2013, p. 61-87..

« Un magasin d’idées ». La formule pourrait faire sourire ceux qui s’auréolent volontiers de scientificité. Pourtant, elle est incroyablement adaptée à qui réfléchit de manière générale sur la pluralité, et plus spécifiquement dans le domaine du droit. D’autant plus adaptée que ce « magasin d’idées » proposé par Rousseau dans ses Confessions n’est pas le lieu des hybrides, sui generis et autres formules dissimulant l’incapacité des juristes, notamment comparatistes, à opérer une classification dont il n’est pas certain qu’elle soit scientifiquement souhaitable. Comme le précise Rousseau, ledit magasin est avant tout dénué du jugement qui pourrait être porté sur ses éléments ; peu importe leur « vérité » ou « fausseté », commençons par apprendre. Tentons de ne pas y porter d’emblée notre regard national, ni de croiser le fer intellectuel avec celui des autres. Formons un magasin d’idées nettes avant de procéder à la comparaison.
Car la comparaison est un enrichissement. C’est connaître pour mieux apprendre, comparer pour mieux comprendre, pour mieux se comprendre, s’enrichir de l’apport de l’autre. Un autre auteur, un autre livre, une autre idée, un autre horizon, un autre pays, d’autres peuples, d’autres langues. Le juriste n’échappe pas à cet émerveillement de l’enrichissement. À la question « Qu’est-ce que la méthodologie du droit comparé ? », de nombreux articles ont répondu, souvent avec talent et autorité2Les études sont innombrables. Je renvoie, en langue française, essentiellement aux suivantes : Congrès international de droit comparé tenu à Paris du 31 juillet au 4 août 1900, Procès-verbaux des séances et documents, LGDJ, 1905, 2 t. ; R. Cassin, « Droits de l’Homme et méthode comparative », Revue internationale de droit comparé, Vol. 20 N°3, Juillet-septembre 1968, p. 449-492 ; B. Jaluzot, « Méthodologie du droit comparé : bilan et prospective », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57 N°1, 2005, p. 29-48 ; C. Jamin, « Le vieux rêve de Saleilles et Lambert revisité. À propos du centenaire du Congrès international de droit comparé de Paris », Revue internationale de droit comparé, Vol. 52 N° 4, Octobre-décembre 2000, p. 733-751 ; G. Langrod, « Quelques réflexions méthodologiques sur la comparaison en science juridique », Revue internationale de droit comparé, Vol. 9 N° 2, Avril-juin 1957, p. 353-369 ; H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », Revue internationale de droit comparé, Vol. 52 N°3, Juillet-septembre 2000, p. 503-527 ; O. Pfersmann, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », Revue internationale de droit comparé, Vol. 53 N°2, Avril-juin 2001, p. 275-288 ; É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », Revue internationale de droit comparé, Vol. 51 N°4, Octobre-décembre 1999, p. 885-915 ; M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57 N°1, 2005, p. 7-27 ; R. Paour, « Comparer pour comprendre – comprendre pour comparer. Le droit comparé à l’aune de la théorie réaliste de l’interprétation, de la théorie des contraintes juridiques et de l’analyse stratégique », Revue générale du droit on line, 2019, numéro 49729 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=49729) ; Th. Rambaud, Introduction au droit comparé. Les grandes traditions juridiques dans le monde, PUF, coll. Quadrige, 1re éd., 2014 ; R. Sacc o, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Économica, 1991 ; F. Tap, « L’apport du droit comparé à la scientificité du discours constitutionnaliste », Revue internationale de droit comparé, Vol. 70 N°1, 2018, p. 7-26 ; G. Tusseau, « Sur le métalangage du comparatiste. De la prétention à la neutralité à l’engagement pragmatiste », Revus, vol. 21, 2013, p. 91-115 (https://doi.org/10.4000/revus.2632) ; É. Zoller, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, n° 32, 2000, p. 121-134 ; É. Zoller, « La méthode comparative en droit public », in Le droit à l’épreuve des siècles et des frontières, Mélanges en hommage à Bertrand Ancel, LGDJ, 2018, p. 1571-1594.. On ne compte plus le nombre d’articles sur cette question, ni les débats que ces derniers suscitent. Une controverse, aujourd’hui, n’a plus lieu d’être : c’est celle relative à l’intérêt du droit comparé. Quand j’ai débuté ma thèse de doctorat en 1996, les études comparatistes étaient peu « porteuses ». Les évaluateurs, qu’il s’agisse du CNU ou de l’agrégation, ne voyaient pas d’un très bon œil ces juristes qui faisaient du droit comparé pour fuir le droit français. À un point tel que certains « d’entre nous » – comme si les comparatistes appartenaient à un cercle sectaire – se sont sentis obligés de s’écrier « Ne tirez pas sur le comparatiste ! »3O. Moréteau, « Ne tirez pas sur le comparatiste », Recueil Dalloz, 2005, p. 452.. Les choses ont positivement évolué depuis cette tribune d’Olivier Moréteau, notamment sur la question de la recevabilité des travaux en langue anglaise. Mais il a fallu la présence de comparatistes au sein de la section 02 du CNU et un grand président pour que l’évidence soit admise. Nous devons demeurer vigilants car d’une part, le progrès est pour le moment très incomplet4En vertu de l’article 5 de l’arrêté du 11 juillet 2018 relatif à la procédure d’inscription sur les listes de qualification aux fonctions de maître de conférences ou de professeur des universités, « Les diplômes, rapports de soutenance, attestations et justificatifs rédigés en langue étrangère sont accompagnés d’une traduction en langue française dont le candidat atteste la conformité sur l’honneur. À défaut, le dossier sera déclaré irrecevable. Dès lors que les documents mentionnés au 3° de l’article 4 sont rédigés en langue étrangère, un résumé rédigé en langue française doit être transmis, par l’ensemble des candidats concernés et pour chaque document, si la section le demande », JORF n° 0184 du 11 août 2018. Les documents en langue étrangère du 3° de l’article 4 sont les travaux. ; d’autre part, cette règle perdurera tant que des membres du CNU seront capables de lire et d’évaluer des travaux en langues étrangères (lesquels ne doivent évidemment pas s’arrêter à la frontière de l’anglophonie). Le droit comparé, ou plutôt son acceptabilité dans le monde académique français – sans même évoquer sa légitimité –, n’est pas qu’un combat appartenant au passé.

Les choses semblent pourtant avoir naturellement évolué. Il n’existe pratiquement plus de thèses franco-françaises ; tout au moins comportent-elles des éclairages comparatistes et de nombreux comparatistes ont été agrégés. Les « services », « cellules » de droit comparé fleurissent ici ou là, que ce soit au sein des assemblées représentatives ou des juridictions, et le droit français, privé ou public, évolue sous une influence constante : « Aujourd’hui, la méthode comparative en droit public n’est plus “laborieuse” comme elle l’était autrefois. Elle est au contraire “appropriée”, “performante”, “fructueuse” comme elle l’est en droit privé. La plupart des améliorations enregistrées par le droit public français depuis une vingtaine d’années le prouvent ; toutes sont la conséquence d’un recours systématique au droit comparé » comme le souligne Élisabeth Zoller5É. Zoller, « La méthode comparative en droit public », in Le droit à l’épreuve des siècles et des frontières, Mélanges en hommage à Bertrand Ancel, op. cit., p. 1594..
Mais le droit comparé n’est pas devenu pour autant la matière reine au sein des facultés de droit, loin s’en faut : l’engagement intellectuel est respecté mais n’est pas considéré comme prioritaire dans un monde où règnent l’efficacité et le rendement, peu conciliables avec le temps nécessaire à toute démarche comparatiste.
Car le droit comparé est l’ennemi de la paresse. À un tel point qu’il est une redoutable « épreuve » pour les doctorants, au sens premier du terme : c’est une difficulté, voire une souffrance, qui éprouve leur courage, leur résistance. Je me souviens être intervenue au CNU pendant qu’un collègue, rapportant sur une thèse de droit comparé, s’étonnait du grand nombre d’années consacrées à sa rédaction. J’avais alors souligné que la porte du droit comparé était plus exigeante que les autres, qu’elle s’ouvrait, pour citer Agnès Vidot dans l’article publié dans la présente Revue, « un instrument dont le maniement exige temps et effort ». Une porte qui nécessite des séjours à l’étranger (et les difficultés concomitantes pour obtenir leur financement), l’accès parfois difficile à certaines bibliothèques, la connaissance, l’assimilation de plusieurs systèmes avant le temps de la comparaison, sans parler de celui indispensable consacré à la lecture de travaux scientifiques dans une langue étrangère, et de leur traduction. Je suis fière que certains de mes doctorants, de manière qui plus est collective, aient rédigé un article sur l’épreuve de la traduction6N.-F. Askofare, N. E tchenagucia, M. G ay-Palettes, A. Khiari, M.-C. Pallas et D. Périé-Fernandez, « L’épreuve de la traduction en période doctorale », in M. Bassano et W. Mastor (dir.), Justement traduire, Les enjeux de la traduction juridique (histoire du droit, droit comparé), Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2020, p. 91-104.. Car être comparatiste, pour l’exigence de vigilance mentionnée plus haut, est aussi un militantisme. C’est donner des sujets de thèses qui se prêtent à la comparaison, c’est pousser nos doctorants à publier des traductions, exercice dans lequel certains excellent parfois au détriment du temps passé sur leurs thèses. L’une de mes doctorantes, qui travaille sur la recevabilité des recours devant la Cour suprême des États-Unis, a déjà publié trois traductions substantielles, de l’espagnol et de l’anglais vers le français7M.-C. Pallas, traduction de l’espagnol de P. Baztarrika Galparsoro, « Les préjugés linguistiques et la valeur économique des langues minorisées : le cas de la langue basque » in A. Gogorza et W. Mastor (dir.), Les langues régionales et la construction de l’État en Europe, LGDJ, coll. Grands colloques, 2019 et traductions de l’anglais de M. Rosenfeld, « L’élection présidentielle de 2020 : Une victoire pour les démocrates, une menace pour la démocratie », Pouvoirs, n° 177, 2021 et S. Ricketson, « Chronique d’Australie, 2016-2020 », Revue internationale du droit d’auteur, à paraître (avril 2021).. Je sais les efforts que ces travaux lui ont demandé ; mais les futurs évaluateurs de son dossier y poseront-ils un regard bienveillant, voire valorisant ? Pour un comparatiste, s’atteler et briller dans l’exercice de la traduction est indispensable, et l’un des prochains combats à mener au CNU notamment doit être celui-ci : les traductions doivent être mieux valorisées. Elles révèlent des qualités fortes du doctorant futur enseignant-chercheur : abnégation, force de travail, finesse juridique, littéraire, humilité face au texte traduit. Ce sont notamment ces réflexions qui ont mené à l’organisation, en compagnie des historiens, d’un colloque suivi d’un ouvrage sur la traduction8M. Bassano et W. Mastor (dir.), Justement traduire, Les enjeux de la traduction juridique (histoire du droit, droit comparé), op. cit.. Car si le droit comparé n’est, selon moi, pas une science indépendante, le comparatiste n’en demeure pas moins, en tant que juriste, un scientifique. Lequel ne saurait travailler qu’à partir d’une source première. Et travailler à partir d’une source traduite par d’autres le détourne de cette honorable tâche.
Le droit comparé est donc, avant tout, l’épreuve du courage. Agnès Vidot ne connaît pas la paresse, comme Mathieu Maisonneuve et moi-même, ses directeurs de thèse, peuvent en témoigner. L’article qu’elle publie dans la présente Revue est pourtant, presque a contrario, un bel hommage rendu au droit comparé. En expliquant pourquoi elle s’en est « détournée », elle rédige avec précision et intelligence les raisons de son abandon. La présente étude sera l’occasion pour moi de réagir à certains passages de son article, et ce faisant, de m’adresser à mes doctorants et toutes celles et ceux qui s’engageraient dans une aventure comparatiste. Je me permets de préciser, pour ne plus y revenir, que la pandémie a été, entre autres horreurs, un obstacle redoutable pour les doctorants comparatistes. Au-delà des voyages impossibles, il faut avoir à l’esprit que certains avaient obtenu des financements pour une mission sur une période déterminée qu’ils ne pourront sans doute pas reprogrammer.
Si le droit comparé est une épreuve, c’est, tout d’abord, parce qu’il est insaisissable en tant que matière autonome, que nous aurions adorée sur les bancs de nos premières années de droit avant de la retrouver dans un master spécialisé. Le droit comparé peut être partout, comme il peut être nulle part ; il ne peut devenir que le prisme d’étude d’un objet qui justifie la comparaison. Et précisément, puisqu’il découle de l’objet, il ne saurait exister au singulier (I). Justifiée avant tout par l’objet, la démarche nécessite également un courage critique. Car comparer, c’est assigner des objectifs à sa propre recherche. C’est les assumer, au risque de subir les assauts critiques de ceux qui ne voient dans la prospective que de la science-fiction éloignée de la rigueur scientifique (II).

I. L’épreuve de la méthode

Dès son introduction, Agnès Vidot qualifie le droit comparé de « discipline ». Je ne saurais le lui reprocher, tant il s’agit d’une idée majoritairement admise. Je ne partage précisément pas l’opinion selon laquelle le droit comparé serait une « matière », une « discipline », encore moins une science (A). Une fois le caractère de méthode admis, il faut en préciser les contours. La mission s’avère quasiment impossible, tant il n’existe pas une méthode comparatiste mais des manières comparées de voir son objet (B).

    A.   Un prisme et non une discipline

Tout comme j’estime que la théorie du droit ne devrait pas être une matière indépendante au concours d’agrégation de droit public, je considère le droit comparé comme un prisme. Une manière particulière de saisir son objet. Par voie de conséquence, la méthode comparatiste n’existe pas dans l’absolu, in abstracto ; elle découle de l’objet étudié, d’où le fait qu’il n’existe pas un droit comparé mais des comparatismes. Loin de minimiser l’importance du droit comparé et la théorie du droit, cette manière de les aborder est tout au contraire un hommage rendu à leur absolue nécessité. Le droit constitutionnel, le droit administratif, le droit civil ou le droit pénal pour ne citer qu’eux devraient, de mon point de vue, toujours être étudiés par ces prismes comparé, théorique, sans oublier l’historique. C’est notamment la raison pour laquelle, bien qu’attachée au prisme comparatiste depuis vingt-cinq ans, je n’enseigne pas « le droit comparé ». J’ai essayé une fois et ce fut un échec, tant je perdais du temps à m’excuser de l’inadéquation entre l’intitulé du cours (« droit comparé ») et son contenu (uniquement ce que je sais faire, à savoir du droit constitutionnel comparé). Lorsque les éditeurs ou journalistes me demandent comment je dois être publiquement présentée, je réponds toujours que je suis professeur de droit public, spécialiste de droit constitutionnel. Je sais que l’étiquette « américaniste » ou « comparatiste » est plus utilisée dans mon milieu. Mais ce que je chéris, ce qui est au cœur de mes spécialités d’écriture et d’enseignement, c’est le droit constitutionnel. Il est vrai étudié par le prisme comparatiste, ou concentré sur le système américain. Je ne suis pas « comparatiste » dans l’absolu, bien incapable d’avoir une idée sérieuse sur le droit civil comparé ou même administratif comparé. Je ne suis qu’une constitutionnaliste qui porte sur ses objets un regard comparatiste, toujours enrichi d’histoire et de théorie. D’ailleurs, sur mes douze anciens doctorants devenus docteurs et doctorants actuels, seules deux ont travaillé ou travaillent en droit étranger9T. Thi Lan Anh, Plaidoyer pour un contrôle de constitutionnalité des lois au Vietnam (Thèse soutenue en décembre 2012. Actuellement professeur à l’École nationale d’administration de Hanoï) et M.-C. Pallas, La Cour suprême des États-Unis et la recevabilité des recours, en cours d’écriture. et deux en droit comparé10D. Perie Fernandez (thèse codirigée par X. Magnon), Égalité et non-discrimination dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français et du Tribunal constitutionnel espagnol, en cours d’écriture ; N. Etchenagucia, Étude des systèmes de droit dits « mixtes », en cours d’écriture et T. Martin Dimichele (thèse codirigée par A. Gaillet), Réflexion sur la notion de groupe en contentieux constitutionnel : étude comparée France/États-Unis/Allemagne, en cours d’écriture.. Deux autres, dont Agnès Vidot qui en explique les raisons dans la présente Revue, ont commencé une thèse comparatiste avant d’abandonner ce prisme11Agnès Vidot (thèse co-dirigée par Mathieu Maisonneuve) travaille à présent sur La codification constitutionnelle des droits fondamentaux en France. Plaidoyer pour l’insertion d’un catalogue formel des droits fondamentaux dans la Constitution du 4 octobre 1958 ; Gaëlle Lichardos, actuellement directrice des études à l’institut franco-biélorusse de Minsk a soutenu en 2015 une thèse intitulée La vulnérabilité en droit public français : pour l’abandon de la catégorisation. Au départ, le sujet choisi était l’étude de la vulnérabilité en Afrique-du-Sud..
Ma façon de comparer est donc dictée par mon objet de recherche. C’est d’ailleurs en substance ce qu’écrit Agnès Vidot pour expliquer l’abandon du droit comparé dans sa thèse, à travers une pertinente métaphore du château de cartes :

« La question du choix des objets de comparaison est, en effet, primordiale en ce qu’elle est, justement, préalable à toute autre. C’est elle qui inaugure le processus de comparaison lato sensu. Si l’on compare ce processus à un château de cartes à jouer de plusieurs étages, le choix des objets à comparer correspondrait aux étages inférieurs du château, alors que la réalisation de la comparaison proprement dite correspondrait aux étages supérieurs. Comme un défaut de construction au niveau des étages inférieurs d’un château de cartes suffit à entrainer l’effondrement de toute la structure, un défaut au niveau du choix des objets à comparer suffit à mettre en péril toute la comparaison ».

Je préfère évoquer « ma façon de comparer » plutôt qu’une méthode que je ne prétends pas avoir. D’ailleurs, comme le souligne (et, ce faisant, rassure) Véronique Champeil-Desplats,

« la proposition d’une méthodologie, en tant que science ou connaissance des méthodes, [est] inévitablement modeste, partiale et partielle. Elle ne peut prétendre saisir ou reconstruire ce qui s’est réellement passé, ni l’intégralité de ce qui s’est passé »12V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2e éd., 2016, p. 7..

Quant au processus de comparaison lui-même, il s’avère délicat pour les raisons qui viennent d’être exposées : si le droit comparé n’est qu’un prisme à travers lequel un objet peut être vu, puis analysé, il est inévitablement à géométrie variable, s’adaptant sans cesse audit objet. « Mon » droit comparé est donc nécessairement, inévitablement, pluriel.

    B.    Des prismes et non une seule méthode

Comme rappelé plus haut, il existe d’innombrables études sur la méthodologie de la comparaison, lesquelles ne se limitent d’ailleurs pas au seul monde juridique. De nombreux auteurs ont tenté d’opérer des classifications, dont il ne faut pas renier le grand avantage pédagogique. Les plus célèbres remontent à l’Antiquité, et occupent encore des places de choix dans les études interrogeant les différentes formes de gouvernement. L’approche dite « macro-comparative » est chère au cœur des constitutionnalistes et a fait les beaux jours des grands manuels de comparaison de systèmes. Elle est indispensable à l’étude plus affinée, qualifiée de « micro », de certains objets existant au sein desdits systèmes. Les deux sont indissociables, et « [à] la tyrannie des universaux qui structuraient nos approches antérieures et dont on s’efforçait de trouver les marques tant dans la classification des régimes politiques que dans la typologie des gouvernements, il faut substituer une approche plus pragmatique. Il faut admettre que chaque ordre juridique est unique et que chaque système constitutionnel est le produit finement ouvragé d’une culture globale dans laquelle il s’insère. Nous devons viser à comprendre le travail des idées, des pensées et des sensibilités dans un système juridique déterminé, pour ultimement (sic) pouvoir restituer les principes, les concepts, les croyances et les raisonnements qui y sont à l’œuvre » propose Élisabeth Zoller13É. Zoller, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », op. cit..
Plusieurs méthodes ont pu être brandies tels des étendards méthodologiques : la méthode dite « descriptive » ici, « conceptuelle » là, sans oublier la « fonctionnelle », la « factuelle » ou la « contextualiste ». La question de la méthodologie est souvent abordée indépendamment des objets d’étude ou de l’objectif que la comparaison poursuit. Croire qu’il n’existerait qu’une seule méthode applicable tel un canevas universel est une forme d’autoritarisme méthodologique, de dogmatisme quasi religieux. Les classifications ne résistent pas à la finesse d’analyse. Les critères utilisés diffèrent selon les matières ; le voyage des concepts est semé d’embûches redoutables, de la traduction à leur décontextualisation impossible. En outre, les cloisons typologiques ne rendent pas toujours compte de l’existence des influences et confluences. Elles présentent aussi le risque de laisser sur le bord du chemin des systèmes inclassables, lesquels prennent des doux noms aux accents aporétiques pour éviter l’horrible dénomination de « catégorie fourre-tout ». Depuis son mémoire de master 2, l’une de mes doctorantes essaie de prouver que les systèmes dits de « droit mixte » forment en réalité une famille de droits à part entière14Il s’agit de Noémie Etchenagucia, qui rédige une thèse intitulée Étude des systèmes de droit dits « mixtes » et qui aurait dû passer ces six derniers mois à la Nouvelle Orléans si les conditions sanitaires ne s’y étaient pas opposées..
Je sais que mes doctorants espéraient un article de ma part sur la méthodologie du droit comparé, afin, notamment, de pouvoir citer leur directrice de thèse dans l’introduction… Or je ne suis qu’une constitutionnaliste voyageuse qui n’envisage jamais ses objets d’étude à travers le seul prisme franco-français. Non seulement je ne crois pas à une méthode de droit comparé, mais encore je trouve sa seule possibilité d’existence dangereuse. Un doctorant qui annoncerait dans son introduction que son étude va épouser une démarche exclusivement conceptionnelle, fonctionnelle, factuelle ou contextualiste s’enfermerait dans des carcans méthodologiques qui, sous couvert d’apporter la légitimité scientifique à sa démarche, la videraient de sa plus belle substance. À ceux qui sont convaincus que dans l’enseignement ou la recherche, il faut d’emblée annoncer ses présupposés méthodologiques, je répondrais la chose suivante. Premièrement, comme tous les carcans, s’enfermer dans une méthode à l’exclusion des autres est avant tout une méthode d’appauvrissement. Deuxièmement, elle serait fausse. Car le droit comparé n’exclut pas par exemple le droit étranger ou l’étude de transposition des systèmes. La démarche fonctionnelle n’interdit pas la démarche conceptuelle. Elles se nourrissent l’une de l’autre. Tout comme la micro-comparaison s’insère dans la macro-comparaison et que la macro-comparaison n’a de sens que si elle descend à un moment donné au niveau micro.
Conclure à la mixité des méthodes aurait des accents de lâcheté. Je ne dis pas qu’il faut avoir une méthode plus souple, moins radicale, qui combinerait toutes les approches. Mais réfléchir, in abstracto, sur les méthodes, ne m’intéresse pas. Je ne sais penser le droit qu’à partir de l’individu, d’où l’intitulé des Mélanges en hommage à Élisabeth Zoller, que j’ai dirigés15Penser le droit à partir de l’individu. Mélanges en hommage à Élisabeth Zoller, Dalloz, 2018, 890 p.. C’est sans doute pour cela que je suis devenue américaniste : je ne réfléchis pas le droit à partir du système dans lequel il s’insère, mais à partir des individus qui vivent en son sein. Et ces individus, ce ne sont pas des êtres désincarnés : ce sont des hommes, des femmes, des Blancs, des Noirs, des Native Americans, des hétérosexuels, des homosexuels, des forts, des vulnérables. Des êtres humains situés dont je parle la langue et connais le pays. Je ne sais dans quelle « école » je m’insère, mais une chose est certaine : ma démarche est pragmatique, mon comparatisme vivant. Celui qui me conduit à m’imprégner des odeurs dès que je foule le sol inconnu ; à enseigner à l’étranger, à y créer des doubles-diplômes, à y faire des reportages photographiques comme Gustave Beaumont faisait des croquis pendant que Tocqueville prenait des notes.

Car en vrai voyageur, Alexis de Tocqueville ne rapporte pas, dans De la démocratie en Amérique, que les remarques dont la clairvoyance fera le génie de son oeuvre16A. de Tocq ueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, Éditions Pagnerre, 12e éd., 1848, 358 p.. On y trouve des observations sur le quotidien de ce peuple dont la liberté étonne, son mode de vie, ses habitudes culinaires pour le moins surprenantes, sa manière de rendre la justice. Tocqueville et Beaumont sont des comparatistes sociologues : les lettres du premier adressées notamment à sa famille sont la preuve d’une démarche hautement empirique, et la carte des États-Unis accompagnera la parution de l’ouvrage. Tocqueville n’observe pas ce Nouveau Monde depuis un bureau. Accompagné de son ami animé du même projet que lui, il parcourt en peu de temps plusieurs villes (Newport, New York, Auburn, Buffalo, Détroit, Boston, Philadelphie, Baltimore, Memphis, La Nouvelle-Orléans, Washington), les contrées esclavagistes du sud et les grandes étendues du nord (jusqu’au Canada), fréquente les cercles intellectuels mais observe aussi la misère des Indiens et la ségrégation raciale. Les deux voyageurs, qui connaîtront aussi des moments difficiles, font des croquis et dessins.
En résumé, je m’imprègne du système que j’étudie, de « l’Esprit des lois » selon le mot de Montesquieu, avant chaque article que j’écris. La langue, la culture, l’histoire, les coutumes, les mœurs, les habitudes culinaires, les odeurs. Je ne réfléchis pas le droit comparé ; je le vis. Et c’est cette démarche, et cette démarche seule, qui me permet d’avoir une connaissance fine des objets et des systèmes que j’étudie. Certains collègues pourraient en conclure que je n’ai pas de méthode. Or mon cadre structurel découle toujours de l’objet que j’étudie, sans parler de ces choses telles que l’intuition, la passion et la curiosité, ce bagage de subjectivité que j’emporte toujours avec moi et qui fait le cauchemar de certains normativistes. Ma démarche, mon comparatisme vivant s’explique avant tout par ma passion de l’altérité. Une passion qui, néanmoins, n’est pas irrationnelle. Je m’astreins à lui offrir des cadres et lui assigner un objectif.

II. L’épreuve des objectifs

Dans sa seconde partie, Agnès Vidot s’interroge sur le « pourquoi » de la comparaison. Je partage sans réserve la réponse qu’elle apporte à la question : « Dans une démarche sérieuse, on ne compare jamais pour comparer. La comparaison est, en revanche, un moyen. Comme tout moyen, elle est au service d’une fin qui lui est extérieure et dont la définition la précède nécessairement ». Certains auteurs entendent « offrir une vision d’ensemble d’un phénomène, tel qu’il se présente en différents lieux »17G. Tusseau, « Sur le métalangage du comparatiste. De la prétention à la neutralité à l’engagement pragmatiste », op. cit., § 15., en épousant une démarche qui « consiste à présenter […] une grille conceptuelle abstraite et générale, couvrant de manière exhaustive toutes les possibilités théoriques susceptibles de se présenter dans le droit positif »18Ibid., §16.. Cette visée descriptive est utile dans l’absolu et indispensable pour qui prétend comparer. D’autres démarches sont animées par « la poursuite d’un but pratique : comparer pour trouver “la meilleure solution juridique” et aider ainsi à la rédaction et à l’amélioration des codes et des lois »19M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s) entre pragmatisme et outil épistémologique », op. cit., p. 8-9. L’auteur ne partage d’ailleurs pas ce point de vue et ne fait que rappeler une idée plutôt dominante.. Que la comparaison, envisagée du point de vue de ses objectifs, revête une fonction de connaissance, heuristique, harmonisatrice et uniformisatrice, elle est, dans tous les cas, un instrument à l’appui d’une démonstration. Se nourrir du méconnu, voire de l’inconnu, pour en transmettre la connaissance ne doit pas être sous-estimé. C’est même le préalable indispensable à toute démarche comparatiste (A) qui devient création quand l’auteur cherche à l’utiliser pour mieux réfléchir à son propre système (B).

    A.    L’indispensable connaissance

Je pars de l’exemple de mon sujet de doctorat, Les opinions séparées des juges constitutionnels qui était une parfaite illustration de l’intérêt de mener une étude comparatiste20W. Mastor, Les opinions séparées des juges constitutionnels, préface du Professeur Michel Troper, Paris/Aix-en-Provence, Économica/PUAM, 2005, 362 p.. Plus exactement, seule cette démarche lui offrait une raison d’être. Ma thèse se voulait comparatiste en ce sens que la méthode mêlait étude de droit étranger, de droit comparé et de ce que j’ai qualifié de « transposition de systèmes ». Ces trois termes, parfois utilisés indifféremment, méritent cependant d’être distingués21Voir M.-C. Ponthoreau, « Droits étrangers et droit comparé : des champs scientifiques autonomes ? », Revue internationale de droit comparé, Vol. 67 N° 2, 2015, La comparaison en droit public. Hommage à Roland Drago, p. 299-315.. Ils correspondent à diverses étapes de la démarche comparatiste, que mon raisonnement a suivi dans le traitement du sujet.
Une étude de droit étranger a la particularité de ne concentrer son attention scientifique que sur un unique objet étranger à notre système juridique. Aucune comparaison n’est établie, l’intérêt résidant avant tout dans l’information du méconnu, voire de l’inconnu. Selon l’objet d’étude choisi, tel que le mien, cette démarche doit précéder l’étude comparatiste proprement dite, pour laquelle une connaissance approfondie préalable des systèmes étrangers est indispensable. La mission n’était pas dénuée d’utilité tant chacun semblait avoir une position tranchée sur la question sans vraiment en avoir une connaissance profonde. Cette pratique étrangère à notre système juridique, présentée par le Doyen Vedel comme « une recette infaillible » à qui voudrait « porter malheur au Conseil constitutionnel »22G. Vedel, Préface aux anciennes éditions de D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, coll. Domat droit public. Dans un courrier qu’il avait eu la gentillesse de nous faire parvenir, le Doyen Vedel maintenait « contre vents et marées qu’en ce qui concerne le Conseil constitutionnel français, la pratique des opinions dissidentes serait sinon destructrice, du moins gravement perturbatrice »., souffrait du manque d’intérêt dont elle était victime. Je voulais donc apporter un éclairage comparatiste à l’étude d’un objet controversé et méconnu, avant d’en plaider les vertus pour notre propre système.
Cette première étape m’a permis de réfuter des erreurs largement répandues. Il est vrai que chronologiquement, les opinions séparées des juges constitutionnels proprement dites sont apparues aux États-Unis. On parle ainsi d’une diffusion de la publicité de la dissidence, que ce soit dans les pays de Common ou de Civil law. Il est indéniable que l’expérience de la Cour suprême américaine a eu une influence considérable sur l’ensemble des juges constitutionnels utilisant une telle faculté. Mais conclure à une simple application d’un modèle américain reviendrait à négliger l’apport des cultures juridiques nationales. En effet, une étude historique m’a permis de montrer que la naissance des opinions séparées en Espagne ou en Allemagne était le fruit tant de l’observation du droit comparé que de traditions propres à ces pays d’Europe.
L’objet du droit comparé est plus vaste et dépasse la simple observation d’un modèle étranger. Il peut être défini comme

« l’étude d’une pluralité d’ordres juridiques actuellement en vigueur […] dont l’objectif n’est pas tant la connaissance de chaque système pris en lui-même en détail, mais la confrontation entre eux et la conséquente analyse des différences et similitudes […] »23A. Pizzorusso, Sistemi giuridici comparati, Milan, Giuffrè, 2e éd., 1998, p. 148..

Une étude ayant comme objet le droit constitutionnel est rarement, de nos jours, « franco-française ».
Tout au moins bénéficie-t-elle, selon l’expression consacrée, d’« éclairages comparatistes ». Mais dans ce cas, le qualificatif d’étude de droit comparé ne saurait être attribué à ces travaux « teintés » de comparatisme. Un objet d’étude identifié avec précision dans notre ordre juridique est comparé avec son équivalent existant dans un ou plusieurs ordres juridiques. C’est ce que j’ai fait, dans ma thèse, en comparant les opinions séparées de la Cour suprême des États-Unis et celles du Tribunal constitutionnel espagnol. Mais l’intérêt et la finalité d’une telle entreprise ne sauraient se limiter à une simple mise en parallèle de deux systèmes. Comme l’indique la définition d’A. Pizzorusso citée plus haut, le comparatisme dépasse la simple connaissance de deux systèmes : il permet de les confronter.

La dynamique apparaît alors si cette confrontation de deux ou plusieurs systèmes débouche sur une série de questions dépassant la simple mise en parallèle et confrontation.

    B.   La dynamique de la transposition

L’observation d’un système étranger permet-elle de mieux appréhender notre propre droit ? Pourquoi telles institutions, si répandues dans la plupart des autres systèmes, comme le sont par exemple les opinions séparées, n’existent-t-elles pas dans le nôtre ? Leur introduction en France pourrait-elle être envisagée ? Poussée à l’extrême, l’approche comparatiste peut ainsi déboucher sur une étude de transposition. Cette dernière n’est possible que dans l’hypothèse où un objet d’étude observé dans un système étranger n’existe pas dans le nôtre. Force est d’avouer que le chercheur s’éloigne alors du droit positif en tentant de répondre à la question suivante : l’introduction des opinions séparées au sein du Conseil constitutionnel français est-elle envisageable ? Certains avanceront que la réponse est sans intérêt puisque purement prospective. J’ai tenté de répondre dans ma thèse que laisser ces questions sans réponse, c’était mépriser les arguments de la majorité des auteurs constitutionnalistes italiens qui réclament l’instauration de telles opinions au sein de la Corte costituzionale, et ceux de certains auteurs français, dont d’aucuns n’oseraient nier la qualité scientifique. Inséré dans une démarche comparatiste, le discours prospectif part d’une analyse critique et permet de mettre en évidence des contradictions. C’est en cela que la prospective se distingue de l’utopie :

« Renoncer brusquement à un état donné pour se transporter dans un ailleurs est “utopique”. Marquer l’enchaînement nécessaire des transformations à faire est “critique” »24L. Sfez, entrée « prospective », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadrige/ Lamy PUF, 2003, p. 1266..

Les avantages et inconvénients de la pratique des opinions séparées n’ont pu être mesurés qu’à la lumière des expériences des juridictions constitutionnelles étrangères. Forte de cette dimension comparatiste, ma thèse s’est alors enrichie de considérations d’ordre prospectif, voire subversif25H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », op. cit. : Le « modèle » observé à l’étranger est-il transposable en France ou en Italie, pays qui pour l’instant rejettent le principe de la publication de la dissidence ? Je n’ai pas hésité, même si cela a pu m’être reproché lors de ma soutenance, de prendre la plume pour proposer une rédaction d’une loi constitutionnelle, comme j’ai récemment rédigé une décision QPC fictive sur le mariage homosexuel à la lumière de mon expérience de comparatiste26W. Mastor, L’art de la motivation, substance du droit. Mieux motiver pour mieux juger, Dalloz, coll. Les sens du droit, 2020, p. 48-54.. Mon directeur de thèse, Louis Favoreu, m’avait offert mon sujet de thèse dans l’espoir d’une réponse clairement négative. Il a obtenu exactement l’inverse, non sans fierté face à l’autonomie de ma volonté.
Cette fonction créative du droit comparé pourrait se résumer dans cette phrase de De la démocratie en Amérique : « J’ai voulu songer à l’avenir »27A. de Tocq ueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 26.… Alors juges auditeurs au tribunal de Versailles et partageant un temps un appartement dans la même ville, Tocqueville et Beaumont, deux jeunes hommes issus de familles aristocratiques légitimistes travaillent leur anglais et lisent beaucoup. L’accession de Louis-Philippe au pouvoir les déstabilisent profondément et les réconfortent dans leur idée de prendre de la distance. Un congé d’une durée de dix-huit mois accordé pour une mission d’étude du système pénitentiaire américain leur en donnera l’occasion.
L’une des premières choses qui frappe le juriste à la lecture de De la démocratie en Amérique, c’est la démarche comparatiste. « Alors je reportais ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j’y distinguais quelque chose d’analogue au spectacle que m’offrait le Nouveau Monde »28Ibid., p. 2.. Outre des raisons d’ordre personnel, le choix de la découverte de l’Amérique est aussi scientifique : Tocqueville part observer un autre système pour pouvoir mieux comprendre le sien. C’est précisément la meilleure définition qui puisse être donnée, aujourd’hui encore, de la méthode comparatiste : « Ce n’est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité, d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver des enseignements dont nous puissions profiter »29Ibid., p. 21.. C’est fort de cette expérience que le jeune Tocqueville rentrera en France, animé de hautes ambitions politiques. « De cette vue impartiale et profonde » déclame Henri de Lacordaire lors de son discours d’installation à l’Académie française en 1861, « où il avait évité l’adulation, le paradoxe et l’utopie, il ramena sur l’Europe un regard mûri, mais ému, qui le remplit, selon sa propre expression, d’une sorte de terreur religieuse ». Maturité et émotion qui lui permettront d’accéder aux plus hautes fonctions politiques, car, toujours selon les mots de son successeur à l’Académie française, « au fond, ce qu’il aimait par-dessus tout, sa véritable et sa seule idole, hélas ! Puis-je le dire ? Ce n’était pas l’Amérique, c’était la France et sa liberté ».
Transmettre la connaissance, éclairer le méconnu est donc rarement une fin en soi. En épousant cette démarche, le chercheur comparatiste nourrit un espoir : celui de mieux connaître et comprendre son propre système et, pourquoi pas, participer à son évolution. En cela, le comparatisme est un pragmatisme, une méthode de l’action. Comme cela transparaît bien dans le discours de Lacordaire, c’est avant tout parce qu’il aimait la France, parce qu’il voulait mieux comprendre ses évolutions, que Tocqueville portait son regard ailleurs.
On m’a souvent demandé pourquoi je n’avais jamais écrit un article ou un livre sur la méthodologie du droit comparé. J’espère avoir réussi à en donner ici quelques indices explicatifs, à travers une réaction à l’article de ma doctorante qui s’est, contrairement à moi, détournée de la comparaison. Peut-être un jour publierais-je mes carnets de voyages, illustrés par mes photographies. Il s’agira d’un modeste, mais authentique, héritage comparatiste que je léguerai à mes doctorants. Mes « avatars », pour faire référence à l’un des plus grands comparatistes que je n’ai volontairement pas encore cité. Son œuvre est immense et tout comparatiste publiciste qui se respecte a, dans sa bibliothèque, Les grands systèmes de droit contemporain de René David. Pourtant, le livre que je conseille aux jeunes doctorants est Les avatars d´un comparatiste30R. David, Les avatars d’un comparatiste, Économica, 1982, 298 p., sorte d’anti-Mélanges d’un combattant anticonformiste qui prouve combien le comparatisme est avant tout une action.

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