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Les cabinets d’affaires nord-américains à l’ère de la globalisation

Cahiers N°24 - RRJ - 2010-5, LE RÔLE DES JURISTES DANS LA GLOBALISATION DU DROIT

Valerio FORTI

ATER à l’Université de Poitiers
Équipe de recherche en droit privé (EA 1230)

 

 

Introduction

1.   La globalisation a propulsé au cœur du système économique les entreprises multinationales dont le pouvoir financier, souvent extraordinaire, est parfois même supérieur à celui de certains États. Ce phénomène explique le rôle croissant des cabinets d’affaires internationaux, dont la mission consiste à élaborer de nouvelles formes de savoir juridique en vue de seconder les objectifs de profit des entreprises et d’en accroître l’influence au-delà des frontières nationales. Les cabinets d’avocats d’affaires constituent en effet l’instrument moyennant lequel les entreprises peuvent opérer au niveau mondial, en exportant ou en imposant les formes contractuelles, les modèles de résolution des controverses, les montages sociétaires, ou encore les structures patrimoniales qui répondent au mieux à leurs exigences1M.J. Osiel, « Comment les avocats contribuent à la mondialisation », Justices, hors série décembre 2001.. Et, depuis désormais quelques décennies, les cabinets d’affaires nordaméricains ont su prouver qu’ils étaient les plus à même d’assurer ce rôle2M.J. Osiel, « Lawyers as Monopolists, Aristocrats, and Entrepreneurs », Harvard Law Review, 103, 1990, p. 2009 et s. ; M.-A. Frison-Roche, « Esquisse d’une sociologie du droit boursier », L’année sociologique, 49, 1999, p. 492..
2.   Aux États-Unis, seul un faible pourcentage d’avocats exercent leur profession dans des cabinets de grande taille, à savoir les cabinets comptant au moins cent avocats et dont les entreprises constituent l’essentiel de la clientèle3En 1980, trois avocats sur quatre travaillaient seuls ou dans des cabinets constitués au maximum de dix avocats : cf. A.J. Stanley, « Should Lawyers Stick to Their Last ? », Indiana Law Journal, 64, 1989, p. 473.. À bien y regarder, l’influence de ces cabinets dépasse largement leur nombre4Cf. W. Hurst, The Growth of American Law : The Law Makers, Little Brown, 1950 ; E. Smigel, The Wall Street Lawyer : Professional Organization Man ?, University of Indiana Press, 1964 ; J.B. Grossman, Lawyers and Judges : The ABA and the Politics of Judicial Selection, Free Press, 1965 ; M.J. Green, The Other Government : The Unseen Power of Washington Lawyers, Viking Press, 1975 ; J.B. Stewart, The Partners : Inside America’s Most Powerful Law Firms, Vintage, 1982, ce résolument grâce au processus de réorganisation qui les a touchés au cours des trente dernières années5Cf. R.L. Nelson, Partners With Power : The Social Transformation of the Large Law Firm, University of California Press, 1988 ; R. Gilson et R. Mnookin, « Coming of Age in a Corporate Law Firm : The Economics of Associate Career Patterns », Stanford Law Review, 41, 1989, pp. 567-595 ; M. Galanter et T. Palay, Tournament of Lawyers : The Transformation of the Big Law Firm, University of Chicago Press, 1991 ; E. Lazega, « Collégialité et bureaucratie dans les firmes américaines d’avocats d’affaires », Droit et Société, 23-24, 1993, p. 15 et s.. Cette réorganisation n’est pas seulement imputable à des facteurs d’ordre économique : elle est plus généralement le fruit de circonstances qui en ont altéré de manière irréversible la structure et la culture. Le symptôme le plus manifeste de ce changement est l’augmentation sensible de leur dimension. À titre d’exemple, en 1978, seuls quinze cabinets nord-américains comptaient plus de deux-cent avocats ; soit un total global de trois mille cinq cents avocats. Dix ans plus tard, on en comptait cent quinze, employant trente cinq mille avocats de par le monde6S. Brill, « The Law Business in the Year 2000 », The American Lawyer, juin 1989, p. 10..
3.   Un autre changement majeur dans l’organisation de ces structures concerne la nature du travail accompli, qu’un processus de spécialisation croissante a sensiblement modifié. Les avocats ont tendance à se spécialiser dans des domaines toujours plus étroits, en tissant une série de relations avec d’autres spécialistes. L’objectif est nul autre que d’être en mesure d’offrir aux clients un large éventail de services hautement qualifiés. La raison de ce phénomène doit assurément être puisée dans l’augmentation des services juridiques localisés directement au sein des entreprises : comptant déjà des juristes au sein de leur organigramme, les entreprises sont devenues plus sélectives dans le choix du cabinet d’avocats externe auquel demander une consultation. Cela a inévitablement entrainé un changement de compétences : les cabinets d’affaires se sont orientés vers les domaines du droit qui, de par leur complexité technique ou en raison de leur rare incidence dans des cas concrets, étaient négligés par les services juridiques internes aux entreprises. D’où la mutation de la nature de la relation entre les cabinets et leurs clients : si elle se caractérisait, auparavant, par son étendue et sa durée, elle est aujourd’hui moins exclusive et plutôt ponctuelle.
4.   L’affaiblissement du lien qui unissait chaque avocat à son cabinet de rattachement est un effet supplémentaire de la révolution vécue par les cabinets d’affaires nord-américains7E. Smigel, The Wall Street Lawyer : Professional Organization Man ?, préc., p. 86 et s.. Il n’était pas rare, autrefois, qu’un avocat exerce tout au long de sa vie professionnelle dans le même cabinet ; seuls des cas exceptionnels l’en éloignaient. Aujourd’hui, la tendance est inversée. L’une des explications de cette mobilité réside notamment dans l’augmentation des fusions entre différents cabinets. L’éloignement du modèle traditionnel résulte ainsi du développement de la dimension des cabinets d’affaires, qui a entrainé, pour les avocats, une diminution du degré d’identification avec celui dans lequel ils exercent leur profession. Qui plus est, la possibilité, que les générations précédentes n’ont guère connue, d’accéder à une série d’informations qui qualifient les cabinets, à savoir les honoraires ou les chances de faire carrière, leur a permis de comparer les différentes opportunités de travail offertes. L’accessibilité de ces informations a d’ailleurs facilité la comparaison des cabinets entre eux et renforcé leur tendance à être ouvertement en compétition en vue d’élargir leur clientèle. La loyauté et l’immobilité qui caractérisaient le monde des cabinets d’affaires se sont donc dissoutes au fil du temps. En d’autres termes, parallèlement à l’affaiblissement des liens entre le cabinet et les clients, une perte d’identité entre le cabinet et ses avocats a pu être observée, au point que la traditionnelle solidarité entre collègues du même cabinet est venue à manquer.
5.   L’augmentation du nombre d’heures de travail pour les avocats des cabinets d’affaires mérite également d’être soulignée8P. Reidinger, « It’s 46.5 Hours a Week in Law », American Bar Association Journal, 1er septembre 1986, p. 44 ; R. Jensen, « Partners Work Harder to Stay Even », National Law Journal, 10 août 1987, p. 12 ; R.L. Nelson, Partners With Power : The Social Transformation of the Large Law Firm, préc., p. 185 ; R.B. McKay, « The Rise of the Justice Industry and the Decline of Legal Ethics », Washington University Law Quarterly, 68, 1999, p. 840.. Sur ce point, sans doute convient-il de prendre en considération le changement de la nature des problèmes auxquels les avocats ont progressivement été confrontés : de nos jours, les questions que les entreprises leur soumettent sont de plus en plus complexes, urgentes et ont un impact économique considérable. L’augmentation des salaires n’a toutefois pas été proportionnelle à l’augmentation des heures de travail réalisées9S. Brill, « Short Term Pain, Long Term Gain », The American Lawyer, janvier-février 1991, p. 5..
6.   Aux États-Unis, les cabinets d’affaires ont donc fait l’objet d’une réforme majeure en vue de se conformer aux changements économiques et culturels portés par la globalisation. Cette capacité d’adaptation les a conduits à se doter d’une organisation leur permettant d’avoir un niveau de compétitivité difficilement égalable : l’influence (II) que ces cabinets exercent indéniablement en matière juridique repose donc essentiellement sur leur structure (I).

I. La structure des cabinets d’affaires nord-américains

7.   La structure d’un cabinet d’affaires nord-américain s’articule sur trois niveaux principaux : la position au sommet est occupée par les partners, la position intermédiaire par les associates et celle qui se situe à la base par les paralegals, lesquels assurent des fonctions de soutien technique. Le partner, n’est autre qu’un « associé », qui avec les autres partners, membres de la partnership, a souhaité constituer une société à but lucratif. Il assure, traditionnellement, les activités de direction, en particulier de nature entrepreneuriale et managériale. L’activité pratique, sujette aux directives des partners plus expérimentés, revient aux associates, ou stagiaires. Aspirant à la partnership, ces derniers sont considérés comme des membres du cabinet, duquel ils perçoivent un salaire, mais leur appartenance relève d’un lien de subordination. L’organisation des cabinets d’affaires reposant essentiellement sur leur rôle respectif, l’étude des figures des partners (A) et des associates (B) permet de saisir les principaux traits de ces cabinets aux États-Unis.

A.     Les partners

8.   La tête du cabinet est composée d’un groupe de dirigeants, à savoir les partners qui sont soit à l’origine même de sa fondation, soit d’anciens associates qui sont parvenus à intégrer la partnership10A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione. Riflessioni metodologiche e dati empirici sulla circolazione del modello nordamericano in Italia, Giuffrè, 2004, p. 91 et s.. Les responsabilités majeures, de même que la prise des décisions les plus importantes, leur reviennent. Leurs tâches sont variables ; elles peuvent d’ailleurs être extrêmement diversifiées, en particulier si la partnership compte un nombre élevé d’avocats. Ils sont notamment chargés de répartir les tâches entre les partners et les associates au sein des différents groupes de travail, de choisir l’approche adoptée devant les tribunaux, de recruter de nouveaux avocats, de chercher de nouvelles affaires, ou encore de se prononcer sur des questions d’éthique. Le pouvoir des dirigeants et les modalités d’exercice de ce pouvoir sont rarement réglés dans le contrat de partnership. Les choix de gestion sont plutôt pris au cours de débats et d’échanges d’opinion11E. Lazega, « Concurrence, coopération et flux de conseil dans un cabinet américain d’avocats d’affaires : les échanges d’idées entre collègues », Revue Suisse de Sociologie, 21, 1995, p. 61 et s.. D’aucuns ont décrit la position du partner comme un « pouvoir personnel acquis»12R.L. Nelson, « Practice and Privilege : Social Change and the Structure of Large Law Firm », in A. Dondi (dir.), Avvocatura e giustizia negli Stati Uniti, Il Mulino, 1993, p. 209 et s., qui correspondrait à une responsabilité générique vis-à-vis des clients économiquement influents. En d’autres termes, le pouvoir, le leadership, serait synonyme d’un succès acquis suite à l’obtention d’importants résultats personnels et professionnels, consistant, en particulier, dans le fait d’avoir su trouver et maintenir de nouveaux clients, de nouveaux partners, de nouvelles responsabilités et surtout de nouvelles sources de revenu pour le cabinet.
9.   Les critères qui règlent l’admission à la partnership sont substantiellement communs à l’ensemble des cabinets d’affaires. Parmi ceux-ci figurent en tête de liste la compétence technique, le travail constant et intense accompli au sein du cabinet ou au cours des expériences professionnelles antérieures, ainsi que l’habilité à gérer les relations avec les clients. À cela s’ajoute évidemment la capacité d’apporter de nouvelles affaires et de nouveaux clients13R.L. Nelson, Partners With Power : The Social Transformation of the Large Law Firm, préc., pp. 276- 277.. La nécessité d’intégrer un partner supplémentaire naît uniquement si un nouvel espace à combler se crée dans le cabinet, dans le but d’enrichir et de mieux articuler le panorama du travail existant14D.H. Maister, Managing the Professional Service Firm, Simon & Schuster, 1993.. Pour l’avocat, l’admission à la partnership représente l’assurance d’un emploi stable et durable, de même qu’une garantie de revenus incomparables avec ceux des autres avocats.
10.   Au sein de la partnership, les rôles sont extrêmement structurés. Parmi les dirigeants, le rainmaker a une importance particulière. Afin de répondre aux besoins financiers grandissants des cabinets d’affaires, il est en effet apparu nécessaire de créer une nouvelle sorte de partner qui serait à la fois chargé exclusivement des questions liées au développement du marché et capable de participer au contrôle des entreprises économiquement influentes15R. Jensen, « The Rainmakers », National Law Journal, 5 octobre 1987, p. 1 et s.. Il ne s’agit assurément pas là d’une définition juridique faisant référence à un véritable rôle d’organisation au sein du cabinet. Informelle, cette définition permet plutôt d’identifier les partners qui ont un pouvoir de gestion particulier, ce en raison du contrôle qu’ils exercent sur les clients économiquement déterminants. De véritables conséquences juridiques sont au contraire entraînées par la classification des partners qui est opérée suivant la position qu’ils occupent au sein de l’accord de partnership, classification distinguant
les dormant partners, les junior partners, les silent partners, les limited partners et les special partners. Quelques traductions s’imposent. Le dormant partner est un associé qui n’apparaît pas en tant que tel, mais qui partage les profits, les pertes et les responsabilités avec les autres partners. Il s’agit ainsi d’un associé formellement passif par rapport notamment à ceux qui cherchent de nouveaux clients16P.J. Shedd et R.N. Corley, Business Law, Prentice Hall College Div, 1992, p. 537.. Pour sa part, le junior partner participe de manière limitée tant aux profits qu’à l’administration du cabinet, ce généralement en raison de l’absence d’une longue expérience professionnelle17M. Galanter et T. Palay, Tournament of Lawyers : The Transformation of the Big Law Firm, préc., pp. 67-68.. Le silent partner est un associé-investisseur, qui ne prend pas part à l’activité de gestion du cabinet, mais qui partage les profits et les pertes avec les autres partners18P.J. Shedd et R.N. Corley, Business Law, préc., p. 537.. Enfin, le limited partner et le special partner sont des associés qui contribuent à l’activité du cabinet avec des fonds ou des prestations professionnelles, en participant partiellement à la gestion, d’où le fait que leur responsabilité n’aille pas au-delà du capital versé.
11.   Au cours des années 1970 et 1980, l’agressivité qui a caractérisé le marché des services légaux offerts aux entreprises a poussé les cabinets d’affaires à diversifier ultérieurement les rôles des dirigeants, en se rapprochant toujours plus des structures internes des grandes entreprises. Des postes de managers, de directeurs de marketing, de chefs de département ont de ce fait été créés, en leur attribuant des tâches répondant à une logique essentiellement économique et commerciale.
Ces figures professionnelles se sont rapidement implantées dans environ deux cent cabinets d’affaires nord américains19M. Galanter et T. Palay, Tournament of Lawyers : The Transformation of the Big Law Firm, préc., p. 64..
12.   Ce dynamisme, caractérisé par une création constante de rôles professionnels et un élargissement de la structure du cabinet, a donné vie à une organisation plus complexe et différenciée. La direction même du cabinet est désormais composée de plusieurs niveaux superposés et organisés20B.W. Hildebrandt et J. Kaufman, « Two-tier Partnership : a new look », National Law Journal, 8 janvier 1990, p. 15 et s. ; W.D. Henderson, « An Empirical Study of Single-Tier Versus Two-Tier Partnerships in the Am Law 200 », North Carolina Law Review, 2006, p. 1691 et s.. Si ce rapprochement des structures organisationnelles propres à l’entreprise a permis d’accroître la compétitivité des cabinets d’affaires nord-américains21À ce sujet, cf. F. Lucheux, « Cabinets d’avocats d’affaires : du knowledge management à la business intelligence », Petites affiches, 211, 2007, pp. 3-4., il n’en demeure pas moins que le modèle entrepreneurial ne saurait être entièrement adaptable au domaine de la prestation de services juridiques. Les managers sont en effet sélectionnés parmi les partners mêmes. On leur attribue des fonctions de responsabilité dans la supervision des clients au sein des différents départements du cabinet, dans le contrôle du partage des tâches et dans la création des groupes de travail. Leur position se distingue donc nettement de celle du manager d’une entreprise commerciale : ce dernier est un salarié qui reçoit des directives et qui est soumis au contrôle de la part de la direction de l’entreprise, tandis que le manager d’un cabinet, en tant qu’associé, occupe un poste à durée indéterminée22R. Gilson et R.H. Mnookin, « Sharing Among the Human Capitalist : An Economic Inquiry into the Corporate Law Firm and How Partners Split Profits », Stanford Law Review, 37, 1985, pp. 64-65.. En bref, si la gestion des cabinets d’affaires semble plus dynamique que celle des entreprises et des multinationales, il apparaît qu’en cas de désaccord entre les managers et les autres partners, les conséquences immédiates retombent sur la partnership, en créant notamment des scissions au sein du cabinet.

B.    Les associates

13.   Dans les cabinets d’affaires nord-américains, ceux qui accomplissent concrètement le travail sont les associates23A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione, préc., p. 96 et s.. Ces jeunes avocats fraîchement diplômés entrent dans le monde du travail avec l’envie d’acquérir de l’expérience, d’améliorer leur spécialisation et de tenter l’escalade vers la partnership24P. Hoffman, Lions of the Eighties : the inside story of the powerhouse law firms, Doubleday, 1982 ; D. WISE, « Psst ! Wanna make Partner ? », National Law Journal, 26 octobre 1987, pp. 32-33.. Les associates travaillent en collaboration avec d’autres avocats plus expérimentés, dans des groupes de travail incluant des temporaries, des permanent associates et des staff attorneys.
Chaque groupe, composé, organisé et contrôlé par un partner, est rattaché à un département au sommet duquel est placé un autre partner. De même, chaque département que compte le cabinet et auquel correspond l’un de ses domaines d’intervention trouve à son tour un point de référence dans la partnership25D.H. Maister, Managing the Professional Service Firm, préc..
14.   Le recrutement de nouveaux avocats repose quant à lui sur des rapports directs entre les cabinets d’affaires et les universités : les meilleurs étudiants sont contactés de manière informelle par un hiring partner, un associé du cabinet qui est chargé uniquement de cette tâche. À vrai dire, une certaine sélection est déjà opérée lors du choix de l’université : les relations avec celles qui sont considérées comme les plus prestigieuses étant, à l’évidence, nettement privilégiées. Parmi ces étudiants, les cabinets d’affaires cherchent ceux ayant déjà une expérience dans le milieu des affaires et qui sont dotés d’ambition et d’énergie. À partir des années 1980, la chasse aux nouveaux diplômés est devenue plus frénétique. Les cabinets ont commencé à organiser des programmes intensifs d’été, voire des formations rémunérées pour les jeunes avocats, de sorte à créer des instruments aptes à rapprocher l’étudiant ou le jeune diplômé du monde de la pratique26L’on parle à ce sujet de new apprenticeship : cf. Y. Dezalay, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Fayard, 1992..
15.   Traditionnellement, l’objectif d’un associate est de devenir, à terme, partner du cabinet. Dans les années 1960, l’admission dans la partnership se structurait autour d’une règle simple et efficace qui gouvernait la vie du jeune associate : la règle de l’up-or-out27M. Galanter et T. Palay, Tournament of Lawyers : The Transformation of the Big Law Firm, préc., p. 64.. Suite à une période d’essai, soit le jeune avocat était admis dans la partnership, soit on le décourageait à rester indéfiniment dans le cabinet comme associate. Au fil du temps, l’excessive rigueur de cette règle a toutefois été dénoncée, conduisant progressivement à son abandon28L. Smith, « Renaissance in Style : Firms Adopt New Lawyers Categories », Of Counsel, 8, 1989, p. 15.. Initialement, le principe largement répandu consistant à considérer le fait de licencier un avocat sans raisons spécifiques comme peu professionnel, a permis de la mitiger. Par la suite, la tendance au recrutement d’un personnel toujours plus varié et stable a créé de la place pour introduire les permanent associates, à savoir des collaborateurs permanents qui n’aspirent pas à intégrer la partnership29M. Galanter et T. Palay, Tournament of Lawyers : The Transformation of the Big Law Firm, préc., p. 29.. Parmi eux, un petit nombre s’est spécialisé dans la gestion économique du cabinet ou s’est consacré à des domaines émergents du droit. Notons sur ce point que les permanent associates ayant fait ce choix, professionnellement respectés et bien rémunérés, sont parvenus à se distinguer de l’ensemble de leurs collègues. En parallèle, la plupart des permanent associates étaient des avocats définis de « second niveau », affectés essentiellement à l’accomplissement du travail de routine, dont, en principe, le contact avec les clients est exclu. Là-encore, les années 1980 marquent un changement radical : le nombre des permanent associates s’est sensiblement accru et la règle de l’up-or-out a été définitivement abandonnée. Dans ce cadre, les permanent associates ont gagné dans la considération qui leur a été portée, et se sont vus confier des activités plus importantes. Désormais, tous les cabinets d’affaires sont en partie composés par ces avocats dont la position consiste, dans la substance, à ne pas pouvoir accéder au statut de partner, quelle que soit l’appellation avec laquelle on les désigne formellement : nonequity partners, special partners, senior attorneys, senior associates, ou encore participating associates.
16.   Outre cette tendance à l’immobilisation de la carrière des collaborateurs, les cabinets ont connu un autre phénomène de structuration supplémentaire. Plus précisément, une nouvelle sous-catégorie d’associates est née de la préoccupation de réduire les coûts du cabinet30M. Orey, « Staff Attorneys : Basic Works at Bargain Prices », American Lawyer, septembre 1987, p. 20.. Constamment à la recherche d’une efficacité optimale afin d’atteindre des standards professionnels élevés et de tenir, en même temps, à l’écart la pression des associates aspirant à la partnership, les partners ont opté pour le recrutement d’avocats dits staff attorneys. Contrairement aux permanent associates qui n’y ont substantiellement pas accès, la partnership n’est pas convoitée par ces avocats, y compris d’un point de vue formel. Ces collaborateurs sont généralement recrutés au sein des universités moins prestigieuses ; ils représentent une sorte d’associates de second rang, subordonné à celui des associates dits réguliers, et leur rémunération est inférieure31S. Nelson, « Law Firms Adopt Staff Attorney Option in “Revolutionary” », Of Counsel, 7, 1989, p. 14.. Ils constituent donc l’instrument moyennant lequel les cabinets d’affaires nord-américains parviennent à être performants, en fournissant des services particuliers à des prix compétitifs32G. P. Baker et R. Parkin, « The Changing Structure of the Legal Services Industry and the Careers of Lawyer », North Carolina Law Review, 84 , 2006, pp. 1677–1678..

 

II. L’influence des cabinets d’affaires nord-américains

17.   Au début des années 1990, une célèbre étude sur les « marchands de droit »33Y. Dezalay, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, préc. a tenté de mesurer les effets économiques et sociaux entrainés par la globalisation des professions juridiques. Déjà à cette époque, il apparaissait que la prospérité du droit international des affaires avait profondément modifié les relations entre les cabinets nationaux et les cabinets d’affaires internationaux. Les professionnels semblaient conscients de ne plus pouvoir échapper au phénomène d’ouverture des marchés qui investissait leurs clients. Les structures plus aptes à opérer sur le marché du droit international des affaires34J. Flood, « Lawyers As Sanctifiers : The Role of Elite Law Firms In International Business Transactions », Indiana Journal of Global Legal Studies, 14, 2007, p. 35 et s. sont donc celles qui sont parvenues à imposer leur modèle : ainsi les cabinets d’affaires nord-américains ont-ils exercé une influence indéniable sur le processus de globalisation tant des services juridiques (A) que des règles juridiques (B).

A.    La globalisation des services juridiques

18.   Avec la fin du jus commune et l’affirmation des États-nations, l’Europe a écarté la dimension universelle du droit pour se concentrer sur les droits propres à chaque nation. Seuls les excès du nationalisme ont réorienté les européens vers un modèle juridique plus attentif aux données économiques et politiques, en tentant de trouver un équilibre entre le système mondial et le système local35D. Clark, « A Comparative Look at the Roles, Functions, and Activities of Lawyers », in J.J. Barceló et R.C. Cramton, Lawyers’ Practice and Ideals : A Comparative View, Kluwer Law International, 1999, p. 22.. Plus précisément, le retour à une dénationalisation du droit revient aux pères fondateurs de l’Union européenne qui, au lendemain de la guerre, ont posé les bases d’un nouveau cadre institutionnel commun pour l’Europe grâce au Traité de Rome.
19.   Dès l’origine, les pères fondateurs ont compris qu’un système juridique unique ne pouvait voir le jour sans intégrer les services juridiques36S.C. Nelson, « Transnational Practice in Light of the European Court of Justice Case Law », in M.C. Daly et R.J. Goebel (dir.), Rights, Liability and Ethics in International Legal Practice, Transnational Juris Publication, 1995, pp. 183-184.. Suite au Traité de Rome, tant la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes37C. Bermann, Cases and Materials on European Community Law, West Law, 1993, p. 549 et s. qu’une série de directives38Cf. la directive 77/249/CEE du 22 mars 1977 tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats, et la directive 89/48/CEE du 21 décembre 1988 relative à un système général de reconnaissance des diplômes d’enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d’une durée minimale de trois ans. ont progressivement élargi la possibilité d’exercer la profession d’avocat en Europe pour les avocats originaires d’un autre État membre. Mais ce n’est qu’en 1998 que la directive sur la liberté d’établissement pour les avocats a finalement été approuvée39Directive 98/5/CE du 16 février 1998 visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise.. Paradoxalement, le projet d’intégration européenne a entre temps été devancé par une intégration au niveau global, fournissant ainsi une plateforme homogène aux multinationales nord-américaines qui souhaitaient s’installer en Europe.
20.   Ce processus a tout particulièrement avantagé les cabinets d’affaires nord-américains, lesquels pouvaient compter sur des structures articulées et expérimentées ainsi que sur des liens étroits avec les multinationales ; ce qui leur a ouvert les portes du marché européen des services juridiques. À l’inverse, les cabinets européens n’étaient guère prêts à la globalisation des services juridiques et n’ont de ce fait pas été en mesure de proposer aux entreprises multinationales des avocats avec une expérience juridique à caractère global, ni des structures avec une organisation de type international40A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione, préc., p. 109 et s.. Afin de fournir l’assistance juridique dont les opérateurs économiques avaient besoin, il a fallu soutenir les avocats européens à l’aide d’autres professionnels originaires d’États non membres et implanter des structures organisationnelles conçues en dehors du sol européen41À ce sujet, cf. F. Terré, « L’américanisme et le droit français », Philosophie politique, 7, 1995, p. 137 et s. ; « L’américanisation du droit », Archives de philosophie du droit, 45, 2001..
21.   La France est l’un des premiers pays à avoir offert l’hospitalité aux cabinets étrangers. Aussi, malgré le changement de tendance opéré au cours des dernières décennies42S. Parthenay et W. Ackermann, « Croissance, clivages et crise : la difficile intégration des juristes français dans une grande firme d’avocats américaine », Droit et Société, 23-24, 1993, p. 41 et s., il est fréquent que les cabinets d’affaires nord-américains conservent un bureau opérationnel à Paris. Pourtant, force est de constater qu’une série de barrières avaient été érigées par l’ensemble des États européens, à l’exception du Royaume-Uni, afin de contrer l’entrée des cabinets étrangers. Cette bataille s’est soldée par un échec puisque le marché l’a emporté sur les États nationaux.
Ainsi Bruxelles, capitale administrative de l’Europe, compte-t-elle aujourd’hui les cabinets étrangers par centaines43V. déjà S.M. Cone, International Trade in Legal Services : Regulation of Lawyers and Firms in Global Practice, Little Brown, 1996, p. 274.. Et ce constat ne se limite plus seulement à l’Europe. Dès le début des années 1990, au lendemain de la Guerre Froide, la diffusion du modèle occidental a accentué la globalisation des marchés et a rendu nécessaire la création de cabinets d’avocats en mesure de fournir des services juridiques encore plus globalisés. Dans ce contexte international, les structures les plus offensives ont une fois encore été les cabinets d’affaires nord-américains, lesquels ont ouvert des bureaux aux quatre coins du Monde44R.L. Abel, « Revisioning Lawyers », in R.L. Abel et P.S.C. Lewis (dir.), Lawyers in Society : An Overview, University of California Press, 1995, p. 13 ; F. Vidal, « Les avocats d’affaires sont-ils prêts pour le Big Bang ? », Option Finance, 493, 1998, p. 8 et s..

B.    La globalisation des règles juridiques

22.   Les recherches qui se sont penchées sur la naissance du marché global des services juridiques sont nombreuses45Cf. notamment M.A. Glendon, A Nation Under Lawyers : How the Crisis in the Legal Profession in Transforming American Society, Harvard University Press, 1995 ; U. Mattei, « The Legal Profession As an Organization : Understanding Changes in Common Law and Civil Law », in J.J. Barceló et R.C. Cramton, Lawyers’ Practice and Ideals : A Comparative View, préc. ; A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione, préc.. Difficile en effet d’imaginer que les avocats auraient pu échapper aux effets de l’extraordinaire transfert de pouvoirs des États vers les marchés, que la globalisation a engendré46O. Favereau (dir.), Les avocats entre ordre professionnel et ordre marchand, Lextenso, 2009.. À une modernité caractérisée par la prédominance de l’économie sur la politique, s’ajoute d’ailleurs la portée globalisante du progrès technologique et scientifique qui alimente le capitalisme moderne et offre à un spectre plus large d’entreprises les conditions leur permettant d’opérer au-delà de leurs confins nationaux47À ce sujet, cf. L. Bierman et M.A. Hitt, « The Globalization of Legal Practice in the Internet Age », Indiana Journal of Global Legal Studies, 14, 2007, p. 29 et s.. L’attitude globalisante de l’économie a ainsi conduit à une redéfinition des limites géographiques48J.V. Beaverstock, R.G. Smith et P.J. Taylor, « Geographies of Globalization : United States Law Firms in World Cities », Urban Geography, 21, 2000, p. 115..
23.   Dans ce contexte, la fonction et les sources de production du droit font elles aussi l’objet d’inévitables réorganisations. La nouvelle lex mercatoria redevient alors un univers normatif mouvant, confronté à des évolutions permanentes, et qui est indépendant des centres de production juridique nationaux. Le panorama qui se dessine confirme clairement que les sources de ce droit sont autres que celles traditionnelles : le droit du troisième millénaire est composé de règles para-légales que des sujets indépendants gèrent en concertation avec les grands cabinets d’affaires.
24.   Le rôle des professionnels et des experts occupe une place de plus en plus déterminante par rapport à celui assuré par les juges et les universitaires. Le législateur même entre en concurrence avec le juriste qui entretient un lien direct avec les centres du pouvoir économique. Dans cet équilibre, la figure de l’avocat traditionnel est rejointe par celle d’un avocat dont les caractéristiques sont profondément différentes : au professionnel doté de prestige et de pouvoir, dont le savoir a été acquis à travers une formation spécifique consistant en l’étude du droit et des argumentations juridiques, s’ajoute un nouveau modèle de professionnel49L. Karpik, « Avocat : une nouvelle profession ? », Revue Française de Sociologie, 26, 1985, p. 571 et s. ; R. Dingwall, Essays on Professions, Ashgate Publishing, 2008, p. 61 et s., pour lequel le résultat final de son action prévaut sur la construction correcte de son argumentation50D. Clark, « A Comparative Look at the Roles, Functions, and Activities of Lawyers », préc., p. 22..
25.   Mais l’on assiste surtout à la naissance de géants des services juridiques, dont l’importance ne cesse d’augmenter jusqu’à leur conférer le statut de nouveaux centres de production du savoir juridique, de création de solutions, de modèles et de règles de droit51A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione, préc., p. 105 et s.. Le réseau des nouveaux marchands de droit52E. Lazega, « Analyse de réseaux d’une organisation collégiale : les avocats d’affaires », Revue Française de Sociologie, 33, 1992, p. 559 et s. se pose en concurrence avec la jurisprudence et la doctrine, pour occuper le rôle de source d’avant-garde dans la création du droit et dans la circulation des modèles juridiques, ce tant au niveau national que mondial. L’internationalité de ce réseau en est la raison principale. Un nouveau canal existe, canal à travers lequel les modèles juridiques peuvent circuler53A. Watson, Legal Transplants : An Approach to Comparative Law, 2e éd., The University of Georgia Press, 1993. : des instruments et des notions originaires d’autres pays et d’autres traditions juridiques peuvent en effet dépasser les frontières nationales grâce aux différents bureaux des cabinets d’affaires. La portée de cette nouvelle voie de circulation des modèles n’est toutefois pas aussi innovante dans les systèmes de common law que dans ceux de civil law54C. Silver, « Winners and Losers in the Globalization of Legal Services : Situating the Market for Foreign Lawyers », Virginia Journal of International Law, 45, 2005, p. 897 ; J. Flood, « Lawyers As Sanctifiers : The Role of Elite Law Firms In International Business Transactions », préc., p. 47 et s. : seuls les premiers sont en effet prédisposés à accueillir des solutions issues de sources non formelles. Cette tendance se heurte notamment à l’idée de droit comme monopole de l’État55T.C. Halliday, Beyond Monopoly : Lawyers, State Crises, and Professional Empowerment, University of Chicago Press, 1987., en particulier dans les pays d’Europe continentale. Le rapport entre économie et politique a toutefois changé : la première a franchi le cadre national pour affirmer son autonomie et son autosuffisance quant à la seconde. Les frontières des marchés ne coïncident plus avec les frontières des États, comme les sources de régulation des marchés ne coïncident plus avec les autorités nationales. De même, les normes qui règlent les échanges ne sont plus statiques mais en évolution permanente. L’ordre juridique international est, par conséquent, un ordre juridique ouvert, apte à recevoir de nouveaux sujets juridiques ainsi que des formes de participation juridique inédites.
26.   En conclusion, le niveau de compétitivité des cabinets d’affaires nordaméricains est nettement supérieur à celui de leurs concurrents, puisqu’ils ont été en mesure d’une part de se doter d’une organisation fortement imprégnée des structures managériales adoptées par les entreprises, et d’autre part d’imposer des règles efficaces pour gérer cette organisation. Ce constat se vérifie au point qu’une nouvelle lex mercatoria se profile actuellement, laquelle est l’expression de la gestion de l’économie moderne du marché global par des opérateurs privés qui prennent toujours plus conscience de leur nouveau pouvoir certes économique, mais surtout intellectuel et scientifique. Les avocats d’affaires, réorganisés autour de structures hiérarchiques sophistiquées, ont désormais fait irruption sur le terrain des idées et des modèles, terrain autrefois réservé aux juges des juridictions supérieures et aux universitaires56A.M. Musy, La comparazione giuridica nell’età della globalizzazione, préc., p. 178..

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