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Les juristes universitaires américains :des chercheurs en sciences sociales (pas) comme les autres

2. - Un champ ouvert ?, Cahiers N°34 - RRJ - 2020-3, SECONDE PARTIE PERSPECTIVES PLURIELLES SUR LA STRUCTURATION DE LA RECHERCHE JURIDIQUE

Yannick GANNE

Maître de conférences en droit public, membre du CURAPP-ESS, Université de Picardie Jules Verne

 

Résumé

Aux États-Unis, de nombreux enseignants-chercheurs affiliés à une faculté de droit choisissent d’employer, ponctuellement ou durablement, des méthodes et techniques de recherche traditionnellement considérées comme issues des sciences sociales (économie, science politique, sociologie, etc.). À l’aide de la littérature et de recherches de terrain, l’objet de cette contribution est de déterminer le degré d’assimilation de ces chercheurs aux usages méthodologiques des sciences sociales et le maintien éventuel, dans leurs travaux, de singularités liées au monde du droit. Si ces juristes universitaires s’avèrent s’éloigner des usages classiques du droit, des marqueurs spécifiquement juridiques peuvent souvent être décelés dans leur parcours et dans leurs écrits : l’orientation prescriptive et l’audience de leurs travaux, la formation et l’institutionnalisation d’approches hybrides au sein même des facultés de droit, etc.

Mots-clés

Méthodologie – recherche en droit – chercheurs en droit – droit et sciences sociales – États-Unis

Abstract

Quite a few legal scholars in the United States are using research methods and techniques that are traditionally considered to come from the social sciences (economics, political science, sociology, etc.). The question is, therefore, to consider whether their research approaches are different from the ones of social scientists and, if they are, in which ways : methods ? Research questions ? Authors used ? Audience ? Drawing on evidence from the literature and fieldwork, this paper shows that most of these legal scholars, as they reject the traditional doctrinal approach, tend to look like social scientists, while keeping certain peculiarities that bring them closer to the legal world (law school audience, policy-oriented agenda, legacy of legal realism, etc.).

Keywords

Methodology – legal scholarship – legal scholars – law and social sciences – United States

Introduction

Le projet de recherche collectif dans lequel s’inscrit cette contribution témoigne du processus introspectif qui traverse la doctrine française contemporaine1V. notamment F. Audren, S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ?, LGDJ, 2018 ; R. E ncinas de Munagorri et al., L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Kimé, 2016 ; A.-M. Ho Dinh, Les frontières de la science du droit : Essai sur la dynamique juridique, LGDJ, 2018. V. aussi J. Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Gallimard, 2015.. Processus sain, s’il est en est, et attestant de la vitalité du champ, il s’agit d’interroger les objets, les frontières, les méthodes, les usages, mais aussi les limitations des approches intellectuelles des enseignants-chercheurs. Pour effectuer ce travail difficile d’observation de soi, le droit comparé offre à la doctrine des contre-modèles2Philippe Jestaz et Christophe Jamin parlent plutôt d’« anti-modèle » (La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, p. 265 et s.).. Si rien ne nous indique qu’il est possible ou même souhaitable de transposer en France ces autres manières de faire de la recherche, leur analyse présente d’importantes vertus. L’écoute attentive de l’autre, la prise de distance qu’elle entraîne, la respiration – dans le sens musical du terme3https://www.cnrtl.fr/definition/respiration (consulté en avril 2021). – qu’elle impose, permettent de renouveler la représentation que l’on se fait de notre doctrine. La présente contribution entend proposer une respiration de ce type en nous intéressant au cas du droit savant américain, à la fois semblable et tout à fait différent.
Si l’on souhaite traverser l’Atlantique, il convient dès à présent de clarifier notre vocabulaire. Les enseignants-chercheurs en droit, c’est-à-dire ceux qui effectuent leur carrière académique en étant affiliés à une faculté de droit (law school), seront désignés par l’expression « juristes universitaires ». Ce choix terminologique, inspiré de legal scholars, a l’avantage d’inclure l’ensemble des personnes qui enseignent à titre principal dans ces établissements, indépendamment de la dénomination de leur poste (associate professor, lecturer, clinical professor, full professor, etc.), de leurs diplômes et de l’approche intellectuelle qu’ils adoptent. Il vise en outre à souligner le rattachement institutionnel de ces enseignants-chercheurs particuliers pour mieux les contraster avec les social scientists, c’est-à-dire les chercheurs affiliés à un département de sciences sociales.
Comme leurs collègues des autres disciplines, les juristes universitaires américains consacrent une partie de leur temps de travail à des activités de recherche. Il peut s’agir de choisir une thématique, de lire la littérature, de construire une réflexion, un cadre théorique, d’opter pour certaines techniques, de rassembler des données, de répondre à une question, de démontrer une thèse, d’en parler autour de soi, de participer à des projets collectifs, de commenter des travaux, de publier, etc. Pour accomplir ces différentes tâches, ils s’imprègnent généralement des usages méthodologiques et sociaux sous-jacents propres à leur discipline de rattachement, en l’occurrence le droit4J. Jacobs, In Defense of Disciplines. Interdisciplinarity and Specialization in the Research University, Chicago, University of Chicago Press, 2013..
Le droit, comme discipline académique, bénéficie d’une identité singulière dans l’université5Le terme « identité » renvoie à la fois à l’identité professionnelle des enseignants-chercheurs et à la culture singulière des juristes. Pour une utilisation similaire, v. F. Cownie, Legal Academics : Cultures and Identities, Oxford, Hart Publishing, 2004, spé. p. 10 et s. ; C. Jamin et P. Jestaz, op. cit., p. 139 et s.. En matière de recherche, une approche spécifiquement « juridique » (legal) a été imaginée. Souvent désignée par l’adjectif « doctrinal », la méthode en question ressemble, au-delà du mot lui-même, à celle de la doctrine française6« The traditional law professor was a student of legal doctrine. What he did, mainly, in a legal system such as that of the United States which is oriented toward case law, was to read judicial opinions and try to find the pattern in the cases or, failing that, to impose one of his own. Doctrinalists were, and are, law’s talmudists. They proceeded from the welter of particular cases. The theory that guided their inquiry was muted, tacit, traditional. When they argued for reform they argued from within the tradition, using fragments of ethical or policy analysis found in the cases. The enterprise of doctrinal scholarship was heavily interpretive and rhetorical, often polemical, sometimes historical, very rarely empirical or scientific ». Cette définition de l’approche doctrinale provient du principal promoteur de l’analyse économique du droit : R. Posner, « Legal Scholarship Today », Stanford Law Review, Vol. 45, 1993, p. 1649. V. aussi J. Smits, « What Is Legal Doctrine ? On the Aims and Methods of Legal-Dogmatic Research », in R. van Gestel et al. (dir.), Rethinking Legal Scholarship : A Transatlantic Dialogue, Cambridge University Press, 2017, 207-228.. Les enseignants-chercheurs qui l’emploient interprètent le droit écrit ou jurisprudentiel, le commentent, le systématisent, en soulignent les insuffisances, proposent d’éventuelles réformes, etc. Toutefois, le parallèle avec la situation française ne saurait aller plus loin. Aux États-Unis, même si elle demeure bien vivante dans certains établissements, l’approche doctrinale considérée comme traditionnelle ne domine plus les facultés de droit. Elle a été peu à peu remplacée et nombreux sont les chercheurs en droit qui se sont éloignés de la dogmatique pour adopter des approches plus théoriques ou inspirées des sciences humaines et sociales7Pour des sources en français sur cette question, v. notamment : C. Jamin et P. Jestaz, op. cit., p. 265 et s. ; Y. Ganne, L’ouverture du droit aux sciences sociales. Contribution à l’étude du droit savant américain contemporain, Thèse dact., Strasbourg, 2019.. Si certains ne s’y aventurent que ponctuellement, à la marge de leurs travaux, d’autres effectuent l’essentiel de leur cheminement intellectuel en reprenant les usages méthodologiques de l’économie, de la science politique, de la psychologie, ou encore, même si c’est plus rare, de l’anthropologie et de la sociologie8En raison de l’absence d’études quantitatives récentes en la matière, il est difficile d’être précis sur l’importance respective des différentes approches méthodologiques en droit. Nous aurons donc recours à des expressions du type « certains », « nombreux », « la plupart » pour donner la meilleure idée possible de ce dont il est question. Pour la période 1982-1996, v. cependant R. Ellickson, « Trends in Legal Scholarship : A Statistical Study », The Journal of Legal Studies, Vol. 29, 2000, 517-543..
En parallèle de ces choix méthodologiques propres aux law schools, le droit demeure un objet d’étude parmi d’autres au sein des facultés de sciences sociales.

Il arrive que des enseignants-chercheurs affiliés à titre principal à un département de science politique, de sociologie ou d’économie, par exemple, étudient le droit à l’aide des approches théoriques, des méthodes et des techniques qui caractérisent les disciplines en question. Au sein de certaines d’entre elles, une sous-branche ou sous-discipline particulière, principalement consacrée à l’étude du droit et des institutions juridiques, a même été créée9Ainsi, par ex., la section « Law & Courts » de l’Association américaine de science politique (APSA), la section « Sociology of Law » de l’Association américaine de sociologie (ASA) et la section « Association for Political and Legal Anthropology » de l’Association américaine d’anthropologie (AAA)..
Dès lors, si les juristes n’ont pas le monopole de l’étude de leur objet, il apparaît que les départements de sciences sociales n’ont pas le monopole de l’utilisation des approches méthodologiques qui leur sont traditionnellement rattachées.

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Par analogie, se demander si les juristes universitaires américains sont des chercheurs en sciences sociales comme les autres fait écho à la comparaison, à laquelle il est souvent fait allusion en France10Notamment dans V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2014, p. 149 ; J.-F. Kervégan, « Préface », in M. Carpentier, Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en droit, Institut Universitaire Varenne, 2014, p. xiii. V. aussi le séminaire « “Conflit des facultés”. Le droit des philosophes et la philosophie des juristes », Institut Michel Villey, 2021., entre la philosophie du droit des philosophes et celle des juristes ou entre l’histoire du droit des UFR de droit et celle des UFR d’histoire. À première vue, il semble possible de mettre côte à côte, de comparer, deux types de recherches : les travaux des juristes universitaires qui se fondent sur les approches méthodologiques des sciences sociales et ceux de leurs collègues social scientists qui portent sur le droit. Le titre de la présente contribution renvoie à cette idée de comparaison (comme). S’interroger sur une similarité (comme les autres) implique en l’occurrence de souligner, dans le même temps, des différences (pas comme les autres) et donc de distinguer les approches présentes dans les law schools de celles présentes dans les départements de sciences sociales et se fondant a priori sur les mêmes outils. Les enseignants-chercheurs en droit utilisent-ils ces approches, ces méthodes et ces techniques, de la même façon que leurs homologues en sciences sociales ?
Cette question, qui a suscité des réflexions dans le contexte français11V. par ex. J. Caillosse, « La sociologie politique du droit, le droit et les juristes », Droit et société, n° 77, 2011, 187-206, spé. p. 195 et s., pose problème aux États-Unis12Cette observation n’est pas nouvelle : « le droit a encore aujourd’hui, faut-il le rappeler, une “nationalité”. […] En raison de la pérennité de la prégnance de la nationalité et du culturalisme du droit, la définition du juriste est nécessairement “située” » (L. Fontaine, Qu’est-ce qu’un grand juriste ? Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine, Paris, Lextenso Éditions, 2012, p. 15).. Y répondre sans précaution risquerait de nous entraîner dans des transpositions inadaptées de notre modèle ou dans des propos généralisants et simplificateurs. Il convient donc de souligner à quel point l’hétérogénéité des groupes d’enseignants-chercheurs en cause et la structure du droit savant américain offrent un terrain précaire, une ligne de crête étroite, à une comparaison des « sciences sociales des juristes » et des « sciences sociales des social scientists ».
La population des juristes universitaires utilisateurs des méthodes et techniques des sciences sociales est loin d’être uniforme. Certains ont poursuivi des études supérieures en droit et en sciences sociales (J.D. et Ph.D.), d’autres ne sont diplômés que dans l’une de ces disciplines ; certains sont l’auteur d’une thèse de doctorat, d’autres non ; certains ont travaillé dans un cabinet d’avocats ou auprès d’un juge, d’autres ne l’ont pas fait ; certains publient leurs travaux dans les law reviews traditionnelles, d’autres préfèrent les revues à comité de lecture ; certains poursuivent en parallèle plusieurs approches méthodologiques et n’hésitent pas à utiliser la perspective doctrinale lorsqu’elle s’avère adaptée, d’autres choisissent de se spécialiser dans une des approches issues des sciences sociales ; etc. Les trajectoires intellectuelles et les manières de considérer les sciences sociales depuis les facultés de droit différent d’un chercheur à un autre. À la question de savoir si les juristes universitaires sont des chercheurs en sciences sociales comme les autres, il convient donc d’admettre, en première analyse, que la réponse devra prendre en compte ces situations disparates13Pour une prise en compte de cette hétérogénéité, v. notamment S. Diamond, « Empirical Marine Life in Legal Waters : Clams, Dolphins, and Plankton », University of Illinois Law Review, 2002, 803-818..
En outre, réfléchir à une distinction et à une comparaison entre les usages des juristes amateurs de sciences sociales d’un côté et les usages des social scientists de l’autre peut donner l’impression qu’il est possible de délimiter avec un certain degré de rigueur les deux groupes, de tracer une frontière entre eux. Or, une telle différentiation méconnaîtrait en fait le champ du droit savant américain qui, sous l’influence d’une partie croissante de ses membres, tend plutôt à construire des ponts que des murs entre les disciplines. Si la distinction entre la philosophie du droit des philosophes et celle des juristes a peut-être un sens dans certains contextes nationaux, cela ne signifie pas qu’une réflexion analogue puisse être transposée aux États-Unis en matière d’approches de sciences sociales.
Pour prendre en compte ces difficultés et se maintenir sur cette ligne de crête étroite, la présente contribution ne considérera qu’un des aspects du problème. Elle ne se fondera que sur les travaux et, autant que possible, sur les récits des juristes universitaires utilisateurs des méthodologies des sciences sociales14Les données nécessaires à la présente étude proviennent de la littérature académique, ainsi que d’observations de terrain et d’entretiens réalisés entre 2014 et 2018 aux États-Unis (Y. Ganne, op. cit., Annexe 1). Même si la question de recherche n’était pas la même, les matériaux récoltés à l’époque appartiennent au même contexte institutionnel et intellectuel et s’avèrent dès lors en lien avec nos analyses présentes.. Il sera question de la manière dont ils parlent de leurs recherches, du contenu de leurs écrits et de la façon dont ils décrivent leur propre positionnement intellectuel. Nous observerons que, si une partie des juristes universitaires fait en sorte d’agir, sous bien des aspects, à la manière des chercheurs en sciences sociales (I), le contexte des law schools, auxquelles ils sont affiliés, transparaît fréquemment dans la construction de leurs approches méthodologiques et dans la manière dont ils mettent en récit leur trajectoire et les objectifs de leurs travaux (II).

I. L’attrait des sciences sociales

Nos réflexions portent sur les juristes universitaires qui agissent à la manière de social scientists. Que leur utilisation des approches, techniques et méthodes des sciences sociales ne soit que ponctuelle ou bien qu’elle soit pérenne, ces enseignants-chercheurs veillent, en principe, à se conformer aux canons méthodologiques de ces disciplines. Précisons que la présente contribution n’a pas pour but de considérer la transmission de ces méthodes et techniques aux professeurs de droit. On devrait d’ailleurs plutôt parler d’apprentissage par la pratique tant les juristes universitaires sont nombreux, depuis quelques décennies, à avoir obtenu un diplôme de doctorat dans une autre discipline (histoire, économie ou encore science politique) en plus de leur formation en droit15Sur la question du recrutement de docteurs dans les law schools américaines, v. L. LoPucki, « Disciplining Legal Scholarship », Tulane Law Review, Vol. 90, 2015, 1-34 ; J. McCrary, J. Milligan, J. Phillips, « The Ph.D. Rises in American Law Schools, 1960-2011 : What Does It Mean for Legal Education ? », Journal of Legal Education, Vol. 65, 2016, 543-579.. La présente contribution n’entend pas non plus évaluer le respect des « règles » méthodologiques des sciences sociales par les enseignants-chercheurs en droit16D’autres s’y sont essayés : L. Epstein, G. K ing, « The Rules of Inference », University of Chicago Law Review, Vol. 69, 2002, 1-134. Sur cet article, v. les critiques (dans le même numéro) de F. Cross, M. H eise, G. S isk, « Above The Rules : A Response to Epstein and King », 135-152 ; J. Goldsmith, A. Vermeule, « Empirical Methodology and Legal Scholarship », 153-168 ; R. Revesz, « A Defense of Empirical Legal Scholarship », 169-190. V. aussi : D. Rhode, « Legal scholarship », Harvard Law Review, Vol. 115, 2002, p. 1343 et s. ; G. Mitchell, « Empirical Legal Scholarship as Scientific Dialogue », North Carolina Law Review, Vol. 83, 2004, 167-204.. Il s’agira plutôt de mettre en évidence, chez une partie des juristes utilisateurs des méthodes des sciences sociales, un double mouvement d’assimilation des usages de ces disciplines (A) et de distanciation à l’égard des usages du droit (B).

    A.    L’assimilation des usages des sciences sociales

À première vue, les usages méthodologiques traditionnels du droit et ceux des sciences sociales diffèrent grandement. Herbert Kritzer, professeur à la faculté de droit de l’Université du Minnesota, le fait ainsi remarquer :

« A common experience among those of us who talk to lawyers about their work is to hear the lawyers recite their war stories. In contrast, when you talk to an experienced social scientist about his or her work, you tend to get something of a sanitized version of the research process much like the “methods” section of a research article »17H. Kritzer, « Conclusion : “Research Is a Messy Business” – An Archeology of the Craft of Sociolegal Research », in S. Halliday, P. S chmidt (dir.), Conducting Law and Society Research : Reflections on Methods and Practices, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 264..

L’auteur poursuit en nuançant son propos : les pratiques de recherche en sciences sociales s’avèrent souvent plus désordonnées qu’elles n’y paraissent. Il ne remet toutefois pas en cause la perception différente qu’il se fait des récits des juristes et des social scientists sur leurs travaux. Il fait allusion à l’écart, souvent commenté, entre la technicité méthodologique spécifique des sciences sociales18H. Kritzer, « Conclusion : “Research Is a Messy Business” – An Archeology of the Craft of Sociolegal Research », in S. Halliday, P. S chmidt (dir.), Conducting Law and Society Research : Reflections on Methods and Practices, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 264. et le propos à l’apparence plus libre des approches théoriques et doctrinales classiques19« It is easy, we suggest, for legal scholars asking sociolegal questions to be intimidated by the apparent mystery of research methods and to be held back from conducting empirical work because of their lack of formal training » (S. Halliday, P. S chmidt [dir.], op. cit., p. 3)..
La littérature souligne, en outre, les obstacles institutionnels particuliers auxquels peuvent être confrontés les juristes universitaires souhaitant employer les méthodes empiriques des sciences sociales. Il est, par exemple, difficile de pouvoir compter sur des assistants de recherche (research assistant) formés dans ces disciplines au sein des facultés de droit20Concernant les assistants de recherche, v. L. Epstein, G. K ing, art. cit., p. 123 ; D. van Zandt, « Discipline-Based Faculty », Journal of Legal Education, Vol. 53, 2003, p. 338.. Par ailleurs, le temps long de certains projets de recherche en sciences sociales, en particulier les ethnographies, s’avère peu compatible avec le rythme des établissements d’enseignement supérieur en droit21Le cas de Lawrence Friedman en offre un exemple : « What’s challenging about this kind of research is just the amount of work. We had a mountain of data. […] And you have to do a lot of work before you can start writing anything or saying anything. This can be a big disincentive to younger scholars in legal education who are expected to produce something fairly quickly. » (tiré d’un entretien publié dans S. Halliday, P. S schmidt [dir.], op. cit., p. 57).. Notons, néanmoins, que depuis le « tournant empirique » des années 2000, qui consiste en une ouverture des facultés de droit aux approches des sciences sociales22Plusieurs auteurs ont décrit un tel « tournant » : T. Mitchell, E. M ertz, « An Empirical Turn in the Legal Academy : A New Legal Realist Perspective », Law & Society Newsletter, November 2006, 4-5 ; D. Ho, L. K ramer, « Introduction : The Empirical Revolution in Law », Stanford Law Review, Vol. 65, 2013, 1195-1202., ces obstacles institutionnels tendent à s’atténuer. Certains établissements ont même recruté des personnels dédiés aux méthodes et techniques empiriques pour assister les juristes universitaires qui souhaitent s’y investir23Par ex. à Yale : T. M miguel-Stearns, S. ryan, « The Empirical Research Law Librarian. Part 1 : Making the Case and Filling the Role », Trends in Law Library Management and Technology, Vol. 24, 2014, 1-6..
En dépit de ces obstacles apparents, les juristes universitaires, pris dans leur ensemble, sont parvenus à produire des travaux couvrant tout le spectre méthodologique des sciences sociales, des approches les plus théoriques au plus empiriques, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives. Sans vouloir proposer une liste des perspectives méthodologiques considérées comme caractéristiques des sciences sociales et reprises en droit, il est ainsi possible de lire des études dont les données proviennent d’ethnographies ou d’entretiens sociologiques, des analyses à base de régressions statistiques, fondées sur des théories économiques ou sur les dernières innovations en psychologie. D’ailleurs, l’engouement pour l’une ou l’autre de ces méthodes et techniques varie grandement. Si les méthodes quantitatives prennent depuis longtemps l’ascendant sur les autres, aucune approche méthodologique des sciences sociales n’est pour autant exclue du monde des law schools24V. notamment P. Cane, H. K ritzer (dir.), The Oxford Handbook of Empirical Legal Research, Oxford University Press, 2010, spé. p. 3..
Un phénomène d’assimilation est alors observable dans de nombreux cas. Les juristes universitaires concernés par les usages méthodologiques des sciences sociales ne se contentent pas de mentionner, en passant, les méthodes et techniques de ces disciplines ou les travaux des social scientists qui concernent leur objet. Ils ne font pas simplement preuve d’une curiosité à leur égard. Ils semblent intégrer en réalité les mêmes « pratiques sociales »25« We suggest that research methods need to be demystified and understood as social practices […] » (S. Halliday, P. Schmidt [dir.], op. cit., p. 4).. Les mêmes auteurs sont cités, les mêmes théories sont reprises et complétées. Ils sont nombreux, dans leur utilisation des outils en question, à reprendre le même vocabulaire, à se conformer à la même rigueur spécifique, aux mêmes étapes dans l’analyse ou encore aux mêmes règles de présentation des résultats, que ne le feraient la plupart des chercheurs affiliés dans les départements de sciences sociales. Le recrutement de ces professeurs au sein d’une law school ne paraît pas laisser de traces dans leurs travaux.
Parmi les enseignants-chercheurs en droit (que ceux-ci aient été formés en sciences sociales ou non), un groupe croissant de personnes s’insèrent dès lors dans la culture des sciences sociales. À première vue, leurs travaux ne diffèrent de ceux des social scientists ni sur la forme ni sur le fond. Les juristes universitaires qui se conforment aux canons des sciences sociales agissent véritablement comme s’ils étaient des chercheurs au sein des départements de ces disciplines. Nombreux sont les exemples qui permettraient d’illustrer ces observations. S’il suffirait sans doute de consulter les numéros du Journal of Legal Studies ou du Journal of Empirical Legal Studies, revues spécialisées dans la publication de travaux de juristes amateurs d’approches de sciences sociales, il convient d’éviter la tentation d’une liste d’exemples évidemment non exhaustive et arbitraire. Attardons-nous plutôt sur un article récent qui a le mérite d’être très parlant pour nos considérations.
Swethaa Ballakrishnen et Carole Silver sont deux professeures de droit aux profils assez différents. « Assistant Professor of Law » à la faculté de droit de l’Université de Californie à Irvine, Swethaa Ballakrishnen a obtenu un doctorat en sociologie à Stanford et un LL.M. à la faculté de droit d’Harvard, ce diplôme ne correspondant pas à une formation juridique classique ni en termes de contenu ni en termes de durée26https://www.law.uci.edu/faculty/full-time/ballakrishnen/ (consulté en avril 2021).. Carole Silver est « Professor of Global Law and Practice » à la faculté de droit de Northwestern University. Elle est diplômée en droit (J.D.) de l’Université d’Indiana à Bloomington et n’a pas suivi de formation en sciences sociales pendant ses études27https://www.law.northwestern.edu/faculty/profiles/CaroleSilver/ (consulté en avril 2021).. Ces deux juristes universitaires ont collaboré pour publier un article dans la revue Law & Social Inquiry, qui est la revue de l’American Bar Foundation, un centre de recherche pluridisciplinaire en lien avec l’Association du barreau américain (ABA) et accueilli dans le même bâtiment que la faculté de droit de Northwestern University.
L’article, publié en 2019, porte sur les étudiants internationaux au sein des facultés de droit américaines et s’intitule : « A New Minority ? International JD Students in US Law Schools »28S. Ballakrishnen, C. S ilver, « A New Minority ? International JD students in US Law Schools », Law & Social Inquiry, Vol. 44, 2019, 647-678.. Il offre une illustration de l’insertion de certains enseignants-chercheurs en droit dans les cultures disciplinaires des sciences sociales. En termes de méthode, il se fonde sur des données originales obtenues par des entretiens sociologiques via un échantillonnage « boule de neige » (snowball sampling), les chercheuses ayant bénéficié de l’aide d’un assistant de recherche29Ibid., p. 659.. Dans sa structure, il reprend les divisions classiques des sciences sociales (« Data and Methodology », « Findings ») et fait apparaître non seulement des graphiques et des tableaux, mais aussi des extraits d’entretiens. La littérature utilisée ménage une place importante aux sociologues, en particulier Erving Goffman, dont le cadre théorique est repris. Pour l’anecdote, Pierre Bourdieu fait lui aussi partie des sources. Tout cela explique que le vocabulaire, les notions utilisées et la question de recherche posée renvoient davantage aux préoccupations classiques des sciences sociales qu’à celles traditionnellement rattachées aux juristes : « identity », « narrative », « experience », « socialization », « stigma », etc.
Il ne s’agit bien sûr que d’un exemple parmi d’autres, mais il montre que les frontières, si l’on s’autorise ce terme sans doute peu adapté au contexte américain, se sont brouillées. L’expression « juriste universitaire », que nous avons retenue pour attirer l’attention sur l’affiliation institutionnelle, ne permet pas de décrire l’approche intellectuelle des individus concernés.

   B.   La distanciation à l’égard des usages du droit

Au-delà des recherches entreprises, le rapprochement entre certains juristes universitaires et le monde des sciences sociales s’opère sur le terrain des intentions. Si une pluralité de motivations pousse les chercheurs à se comporter comme ils le font30« Les raisons de s’écarter de la “méthode juridique classique” et les façons d’y procéder sont multiples et hétérogènes ; elles varient selon les cultures juridiques, les périodes historiques et les formations individuelles ou collectives des auteurs » (V. Champeil-Desplats, op. cit., p. 149). V. plus généralement F. Cownie, op. cit. ; T. Becher, P. T trowler, Academic Tribes and Territories : Intellectual Enquiry and the Culture of Disciplines, Philadelphia, Open University Press, 2e éd., 2001 (1989), spé. chap. 5., nous insisterons ici sur l’une d’entre elles : le rejet des usages traditionnels du droit. Nombreux sont en effet les enseignants-chercheurs en droit à exprimer une volonté de distanciation vis-à-vis des canons du droit universitaire, c’est-à-dire, le plus souvent, de l’approche doctrinale qui a longtemps dominé le champ. Les méthodes et techniques des sciences sociales leur offrent alors une alternative plus académique, une sorte de terre d’accueil intellectuelle31Certains chercheurs estiment qu’ils ont trouvé refuge en sciences sociales. Gerald Rosenberg décrit ainsi son expérience : « I remember trying to bring two academic worlds together : law school and social science. I was a refugee from law school at that point. I had done a year and hated it with a passion. There was an arrogance to law school that drove me nuts. […] I took a leave of absence from law school to spend two years at Oxford – to see if I liked political science instead. I fell in love with it and went to Yale to do the Ph.D., though I also ended up finishing the law degree. » (S. Halliday, P. S chmidt [dir.], op. cit., p. 164)., correspondant davantage aux questions de recherche qu’ils entendent poser et à leur conception du travail universitaire.
Cette distanciation à l’égard des usages du droit concerne spécialement les juristes universitaires qui ont été confrontés à la dogmatique pendant leurs études ou qui s’y sont essayés en cours de carrière. Il y a donc lieu d’exclure de nos réflexions, temporairement, le petit contingent d’enseignants-chercheurs en droit non-diplômés dans cette discipline et uniquement titulaires d’un doctorat en sciences sociales (Ph.D. only). Ce groupe, numériquement faible, même dans les établissements les plus prestigieux32À la suite d’un décompte effectué en août 2015 au sein des cinq law schools les plus prestigieuses (Yale, Harvard, Stanford, Columbia et Chicago), seuls 24 professeurs de droit, sur un total de 433 personnes, étaient docteurs (Ph.D.) sans être diplômés en droit. Cela ne représentait que 6 % du nombre total de professeurs dans ces établissements (Y. Ganne, op. cit., spé. chap. 5)., n’a en principe rencontré l’approche doctrinale que de loin, par le biais de collègues et de lectures. Dès lors, si l’assimilation des usages des sciences sociales apparaît particulièrement visible dans leurs cas, cela résulte davantage de leur formation initiale et de leur place singulière en law school que de leur intention de s’éloigner des canons du droit universitaire33V. cependant : « The earliest representative of that class on our faculty was Andy Watson, a psychiatrist. Current Ph.D.s w/o are Michael Bradley from the Business School, Phoebe Ellsworth from the Psychology Department, Bruce Frier from the Classics Department, and Don Herzog from Political Science. The Ph.D.s w/o differ systematically not only from the lawyers, but also from the J.D.s only and the J.D./Ph.D.s. I would say they are more careful scholars than we lawyers and, sensitive to their nonlawyer status, they are sometimes more careful lawyers than lawyers themselves. » (J. White, « Letter to Judge Harry Edwards », Michigan Law Review, Vol. 91, 1993, p. 2177, v. aussi p. 2180)..
Le rejet des usages classiques de la discipline juridique ne signifie pas, en tant que tel, que les juristes universitaires concernés deviennent des chercheurs en sciences sociales comme les autres. Parce qu’ils ont été formés en droit et que, dans la construction de leur identité intellectuelle, ils ont pu hésiter entre l’approche doctrinale et les approches des sciences sociales, la trajectoire de ces professeurs de droit n’est pas analogue à celle de leurs collègues de sciences sociales. S’ils entendent agir à la manière des social scientists, leurs motivations sont en partie liées au monde du droit et à ce qu’ils perçoivent comme ses insuffisances34Les approches de sciences sociales sont parfois décrites comme une manière de répondre aux lacunes des arguments doctrinaux. Par ex. : D. Rhode, art. cit., p. 1341-42.. Dans leur cas, il ne s’agit pas tant d’être un chercheur en sciences sociales comme les autres, mais plutôt de vouloir l’être.
Si ces trajectoires intellectuelles allant vers les sciences sociales pour mieux s’éloigner du droit n’ont pour la plupart pas fait l’objet d’une formulation explicite et ne demeurent décelables que par le biais d’entretiens avec les professeurs concernés, il est possible de trouver, dans la littérature, quelques exemples significatifs. Sans parler directement de son cas particulier, Richard Posner explique ainsi l’analyse économique du droit – et les autres approches inspirées des sciences sociales – par l’inadaptation de la dogmatique aux enjeux juridiques contemporains. En 1993, son constat est sévère :

« Increasingly, too, traditional legal scholars seem not to have the answers to the most pressing questions about law. […] The economists have shown that lawyers frequently do not understand the practices that law regulates (antitrust is a good example), the political scientists like Gerald Rosenberg that lawyers do not understand the consequences of law, the Bayesians and psychologists that lawyers do not understand proof, the feminists that law has been blind to the problems of women. The interdisciplinarians have, in other words, pointed up the narrowness of professional knowledge. […] The professor of law is immersed in texts – primarily judicial opinions, statutes, rules and regulations – written by judges, law clerks, politicians, lobbyists, and civil servants. To these essentially, and perhaps increasingly, mediocre texts he applies analytical tools of no great power or beauty – unless they are tools borrowed from another field. The force and reach of doctrinal legal scholarship are inherently limited »35R. Posner, art. cit., p. 1653-1654..

Cet extrait s’inscrit dans un contexte particulier. Au début des années 1990, en pleine période d’expansion de l’analyse économique du droit36L’expansion de l’analyse économique du droit au-delà de l’Université de Chicago a été documentée dans S. Teles, The Rise of the Conservative Legal Movement : The Battle for Control of the Law, Princeton University Press, 2008, spé. chap. 6., les interventions de Posner servent à défendre et populariser son approche de prédilection et à légitimer la place de cette dernière dans le champ du droit savant37Sur l’influence de Posner, v. S. Teles, op. cit., spé. p. 132-33 ; 216-27.. Mais cette citation laisse aussi transparaître que les insuffisances de l’approche doctrinale renforcent l’intention des juristes universitaires de rejoindre les mouvements intellectuels inspirés des sciences sociales. Posner considère non seulement que la dogmatique n’offre pas de réponses aux questions les plus pressantes, mais surtout que les sciences sociales ont montré aux juristes universitaires qu’elle ne permet pas de saisir véritablement leur objet. Selon lui, la « force » et la « portée » de la dogmatique s’avèrent dès lors « limitées »38On retrouve un constat similaire dans une publication plus récente : R. Posner, « Legal Scholarship Today », Harvard Law Review, Vol. 115, 2002, 1314-1326, spé. p. 1315-16..
D’autres trajectoires individuelles vont dans le même sens. Un ouvrage d’entretiens avec les grands noms du mouvement Law & Society considère même que cette « frustration » vis-à-vis des usages traditionnels du droit constitue un des fils rouges des motivations des juristes universitaires qui s’investissent dans ce courant39« Yet, sociolegal research has a particular appeal for lawyers who have become frustrated or bored with the limits of doctrinal scholarship, as a number of the interviewees in this book can testify » (S. Halliday, P. S chmidt [dir.], op. cit., p. 3).. Les témoignages de Lawrence Friedman, professeur de droit à Stanford, et de David Engel, professeur de droit à l’Université de Buffalo, sont en la matière assez comparables. Quand le premier fait le lien entre son « intérêt » pour les sciences sociales et l’« arrogance » et le manque de « fondement empirique » des recherches en droit40« I was always very interested in the social sciences and in the study of law from a non-formalistic point of view. I don’t know whether it’s personality, genetic flaw, or what, but I had hated law school and I particularly hated the fact that it was so thoughtlessly normative, that statements were made about this or that being the ‘better result’ without any empirical grounding. The whole method of teaching and the vast bulk of the research struck me as essentially arrogant but mindless – a terrible combination ! » (ibid., p. 51)., le second se dit « insatisfait » par l’« étroitesse » de la doctrine juridique, ce qui a pu l’inciter à se tourner vers une approche anthropologique41« I came back to law school and felt a bit like a fish out of water in my own culture and in the strange setting of legal academia. I was dissatisfied with the narrowness of legal scholarship and teaching, so I took a joint degree in South East Asian studies and read quite a bit of anthropology and history » (ibid., p. 184)..

Les récits de Richard Posner, Lawrence Friedman et David Engel ont en commun de concerner des figures importantes de leur mouvement intellectuel, mais aussi des trajectoires assez anciennes. Si leur volonté de distanciation à l’égard des usages du droit est visiblement partagée, leur manière d’y répondre diffère. Ces juristes universitaires se sont tournés vers les techniques et méthodes de trois sciences sociales distinctes, respectivement l’économie, l’histoire et l’anthropologie. Plusieurs centaines de chercheurs les ont rejoints depuis, qu’ils aient eux-aussi ressenti une volonté de rejet des usages traditionnels du droit ou non, et ont encore élargi le champ des possibles méthodologiques en droit. Pour nombre d’entre eux, les approches des disciplines de sciences sociales, en dépit de leurs profondes différences, se sont avérées plus à même de rendre compte de l’objet « droit » en conformité avec sa réalité sociale.

II. La singularité du droit

À l’issue de cette première partie, il apparaît que certains juristes universitaires prennent au sérieux et emploient, sans chercher à les dénaturer, les méthodes et techniques des sciences sociales. Ces chercheurs demeurent cependant affiliés institutionnellement à une faculté de droit et cela se répercute, comme nous allons le voir, sur certains de leurs choix. Le contexte juridique transparaît notamment lorsque se constituent les identités hybrides qui caractérisent le champ intellectuel du droit (A) et, plus encore, dans la manière dont les juristes orientent leurs questionnements et leurs travaux (B).

    A.    La construction d’identités hybrides

Vu depuis la France, le champ du droit savant américain apparaît morcelé, comme un agrégat complexe de courants plus ou moins durables et institutionnalisés42C. Jamin et P. Jestaz, op. cit., spé. p. 291 et s. ; F. Michaut, « États-Unis (Grands courants de la pensée juridique américaine contemporaine) », in D. Alland, S. R ials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, 661-667.. Cette représentation sous forme d’agrégat se retrouve aussi dans la littérature américaine, qui a bien du mal à présenter le « legal scholarship » autrement qu’en juxtaposant les écoles de pensée épistémologiquement distinctes qui le composent43V. par ex. l’introduction de D. Kennedy, W. Fisher III (dir.), The Canon of American Legal Thought, Princeton University Press, 2006, p. 1-16. V. aussi W. Fisher III, « Legal Theory and Legal Education, 1920-2000 », in M. Grossberg, C. T tomlins (dir.), The Cambridge History of Law in America. Volume III : The Twentieth Century and After (1920- ), New York, Cambridge University Press, 2008, 34-72.. Face à la dogmatique, aux approches présentées comme théoriques ou critiques44En particulier les Critical Legal Studies, la Critical Race Theory, et la Feminist Jurisprudence. et à celles qui se situent à l’intersection du droit et des sciences humaines45En particulier Law & Literature et l’association contemporaine qui regroupe les approches situées à l’intersection du droit et des sciences humaines : Association for the Study of Law, Culture and the Humanities (http://lawculturehumanities.com/)., les perspectives ouvertes aux sciences sociales sortent du lot en raison de leur croissance et de leur normalisation avancées. Law & Economics (L&E), Law & Society et les Empirical Legal Studies en sont les principaux représentants contemporains. Quelles que soient les méthodes et techniques que ces écoles de pensée défendent, que celles-ci s’inspirent des autres disciplines ou non, ces approches ne sont pas considérées comme externes au droit. Elles sont véritablement décrites, y compris par leurs détracteurs, comme autant de composantes intellectuelles du droit savant.
Les juristes universitaires qui s’investissent dans l’une ou l’autre de ces approches, parfois sans laisser totalement tomber la dogmatique par ailleurs, n’ont pas à choisir entre le droit et les sciences sociales pour définir leur démarche de chercheur. Il leur est possible de trouver une identité intellectuelle combinant les deux univers. S’il n’apparaît pas judicieux d’entrer ici dans le détail de l’histoire et des caractéristiques de ces différentes approches hybrides, cela ayant déjà été fait à de nombreuses reprises y compris en langue française46V. par ex. : R. Lanneau, Les fondements épistémologiques du mouvement Law & Economics, Paris, LGDJ, 2010 ; A. Vauchez, « Entre droit et sciences sociales. Retour sur l’histoire du mouvement Law and Society », Genèses, n° 45, 2001, 134-149., il convient de rappeler que ces mouvements intellectuels rassemblent à la fois des juristes universitaires et des social scientists. Dans un esprit d’échanges réciproques, les enseignants-chercheurs en droit qui choisissent de s’y impliquer côtoient donc, au quotidien ou seulement dans le cadre des congrès annuels et de quelques autres manifestations académiques, des collègues affiliés en sciences sociales. Et vice versa. Des différences de degré entre les mouvements sont d’ailleurs à relever en la matière. Alors que les juristes universitaires demeurent très représentés au sein du mouvement d’analyse économique du droit, ils ne constituent qu’une part minoritaire des membres de la Law & Society Association.
Que ces approches soient décrites comme des mouvements ou des écoles de pensée, elles offrent en tout cas un cadre de socialisation, de véritables communautés de chercheurs et des canons académiques spécifiques. Certains des mouvements les plus anciens se dotent même, peu à peu, de tous les attributs d’une sous-discipline47Peut-être pourrait-on même parler d’« interdisciplines » : « Interdisciplines are hybridized knowledge fields situated between and within existing disciplines » (S. Frickel, « Building an Interdiscipline : Collective Action Framing and the Rise of Genetic Toxicology », Social Problems, Vol. 51, 2004, p. 269).. Rassemblés au sein d’un pan de la littérature distinct, les auteurs de ces approches publient dans les mêmes revues, se rendent aux mêmes manifestations scientifiques, ont créé et sont recrutés par des centres de recherche spécialisés, partagent les mêmes figures fondatrices, les mêmes travaux distinctifs, etc. Plus encore, c’est sur le plan du language et du contenu des travaux que ces groupes d’enseignants-chercheurs peuvent s’identifier autour des mêmes thématiques récurrentes, des mêmes manières de formuler leurs questions de recherche, du même vocabulaire ; en somme, des mêmes usages méthodologiques48Pour Law & Society, v. spé. : C. Seron (dir.), The Law and Society Canon, Ashgate, 2006 ; C. Seron, S. Coutin, P. M eeusen, « Is There a Canon of Law and Society ? », Annual Review of Law and Society, Vol. 9, 2013, 287-306..
Pour les juristes universitaires qui choisissent de s’investir dans ces mouvements, ces derniers leur proposent donc une véritable identité intellectuelle clé en main au même titre qu’une discipline, celle-ci offrant par définition à ses membres une identité culturelle commune49T. Becher, P. T rowler, op. cit. Pour l’exemple de la doctrine française, v. C. Jamin et P. Jestaz, op. cit., p. 139 et s.. La croissance de certains de ces mouvements hybrides s’est d’ailleurs accompagnée, à la manière des disciplines classiques, de leur différenciation interne. Se sont constitués des sous-groupes de chercheurs aux approches théoriques ou thématiques cohérentes50V. par ex. les « Collaborative Research Networks » au sein de la Law & Society Association. Sur le sujet : S. Scheingold, « Home Away from Home : Collaborative Research Networks and Interdisciplinary Socio-Legal Scholarship », Annual Review of Law and Social Science, Vol. 4, 2008, 1-12.. Dès lors, les juristes universitaires qui intègrent ces mouvements ne sont ni des chercheurs en sciences sociales comme les autres ni des chercheurs en droit tout à fait comme les autres, puisqu’ils parviennent à se positionner, complètement et à la fois, en droit et en sciences sociales.
Un peu à la manière de signes distinctifs, des expressions ont été pensées pour désigner les approches en question, les recherches qui s’y inscrivent et les chercheurs qui s’y investissent. Les facultés de droit recrutent ainsi parfois des « L&E scholars », des « interdisciplinary scholars » ou encore des « sociolegal scholars »51Ce terme désigne généralement les recherches liées à la Law & Society Association, mais pas toujours : M. Feeley, « Three Voices of Socio-Legal Studies », Israël Law Review, Vol. 35, 2001, 175-204.. Ces expressions servent de balises et permettent d’identifier d’un seul coup d’œil la démarche intellectuelle que les juristes universitaires en question revendiquent. Ces derniers n’hésitent d’ailleurs pas à décrire leur propre singularité en adoptant, combinant et adaptant ces termes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la présentation en ligne de Shaun Ossei-Owusu, enseignant-chercheur en droit à l’Université de Pennsylvanie, montre à quel point les usages du droit et des sciences sociales peuvent s’entremêler :

« Shaun Ossei-Owusu is an interdisciplinary legal scholar with expertise in legal history, criminal law and procedure, civil rights, and the legal profession. His work sits at the intersection of law, history, and sociology, and focuses on how governments meet their legal obligations to provide protections and benefits to poor people and racial minorities. He also works on stratification in legal education and the legal profession »52https://www.law.upenn.edu/cf/faculty/oss/ (consulté en avril 2021)..

Ce chercheur choisit de décrire son positionnement en mettant en avant le caractère hybride de ses travaux, qu’il situe à « l’intersection » de trois disciplines, dont le droit. L’adjectif « interdisciplinaire » lui permet de ne pas s’affilier explicitement à une des approches institutionnalisées, la mention des disciplines historique et sociologique ainsi que le thème de ses recherches renvoyant toutefois à Law & Society plus qu’à Law & Economics. Notons en la matière que les chercheurs ne choisissent pas toujours un positionnement préférentiel et que nombre d’entre eux s’impliquent concomitamment dans plusieurs mouvements53Pensons par exemple à Valerie Hans, professeure de droit à Cornell, qui, à en croire son CV, est à la fois ancienne présidente de la Law & Society Association (2015-2017) et ancienne co-présidente de la Society for Empirical Legal Studies (2016-2017)..
En résumé, si ces écoles de pensée hybrides différent grandement les unes des autres en termes épistémologiques, elles ont en commun d’appartenir au même champ de la recherche à l’intersection méthodologique du droit et des sciences sociales. Pour les juristes universitaires qui s’y investissent, il ne s’agit pas tant de rejoindre les usages des sciences sociales que de rejoindre une des nombreuses approches internes au droit savant.

    B.    Les marqueurs du droit

Les enseignants-chercheurs en droit, en raison de leur recrutement dans une law school, sont en contact permanent avec un environnement juridique. Ils sont amenés à fréquenter, au quotidien, leurs (quelques) collègues adeptes de la dogmatique ainsi que l’immense majorité de leurs étudiants qui se préparent à intégrer une profession juridique54La déconnexion entre leurs recherches et les enseignements qu’ils dispensent peut d’ailleurs entraîner un sentiment de malaise chez certains d’entre eux. Cela avait déjà été observé dans les années 1980 : C. Byse, « Legal Scholarship, Legal Realism and the Law Teacher’s Intellectual Schizophrenia », Nova Law Review, Vol. 13, 1988, 9-31.. Y compris lorsqu’ils ne le ressentent pas à titre personnel, ils connaissent l’intérêt de ces collègues et de ces étudiants pour les travaux et les arguments de nature doctrinale. La spécificité intellectuelle et professionnalisante du droit universitaire ne leur échappe pas.
Dès lors, indépendamment de leurs approches méthodologiques, on observe que l’ancrage en law school des juristes universitaires transparaît bien souvent dans leurs travaux. Même lorsqu’ils adoptent telles quelles les méthodes et techniques des sciences sociales, avec toute la rigueur qu’elles requièrent, certains marqueurs du droit peuvent être décelés. Si ces marqueurs, plus ou moins présents, différent d’un chercheur à un autre, d’une approche à une autre ou d’une étude à une autre, plusieurs éléments reviennent fréquemment et participent à inscrire les chercheurs en question dans le monde du droit55Par contre, nous n’aurons pas pour objectif de répondre, ici, à la « sempiternelle question de la capacité d’une discipline à dire ce qui la constitue comme discipline, distinctement des autres » (L. Fontaine, op. cit., p. 26)..
Citons quelques exemples. Apparaît, en filigrane, l’affirmation récurrente d’une filiation entre les auteurs contemporains amateurs de sciences sociales et les juristes pré-réalistes et réalistes (Holmes, Pound, Llewellyn, etc.), membres depuis longtemps du panthéon de la culture juridique américaine56Sur ce point, v. Y. Ganne, op. cit., chap. 2.. Apparaît également, de temps à autre, une prise au sérieux et une mobilisation d’arguments doctrinaux dans des travaux par ailleurs plus proches des sciences sociales que des canons juridiques traditionnels57« The possible constraining effects of law are taken far more seriously in law schools than in social science departments » (R. Revesz, art. cit., p. 177). V. aussi M. Suchman, E. M ertz, « Toward a New Legal Empiricism : Empirical Legal Studies and New Legal Realism », Annual Review of Law and Social Science, Vol. 6, 2010, 555-580.. Certains considèrent, par ailleurs, que le succès de l’analyse économique du droit, par rapport aux autres approches inspirées des sciences sociales, s’explique par la grande compatibilité entre les postulats économiques et l’approche traditionnelle des juristes, qui n’a donc pas disparu58« The reason that interdisciplinary scholarship between microeconomics and law has proceeded so well is that microeconomics is based on a model of human behavior that can be readily applied to legal issues » (E. Rubin, « Interdisciplinary Scholarship and Institutional Microanalysis », in J. Handler et al., « A Roundtable on New Legal Realism, Microanalysis of Institutions, and the new Governance : Exploring Convergences and Differences », Wisconsin Law Review, 2005, p. 488).. Cette normalisation de l’économie en droit constituerait donc, en tant que telle, un marqueur proprement juridique.
Les traces du juridique ou du « regard de juriste »59V. Champeil-Desplats, op. cit., p. 149. se manifestent particulièrement sur le plan de l’audience des travaux et du dessein ou des objectifs de leurs auteurs60« A law review article without a prescriptive component is an oxymoron ; a social science paper with a normative conclusion is just moronic » (L. Epstein, J. K night, A. Martin, « Some Ideas on How Political Scientists Can Develop Real-World Implications from Their Research [Without Becoming Policy Wonks or Law Professors] », in B. Bartels, C. Bonneau [dir.], Making Law and Courts Research Relevant : The Normative Implications of Empirical Research, Routledge, 2015, 14-26, spé. p. 14).. Il n’est pas rare que l’étude du droit à l’aide des outils méthodologiques des sciences sociales amène les chercheurs à critiquer les règles en vigueur, à en proposer des améliorations, à appeler à des réformes61Dans le cas du mouvement Law & Society, v. notamment les articles, aujourd’hui classiques, de R. Lempert, « “Between Cup and Lip” : Social Science Influences on Law and Policy », Law & Policy, Vol. 10, 1988, 167-200 ; A. Sarat, S. S ilbey, « The Pull of the Policy Audience », Law & Policy, Vol. 10, 1988, 97-166 ; F. Munger, « Inquiry and Activism in Law and Society », Law & Society Review Vol. 35, 2001, 7-20. Plus récemment, v. C. Epp, « Commentary on Carroll Seron’s Presidential Address : Taking Policy Seriously », Law & Society Review, Vol. 50, 2016, 40-50., etc. Autrement dit, que les méthodes soient doctrinales ou inspirées des sciences sociales, elles contribuent dans les deux cas à une discussion sur les insuffisances et les évolutions souhaitables du droit62V. J. Smits, art. cit., spé. p. 217 et s.. Sans vouloir nier la pluralité des objectifs des chercheurs, la plupart des travaux des juristes universitaires ont en commun de participer à la même discussion que les auteurs américains qualifient de « policy-oriented », quelles que soient les méthodes employées. D’une certaine manière, les sciences sociales renouvèlent le type de données et d’arguments sur lesquels les juristes se fondent, sans profondément remettre en cause les questions et objectifs qui les animent.
Ces marqueurs propres au droit s’avèrent particulièrement visibles chez les juristes universitaires qui se sont tournés vers les méthodes des sciences sociales dans les années 1960-1980, à l’époque où leurs collègues s’inscrivaient encore majoritairement dans une proximité intellectuelle avec les professionnels du droit et les arguments de la dogmatique. Le cas de Stewart Macaulay, professeur de droit à l’Université du Wisconsin, en offre un bon exemple. Auteur d’une étude s’appuyant sur des entretiens sociologiques et publiée à l’American Sociological Review en 1963 (fait exceptionnel), ce juriste universitaire est devenu un des grands noms de la Law and Society Association. Ces quelques éléments pourraient suffire à faire de lui un chercheur en sciences sociales comme les autres. Pourtant, la manière dont il témoigne de son expérience montre à quel point son ancrage en droit a été déterminant :

« I tried to be a legal realist, and I had fashioned an analysis of the inconsistent goals that contract law had sought over time. But the impetus behind my interests was very practical. I was a law professor […]. I worried that I was preparing my law students to be appellate judges rather than lawyers solving problems for business people. I wasn’t thinking about matters that later became the concern of the Law and Society Association. At that point, I didn’t want to be a legal sociologist ; I just wanted to be a good law professor »63S. Halliday, P. S chmidt (dir.), op. cit., p. 16..

Dans cette citation, non seulement les marqueurs du droit sont bien présents – réalisme juridique, relation avec les étudiants et leurs futures carrières de professionnels du droit – mais la trajectoire intellectuelle elle-même – l’objectif que Stewart Macaulay vise – le ramène du côté du droit. Son utilisation des méthodes et techniques des sciences sociales n’a pas été interprétée par lui comme une rupture avec son objectif : être un « bon professeur de droit ».
Ces marqueurs du droit n’ont pas disparu avec les approches plus récentes. Au contraire, celles-ci intègrent les méthodes et techniques des sciences sociales tout en s’ancrant véritablement dans des problématiques juridiques. Les Empirical Legal Studies (ELS), dont le conseil d’administration est composé quasi exclusive ment de professeurs de droit64https://community.lawschool.cornell.edu/sels/about-sels/ (consulté en avril 2021)., entend ainsi « tester » empiriquement les propositions doctrinales65M. Suchman, E. M ertz, art. cit., p. 560.. Le courant empirique de la Critical Race Theory (parfois appelé « empirical CRT ») souhaite s’implanter en droit pour contribuer à prendre des « décisions de politiques publiques éclairées » en matière d’inégalités raciales66« eCRT is fast becoming an important intellectual movement in legal academia and not a moment too soon. The current sociopolitical climate makes clear the necessity of this work, not simply as an academic matter, but as an important means of providing lawmakers with the data and analytical lens necessary to make sound policy decisions that address institutional structures of inequality and allow for meaningful racial equality » (K. Paul-Emile, « Foreword : Critical Race Theory and Empirical Methods Conference », Fordham Law Review, Vol. 83, 2015, p. 2959)..
Le New Legal Realism (NLR) entend construire une dynamique de traduction du langage des sciences sociales à destination des juristes universitaires. Ce projet et cette audience sont d’ailleurs exposés tout à fait explicitement :

« One of the most promising aspects of the New Legal Realism project is the clarity of focus on a targeted audience. The project has been developed mostly by law school professors, with varying degrees and kinds of disciplinary or interdisciplinary connection, writing to and for other law school professor colleagues. This targeting is rather more evident in Volume I, which focuses clearly on U.S. law schools and audiences, than in Volume II, but both seem to aim more for law school audiences than for scholars anchored in social science or humanities units […] »67M. McCann, « Preface to The New Legal Realism, Volumes I and II », in E. Mertz, S. M acaulay, T. M itchell (dir.), The New Legal Realism : Translating Law-and-Society for Today’s Legal Practice. Volume 1, New York, Cambridge University Press, 2016, p. xix..

Dans le cas du NLR, si les méthodes et techniques des sciences sociales sont utilisées, c’est bien le monde du droit qui est visé et qui apparaît non seulement dans le nom du mouvement (reprise de « realism »), dans la prise au sérieux du point de vue interne de la dogmatique et dans la visée prescriptive ou policy-oriented d’une partie importante des recherches entreprises sous ce label68V. notamment H. Erlanger et al., « Foreword : Is it Time for a New Legal Realism ? », Wisconsin Law Review, 2005, 335-363 ; E. M ertz, S. M acaulay, T. M itchell (dir.), op. cit. V. aussi l’ouvrage récent de S. Talesh, E. M ertz, H. K lug (dir.), Research Handbook on Modern Legal Realism, Edward Elgar Publishing, 2021.. La singularité du droit dans l’université est donc bien visible, même lorsque ce sont les sciences sociales qui fixent les règles méthodologiques.

Conclusion

Si les juristes universitaires américains sont nombreux à reprendre à leur compte les usages des sciences sociales, la présente contribution a mis en évidence qu’ils continuent néanmoins, pour la plupart, à s’inscrire dans le champ académique du droit. La normalisation des approches hybrides au sein des law schools et la présence fréquente, dans les recherches qu’ils entreprennent, de marqueurs traditionnellement considérés comme juridiques en témoignent.
De façon analogue, lorsque l’on étudie un système de droit étranger, il est difficile d’abandonner les réflexes intellectuels propres à notre contexte universitaire d’origine69Pour une idée similaire, v. I. Fassassi, La légitimité du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois aux États-Unis. Étude critique de l’argument contre-majoritaire, Dalloz, 2017, p. 47.. La question posée au début de cet article s’inscrit ainsi dans – ou plutôt ne se départit pas totalement de – la culture juridique française : existe-t-il une distinction entre les sciences sociales des juristes et les sciences sociales des social scientists ? Si l’on voulait apporter une réponse unique à cette question pour décrire le cas américain, cela ne ferait que transposer artificiellement la cohésion méthodologique de notre « doctrine », terme qui d’ailleurs ne s’emploie quasiment qu’au singulier70P. Jestaz, « “Doctrine” vs sociologie. Le refus des juristes », Droit et société, Vol. 92, 2016, 139-157. V. aussi A.-M. Ho Dinh, op. cit., dans un contexte où une telle cohésion n’existe pas71« Across the last century, the Canon reflects a growing awareness of eclecticism and of the difficulty of knitting together so many diverse modes of legal argument and criticism in a logically coherent or theoretically satisfying way » (D. Kennedy, W. Fisher III [dir.], op. cit., p. 6).. Mais la question n’est pas mal posée pour autant. L’absence de réponse unique a le mérite de mettre en évidence la dualité du champ du droit savant américain contemporain, qui demeure à la fois professionnel et académique, autonome et non autonome, fermé et ouvert.

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