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Les racines théologiques de l’antiformalisme en droit

Cahiers N°33 - RRJ - 2019-5, RACINES ET ACTUALITÉ DU FORMALISME JURIDIQUE

Sefan GOLTZBERG

Chercheur FNRS, Université Libre de Bruxelles

 

 

Abstract

The influence of Christianity on Western law is deep and diverse. In legal interpretation, the Christian influence should be described as antiformalistic, that is, as being flexible and taking into account the reason behind the rule when applying the law. This paper dates this Christian antiformalism to the Prophets of the Hebrew Bible (as shared by Jews and Christians) as well as to the Gospel and Paul’s letters. Later examples are also taken into account, such as Luther, Calvin and the Jesuits. The antiformalist leanings transform at times into an antilegal (or antinomian) condemnation of the law. There is a tension in Christian history between antiformalist principles that feature in any legal culture and the antilegal stance close to the heresies that reject the Ancient Testament.

 

Introduction

Cette contribution vise à tracer sommairement les racines théologiques de l’antiformalisme en droit européen1Je tiens à remercier pour leur relecture exigeante et bienveillante Raphaël Ettedgui, Christophe Gurnicky, Ishti Hayyekara et Ephraim Kahn.. Il s’agira de montrer que certains éléments théologiques sont sinon la cause unique, du moins le ferment d’un antiformalisme au sein du droit. L’antiformalisme s’oppose au formalisme2Les critiques du formalisme en droit versent souvent dans le sophisme de l’homme de paille. Voir B. Z. Tamanaha, Beyond the formalist-realist divide. The role of politics in judging, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2010. et dénonce tantôt l’aspect trop formaliste (antiformalisme), tantôt, plus profondément, le droit en tant que droit (antijuridisme). Il convient dès lors de procéder à une triple distinction.
1.La notion de formalisme désigne au moins deux choses : le formalisme est (1) le principe en vertu duquel une formalité est exigée par la loi pour la validité d’un acte juridique ; ce principe s’oppose au consensualisme – qui, en droit français, est la règle3F. Rouvière, Le droit civil, Puf, « Que Sais-je ? », Paris, 2019, p. 35-36. – et (2) le formalisme en interprétation juridique consistant à « considérer la forme d’une règle comme ayant plus de valeur que son objectif premier ou encore à accorder plus d’importance à la forme de la règle qu’au fait de parvenir, tout bien considéré, au meilleur jugement possible dans un cas et un contexte précis4F. Schauer, Penser en juriste. Nouvelle introduction au raisonnement juridique, traduit de l’anglais par Stefan Goltzberg, Dalloz, Rivages, 2018, p. 31. ». Autrement dit, le formalisme fait primer la formulation de la règle sur le but poursuivi par celle-ci. Ces deux acceptions de formalisme sont suffisamment indépendantes pour être traitées séparément. En l’occurrence, dans ce texte, il sera question à titre principal du formalisme au sens de l’interprétation du droit – nous ne mentionnerons que brièvement le formalisme des actes juridiques.
2. L’antiformalisme n’est pas l’antijuridisme5B. Barret-Kriegel, L’État et les esclaves. Réflexions pour l’histoire des États, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », Paris, 1989, Deuxième partie, chapitre III, « Antijuridisme », p. 189-203. : si l’antijuridisme suppose un antiformalisme, on peut toutefois se présenter comme un juriste antiformaliste, c’est-à-dire un juriste rejetant une application des règles trop indifférente au but poursuivi par la règle ou au meilleur jugement possible. En effet, alors que l’antijuridisme – ou antinomisme – est une attitude rejetant le droit en tant que tel, l’antiformalisme est, lui, une tendance qui existe également au sein des courants doctrinaux, c’est-à-dire au sein du droit. Il y aurait lieu d’étudier les racines théologiques et religieuses de l’antijuridisme6On pourrait éventuellement distinguer le rejet de tout droit (antinomisme) et le rejet de la lecture juridique de la Bible hébraïque (antijuridisme)., notamment en se fondant sur la gnose marcionite, laquelle rejetait tout bonnement l’Ancien Testament. Nous nous concentrerons ici sur l’influence plus ou moins diffuse de positions théologiques sur l’antiformalisme interne au droit. Tout le Nouveau Testament est traversé par cette tension. Certains versets plaident contre le formalisme du droit pharisien (droit certes formaliste mais pas aussi caricatural que ses descriptions polémiques), d’autres semblent aller jusqu’à une critique du caractère juridique de la lecture pharisienne de la Bible hébraïque. Ces deux tendances ne sont pas forcément contradictoires, car elles s’adressent peut-être à différentes personnes : l’antiformalisme s’adressant selon certaines lectures aux Juifs convertis au christianisme (et continuant à pratiquer la loi juive) et l’antijuridisme aux païens convertis7C. Hayes, What’s Divine about Divine Law ? Early Perspectives, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2017, chapitre IV.. La contradiction serait ainsi levée : une critique de la manière d’appliquer la loi pour les uns et, pour les autres, un abandon pur et simple de la loi.
3. Les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) peuvent être classées en religions juridiques et non-juridiques8Nous ne nous intéresserons ici qu’aux religions se réclamant d’Abraham. L’appellation « abrahamique » est dès lors plus adéquate que « monothéiste », puisqu’il existe des religions monothéistes ne se réclamant pas du patriarche. Il ne sera du reste guère question de l’islam dans ces pages. Nous n’évoquerons que le judaïsme et (surtout) le christianisme, en raison de leur base scripturaire commune – la Bible hébraïque.. Les premières incluent le judaïsme et l’islam, tandis que le christianisme est dans une large mesure une religion non-juridique. Si l’idée selon laquelle le judaïsme et l’islam sont bel et bien des religions juridiques ne posera pas de problème à quiconque est ne fût-ce que vaguement informé, le terme « non-juridique » appliqué au christianisme mérite explication, puisque, à première vue, le christianisme contient du droit. D’une part en effet, le canon chrétien des Écritures inclut l’Ancien Testament9Longtemps, l’Ancien Testament a coïncidé pour les Chrétiens avec sa traduction grecque dite des Septante. La plupart des citations de l’Ancien Testament au sein du Nouveau sont empruntées à cette traduction. Voir J. Pelikan, Interpreting the Bible & the Constitution, Yale University Press, New Haven et Londres, 2004, p. 113., lequel comprend de nombreux versets juridiques. D’autre part, l’existence du droit canonique semble mettre à mal l’idée que le christianisme serait dépourvu de droit. Ces deux objections peuvent être surmontées. En ce qui concerne la première objection, les versets juridiques de l’Ancien Testament font effectivement partie du canon chrétien, mais la lecture qui en est faite n’est pas (ou seulement très partiellement) juridique. En effet, même en admettant que Paul de Tarse ait voulu continuer à imposer aux Juifs le respect des commandements, il semble clair que pour ce qui est des Chrétiens issus du monde païen, les règles de droit régissant la vie des Israélites, notamment les nombreuses règles alimentaires, la circoncision, ne sont plus lues comme juridiquement contraignantes10C. Hayes, What’s Divine about Divine Law ?, op. cit., p. 160-161.. Il n’est pas facile de savoir si elles sont suspendues, accomplies, ou abrogées ; elles ne sont en tout cas pas applicables, de sorte qu’elles ne sont pas violées par les Chrétiens – le viol de la règle suppose que la règle soit d’application et contraignante. Or, les Chrétiens ne sont pas contraints par les centaines de règles de droit figurant dans la Bible hébraïque. Et cela demeure vrai même si les Chrétiens perçoivent dans la Bible hébraïque, souvent dans les Dix commandements, un appui de règles de droit naturel. Lorsque nous parlons de religions juridiques, nous parlons de religions reposant sur un droit positif (révélé) et non simplement l’expression plus ou moins aboutie d’un droit naturel11Philon d’Alexandrie voyait dans le droit de la Bible hébraïque un droit ayant toutes les caractéristiques du droit naturel grec : il coïncide avec la vérité, il est rationnel, immuable et non écrit, voir C. Hayes, What’s Divine about Divine Law ? op. cit., p. 111-124. Le droit talmudique a en revanche été décrit comme un droit positif et l’approche talmudique comme positiviste faisant toutefois place à des éléments de droit naturel, voir D. Steinmetz, Punishment & Freedom, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, « Divinations », 2008, p. 51, 64-65..
La deuxième objection rappelait que le droit canonique est un droit chrétien et qu’il est abusif de considérer que le christianisme est une religion non-juridique. Bien que le droit canonique ait connu des moments où il s’appliquait à une plus grande partie de la vie quotidienne des fidèles, force est de constater que de nos jours, ce droit ne s’immisce que très ponctuellement dans les comportements les plus fréquents des fidèles12Le droit canonique a occupé une place beaucoup plus importante dans le passé, mais a vu sa sphère se rétrécir : « Le droit canonique ne doit pas être considéré, dans l’histoire, à partir de sa situation actuelle, et être vu comme s’il ne régissait qu’une sphère juridique étroite, limitée au strict domaine religieux chrétien », G. Guyon, Chrétienté de l’Europe. Fondations juridiques, Dominique Martin Morin, Bouère, 2010, p. 243. – surtout si on compare ce droit canonique aux droits talmudique ou musulman, qui régissent les moindres mouvements des fidèles. S’il régit encore le fonctionnement de l’Église catholique, y compris les règles entourant les sacrements, on peut toutefois considérer que malgré les nombreuses règles issues de l’Ancien Testament et malgré l’existence d’un droit canonique régissant l’institution catholique, le christianisme est dans l’ensemble une religion non-juridique13Ce point mériterait bien entendu plus ample développement : que son traitement trop rapide et sommaire nous soit ici excusé. La question de savoir si le droit canonique est ou non du droit demeure une considération extrinsèque au but de l’article qui vise à souligner l’influence antiformaliste du christianisme sur le droit occidental. – même s’il a connu des moments typiquement juridiques et s’il a influencé les systèmes juridiques des pays de culture chrétienne.

Le formalisme juridique

Il existe au sein du droit des courants plus ou moins formalistes. En l’occurrence, ceci est vrai dans les deux sens de « formalisme » que nous avons distingués : il existe des droits exigeant plus que d’autres certaines formalités aux actes juridiques. Nous avions précisé que nous nous intéresserions ici au second sens de formalisme, celui qui consiste à appliquer les règles de droit en accordant plus d’importance à la manière dont elles sont formulées plutôt qu’en suivant, chaque fois, le but poursuivi par la règle ou le meilleur jugement possible. On pourrait ainsi classer les courants juridiques au sein d’un droit, voire les systèmes juridiques, en fonction de leur degré de formalisme. Nous aurions des cultures très formalistes et d’autres qui le sont beaucoup moins. Notons que les cultures juridiques formalistes connaissent des tensions entre des principes formels et des principes antiformalistes14Cette opposition est l’objet de l’introduction de S. Goltzberg, 100 principes juridiques, Puf, Paris, 2018., émanant cette fois d’une demande de justice matérielle15M. Weber, Sociologie du droit, traduit de l’allemand par Jacques Grosclaude, Puf, « Quadrige », 2013, p. 302-303. (la notion de matière renvoyant ici à la justice comme valeur, par opposition à la forme16E. Bloch, Droit naturel et dignité humaine, traduit de l’allemand par Denis Authier et Jean Lacoste, Payot, « Critique de la politique », Paris, p. 238.). Plus précisément, nous aurions des moments où certaines cultures juridiques sont, selon les branches du droit, plus ou moins formalistes. D’une manière générale, Frederick Schauer a montré de manière très convaincante que le droit (le droit américain, en l’occurrence) reposait sur un formalisme consistant dans la nécessité pour le juge de devoir appliquer les règles telles qu’elles sont formulées – dans toute leur généralité – sans qu’il puisse en suspendre l’application des règles à l’approche de tout résultat sous-optimal17F. Schauer, Penser en juriste, op. cit., p. 123-124.. En effet, Schauer soutient que le formalisme en interprétation du droit repose sur une présomption : le juge doit appliquer la loi et présume à cet effet que ce que le texte de la loi dit (what is said) est ce que la loi veut dire (what is meant18« La même idée peut être décrite en termes de présomption. Les juges partent souvent du texte et présument que ce que le texte dit est ce que la loi signifie. Mais cette présomption, comme beaucoup d’autres, est réfragable. La présomption déplace la charge de la preuve, pour ainsi dire, mais il demeure possible d’alléguer que le texte ne devrait pas être suivi si cela contredit l’objectif de la loi, l’intention du législateur, ou produirait un résultat absurde ou déraisonnable. Ces arguments ne sont pas souvent faciles à soutenir. Plaider contre le sens clair du texte (nous parlons ici des cas où il existe un sens clair) n’est jamais facile ; c’est parfois comme nager à contre-courant. Mais dans de nombreux systèmes juridiques, et en particulier aux États-Unis, de tels arguments sont recevables et parfois l’emportent. Il y a donc deux erreurs : refuser de voir combien le sens clair du texte est le facteur dominant dans l’interprétation des lois, et refuser de voir que le texte, point de départ, n’est souvent pas le point d’arrivée – la détermination de la signification d’une loi ne coïncide pas nécessairement avec la signification des mots qui la composent. », F. Schauer, Penser en juriste, op. cit. p. 170.). Cette présomption peut certes être renversée mais uniquement par une très bonne raison. Une simple bonne raison ne suffit pas : si tel était le cas, le juge ne serait pas contraint par les règles, puisqu’il appliquerait celles qui le convainquent et écarterait celles qui ne le convainquent pas19F. Schauer, « Formalism », The Yale Law Journal, 97/4, 1988, p. 509-548.. L’existence de décisions qui sont moins bonnes que ce qu’elles pourraient être si le juge n’appliquait que les règles qui le convainquent tient dans l’expression de résultats sous-optimaux. Cette présomption consistant dans l’hypothèse d’une adéquation entre la formulation de la règle et sa signification prévient alors deux risques : d’une part, l’affranchissement par le juge de l’autorité de la loi (en refusant de l’appliquer pour n’importe quelle bonne raison), d’autre part, la multiplication à l’excès de résultats sous-optimaux. Le caractère formel du droit (consistant notamment dans le caractère général des règles) et l’obligation pour le juge d’appliquer les règles de droit en s’attachant à leur formulation conduit en effet à ce que l’on doive tolérer un certain nombre de résultats sous-optimaux.
On peut dès lors prévoir que les religions juridiques (le judaïsme et l’islam) vont connaître et tolérer des résultats sous-optimaux, c’est-à-dire que l’application des règles va donner lieu à un certain nombre de situations désagréables, injustes – chose insoutenable aux yeux des moralistes qui ne voient pas le monde en termes juridiques. En morale en effet, les résultats sous-optimaux sont intolérables : il convient d’optimiser l’application des règles – ce, sans pertes. À l’inverse de ces deux religions, les religions non-juridiques (en l’occurrence le christianisme) ne toléreront guère des résultats sous-optimaux qu’une justice plus souple, plus concrète, plus « humaine », permettrait d’éviter. D’ailleurs, le droit canonique prend le soin de rappeler que les règles qu’il contient ne doivent pas être appliquées rigidement. Plus que tout autre droit, semble-t-il, il insiste en effet sur la nécessité de rester souple et de ne pas sombrer dans le formalisme.20A. Bamberg, Introduction au droit canonique. Principes généraux et méthodes de travail, Ellipse, 2013, p. 120-121.

Antiformalisme des Prophètes

Dans le prolongement critique d’un Pentateuque perçu comme recueil de règles – même s’il n’est pas que cela – les Prophètes de la Bible hébraïque sont notamment célèbres pour leur critique sévère de la pratique des lois issues du Pentateuque par les Israélites21Il est souvent question de la « fonction critique », « politiquement critique », des Prophètes, voir J.-C. Eslin, Dieu et le pouvoir. Théologie et politique en Occident, Seuil, Paris, 1999, p. 26-30). Nous mettons pour notre part l’accent sur la critique de l’application des règles de droit.. Or, cette critique demeure une critique interne : c’est au sein du droit que se font entendre des voix critiques quant aux modalités de son application. Nous sommes donc en plein antiformalisme interne au droit.
Le corpus des Prophètes est revendiqué par deux groupes très différents : les Juifs et les Chrétiens. Ce corpus figure en effet dans le canon juif. La loi écrite, c’est-à-dire le Pentateuque, est perçue dans le judaïsme comme étant accompagnée de la loi orale22Les Karaïtes sont les Juifs qui ne souscrivent pas à la loi orale. Voir S. Goltzberg, Les sources du droit, Puf, « Que Sais-je ? », Paris, 2e édition, 2018, chapitre 5.. Celle-ci n’est pas clairement définie, mais est étroitement associée à la Mishna, qui bien qu’orale, a été compilée dans un premier temps puis mise par écrit. Le lien qui unit les Prophètes et la Mishna n’est pas perceptible à première vue. Pourtant, Weingreen a montré combien les Prophètes se livrent à un travail de citations de versets du Pentateuque, de commentaires et reformulations qui annonce à plus d’un titre la manière dont la Mishna cite et commente les versets de la Bible hébraïque23J. Weingreen, From Bible to Mishna. The continuity of tradition, Manchester University Press, 1976..
Mais les Prophètes, abondamment cités dans le Nouveau Testament, sont également mobilisés par la tradition chrétienne.

Antiformalisme du Nouveau Testament

Nous distinguerons, d’une part, l’approche de Jésus telle qu’elle est consignée dans les Évangiles et, d’autre part, les lettres de Paul de Tarse. Certes, cela n’épuise pas tout le Nouveau Testament, mais ces deux « moments » permettent d’identifier deux types d’antiformalismes différents.

Jésus

Le christianisme connaît de nombreux courants ; tous ont en commun un rapport particulier au droit, qui trouve son origine dans le Nouveau Testament. Celui-ci poursuit en partie le discours critique que l’on lit chez les Prophètes de la Bible hébraïque. Nous nous concentrerons sur un aspect qui touche au formalisme juridique souvent critiqué sous le signe de l’hypocrisie. Or, le prophète Isaïe dénonce cette hypocrisie : « Cessez d’apporter l’oblation hypocrite » (Isaïe 1:13). La dénonciation de l’hypocrisie peut émaner d’un discours juridique, mais relève plus typiquement de l’éthique ou du pan éthique du discours juridique. Une continuité est revendiquée par Jésus avec les Prophètes de la Bible hébraïque : « Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, que l’on vous persécute […] c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés » (Matthieu 5:11-12). Toutefois, le discours prophétique de la Bible hébraïque peut être compris comme visant à réconcilier la pratique du droit et la justice, afin, précisément, d’éviter l’hypocrisie du formalisme juridique. Le Nouveau Testament oscille entre cette même critique et un discours d’un type tout différent – plus facilement associé à Paul de Tarse – selon lequel l’abandon de l’hypocrisie liée au formalisme juridique pourrait conduire à une approche non seulement plus juste, plus éthique, mais également post-juridique, voire antijuridique.

Paul de Tarse

Paul de Tarse a poursuivi la critique du formalisme que l’on trouvait dans les Évangiles24Nous disons « poursuivi », même si certains auteurs déplorent l’idée que l’on situe Paul après et donc au-delà des Évangiles. Si l’on admet que les Évangiles sont tardifs, les épîtres pauliniennes seraient alors les plus anciens écrits, voir S. Piron, L’occupation du monde, Zones Sensibles, Bruxelles, 2018, p. 149. Nous maintenons toutefois une approche standard en décrivant Paul comme un développement des Évangiles, ne fût-ce que pour des raisons de pédagogie et parce que le canon du Nouveau Testament a été reçu ainsi. Cette réception, même si elle devait se révéler erronée, a produit des effets., qui elle-même puisait aux Prophètes de la Bible hébraïque. Simplement, tout indique qu’il est allé plus loin. La question centrale est de savoir s’il est allé plus loin dans la critique du formalisme tout en maintenant le système juridique ou bien s’il a dépassé le stade juridique pour embrasser une approche postjuridique. Plusieurs versets semblent en effet donner du crédit à l’idée que le Tarsiote a quitté tout bonnement le système juridique d’où il provenait et dans lequel il s’inscrivait. Premièrement, il dit : « La lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Corinthiens 3:6), verset qui est susceptible de multiples interprétations, mais qui suggère qu’une approche littéraliste serait mortifère. Or, si l’on admet, avec Schauer, que le juge est tenu d’appliquer la loi tout en présumant de l’adéquation entre sa forme et son fond, que donc le juge est a priori tenu d’appliquer le sens littéral de la règle de droit, le verset semble plaider pour un système postjuridique. Afin de ne pas verser trop rapidement dans l’anachronisme (le verset ne parle pas en effet de méthodologie de l’interprétation juridique), citons un autre passage de Paul, qui fait jouer à l’opposition lettre/esprit un rôle dans la compréhension du droit :
« Sans doute la circoncision est utile si tu pratiques la loi, mais si tu transgresses la loi, avec ta circoncision tu n’es plus qu’un incirconcis. Si donc l’incirconcis observe les prescriptions de la loi, son incirconcision ne serait-elle pas comptée comme circoncision ? Et lui qui, physiquement incirconcis, accomplit la loi, te jugera, toi qui, avec la lettre de la loi et la circoncision, transgresses la loi. En effet, ce n’est pas ce qui se voit qui fait le Juif, ni la marque visible dans la chair qui fait la circoncision, mais ce qui est caché qui fait le Juif, et la circoncision est celle du cœur, celle qui relève de l’Esprit et non de la lettre » (Romains 2:25-29).
Ce passage mériterait un ample commentaire. Nous résumerons le point qui nous intéresse. Il y est fait une critique de l’accomplissement du commandement de la circoncision (témoin de l’alliance entre Dieu et Abraham) par quelqu’un qui méconnaît d’autres règles. Paul explique qu’il vaut mieux être incirconcis et accomplir les autres règles qu’être circoncis et les méconnaître. C’est ici qu’entrent en jeu deux couples conceptuels : lettre/esprit et visible/caché. Paul explique que ce n’est pas l’apparence, le visible, mais ce qui est caché, qui fait le Juif. En outre, la véritable circoncision n’est pas ou plus la circoncision physique mais celle du cœur. Seule cette dernière relève de l’esprit, la première relevant de la lettre.
Cette critique peut encore être interprétée comme une critique du formalisme interne au droit ou déjà comme une critique externe (de la pratique) du droit en tant que tel. Un troisième passage de Paul nous confirmera que le curseur se rapproche de l’antijuridisme, même si une lecture simplement antiformaliste demeure possible :
« Avant la venue de la foi, nous étions gardés en captivité sous la loi, en vue de la loi qui devait être révélée. Ainsi donc, la loi a été notre surveillant [ou pédagogue], en attendant le Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi. Mais, après la venue de la foi, nous ne sommes plus soumis à ce surveillant [ou pédagogue]. […] Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme […] » (Galates 3:23-28)
Ce passage procède à une chronologie : l’avènement du Messie met un terme à la captivité, celle-ci étant suivie de la venue de la foi. Cette chronologie induit donc une opposition entre la loi et la foi. La critique antiformaliste prendra typiquement pour cible l’application d’une loi sans l’intention, sans la foi. Cette chronologie est prolongée par une dissolution, puisque Paul fait voler en éclat les divisions principales du droit juif : celle entre les Juifs et les non-Juifs (ici, les Grecs), entre l’homme libre et l’esclave et entre l’homme et la femme. Si cette dissolution était à prendre au pied de la lettre, elle indiquerait à coup sûr que Paul abandonne le droit. Pourtant, il est clair que ces paroles ne sont pas à prendre au sens le plus littéral : il doit signifier quelque chose comme la fin du statut et du rôle de ces oppositions plutôt que la fin de ces oppositions en tant que telles. Il soutient d’ailleurs explicitement que l’homme et la femme sont différents25Exemple de verset indiquant que la différence entre homme et femme n’est pas abandonnée : « femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur » (Éphèsiens 5:22)..

La synthèse chrétienne

Le christianisme repose donc sur une double synthèse fragile. Premièrement, le Chrétien souscrit à l’Ancien Testament ainsi qu’au Nouveau : un Chrétien qui rejetterait l’Ancien s’exclut du christianisme26À vrai dire, les doctrines des premiers conciles postérieurs, donc, au Nouveau Testament, et concernant notamment la Trinité font également partie du socle commun – au point que les auteurs antitrinitariens et sociniens ont eu maille à partir avec les Protestants comme avec les Catholiques. Voir J. Pelikan, Interpreting the Bible & the Constitution, op. cit., p. 92, 115-117.. Deuxièmement, le christianisme opère la synthèse entre la Bible hébraïque (une des sources du droit du talmud) et la nature antiformaliste, tantôt non-juridique, tantôt postjuridique, du Nouveau Testament. Cette double synthèse peut être mise en péril par la radicalisation de l’opposition entre les deux Testaments. En effet, le rejet de l’Ancien Testament procède d’une hérésie dualiste marcionite, qui souscrivait à deux Dieux, l’un, mauvais, le Dieu de l’Ancien Testament et l’autre, bon, le Dieu du Nouveau Testament. Cette hérésie du iie siècle a été dénoncée de longue date. Pourtant, des courants hérétiques ne cesseront de faire leur apparition durant toute l’histoire du christianisme27Le romantisme allemand a également été tenté par un antijuridisme : « quelque chose d’inattendu se produit en Allemagne au début du xixe siècle avec les romantiques tant protestants que catholiques. Ils se détournent de l’Ancien Testament, ils coupent le christianisme de sa racine juive », B. Barret-Kriegel, L’État et les esclaves, op. cit., p. 212.. Par exemple, au Moyen Âge, l’hérésie cathare rejettera le Pentateuque, mais – fait intéressant – gardera les Prophètes et les Psaumes28G. Welter, Histoire des sectes chrétiennes, Payot & Rivages, « Petite bibliothèque Payot », Paris, [1950], 2011, p. 99..
On pourrait reformuler la question de la manière suivante : la pratique des commandements, donc l’application des règles de droit figurant dans le Pentateuque, est-elle, du point de vue chrétien, simplement insuffisante ou bien carrément inutile ? Ce sont deux thèses très différentes. En effet, les Prophètes soulignaient le caractère très insuffisant d’une pratique automatique, hypocrite ou inappropriée. Par accès de colère, ils pouvaient en venir à dire – en exagérant quelque peu – que cette pratique ne vaut rien, et qu’il vaudrait mieux que les sacrifices ne soient pas apportés, plutôt que de l’être de cette manière. Ce discours peut demeurer interne au droit : l’application des règles laisse à désirer et le but de ce propos tient tout entier dans le souhait de les voir appliquer correctement. L’autre discours, consistant à voir dans les commandements une pratique inutile au sens fort, c’est-à-dire tombée en désuétude, obsolète, caduque, est un discours non pas interne au droit, mais postjuridique. Il s’agit alors d’une remise en question morale (au sens de non-juridique) de la pratique en tant que telle des commandements : une des métaphores que l’on trouve sous la plume de Paul est celle de la Loi comme pédagogue. Cette métaphore permet de décrire le droit hébraïque comme un interim, un dispositif provisoire censé régir le peuple entre la promesse faite à Abraham – jamais abandonnée – et la venue du Messie. Cette métaphore se fait l’écho de la notion de droit positif dans le platonisme, substitut de la loi divine29C. Hayes, What’s Divine about Divine Law ? op. cit., p. 156-157.. Le pédagogue comme métaphore de la loi sied particulièrement à Paul et à son rapport ambivalent au droit30Ibid., p. 159.. Jésus ne semble pas être allé jusque-là, mais Paul peut laisser penser qu’il pose ce geste. Toujours est-il que le christianisme n’exige plus depuis longtemps d’appliquer les nombreux commandements figurant dans le Pentateuque. Tantôt, il sera question non de les abroger, mais de les accomplir31« N’allez pas croire que je sois venu abroger la loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Matthieu 5:17). (ce qui demeure vague quant à la question qui nous occupe), tantôt il se limitera aux règles contenues dans les dix commandements, voire dans les sept lois de Noé32Sur les tentatives protestantes de voir dans les sept lois de Noé l’expression du droit naturel, voir S. Goltzberg, « Greffes de sources talmudiques dans les théories du droit naturel du xviie siècle », Dix-septième siècle, 2018/2 (n° 279), p. 231-244. Plus généralement, voir la riche contribution de Charles Leben, « La référence aux sources hébraïques dans la doctrine du droit de la nature et des gens au xviie siècle », Droit, n° 2012/2, 56, p 179-228. Leben s’appuie notamment sur Prosper Weil, « Le Judaïsme et le développement du droit international », Collected Courses of the Hague Academy of International Law, vol. 151, Leyde/Boston, Brill/Nijho, 1976, p. 253-335, S. Rosenne, « The influence of Judaism on the development of international law », repris dans An International Law Miscellany, Nijho Publishers, Dordrecht, (1957 original en hébreu, trad. anglaise 1958), 1993, p. 509-547.. Nous ne trancherons pas la question difficile de savoir dans quelle mesure le christianisme, ou tel courant du christianisme, a procédé à un rejet du droit ou bien s’est contenté de décrier le formalisme pharisien. Notre étude porte simplement sur l’influence de cette synthèse chrétienne sur le droit occidental.

La Réforme

Luther entretenait vis-à-vis des juristes une relation pour le moins ambivalente. N’a-t-il pas écrit que les bons juristes sont de mauvais chrétiens33M. Luther, Mémoires de Luther écrits par lui-même, traduit de l’allemand par Jules Michelet et présenté par Claude Mettra, Mercure de France, Paris, 1990, p. 344. ? Mieux, en 1520, alors que le Pape Léon X lui donnait soixante jours pour revenir sur des propos jugés hérétiques, il décide, le 10 décembre, c’est-à-dire le soixantième jour, de faire brûler à Wittenberg des livres de droit canonique, notamment le Décret de Gratien34J. Witte, Jr., Law and Protestantism. The Legal Teachings of the Lutheran Reformation, Cambridge University Press, Cambridge, 2002, p. 53-54.. La rupture avec Rome était alors consommée. Ses acolytes Agricola et Melanchton auraient souhaité livrer aux flammes également les œuvres de Thomas d’Aquin et de Duns Scot, mais n’avaient trouvé personne à Wittenberg qui soit prêt à se défaire de ses exemplaires… Le but de Luther était à cette époque d’éradiquer le droit canonique de l’Église. Toutefois, il admettra à la fin des années 1520 que ce projet n’est pas viable35J. Witte, Jr., Law and Protestantism, op. cit., p. 65-85.. Il aura recours – certes à contrecœur – au droit canonique. Ce recours prend la forme d’une greffe juridique36Sur le recours du droit canonique comme greffe juridique, voir J. Witte, Jr., Law and Protestantism, op. cit., p. 76, 133 et 136. Sur la notion de greffe juridique, voir chapitre III de S. Goltzberg, Le droit comparé, Puf, « Que Sais-je ? », Paris, 2018. de grande ampleur.
En chrétien, il souscrit évidemment tant à l’Ancien qu’au Nouveau Testament. Il perçoit même dans chacun la présence de lois et d’enseignement de la grâce. Toutefois, selon lui, l’Ancien Testament est surtout le lieu de la loi et le Nouveau surtout celui de la grâce. La loi de l’Ancien Testament est considérée comme nécessaire, puisque sans elle, toute raison humaine est « aveugle » pour reconnaître le péché37M. Luther, « Préface à l’Ancien Testament », in M. Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible, traduit de l’allemand et commenté par Philippe Büttgen, Seuil, « Essais », Paris, 1996, p. 113.. Ce point est capital, puisque toute la question est de savoir si le respect formaliste des règles de droit de la Bible hébraïque est, du point de vue chrétien, insuffisant (comme chez les Prophètes) ou bien inutile. À l’envi, Luther montre, dans la lignée des Prophètes et des Évangiles, que la loi est insuffisante : elle serait suffisante si elle était charnelle, mais elle est spirituelle38« Préface à l’épître de saint Paul aux Romains », in M. Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible, traduit de l’allemand et commenté par Philippe Büttgen, Seuil, « Essais », Paris, 1996, p. 87.. Mais il semble parfois soutenir qu’elle est inutile : « quand le Christ vient, la Loi cesse, en particulier la Loi lévitique »39« Préface à l’Ancien Testament » op. cit., p. 117..

Luther propose une autre distinction qui pourrait être de nature à surmonter l’opposition que nous avons sommairement proposée entre le caractère insuffisant et/ou inutile de l’application des règles de droit issues du Pentateuque. Cette distinction oppose exécuter les œuvres de la Loi (Gesetzes Werk Tun) et accomplir la loi (das Gesetz erfüllen40« Préface à l’épître de saint Paul aux Romains », op. cit., p. 89.). En l’occurrence, seule la foi accomplit la Loi41Ibidem.. Les œuvres sont donc insuffisantes. Ainsi, le respect formaliste des règles de droit vétérotestamentaires est à la fois insuffisant, puisque incapable d’atteindre l’accomplissement de la Loi et inutile, tant que la foi ne l’accompagne pas.
On pourrait dire de Calvin ce que nous venons d’écrire sur Luther : son rapport à la loi vétérotestamentaire est à tout le moins ambivalent – alors même que, moins soupçonneux de la chose juridique, il voyait dans le droit séculier l’instrument d’une bonne organisation sociale42E. Troeltsch, Protestantisme et modernité, traduit de l’allemand par Marc de Launay, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Paris, 1991, p. 75.. Il écrit que l’Ancien Testament « a été aboli et abrogé », tandis que le Nouveau Testament ne vieillira jamais43J. Calvin, « Préface au Nouveau Testament », in Œuvres choisies, Gallimard, Paris, 1995, p. 37., ce qui semble creuser le fossé entre les deux textes. En revanche, alors qu’il entend montrer que tout l’Ancien Testament annonce la venue de Jésus, il évoque « le souverain législateur Moïse écrivant sa loi sur les tables de nos cœurs par son Esprit44Ibid., p. 45. ». Cette fois, l’objectif est de rapprocher les deux Testaments – d’ailleurs le vocabulaire utilisé pour parler de Moïse a une étrange résonance néotestamentaire. Plus généralement, à la faveur de la distinction entre ce qui est légalement permis et ce qui est légalement approuvé, Calvin considère que plusieurs comportements autorisés par le Pentateuque – comme le divorce ou le fait de tuer tous les habitant d’une ville refusant de se rendre – sont injustes, mais ont été tolérés en tant que concession, en raison des vices des Israélites45M. J. Tuininga, Calvin’s Political Theology and the Public Engagement of the Church. Christ’s Two Kingdoms, Cambridge University Press, « Cambridge Studies in Law and Christianity », Cambridge, 2017, p. 330-332.. Le rapport critique de Calvin à l’Ancien Testament n’aura pas empêché Michel Villey de voir dans l’approche calvinienne une morale « principalement judaïque »46M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Puf, « Quadrige », Paris, 2006, p. 313., morale « qui fait peu de place à la justice »47Ibid., p. 323. et « qui ne fait guère de place au droit »48Ibid., p. 314.. Il faut savoir que pour Villey, ce qui manque chez Calvin, c’est, comme dans la morale judaïque, le droit lui-même49Ibid., p. 324. La raison pour laquelle Villey ne perçoit pas du droit dans la morale judaïque tient sans doute à sa formation de romaniste et à l’idée (fausse) d’après laquelle il n’y a de droit que romain ou apparenté au droit romain..

Calvin a eu une postérité notamment en Angleterre. Plusieurs croyances calvinistes ont partie liée à la manière dont le droit anglais s’est développé : la croyance que l’Histoire est la révélation de la providence divine, que la transformation du monde est un commandement divin, que Dieu appelle à traduire sa volonté dans des termes juridiques, l’importance de la coutume, l’éthique puritaine, tous ces éléments ont conduit à façonner le droit anglais, qui requiert une analyse serrée des cas, là où le courant allemand-luthérien ou catholique met l’accent sur l’analyse des concepts et des doctrines50H. J. Berman, Law and revolution II. The impact of the protestant reformations on the western legal tradition, Harvard University Press, Cambridge Mass. et Londres, 2003, p. 263-265..

Les Jésuites

Bien qu’il existe une casuistique protestante (calviniste ou luthérienne51J.-Y. Lacoste, « xvie-xviiie siècles », in J.-Y. Lacoste, (dir.) Histoire de la théologie, Seuil, « Sagesses », Paris, 2009, p. 338-339.), il en existe une autre, catholique et plus connue : celle des Jésuites. Ceux-ci passent en effet pour les maîtres de la casuistique. Le courant des Jésuites est très particulier. Il a fait l’objet des critiques les plus acerbes, dont la plus célèbre demeure celle d’un tenant du jansénisme, Blaise Pascal, dans les Provinciales – les Jésuites répondront que le jansénisme est un « calvinisme rebouilli »52F. Hildesheimer, Une brève historique de l’Église. Le cas français ive-xxie, Flammarion, « Champs Histoire », Paris, 2019, p. 166.. Nous proposons de comprendre le mobile profond de l’aversion pascalienne à leur endroit de la manière suivante : les Jésuites abordent les problèmes éthiques (ou éthico-juridiques) de manière formaliste. Cette technique retirant tout esprit à la loi aura valu à la casuistique la « fâcheuse réputation de tomber, en morale, dans un pur légalisme »53S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Vrin, « Chemins philosophiques », Paris, 2013, p. 38.. Or, les questions étaient souvent traitées de manière éthique, à tout le moins de manière très peu formaliste, parmi les moralistes de la tradition chrétienne : ce qui régissait les discussions chez les Jansénistes notamment mais chez les Chrétiens d’une manière générale, était la justice. Cette valeur conduisait les non-Jésuites à proposer le résultat le plus naturel, plus crédible, le plus proche des valeurs sous-tendant les règles. À l’inverse, les Jésuites n’hésitaient pas à utiliser des techniques artificielles, typiquement juridiques et formalistes, voire typiques des droits les plus formalistes. Parmi ces techniques, on citera le probabilisme et la réserve mentale. Le probabilisme consiste à se prévaloir d’une opinion minoritaire, qui n’a donc pas été retenue54S. Boarini, Introduction à la casuistique. Casuistique et bioéthique, L’harmattan, Paris, 2007, p. 73-77.. Cette opinion, quoique minoritaire, est tout de même dite probable au sens où elle a été tout de même avancée par des autorités reconnues55A. R. Jonsen, et S. Toulmin, The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, University of California Press, Berkeley, [1988], 1989, p. 164-175.. La critique pascalienne souligne le fait que si toute opinion citée mais non retenue peut constituer une source, un fondement de mon raisonnement, alors on peut tout justifier. La réserve mentale, décriée non seulement par Pascal, mais également par Kant56Kant écrit : « Réserver mentalement (reservatio mentalis) de vielles prétentions, à déterminer tout d’abord ultérieurement et qu’aucune des parties ne tient présentement à mentionner […] est un procédé qui relève de la casuistique des Jésuites, et qui est au-dessous de la dignité des souverains », in E. Kant, Projet de paix perpétuelle. Esquisse philosophique, traduit de l’allemand par Jean Gibelin, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, 1999, première section, §1, p. 13 (p. 344 de la pagination allemande)., est cette technique qui permet de taire une partie des énoncés afin de pouvoir – sans mentir au sens technique du terme – soutenir publiquement des énoncés qui, sans la réserve, seraient faux. Par exemple, si un prêtre risque la peine de mort en avouant qu’il est prêtre, il pourrait envisager comme réserve mentale « d’Apollon » : il ne mentirait pas en affirmant « Je ne suis pas prêtre », puisque la valeur de vérité est attribuée à l’énoncé complet « Je ne suis pas prêtre d’Apollon », ce qui est en effet vrai. L’autorisation de la ruse qui ressemble au mensonge sans s’y identifier est expliquée par Lessius :
« [P]ersonne n’est tenu de révéler la vérité à une autre personne quand il s’agit de préserver un avantage notable et si la connaissance de la vérité pouvait mener l’autre personne à empêcher l’avantage ou à le réaliser lui-même. Ce mensonge ne doit pas être considéré comme un mensonge pernicieux, mais comme un mensonge par devoir (mendacium officiosum) ».
Wim Decock rapporte cette citation afin de montrer quel est le statut de cette ruse, distincte du mensonge pernicieux57W. Decock, Le marché du mérite. Penser le droit et l’économie avec Léonard Lessius, Zones Sensibles, Bruxelles, 2019, p. 98. Le passage cité de Lessius est Auctarium, s.v. contractus, cau 7, nr. 13, p. 182.. En effet, alors qu’Augustin niait la possibilité d’un mensonge noble, une longue tradition chrétienne, dont les Jésuites sont les représentants les plus célèbres, envisage la légitimité de tels stratagèmes.
La casuistique a connu plus récemment une réhabilitation en philosophie morale, plus particulièrement en bioéthique58A. R. Jonsen et S. Toulmin, The Abuse of Casuistry, op. cit., ainsi qu’en droit59F. Rouvière, « Apologie de la casuistique », Recueil Dalloz, 2017, p. 118-123.. Une des défenses théologiques de la casuistique jésuitique insiste sur le fait que les Jésuites, contrairement à Pascal, avaient à rendre des décisions concrètes et ne pouvaient se contenter d’une éthique désincarnée et planant au-dessus des contingences du monde d’ici-bas.

CONCLUSION

Nous avons vu que parmi les trois religions abrahamiques, deux sont à proprement parler juridiques : le judaïsme et l’islam. Or, chacune de ces deux religions, de ces deux droits, contient – comme tout droit – des principes visant à tempérer le formalisme qui y sévit. Ces principes permettent d’éviter localement et ponctuellement (in concreto) l’application des règles de droit : la présomption que le texte de la loi dit (what is said) est ce que la loi veut dire (what is meant) – et donc que le juge doit l’appliquer telle quelle – n’est renversée que provisoirement. Le christianisme, religion non-juridique voire postjuridique, connaît les mêmes principes antiformalistes, mais leur portée tend à ne pas se limiter à une critique ponctuelle et locale mais à s’ériger au rang de principe plus général encore (in abstracto) : la lettre tue, le formalisme associé à la lettre est alors non plus seulement tempéré, mais supprimé au profit d’un système philosophique et moral. Ainsi, l’histoire de l’Occident peut être racontée comme l’histoire de l’influence du christianisme sur le droit, cette influence étant largement, quoique pas uniquement, antiformaliste – les Jésuites constituent un moment étrangement formaliste au sein de cette religion antiformaliste, d’où le malaise qu’ils ont suscité. Par ailleurs, notamment au sein de mouvements hérétiques, le droit est non seulement tempéré dans son formalisme, voire suspendu en tant que droit, mais le Pentateuque est carrément nié et rejeté. Or, ce rejet est une limite que le christianisme ne franchit jamais en tant que christianisme. Il reste que le christianisme a constitué un réservoir d’arguments mettant en garde contre les excès du formalisme en droit. Ainsi les systèmes juridiques européens sont tous traversés par cet écho des critiques émises par les Prophètes hébraïques et surtout de celles contenues dans le Nouveau Testament à propos du droit pharisien ou du moins de l’approche pharisienne du droit (certes formaliste, mais pas au sens caricatural que véhiculent ses contempteurs). Le christianisme aurait pu tirer un trait sur le Pentateuque – comme n’ont pas hésité à le faire les dualistes marcionites et les cathares60R. Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1992, p. 77. –, il a toutefois privilégié une autre voie. Il a conservé le Pentateuque, y compris les nombreux versets juridiques, mais a remplacé la lecture juridique – donc littéraliste – par une lecture non-littérale et non-juridique. L’histoire du droit en Occident est ainsi intimement liée à l’histoire des types de lectures que subit le Pentateuque : lecture juridique juive et lecture non-juridique chrétienne. Toutefois, le christianisme n’a rien, en soi, d’antijuridique, au sens d’un antinomisme (rejet de tout droit) ; au contraire, le Nouveau Testament contient des verset insistant sur l’autorité qu’il convient de reconnaître au souverain, autorité distincte de celle qui est reconnue à Dieu61« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », (Matthieu 22:21, Marc 12 : 17, Luc 20 : 25). Voir J.-C. Eslin, Dieu et le pouvoir, op. cit., p. 44-47.. L’histoire de l’antiformalisme chrétien nous aide également à comprendre l’histoire du judaïsme et de l’islam : ceux-ci ont souvent et font encore régulièrement l’objet d’un examen typiquement chrétien, à savoir déjuridicisé. Une des techniques permettant de rendre sympathiques le judaïsme ou l’islam consiste dans la littérature peu scrupuleuse à n’y voir que philosophie, éthique, folklore ou à les réduire à la mystique (notamment hassidique ou soufie). Autrement dit : leur jeton d’entrée dans le cercle des humanistes se traduit souvent par un abandon du caractère juridique – le caractère juridique étant mal vu dans la culture occidentale. Or, il semble indispensable de saisir à quel point le caractère juridique du judaïsme et de l’islam est central pour comprendre leur développement, y compris l’apparition en leur sein de courants minoritaires plus ou moins antiformalistes voire antijuridiques.
Terminons sur un paradoxe apparent. Les juristes des États-Unis, en particulier les juges de la Cour suprême, ont subi une forte influence protestante62E. Gentile, Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, traduit de l’italien par Anna Colao, Seuil, « La couleur des idées », Paris, [2001], 2005, p. 64. – un protestantisme mélangé par ses origines, donnant lieu à une immense diversité dénominationnelle63J. Boisset, Histoire du protestantisme, Puf, « Que Sais-je ? », Paris, 1970, p. 111.. Une approche formaliste, littéraliste, n’y est pas rare, même si elle est tempérée par des courants antiformalistes. Le paradoxe tient à ce que – contrairement à Luther – Calvin et Zwingli rejetaient la lecture littérale des mots de la cène : « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang64J. Pelikan, Interpreting the Bible & the Constitution, op. cit., p. 101-102. Il faut préciser que Calvin et Luther étaient unis contre l’idée catholique de la transsubstantiation. ». Le paradoxe n’est qu’apparent : on peut parfaitement soutenir une approche littérale (présomption réfragable) des textes juridiques tout en admettant, pour une question de philosophie et de théologie, une lecture non-littérale. En fait, ce qui passait pour un paradoxe est au contraire typique de la différence entre l’approche juridique, volontiers littérale, et l’approche non-juridique, volontiers non-littérale.

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