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L’intuitionnisme moral et le critère de la subordination juridique devant la Cour de cassation française

Cahiers N°31 – RRJ - 2017-5

Olivier THOLOZAN

Laboratoire de théorie du droit, Aix Marseille Univ, Aix-en-Provence, France

Abstract

This paper shows the relations between legal and moral philosophy’s french « Cour de cassation. His judicial review of the labour relation is founded on « moral intuitionism ». These moral intuitions are expressed by Bergson’s flowing concepts. Legal subordination is a good example of such categories determined with signs. To realize social equity, judges enforce the social protection when employee is dependent on employer. The criterion is legal subordination. This legal concept is so soft that judges can suit a moral legality to real situations. In modern society, legal subordination is used to share the labour area and privacy.

 

INTRODUCTION

D’un point de vue épistémologique, l’intuitionnisme peut être envisagé comme une doctrine qui privilégie un mode de connaissance direct et immédiat, censé atteindre une réalité individuée et actuellement donnée1J. Largeault, L’Intuitionnisme, PUF, 1992, p. 5.. Bergson a précisé la démarche intuitionniste qui anime la métaphysique. Celle-ci n’est « proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude »2H. Bergson, « Introduction à la Métaphysique », in du même, La pensée et le mouvant, PUF/Quadrige, 2009, p. 188.. Pour le philosophe, « saisir intuitivement… aboutira à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes les sinuosités et d’adopter le mouvement de la vie intérieure des choses »3Id., p. 213.. Il retrouve une telle démarche dans l’exercice de l’office du juge. Selon lui, rendre la justice relève d’un « bon sens » consistant en « un ajustement toujours renouvelé à des situations nouvelles » ; il s’agit moins d’« avoir raison une fois pour toute qu’à toujours recommencer d’avoir raison »4H. Bergson, « Le bon sens et les études classiques », in du même, Écrits philosophiques, PUF/Quadrige, 2011, p. 155.. Exercer la véritable justice relève d’un « sens délicat, une vision ou plutôt (d’) un tact de la vérité pratique »5Id., p. 157.. La démarche du juge ne peut donc qu’être sensible aux concepts fluides bergsoniens. La théorie du droit s’est intéressée aux notions juridiques vagues ou à contenu variable ainsi qu’aux standards, véritables modèles de comportements6Pour une première approche en langue française : S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, LGDJ, 1980 ; Ch. Perelman et R. Vander Elst, Les notions à contenu variable en droit, Bruylant, 1984 : M. Melchior, « Notions “vagues” ou “indéterminées” et “lacunes” dans la Convention européenne des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur de G. J. Wiarda, Ed. Carl Heymanns Verlag KG, 1988, p. 411-419 ; C. Thibierge, « Le droit souple Réflexion sur la texture du droit », Revue trimestrielle de droit civil, octobre-décembre 2003, p. 599-628 ; F. Haid, Les notions indéterminées : essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, Thèse droit Aix-Marseille, 2005..
H. L. Hart a expliqué leur raison d’être en droit. Il a mis en avant le recours des juristes aux « langages naturels (qui)… possèdent irréductiblement une texture ouverte ». Il a aussi souligné que la « condition humaine » souffre de deux « handicaps » : la « relative ignorance du fait » et la « relative indétermination au niveau des fins »7H. L. Hart, Le concept de droit, Ed. Facultés universitaires de Saint Louis, 2e éd., 2005, p. 147.. Le juge a d’autant plus tendance à utiliser des notions indéterminées qu’il doit trancher des questions à connotation morale et politique.
Le droit social français en offre une illustration significative. Il touche à l’utilisation de la richesse et à la question de la pauvreté. Il est né alors que le capitalisme libéral utopique8P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique Histoire de l’idée de marché, Ed. Seuil/Point essai, 1992, n° 385. – qui a inspiré la Révolution industrielle – se heurte violemment à la question sociale : la liberté du travail, censée émanciper par l’enrichissement, produit paradoxalement l’appauvrissement des masses de travailleurs et les dysfonctionnements sociaux en découlant9R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard/Folio, 1999, p. 324 et s... De la législation ouvrière (fin 19e-début 20e s.) au droit du travail du début du 20e s., le constat est le même. Le droit civil contractuel du Code de 1804 fondé sur l’égalité formelle, héritée de la Révolution de 1789, est mis à l’épreuve par la réalité d’un rapport de travail de plus en plus déséquilibré10Sur les apories de la soumission volontaire dans le contrat de travail : A. Supiot, Critique du droit du travail, PUF/Quadrige, 2002, p. 111-124.. L’esprit du droit libéral de 1804 n’était pas intellectuellement démuni face à une telle contradiction. Le droit civil des incapacités avait pour objectif d’adapter le concept abstrait de capacité juridique aux résistances opposées par la réalité biologique, psychique ou par une conception sociale (prétendue incapacité de la femme). Le régime juridique des incapacités n’hésite pas à contourner le respect de l’égalité formelle en accordants des droits-privilèges afin de compenser la faiblesse. L’esprit du droit du travail se réalise par la transposition du droit des incapacités dans le domaine de l’emploi. Il est significatif de noter que la législation ouvrière, apparue dès la Monarchie de juillet, fut d’abord un droit de la protection de l’enfance malheureuse au travail. La loi du 22 mars 1841 visait à protéger les enfants employés dans les manufactures, usines et ateliers. La première mesure de limitation du temps de travail effectivement appliquée, la loi Millerand du 30 mars 1900, concernait les ateliers mixtes employant adultes et enfants. Elle permit effectivement de faire bénéficier les adultes d’une limitation du temps de travail prévue pour les enfants. La loi étendit donc la protection des incapables civils à des personnes bénéficiant pourtant de la pleine capacité juridique civile. Le droit du travail a pour vocation essentielle la protection de l’incapacité économique. Aussi les juges ont dû en limiter le bénéfice aux seuls travailleurs qui en avait réellement besoin afin de ne pas remettre en cause le principe libéral d’égalité juridique.
Pour y parvenir les juges pouvaient encore s’appuyer sur l’idéologie contractuelle du Code civil de 1804 qui condamne la contrainte viciant le libre consentement de celui qui s’engage conventionnellement. Ce refus de la volonté contrainte a donc déterminé le critère permettant d’identifier les situations de travail nécessitant une protection de la partie économiquement faible. Ce critère devait refléter une propriété typique de la relation de travail visée par la protection. Les juges français ont donc choisi l’état de subordination de la personne embauchée susceptible d’accentuer sa fragilité face à la contrainte de l’employeur. Cette logique de la pensée juridique libérale impliquait de distinguer le travail libre, garanti par la liberté d’entreprendre proclamée dès 1791 par la Loi Le Chapelier, et le travail subordonné nécessitant un dispositif spécifique. La détermination du contenu du critère de subordination était loin d’aller de soi. En effet, l’organisation du travail est plurielle par essence et en constante évolution. Aussi n’était-il pas possible de définir la subordination en déterminant des caractères abstraits clairement délimités. Les juges français de cassation ont dû adopter une démarche intuitive assise sur les concepts fluides bergsoniens.
Deux moments révélateurs de leur jurisprudence méritent d’être à nouveau évoqués afin de mettre en lumière la complexité de la démarche intellectuelle mise en oeuvre pour répondre à une question éminemment morale. Le premier temps est marqué par la résolution d’un ensemble d’affaires, en 1932, alors que le gouvernement français voulait appliquer les premières lois sur les assurances sociales obligatoires nationales. Cette législation constituait un grand progrès de la protection sociale des travailleurs subordonnés. Le second temps est moins ancien. Il est ici évoqué à travers une affaire qui a défrayé la chronique car elle illustrait les difficultés posées par l’apparition de la télé-réalité au regard du travail artistique. Ces deux moments importants de la jurisprudence de cassation relative au critère de subordination montrent comment les juges ont su tirer parti de l’utilisation d’un faisceau d’indices pour appréhender une activité étrangère à la spontanéité de la vie privée.

I. À la recherche des indices de la subordination

Les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 se sont efforcées de prévoir le premier système national d’assurances sociales obligatoires au bénéfice des salariés. L’article 2 de la loi de 1928 disposait que sont affiliés obligatoirement aux assurances sociales tous les salariés de l’un ou de l’autre sexe. L’article 3 prévoyait que l’affiliation s’effectue obligatoirement à la diligence de l’employeur. Ce dernier devait verser des cotisations à la caisse d’assurance et récolter celles imposées à leurs salariés. La difficulté portait sur le champ d’application de la législation : que fallait-il entendre par salarié ? Il n’existait pas de définition juridique du terme. Les travaux préparatoires législatifs et une circulaire de 1930 du Ministre du travail, Pierre Laval, prévoyaient d’appliquer la loi à l’ensemble des personnes touchant un si faible revenu qu’elles étaient soumises à la dépendance économique de l’employeur. Dès 1931, la Cour de cassation rejetait cette solution11F. Hordern, « Contrat de travail, lien de subordination et lois sociales », Y. Le Gall, D. Gaurier, P.- Y. Legal (dir.), Du droit du travail aux droits de l’Humanité Études offertes à P.-J. Hesse, PUR, 2003, p. 79-80.. En 1932, elle modula sa position au terme d’un raisonnement où la démarche synthétique cède rapidement la place à une démarche plus analytique.

A. L’insuffisance du raisonnement déductif

Entre juin et août 1932, la Cour de cassation va devoir juger un ensemble d’affaires où l’Administration des assurances sociales s’oppose aux employeurs à propos du champ d’application de la nouvelle législation sur les assurances sociales obligatoires. L’Administration souhaite étendre le bénéfice de la protection sociale aux travailleurs à domicile12Civ. 22 juin 1932, 3 arrêts : Doubliez/Service départemental des assurances sociales de la Somme ; Société Arquembourg et fils/Service départemental des assurances sociales du Nord ; Établissement Couzineau/Service départemental des assurances sociales du Nord – civ. Service départemental des assurances sociales de la Dordogne/Murat, Guérin, Molinier et Fontalirants 30 juin 1932 – civ. 1re août 1932, 5 arrêts : Service départemental des assurances sociales de la Meuse/Carteret et Cie ; Service départemental des assurances sociales de l’Ain/Vve Roset ; Service départemental des assurances sociales de l’Eure/Delaunay ; Service départemental des assurances sociales de l’Ain/Dubuis ; SA Devred et Cie/Service départemental des assurances sociales de la Somme, DP. 1933. 1. 145 et s.. La difficulté juridique qui se pose alors relève de la particularité de ce type d’activité. En effet, le travailleur à domicile n’est pas présent physiquement avec l’employeur dans un même lieu, l’entreprise. Les étapes de son travail ne se déroulent pas continuellement sous la direction de l’entrepreneur ou, tout au moins, de l’un de ses préposés. Le travailleur à domicile peut ainsi œuvrer pour différentes entreprises ; son revenu n’est alors pas forcément dépendant d’une source unique. Il n’est donc pas aisé de distinguer le travail à domicile d’un travail non subordonné. En 1932, la Cour de cassation réitère son rejet de la « dépendance économique » jugée impropre « en l’état actuel de notre législation » à « servir de critérium » pour l’application des textes sur les assurances sociales13Civ., Doubliez/Service départemental des assurances sociales de la Somme, précit., id., p. 147.. La question que doivent trancher les juges se prête, au demeurant, assez mal à l’abstraction du syllogisme judiciaire auquel on essaie de confiner la démarche du juge, depuis la Révolution française. D’ailleurs, la partie du raisonnement des juges de cassation relevant de la déduction révèle rapidement ses limites. L’évolution de la motivation stéréotypée des décisions de 1932 le démontre.
Deux versions de cette démarche judiciaire peuvent être comparées. Pour révéler le contraste, il faut diviser le raisonnement en deux séquences. La séquence 1 du raisonnement repose sur une suite d’inférences construites à partir de propositions générales. Les juges relèvent que l’affiliation aux assurances sociales et les obligations des employeurs en résultant concernent tous les salariés de l’un et de l’autre sexe. La loi impose des obligations à l’employeur. Celles-ci procèdent de sa « qualité de chef » et sont fondées sur des « dispositions contractuelles, sous quelques formes qu’elles se révèlent et quelques modalités qu’elles présentent suivant les usages et circonstances ». La séquence 2 du raisonnement tire des conséquences générales de la séquence précédente. Les juges estiment que l’assuré est soumis pour son travail « à l’autorité de celui qui l’emploie ». Aussi, « la qualité de salarié » comporte « nécessairement l’existence d’un rapport de subordination de l’employé pour tout ce qui concerne l’exécution de son travail, que celle-ci ait lieu à son domicile ou dans les locaux du patron »14Cette forme du raisonnement s’impose dans les décisions de juin 1932, id., p. 147-148.. Puis les juges vont se raviser et reformuler la séquence 2 en confortant d’avantage le caractère inductif de leur raisonnement. Ils infèrent de la séquence 1 que l’assuré est soumis pour son travail « à l’autorité de celui qui l’emploie ». Dès lors toutes circonstances, tout mode de procéder d’où résulte un tel rapport, en quelque lieu que le travail s’effectue, doivent entrer en ligne de compte pour déterminer la qualité de salarié affilié obligatoirement aux assurances sociales15Cette reformulation de la séquence 2 concerne les décisions d’août 1932, id., p. 148-150.. Les juges justifient ainsi la recherche d’indices visant à caractériser la soumission du salarié à l’employeur.

B. Le filet d’indices nécessaire à la capture du réel

Dans ses arrêts de 1932, la Cour de cassation complète un raisonnement déductif inachevé par une démarche casuistique. Reprenant Max Weber, on peut dire que les juges de cassation analysent « jusqu’aux derniers éléments les faits nécessaires à l’appréciation juridique ». Et, en même temps, ils élaborent « des prescriptions de plus en plus nombreuses » modelant « la délimitation des caractères importants quant aux faits »16M. Weber, Sociologie du droit, PUF/Quadrige, 2013, p. 47.. Le juges ont dû procéder de la sorte car le concept de subordination juridique était trop difficile à déterminer par le recours à des propriétés abstraites permettant une approche synthétique. Adoptant un point de vue analytique, ils ont recherché des indices de subordination. L’indice est un signe motivé par un rapport de contiguïté avec un autre. Sa constatation rend probable l’existence de ce à quoi il renvoie. Les juges ont ainsi dû démultiplier les indices pour augmenter la probabilité d’atteindre le phénomène de subordination. Ils ont établi un faisceau d’indices. Le faisceau est censé rassembler des éléments par un point commun. Cette mise en connexion des indices relève de ce qu’on appelle, en Architecture, une trame. Il faut entendre par là un véritable réseau ordonnancé.
Ce faisceau d’indices tramé est constitué par quatre conditions cumulatives dégagées par la jurisprudence de cassation afin d’établir l’existence de la subordination d’un salarié à un employeur.
1. Le travailleur doit se livrer régulièrement au travail visé de manière à en tirer sa principale source de gain.
2. Le travailleur doit prendre de l’ouvrage et l’exécuter à date fixe.
3. Il travaille habituellement seul ou avec d’autres sans tirer bénéfice de leur travail.
4. Le contrôle de l’employeur doit s’exercer lorsque la tâche du travailleur est répartie et tracée, puis une fois terminée.
Il est piquant de noter que la position de la Cour de cassation n’est pas éloignée de la notion de dépendance économique pourtant explicitement écartée par les juges. En effet, la Cour imposait que la rétribution de l’employeur constitue la principale source de gain du travailleur qui lui est subordonné. Symétriquement, le salarié ne pouvait pas tirer bénéfice du labeur d’autres personnes. Il doit donc avoir économiquement besoin de la rétribution versée par l’employeur. Aussi dès 1935, la Cour de cassation n’allait pas hésiter à se contredire en demandant aux juges du fond de caractériser « l’état de dépendance » pour révéler la subordination juridique17Civ., Compagnie des bois déroulés et contreplaqués Océan/Fraissinet, 3 août 1935, DH 1935.523. La décision concernait le représentant d’une société commerciale.. Celle-ci témoignait donc d’une grande plasticité.
Cette appréhension souple conduit les juges de cassation à privilégier la force des faits pour asseoir une catégorie juridique de subordination aux arrêtes mal tranchées. Ils utilisent une méthode pragmatique qui incite les juges du fond à chercher les composantes d’une relation concrète de travail. En 1942, la Cour de cassation va admettre que la « condition sociale » du travailleur fait partie des éléments d’appréciation de la subordination des salariés. Certes, elle ne saurait suffire à elle seule à attester l’existence du contrat de travail subordonné. Mais la condition sociale est « un élément de fait destiné à caractériser la portée de la convention »18Civ., Établissement Larché Dumartin/Chastenet, 6 janvier 1942, S. 1943.1.1.. La Cour d’appel de Poitiers interpréta de façon extensive cette décision. En 1947, elle tint compte du « statut social » dans lequel un travailleur s’était volontairement reconnu. Elle fit découler la subordination de l’attitude de l’employé qui « s’est toujours considéré comme domestique non seulement vis-à-vis de son patron, mais aussi au regard de la législation sociale »19Poitiers, Couraud/Tirbois, 11 février 1947, DP. 1948.65..
La construction de cette catégorie juridique malléable met bien en évidence la spécificité de de l’activité du juriste. Y. Thomas a insisté sur l’originalité de « l’opération juridique ». Elle a pour fonction le « remodelage qui qualifie » les faits « pour le jugement pratique de l’action ». Dès lors, si la qualification juridique « met en forme la vie sociale,… y découpe et y singularise des entités ou des relations », ce n’est pas dans un but de simple connaissance de la réalité factuelle ; celle-ci est au demeurant une reconstruction narrative du juriste. Bien au contraire, les catégories de la qualification juridique servent « à évaluer les choses pour trancher les disputes nouées à leur sujet, et donc à les produire autrement qu’elles n’existent au dehors de cette étroite et précise mesure du droit »20Y. Thomas, « Présentation », Annales Histoire, Sciences sociales, 57e année, n° 6, 2002, p. 1426.. Il reste qu’un acte de volonté responsable ne saurait s’exécuter sans le secours des modalités de la connaissance. Pour compenser ce point d’aveugle de l’opération juridique, les juges ont besoin de recourir à l’intuitionnisme moral. En effet cette doctrine philosophique propose une réponse aux problèmes épistémologiques posés par la question de l’objectivité éthique. Certes la démarche judiciaire ne saurait prétendre réaliser définitivement un tel objectif. Mais l’autorité de la chose jugée de ses décisions ne permet pas aux juges d’écarter totalement une telle interrogation, ne serait-ce que pour distinguer l’action du juge de la pure violence. L’intuitionnisme moral du juge l’oblige à admettre que la connaissance éthique implique l’acceptation de croyances morales évidentes en elles-mêmes, des intuitions morales21V° Réalisme moral, M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1re éd., 1996, p. 1267.. Comme l’a montré S. Fish, ces croyances ou intuitions – à l’origine, en fait, de toute connaissance – sont le produit de communautés interprétatives au sein desquelles vit le juge. Le changement social a donc une influence sur l’évolution du contenu de ces intuitions22O. Tholozan, « Les communautés interprétatives et la liberté constitutionnelle française d’entreprendre », Revue de la recherche juridique, 2016-5, Cahiers de méthodologie juridique, p. 2007-2010.. Dans la France de 1932, les juges de cassation considéraient comme vérité morale évidente qu’il est juste que des travailleurs soumis à la subordination d’un employeur bénéficient d’avantages sociaux. En appliquant un droit du travail protecteur aux travailleurs à domicile, le juge judiciaire français laissait le labeur franchir le seuil de l’intimité du foyer. Plus de 70 ans plus tard, la protection sociale a été étendue à l’ensemble des salariés. L’idée de protection de l’individu a infusé la conscience de la communauté interprétative française. Sans remettre en cause l’idéal protecteur du droit social, les juges de cassation se sont alors efforcés de chasser le travail de la sphère d’une authentique vie intime.

1. La distinction entre situation de travail et intimité
           a. Un cas « limite »
En 2009, la chambre sociale de la Cour de cassation eut à déterminer si les participants à un jeu de télé-réalité pouvaient être assimilés à des salariés protégés par le droit social23Voir le dossier comprenant la décision (Soc., Mme A et MM. M. et L, 3 juin 2009) et l’avis de l’Avocat général Allix dans : Droit social 7/8 Juillet-Août 2009, p. 780-791.. Il s’agissait de l’une des premières émissions de télé-réalité intitulée « L’îles de la tentation ». Le concept télévisuel était simple et défini par un règlement-participants accepté par la société de production et les personnes sélectionnées par le casting. Quatre couples non mariés ou pacsés, sans enfants, testent leurs sentiments face à des « tentateurs » chargés d’éprouver leur fidélité conjugale, alors qu’ils sont filmés dans leur quotidien. À l’issue de l’émission, les participants font le point sur leurs sentiments envers leur partenaire d’origine. Il n’y a ni gagnants, ni prix. La société de production prend en charge les frais de déplacement, de logement et de bouche des participants, installés pour les besoins du programme télé dans une île paradisiaque. Elle leur verse 1 525 euros non remboursable comme à-valoir sur l’exploitation postérieure au tournage de leur image, leur nom ou leur pseudonyme. Le règlement précise que les participants n’interviennent dans le programme qu’à des « fins personnelles et non à des fins professionnelles »24Id., p. 780, 785..
Pourtant certains vont estimer avoir accepté un marché de dupes. Conseillés par des avocats, ils vont attraire la société de production devant la justice, demander et obtenir la requalification du règlement-participants en contrat de travail pour percevoir les salaires et bénéficier des avantages sociaux. Le genre de l’émission était encore nouveau. Le registre de la prestation des participants ne relevait pas des cadres classiques du spectacle. L’attrait du programme résidait dans le voyeurisme des téléspectateurs ; la question de la qualification de la prestation de travail posée à la Cour de cassation n’en restait pas moins sérieuse. C’est pourtant sur le ton de l’ironie que l’Avocat général va conclure sur le cas pendant. Il se prévaudra d’une conception traditionnelle du travail.
L’étymologie du vocable travail renvoie au latin trepalium, véritable instrument de torture. La signification la plus traditionnelle de travail évoque une tâche désagréable, pénible. Cette conception du labeur inspire l’avis de l’Avocat général à la Cour de cassation dans l’affaire de « L’île de la tentation » en 2009. Il ne perçoit justement aucun effort dans les actes des participants au jeu de télé-réalité. Aussi, pour ne pas qualifier juridiquement l’activité des participants de prestation de travail, il va la dénigrer. Il la compare à la partie de croquet jouée avec des flamants vivants en guise de maillets et de hérissons en guise de boules du conte de Lewis Caroll, Alice au pays de merveilles. Citant J. Carbonnier, il conclut que dans cette fiction inspirée de l’humour absurde, il n’est pas besoin de règles juridiques25Id., p. 780-781.. De manière tout aussi catégorique, il refuse de voir dans la participation des joueurs de télé-réalité « une prestation de travail… en creux » issue de la « mise en condition dont les participants font l’objet avant d’exprimer leurs sentiments ». Admettre la thèse opposée lui paraît revenir à ce qu’« une véritable manipulation mentale, voire une forme d’asservissement… aux limites de ce que l’ordre public et les bonnes mœurs peuvent tolérer,… une activité dont le caractère professionnel n’est aucunement établi, un expérience personnelle… sinon une psychothérapie » devienne « le vecteur d’une requalification au-delà de la raison d’être du contrat de travail »26Id., p. 783.. L’Avocat général relevait aussi que la Cour d’appel avait, à bon droit, refusé d’appliquer aux participants du jeu la convention collective des artistes interprètes. Pour statuer inversement, il aurait fallu créer une nouvelle catégorie « d’interprète d’œuvres d’improvisation filmée », qualification que le magistrat du parquet refuse d’appliquer à des personnes n’ayant aucune formation dans l’art d’improviser dans le domaine dramatique27Ibid...
En même temps, l’Avocat général ne pouvait nier l’existence d’un lien de subordination entre les participants au jeu et la société de production. De fait, les règles du jeu pouvaient être modifiées « au fur et à mesure de son déroulement » et, cela procédait de la « décision unilatérale du producteur au pouvoir disciplinaire duquel les participants avaient accepté de se soumettre ». Force était d’admettre que « les participants, placés sous le contrôle et la direction de l’équipe de tournage… sinon réduits en esclavage, ne disposaient d’aucune autonomie dans l’organisation de leurs activités »28Id., p. 785.. Cette considération a conduit les juges de la chambre sociale de la Cour de cassation à ne pas suivre la thèse de son Avocat général et à considérer les participants au jeu de télé-réalité comme des salariés titulaires d’un contrat de travail.

          b. Le travail considéré comme une activité contrainte extérieure à la sphère intime
En 2009, les juges de cassation ont à nouveau recouru à une démarche analytique pour caractériser « une prestation exécutée sous la subordination » peu évidente. Ils ont relevé à cet effet sept indices caractéristiques.
1.Les participants avaient l’obligation de prendre part aux activités du jeu et aux réunions.
2.Ils devaient suivre les règles du programme définies unilatéralement par le producteur.
3.Les participants étaient orientés dans l’analyse de leur conduite.
4.Certaines scènes de l’émission étaient répétées pour valoriser des moments essentiels.
5.Les heures de réveil et de sommeil des participants étaient fixées par la production.
6.Le règlement imposait la disponibilité permanente des joueurs avec interdiction de sortir du site de tournage et de communiquer avec l’extérieur.
7.Le règlement-participants contenait des stipulations sur la violation des obligations sanctionnées par le renvoi des joueurs29Id., p. 790..
Les juges n’ont donc pas tenu compte de la dimension ludique d’une participation à un jeu de télé-réalité. Ils ont insisté sur la contrainte imposée par la maison de production tirant l’essentiel du profit économique de l’émission télévisuelle.
Mais ils vont compléter cette démarche analytique du faisceau d’indices en revenant à une démarche synthétique inachevée. La Cour de cassation a retenu que les participants exécutaient une tâche « dans un temps et dans un lieu sans rapport avec le déroulement habituel de leur vie personnelle ». Ils étaient tenus de prendre part « à des activités imposées et à exprimer des réactions attendues ». Leur activité se distinguait donc du « seul enregistrement de leur vie quotidienne »30Ibid... Ces notions de vie quotidienne et de vie personnelle ne sont pas définies positivement mais de façon négative. Elle relève de la notion juridique vague, du concept fluide bergsonien. Toutefois son mode d’expression ne repose plus sur la constatation d’indices. Le concept fluide se définit ici négativement par rapport à la détermination juridique de la prestation de travail. Les juges restent tout de même limités par le sens usuel de la notion de vie personnelle ou quotidienne. Dans l’affaire de « L’île de la tentation » de 2009, il semble bien qu’il faut entendre par ces vocables la vie intime, familiale, domestique. Les juristes ne délimitent cette notion qu’en déterminant les bordures extérieures de cette vie personnelle et quotidienne par les tâches du travail subordonné.
Cette analyse judiciaire de la télé-réalité est assez juste. Certes tout acte de la vie peut être perçu comme un rôle social31B. Edelman, « Quand « L’île de la tentation » ne séduit pas le droit », Rec. Dalloz, 2009, n° 37, p. 2520.. Mais ici l’émission joue sur le cadre primaire de la vie commune d’un groupe de jeunes gens et le transforme, en « forme de mode constitué » par une représentation télévisuelle, le jeu, la scénarisation préalable des personnages par le producteur. Il n’existe pas de téléspectateur sain d’esprit suffisamment naïf pour prendre l’écran de télévision pour la vraie vie32N. Heinich, « Loft Story : à l’aise dans la décivilisation », B. Edelman et N. Heinich, L’Art en conflit L’oeuvre de l’esprit entre Droit et Sociologie, Ed. La Découverte et Syros, 2002, p. 238-239.. L’émission de télé-réalité est un produit artificiel créé par les nécessités de la rentabilité financière. Il s’agit d’une activité ayant un but propre, impliquant une coordination ; les participants ne sauraient agir en totale liberté par rapport aux nécessités de la narration fictive du programme télévisuel. La décision de 2009 sur « L’île de la tentation » complète de ce point de vue la jurisprudence sur le documentaire. En 2008, la Cour de cassation avait dû déterminer si l’Instituteur filmé par le réalisateur du film documentaire Être et avoir pouvait revendiquer la qualité d’artiste interprète. La Cour avait rejeté cette qualification car l’Instituteur était représenté « dans l’exercice de sa profession » et apparaissait « exclusivement dans la réalité de son activité sans interpréter pour autant au service de l’œuvre un rôle qui ne serait pas le sien »33Civ 1re, M. Y/Nicolas X, 13 novembre 2008, n° 06-16278, Bull. 2008-1, n° 29 ; Revue trimestrielle de droit commercial, 2009, p. 128, obs. F. Pollaud-Duliau ; Revue internationale des droits d’auteur, avril 2009, p. 405 et 271, obs. P. Sirinelli..
La jurisprudence relative à « L’île de la tentation » peut aussi être considérée comme une réaction à une mutation de la subordination dans le travail. Désormais le contrôle sur le salarié devient de plus en plus insidieux. A Supiot relève justement que l’emploi typique associant dépendance et sécurité a tendance à disparaître. Le contrat individuel accentuant l’individualisation de la relation de travail prend de l’importance. Le contrat est moins le reflet-type d’une relation salariale communément entendue dans une Société que la satisfaction des besoins des parties contractantes dans une situation singulière donnée et difficilement reproductible. De sorte que « les frontières entre salariat et indépendance, vie privée et vie professionnelle, se sont brouillées ». La réduction du temps de travail est inversement proportionnelle à l’accroissement de son intensité. Une paradoxale « autonomie dans la subordination » progresse « dans le monde salarial » avec « le secours du micro-ordinateur ou du téléphone cellulaire, qui permettent de travailler et d’être contrôlé n’importe où ou n’importe quand »34A. Supiot, Homo juridicus Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005, p. 194.. De ce fait, nombre de salariés jouissent d’une liberté dirigée, assujettie à des objectifs souscrits en accord avec le chef d’entreprise ». Parallèlement, l’ancienne distinction entre travail libre et subordonné s’estompe puisque des « entrepreneurs voient leur indépendance juridique réduite par leur inscription dans des liens contractuels ou sociétaires qui contraignent leur action économique »35Id., p. 251. Sur ce thème des libres entrepreneurs soumis à la contrainte économique voir : G. Virrassamy, Les contrats de dépendance, LGDJ, 1986.. Le pouvoir disciplinaire de l’employeur s’en trouve transformé. Le contrôle s’exerce « au travers de critères « objectifs » indépendants du pouvoir arbitraire d’un chef ». Il devient une « technique de normalisation de comportements spontanément conformes aux besoins de l’ordre établi »36A. Supiot, Homo juridicus…, op. cit., p. 251-252.. Ce dernier est édifié au moyen de standards et d’indicateurs mathématiques de performance légitimés par une rationalité scientifique37B. Frydman et A. Van Wayenberge, Gouverner par les standards et les indicateurs, Bruylant, 2014..
L’appréciation judiciaire de la relation de travail ne peut que s’en trouver bouleversée. En effet, la relation contractuelle de travail vise désormais à personnaliser l’emploi tout en dépersonnalisant les normes de son contrôle au nom d’une rationalité prétendument plus objective. Le filet d’indices déployé par la Cour de cassation pour contrôler la subordination du travailleur résistera-t-il à la normalisation néo managériale du travail ? La démarche analytique des juges découlait d’une approche déontologique de la relation de travail largement assise sur une conception morale de la justice. Pourra-t-elle s’adapter à la recherche de l’efficience véhiculée par le nouveau pouvoir normalisateur néo managérial ? En fait, tout dépendra du modèle de l’Homme utilisé par la nouvelle science managériale normalisatrice. En tant que science du gouvernement des entreprises, elle ne saurait faire l’économie d’une réflexion éthique.
C’est aussi en tirant parti de la fondamentalisation du droit du travail que les juges pourront contribuer à réguler le pouvoir de normalisation exercé sur les salariés. La détermination des droits et libertés fondamentaux doit servir à une « humanisation »38A. Supiot, Homo juridicus…, op. cit., p. 301. du cadre du travail. On sait que la protection sociale rattachée à la subordination juridique a été instituée pour permettre réellement aux parties du contrat de travail de librement s’engager. Les juges pourront donc invoquer l’article 1102 du Code civil aux termes duquel chacun est libre de contracter… et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites de la loi. La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public. Les juges seront alors conduits à exercer un contrôle de proportionnalité en se demandant si l’application du régime de protection sociale est adaptée à la relation de travail qu’ils examinent. Ils opéreront un contrôle de l’adéquation, de la nécessité de l’application du droit du travail et la mise en balance des intérêts en cause. Au demeurant, la Cour de cassation procède implicitement à une telle démarche en faisant appel au faisceau d’indices. Simplement en reconnaissant de façon explicite l’utilisation du contrôle de proportionnalité, elle devra mieux motiver sa décision. Elle sera conduite à définir de façon positive la liberté de contracter ; mais ne le fait-elle pas déjà en silence en s’efforçant de délimiter le travail libre et le travail subordonné ?

Conclusion

Prima facie, il peut paraître curieux que le législateur d’un pays si légicentriste que la France n’ait pas clairement défini un contrat aussi fondamental pour la cohésion sociale que le contrat de travail. En fait, c’est justement l’importance politique de cette institution juridique qui explique ce silence. Le juge a donc dû se résoudre à caractériser cette forme contractuelle. Il s’est ainsi heurté à la difficulté qui rebute le législateur : la cohérence de la notion de contrat de travail repose sur les acceptions, à première vue contradictoires, d’un principe politico-moral, l’égalité. En tant que modèle contractuel, la relation de travail doit se conformer à l’égalité civile formelle infusant le régime général des contrats depuis le 19e s. En même temps, la réglementation du contrat de travail est animée par la garantie de l’égalité économique réelle visant à infléchir les injustices d’un libéralisme économique oublieux du passé au nom d’un dynamisme débridé. Le juge français a donc dû s’efforcer d’articuler ces logiques égalitaires afin d’éviter que le contrat de travail vide de sa substance la liberté d’une partie contractante au nom d’une égalité de façade.
Ce subtil équilibre relève d’un choix moral, d’une intuition exprimée par les concepts fluides de Bergson. Puisque l’équilibre des libertés contractantes est en jeu dans le contrat de travail, les juges français de cassation ont caractérisé ce dernier par le critère de la contrainte, de la subordination. Nécessaire, à ce jour, dans l’organisation du travail salarié, elle peut heurter le principe contractuel libéral du libre consentement des parties. Si l’esprit du droit du travail est analogue à celui des incapacités civiles, on comprend que les juges aient été particulièrement attentifs à la passation d’un contrat où l’une des parties voyait la réalité de sa capacité contractante affaiblie par le rapport de force économique. Le contrat de travail subordonné se voit doté de sa propre logique, éminemment morale : preuve en est que la législation sociale des pays anglo-saxons ou d’Europe du Nord défend en la matière des conceptions sensiblement différentes de la France.
Les juges de cassation opèrent ainsi des choix moraux en distinguant le travail libre et le travail subordonné, le domaine du travail et celui de la vie intime. Ils surveillent avec attention les métamorphoses du lien juridique de subordination. Aujourd’hui cette forme de soumission passe moins par l’arbitraire du chef d’entreprise que par la variabilité de normes dont la légitimité scientifique reste au mieux dépendante du critère de « falsifiabilité » de Popper. La dimension morale de l’office du juge n’en paraît que plus évidente. Dans la société technoscientifique moderne, née du rêve positiviste d’Auguste Comte, l’institution judiciaire doit veiller à rappeler que la rationalité scientifique demeure un simple moyen au service de l’Humain.

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