Sélectionner une page

L’ontologie du droit par le média de son langage

Cahiers N°26 - RRJ - 2012-5, POINTS DE VUE SUR LES USAGES DES CONCEPTS

Valentin PETEV

Université de Münster (Allemagne)

 

I. Réflexions générales sur l’ontologie

En tant que théorie générale de l’être, l’ontologie prétend assurer une approche fiable du monde extérieur tant naturel que social. Elle ouvre non seulement les voies de la connaissance mais elle prépare aussi nos actions dans la société. Au temps où les sciences sont en plein essor, on ne tend plus à voir les choses comme elles sont « en elles-mêmes », apparemment. On considère le monde, au contraire, comme étant ouvert à nos efforts de connaissances par voie d’interprétation. Les formulations d’une ontologie traditionnelle, selon lesquelles on pourrait l’envisager à partir de « principes premiers » ou de « substantive immutable truths », ne me paraissent plus de tout valables1Voir Putnam H., Ethics without Ontology, Cambridge, Mass., 2004, p. 61.. Même la phénoménologie husserlienne, aussi élaborée qu’elle soit, qui aboutit avec sa «réduction eidétique », en dernier ressort, à la recherche d’une prétendue « essence » des choses, n’attire plus l’intérêt des philosophes contemporains. Et quand, néanmoins, ils s’y référent, il le font pour en tirer des arguments au profit d’une autre ontologie, plus exigeante et plus pratique2Voir le récent ouvrage de Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Paris, 2012, p. 30 et suiv.. Aussi, les thèses plus récentes de Bernard Williams, qui soutient que les faits du monde extérieur peuvent être observés et conçus indépendamment de la perspective de tout observateur et cela « in terms of primary qualities alone »3Sur une vue plus complète de cette théorie cf. Williams B., Ethics and the Llimits of Philosophy, Cambridge, Mass., 1985., ne sont ni suffisamment claires, ni acceptées en général dans les sciences qui se trouvent en évolution permanente. Les connaissances, qui ne sont pas à découvrir mais à élaborer au cours de discussions et de multiples interprétations, sont exposées à l’insuccès et exigent, presque en permanence, de la révision. La connaissance qui est, dans cette perspective, faillible, s’avère plus crédible. La conception métaphysique qui explique les choses dans des « absolute terms » n’est pas convaincante4Putnam H., The Collapse of the Fact/Value Dichotomy, Cambridge, Mass., 2002, p. 44..
Dans les réflexions qui suivent, je m’appuie sur l’idée majeure d’une ontologie post-métaphysique d’après laquelle l’approche du monde extérieur s’effectue au moyen du langage. Ainsi une conscience prélangagière n’est pas pensable. Et ce qu’on décrit comme intuition, dit Richard Rorty, n’est que le vieux langage de nos ancêtres5Rorty R., Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, 1989, p. 21.. Même le « monde sensible » (kantien) n’exclut pas le langage quand on éprouve une sensations et qu’on veut expliquer ce qui existe parmi les faits et les valeurs dont le monde se compose.
Cette vue philosophique est bien connue sous le nom de tournant linguistique. Elle démontre clairement que l’usage du langage ne consiste pas en une « simple» description des faits mais en un processus complexe de communication entre les membres d´une communauté qui règle ses affaires : « being in touch with reality means being in touch with a human community », écrit Rorty en démontrant, par la même, qu’il embrasse aussi une perspective pragmatique6Voir sur ce point Habermas J., Wahrheit und Rechtfertigung, Francfort s. Main, 1999, p. 238.. Une connaissance du monde extérieur qui s’effectue dans une relation solitaire entre sujet de connaissance et objet n’est pas ontologiquement possible car on ne peut ni comparer, ni mesurer des énoncés langagiers aux faits « bruts ». Ce constat est encore plus pertinent quand il s’agit de connaître et d’apprécier des faits sociaux qui se composent d’actions et de valeurs humaines.
Il est un acquis commun de l’ontologie post-métaphysique de nos jours que le langage, dont se servent les membres de toute communauté, possède aussi une fonction pragmatique. Par le langage s’organise toute pratique sociale. Le langage dirige, il est vrai, toutes nos connaissances, mais pas dans un processus de simple descriptions des faits. Le processus intrinsèquement épistémique est dominé par la communication et l’interprétation. Ici, les sujets sont en état d’expliquer le sens de leurs énoncés langagiers, non seulement en démontrant les conditions de vérité des énoncés, mais aussi en indiquant leur usage7Michal Dummet écrit : « The meaning of a statement…is not to be explained by stating the conditions for it to be true, but by describing of its use », The Seas of Language, Oxford, 1993, p.181.. On soutient alors que le modèle de description de la réalité par le langage est remplacé par le modèle de la communication comme pratique sociale. Et l’interaction des membres de la société, sur lesquels pèse la responsabilité de résoudre tous les problèmes pratiques (sociopolitiques), s’effectue dans l’espace d’échange de raisons et d’arguments.
Les participants aux discours sociaux suivent une stratégie de persuasion réciproque en expliquant la pertinence et la justesse de leurs propositions. Ici surgit immédiatement le problème de vérité comme caractéristique essentielle de toute proposition langagière. Aujourd’hui, ce problème ne se discute pas avec la même ardeur qu’autrefois, parce qu’on a rejeté la référence des propositions vraies à une réalité extérieure sensée immuable. En outre, la vue pragmatique qui nous oblige à modifier notre questionnement, en se demandant ce qu’on fait quand on considère une proposition comme vraie, nous amène dans le domaine des arguments8Voir Habermas, op. cit., p. 140 et suiv. où il se réfère à l`œuvre. Ainsi, la proposition vraie est celle qui ne peut être réfutée que par des raisons contraires à sa justification. Cela signifie qu’il n’y a pas une vérité (non analytique) irrévisable dans un monde « out there ». Les actions ainsi que toute connaissance se trouvent dans l’ambiance de discussions et d’interprétations auxquelles est liée toute pratique sociale. De cet état des choses, Rorty tire la conclusion que connaissance ne peut signifier qu’un consentement rationnel selon les échelles de « notre » communauté9Voir sur ce point Habermas, op. cit., p. 239., donc que l’on peut assimiler vérité à justification. Cette conclusion me paraît plausible dans la mesure où nous ne disposons pas d’un accès à la réalité « nonfiltré» par nos interprétations.

Dans nos efforts d’élucider la construction et le contenu d’une ontologie du monde, il nous faut englober aussi nos jugements de valeurs. Ce faisant, on est appelé à ne pas céder au dogme métaphysique d’une séparation stricte entre faits et valeurs en déclarant ces dernières comme subjectives et émotives, et, par cela, inaccessibles à la connaissance. Une telle dichotomie construite entre faits et valeurs n’est ni acceptable, ni même productive. Elle mène à la conclusion que les propositions de valeur, considérées comme subjectives, ne se prêtent pas à la qualification de vraies ou d’objectives10Pour une vue plus détaillée sur la problématique cf. Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy. p. 7-27. – une vue soutenue par les empiristes. Mais la controverse entre empiristes et pragmatistes, très vigoureuse pendant la deuxième moitié du siècle précédant, devait finalement rester vaine étant donné le grand essor des sciences qui font un large usage de différents concepts factuels, évaluatifs, de cohérence et de préférence et ainsi permettent de parler, à la fois, de « truth or warranted assertability or even of objectivity »11Putnam, op. cit., p. 109.. Comme on va le voir immédiatement, dans le domaine social où se discutent des projets en compétition, les propositions de valeurs jouent un rôle primordial, plus spécialement, dans des situations problématiques.

II. Conséquences pour l’ontologie du domaine socio-politique et du droit

Les analyses précédentes nous donnent une vue plus profonde sur le monde extérieur, une vue qui nous permettra d’analyser, de plus près, les structures du domaine socio-politique. Ici, et je dois insister là-dessus, on suivra la perspective et les résultats de l’ontologie post-métaphysique contemporaine. On y identifie les éléments substantiels de l’être social, leur origine, leur fonction et les perspectives de leur évolution. Le politique, dans toutes ses ramifications, est le domaine propre du droit où s’organise la société qui obtient la configuration souhaitée dans un moment historique. Tout développement – la spontanéité, le succès, les échecs en société – est lié, d’une manière ou d’une autre, à la capacité et aux fins du droit. Et cela reste vrai aussi quand on suit la perspective de développement d’une société civile qui, apparemment, se détourne, de plus en plus, du droit. Le droit et l’État restent, quelles qu’en soient les conditions, un facteur décisif de développement des sociétés contemporaines. Dans le contexte de la mondialisation, l’État et le droit présentent des points de repère signifiants pour toutes les régulations de la vie en société. Mais avant d’entrer dans une analyse plus détaillée du droit, il convient d’expliquer le rôle que jouent les valeurs, tant sociales que personnelles, en son sein.
Tout d’abord, il me paraît évident que le droit s’appuie sur les valeurs sociales. Cela ne signifie, en aucun cas, que les valeurs dites individuelles, subjectives (bonté, honnêteté, sincérité, compassion, etc.) n’ont pas un impact fort sur la vie sociale. Au contraire, ce sont elles qui stabilisent la culture d’une société et garantissent, en dernier ressort, un développement propice. Et elles se réalisent seulement en combinaison avec les valeurs sociales.
Les valeurs, les principes et les normes sociales empreignent le droit positif et garantissent un ordre stable de la société. En tant que tels, ils exigent une analyse philosophique, aussi ouverte que possible. Les valeurs sociales, comme la liberté politique, la démocratie, la tolérance, la protection de l’environnement, la solidarité sociale mais aussi le principe de la paix et de la coopération internationale, constituent le fond sur lequel se déroule toute interaction sociale et se prennent les décisions politiques. Le rang et l’importance des valeurs sociales suscitent immédiatement un questionnement sur leur nature.
Alors, d’où proviennent les valeurs sociales ? Sont-elles données, une fois pour toutes, par une instance métaphysique ou surgissent-elles spontanément au cours de l’histoire ? Ou bien, ne sont-elles pas élaborées, construites d’après les circonstances historiques et politiques dans un ou l’autre « monde local » ? La tendance à « naturaliser » les valeurs sociales, c’est à dire à leur conférer une nature objective (« irrévisable ») a été longtemps suivie dans la philosophie. Habermas qui considère, à bonne raison, « les vérités » seulement possibles dans la configuration d’« acceptabilité rationnelle »12Habermas, op. cit., p. 287., tend à lier l’expérience contextualiste, résultat de la discussion et de l’argumentation, au réalisme quotidien du monde de vie (« Lebenswelt »). Cela signifierait déclarer les résultats du discours égaux à une vérité propositionnelle, dans la perspective de l’action. Même s’il est commode, dans la pratique de tous les jours, de considérer les circonstances de l’action comme stables, on ne doit pas céder à la séduction naturaliste en déclarant un monde extérieur « objectif » indépendamment de tout contexte. Pourtant, le lien entre connaissance de la réalité extérieure et action a toujours été présent dans la philosophie pratique. Cette connaissance comprend un avantage pour les acteurs qui cherchent un chemin sûr en poursuivant leurs fins. Mais déclarer le monde social soumis à la qualification de « vérité » n’est pas correct car ce monde est empreint de valeurs qui ne possèdent pas la qualité de vrai ou de faux.
Il est important de préciser la structure et, de manière générale, le contenu des valeurs sociales qui confèrent au droit sa caractéristique générale. Les valeurs sociales sont celles qu´on peut identifier, dans une période donnée, comme acceptées et suivies par de larges groupes sociaux. On les nomme, parfois, conscience sociale dominante ou morale sociale tout court (« positive morality »). Les valeurs individuelles (subjectives) qui, à leur tour, donnent une orientation éthique aux actes humains, exercent aussi une certaine influence sur le comportement juridique des sociétaires, sans pouvoir le déterminer complètement. Comme telles, les valeurs individuelles ne sont pas les facteurs qui constituent la substance socio-éthique du droit. Ce sont, au contraire, les valeurs sociales qui jouent ce rôle décisif. Les jugements de valeur concernant les principes de la démocratie ou de l’État de droit, par exemple, sont ancrés dans le droit de la société ouverte de nos jours. Ils peuvent être embrassés ou même critiqués par les sociétaires. Mais une fois adoptés par l’ordre juridique en vigueur, ils ne peuvent être ni contestés, ni détournés par l’individu (« non démocrate ») sur le fond de ses convictions morales personnelles.
Ainsi le qualificatif « critical morality », employé par H.L.A.Hart et d’autres, pour désigner le point de vue moral personnel comme dernière instance normative, n’est pas correct parce que l’individu se trouve dans une interaction permanente avec les autres sociétaires dont les convictions morales ne peuvent être négligées.
Dans la société ouverte de nos jours, les sociétaires ne s’engagent pas dans des discours purement moraux. Contrairement à ce qu’adopte Habermas, qui s’efforce de trouver une rectitude ou justesse (« Richtigkeit ») des valeurs morales, je suppose qu’on n’a pas à chercher une universalisation de ces valeurs en leur conférant la qualité de « bonnes pour tous »13Habermas, op. cit., p. 297 et suiv.. Les relations interpersonnelles ne sont pas à régler, entièrement, sur le plan moral. Les sociétaires mêmes, comme porteurs des valeurs en question, décident à quel degré ces valeurs se combinent ou se contredisent, dans leur contemporanéité. Et le siège des solutions politiques est le discours socio-politique. Ici, on n’aspire pas à l’établissement d’un « univers moral ». Les participants au discours sont orientés, plutôt, vers des solutions pratiques, des situations problématiques en différents domaines de la vie en société. Ils discutent et présentent des arguments qui concernent, à la fois, leurs intérêts, leurs valeurs et leurs fins. Les règles juridiques qui en proviennent s’orientent toujours vers des valeurs qui y sont impliquées14Sur la justification des normes juridiques dans les discours socio-politiques voir PETEV V., « Vérité et justification en droit », Mélanges Paul Amselek, Bruxelles, 2005, p. 671-675..
D’après la conception d’une ontologie du droit que je poursuis ici, le droit est conçu comme une ample institution sociale dont les éléments sont normatifs, personnels et organisationnels. Y appartient aussi l’entière pratique sociale et juridique.
Le droit ne peut donc être réduit à l’ordre juridique, c’est à dire à un système de normes juridiques en vigueur. Il est construit, en réalité, comme un complexe de normes, d’actions, de fins et de valeurs. Dans ce système d’interaction sociale et politique sont englobés tous les discours qui construisent la volonté politique ainsi que, en dernier ressort, les discours de formation et d’application des normes juridiques.
On aspire, ici. à intégrer les valeurs qui prédominent en société, à un moment donné, dans le contenu des normes juridiques qu’on adopte. Ce processus n’est ni technique ni automatique. C’est le discours où se rejoignent les positions divergentes des participants en compétition, par une argumentation rationnelle.
L’analyse que nous avons menée jusqu’ici démontre que le droit possède, comme élément constitutif de son ontologie, un contenu éthique et que l’éthique qui y est englobée est celle variée, non uniforme, de la société pluraliste contemporaine.
La volonté politique qui se forme dans les discours socio-politiques et qui, en fin du compte, prend la figure d’une réglementation juridique (un système de règles de droit) donne naissance à une multitude de droits, d’obligations, de compétences et de responsabilités.
Un autre élément constitutif du droit est sa force obligatoire. C´est la validité des normes juridiques qui produit l’obligation pour tous de suivre leur préceptes. La validité des normes juridiques ne provient pas, directement, des valeurs morales impliquées dans ces normes. Ce sont des conditions constitutionnelles qui déterminent de plus près la validité des normes juridiques établies d’après ces conditions.
Cependant, le caractère constitutionnel de l’obligatoriété des normes juridiques, dans des systèmes juridiques développés, est à la fois formel et empreint de contenu, étant donné le lien étroit entre normes juridiques et valeurs de la morale sociale.
La mesure, par laquelle le droit réalise ses fins, explicite et réalise les valeurs dont il se voit obligé, exprime le contenu et le degré de la justice sociale qui figure en son sein. Alors, il n’y a pas un droit qualifié, tout court, de juste ou d’injuste. Le contenu des valeurs réalisées par le droit et le degré de cette réalisation démontrent l’ampleur de la justice qu’on a atteinte dans une société à un moment donné de son histoire15Pour plus de détails cf. mon étude « Droit et justice sociale reconsidérée », dans Mélanges Jean-Louis Bergel (à paraître).. Cette justice domine l’ontologie de tout droit.

Share This
Aller au contenu principal