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L’universitaire face aux écrans ou comment repenser notre manière d’enseigner ?

3. LA FORMATION DES JURISTES : LE DÉFI DU NUMÉRIQUE, Cahiers N° 35 - RRJ - 2021-3

Anne  LEBORGNE

Professeure de droit privé, Aix-Marseille Université, LDPSC

Résumé

Le développement de l’usage par les étudiants de l’ordinateur portable est devenu une évidence depuis quelques années Et de ce fait, le cours magistral en semble aujourd’hui anachronique, Le constat de cette révolution de fait invite à s’interroger sur de nouvelles manières d’enseigner face aux écrans, en tenant compte des récents apports des neurosciences en ce domaine.

Mots-clés

Cours magistral – enseignement – écran – numérique – distanciel – présentiel – neurosciences

Abstract

Students’ use laptop has obviously been increasing in recent years. And as a result, lectures today seem obsolete. The observation of this de facto revolution invites us to question new ways of teaching in front of screens, taking into account the recent contributions of neuroscience in this field.

Keywords

Lectures – teaching – screen – digital – remote – face-to-face – neurosciences

Introduction

Le développement de l’usage par les étudiants de l’ordinateur portable est devenu une évidence depuis quelques années. Spécialement, de ce fait, le cours magistral en amphithéâtre (magistral, parce que donné par un maître, ou encore, magistral parce qu’attestant de la maîtrise de la matière, ou magistral comme synonyme de solennel), semble aujourd’hui anachronique, dépassé.
Classiquement en effet1A. Bruter, « Le cours magistral dans l’enseignement secondaire, Nature, histoire représentations (1802-1902) », Histoire@Politique, politique, culture, société, n° 21, septembre-décembre 2013 [en ligne, www.histoire-politique.fr], p. 22 à 38., en cours magistral, le professeur dispense oralement son savoir devant des étudiants censés le recueillir. À l’Université, les professeurs font face à plusieurs centaines d’étudiants, qui jusqu’à peu, écoutaient et prenaient des notes manuscritement. Cette manière d’enseigner peut être qualifiée de « frontale » ou « transmissive » par opposition à une démarche pédagogique dans laquelle les élèves sont mis en situation de construire leur propre savoir. Or, dans les amphithéâtres aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus d’étudiants qui prennent des notes à la main et les professeurs d’université se retrouvent désormais face à « un pool de dactylos tapant sur le clavier de leur ordinateur et qui, ne levant jamais la tête de leur écran, s’attachent à consigner le verbatim de l’enseignement qui leur est prodigué »2Ph. Forest, La dictature du numérique, Gallimard, Coll.Tract, n° 18, sept.2020, p. 34 et s. L’auteur note encore que les ¾ des questions posées à l’enseignant ne portent pas sur le cours mais sur la dernière phrase qu’il vient de dire et que l’étudiant n’a pas réussi à noter in extenso, alors qu’elle ne contenait peut-être qu’un seul mot important, qu’il aurait été aisé de noter, voire, aucun mot si c’est une phrase de liaison. Les nouvelles générations d’étudiants qui sont à l’Université et qui ont grandi avec les outils numériques et Internet demandent, depuis plusieurs années, avec insistance, la mise en ligne systématique des cours. Si on le leur refuse, ils enregistrent.
Quelles peuvent être alors les conséquences de cette révolution numérique sur l’enseignement ? Le savoir pourrait-il être simplement un contenu à télécharger, puis à restituer ?
C’est en partant du constat de cette révolution de fait (I), qui invite à s’interroger sur la nécessaire évolution de l’enseignement universitaire, qu’un projet de recherche a été mené en 20213Validé CNU dans le cadre d’un CRCT. Cette étude avait pour cadre la Faculté de Droit d’Aix-Marseille Université mais également plusieurs Facultés de droit étrangères avec lesquelles, le Laboratoire de Droit Privé et Sciences Criminelles (LDPSC) entretient une collaboration régulière de recherche. Le confinement a rendu impossible l’observation in situ mais des échanges, à distance (!) avec des collègues des universités de Laval, et Sherbrooke au Québec ainsi que Rey Juan Carlos à Madrid, ont permis d’ajouter quelques éléments de réflexion et de comparaison., pour chercher à réfléchir à de nouvelles manières d’enseigner face aux écrans (II), et spécialement en première année de droit face à des effectifs importants, tout en tenant compte des récents apports des neurosciences en ce domaine (III).

I. Le constat du recours au numérique en présentiel et distanciel

La période de pandémie ayant imposé des enseignements en distanciel, l’objet de la recherche a été élargi afin d’y intégrer l’observation de l’enseignement et le recours au numérique pendant les temps de confinement.

   A.   Hors confinement : les effets de l’usage des ordinateurs et de l’internet à l’Université

On ne niera pas que le recours à l’ordinateur et à internet peuvent présenter certains avantages pratiques : ainsi, le développement des courriels, les documents mis en ligne qui évitent de recourir à la photocopieuse, l’accès rapide à des livres rares ou détenus par des bibliothèques éloignées, la facilité de trouver une information en un clic, etc.
Pour les étudiants il est clair qu’internet permet d’effectuer des recherches, de visionner tous types de supports pédagogiques et de rendre à leurs professeurs des mémoires bien plus lisibles que leurs ancêtres manuscrits. En outre, les notes prises à l’ordinateur sont plus propres, plus facilement partageables avec les camarades.
Quant aux universités, jusqu’alors confrontées à une consommation effrayante de photocopies, elles ont encouragé, dans un but à la fois économique et environnemental, l’usage de supports numériques. Difficile dès lors d’interdire totalement l’ordinateur durant les cours. Les inconvénients sont pourtant nombreux.
L’introduction du numérique est en effet, une source de distraction en cours car la présence d’ordinateurs dans l’amphi, avec toutes les possibilités d’évasion qu’ils offrent, constitue un défi et pour les étudiants et pour les enseignants On sait aujourd’hui que la wifi n’est que très marginalement mobilisée pour une recherche vers des ressources universitaires4Le Figaro.fr 8 mars 2018 « A l’Université Lyon 3, les connexions sur Facebook et netflix ralentissent le wifi » L’université a détaillé, site par site, l’utilisation qui était faite de son flux sur la journée du 8 février. Et les résultats sont surprenants : avec une écrasante majorité et sans trop de surprise, c’est Facebook qui est le plus utilisé par les étudiants, représentant 34 % du trafic. À ce stade, on peut encore imaginer que le réseau social peut être utile pour organiser des groupes de travail, discuter avec d’autres étudiants… Mais le second site qui perturbe massivement le flux n’est autre que la plateforme de mise à jour de Windows (11 %) ! Viennent ensuite les applications YouTube et Snapchat (8 %), et Instagram (7 %). Les sites précédemment cités représentent donc, à eux 6, 78 % du flux utilisé dans l’université Lyon 3. On peut aussi noter qu’Apple et Amazon (2 % chacun) bénéficient d’une assez bonne visibilité sur les bancs de la fac rhodanienne. Restent donc 18 % du flux qui peut être assimilé à des recherches ou des logiciels d’études. Ces fameuses « ressources universitaires » pèsent donc bien léger par rapport aux GAFA, à Netflix et aux autres applis de réseaux sociaux. et que pendant les cours, l’ordinateur portable n’est pas toujours utilisé pour la prise de « notes ». La tentation de la distraction est ainsi aggravée par l’usage de l’ordinateur. En outre, la capacité de concentration des jeunes générations semble de plus en plus faible. Un auteur a parlé de « la civilisation du poisson rouge » car on dit qu’un poisson rouge a une mémoire si peu développée et son attention si réduite au point qu’il peut tourner dans son bocal sans d’ennuyer : il découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal ! D’où l’expression « une mémoire de poisson rouge ». D’après de savants calculs effectués par les ordinateurs de Google, le temps de concentration de cet animal serait de 8 secondes. Au-delà, il remet son univers mental à 0. Ces mêmes ordinateurs auraient calculé aussi le temps d’attention, la capacité de concentration de la génération Millennials : c’est-à-dire de ceux qui sont nés avec la connexion permanente : il serait de 9 secondes soit seulement une seconde de plus que le poisson rouge. Et nombreux sont ceux qui passent d’une information à l’autre sur leur écran, Tweeter, You tube, Snapchat, Tinder, etc.5B. Patino, La civilisation du poisson rouge, Petit traité sur le marché de l’attention, Puf, Le Livre de Poche, 2020..
Pour l’enseignant, par ailleurs, être face à l’ordinateur des étudiants l’oblige, plus que jamais à devoir charmer son auditoire, afin que, selon le linguiste Alain Bentolila, la voix l’emporte sur l’écran6A. Bentolila, « Faut-il bannir l’ordinateur des amphis ? », La Croix.fr, 3 oct. 2018.. On ajoutera l’inconvénient du manque de retour car l’enseignant ne peut plus lire sur les visages puisqu’il ne voit plus les visages ! Sans compter, le manque de respect qu’entraîne la consultation de la messagerie, des réseaux sociaux, des achats en ligne…
La solution consiste-t-elle alors à projeter un power point, pour afficher le plan du cours, des modèles d’actes, des illustrations ? C’est en effet, un support comparable à celui auquel les étudiants sont habitués avec les écrans. L’expérience montre cependant, que lorsqu’un enseignant y a recours, les étudiants demandent souvent sa mise en ligne et si ce n’est pas fait, ils prennent en photo le power point et le stockent sur leur ordinateur. Le risque est alors que pour eux, le cours se réduise à ce support.

   B.   Les effets du confinement sur l’enseignement

En 2019, un questionnaire adressé aux collègues de la faculté de droit montrait une faible utilisation du numérique. Après plusieurs périodes de confinement, nous utilisons tous zoom ou teams. Il a donc fallu s’adapter mais si le recours au numérique a permis de maintenir un enseignement à distance, on met aisément en évidence les manques et les dommages pour l’enseignant, comme pour l’étudiant.
Pour l’enseignant, outre le fait que cette manière d’enseigner requiert un environnement de travail adapté, ou des compétences informatiques, encore peu acquises en France, le caractère figé de l’éducation à distance est préjudiciable, car il ne permettra pas d’interaction ou seulement très peu. Ainsi, l’étudiant qui assiste au cours de son domicile, ou pire encore, en décalage, ne bénéficiera donc jamais de toutes les possibilités offertes par un enseignement physique car la transmission se fait aussi par le corps ! Outre les risques déjà signalés en présentiel avec ordinateur dans l’amphi, il faut ajouter sur le distanciel le risque du leurre, avec des caméras non actives. Et bien sûr, le risque de désocialisation, car l’enseignement à distance passe sous silence un pan essentiel du parcours universitaire. L’université est aussi une école de vie, de sociabilité, et avec le distanciel, tout cela se perd. L’apprentissage passe en effet également par des activités extrascolaires et la sociabilité avec ses pairs. Imaginerait-on demain une université sans associations étudiantes ?
Enfin, quid de l’attachement au Professeur, quand il est en visio ? L’enseignement n’est pas seulement du savoir, mais aussi de l’empathie. Dans un amphi, la relation enseignant/enseignés peut être forte émotionnellement.
Qui n’a pas eu une admiration et un attachement à un Maître, le conduisant à s’intéresser particulièrement à la matière enseignée par cette personne. On est là dans le domaine psychologique, voire psychiatrique avec un possible phénomène de transfert qui semble nettement plus difficile à se produire en distanciel.
Cependant, pour une personne introvertie, le distanciel pourra être plus sécurisant. Ainsi, a-t-on pu constater pendant les confinements que des étudiants timides osaient poser des questions via le tchat, alors qu’ils ne se seraient sans doute pas manifestés oralement en amphi. Malgré tout, l’éducation suppose plutôt le côte à côte et le face à face de ceux qui enseignent et de ceux qui apprennent ; elle exige une relation subjective et incarnée de personne à personne, de l’enseignant à l’enseigné et entre les étudiants eux-mêmes.
Certes, la pandémie vécue en 2020 et 2021, qui a conduit à l’interruption des cours en présentiel et à la mise en place d’enseignement à distance, est censée ne représenter qu’une parenthèse, un moindre mal dans des périodes troublées. Toutefois, le risque existe réellement que le recours au numérique soit perçu pour l’avenir comme une solution à toutes les difficultés économiques et matérielles des universités et de ce fait, maintenu, alors que le retour en présentiel est possible. Cette tendance existe et pas seulement à l’Université car on constate aujourd’hui une orientation vers l’apprentissage par le numérique dès les plus jeunes classes7En ce sens, V. M. Desmurget, La fabrique du crétin digital, Les dangers des écrans pour nos enfants, Seuil, Sept.2019, p. 23.3 qui se demande s’il est souhaitable et efficient de confier à la médiation numérique pour partie ou entièrement, les savoirs non digitaux. Ce que l’auteur conteste, ce sont les fondements théoriques et soubassements expérimentaux des politiques effrénées de numérisation du système scolaire de la maternelle à la faculté.. Or, la pédagogie n’a pas à s’adapter à l’outil numérique mais c’est l’inverse qui devrait être recherché.
Quant au mythe de l’élève autonome dans son apprentissage, il ne résiste pas très longtemps car on cherche rarement sur Google des choses dont on ignore l’existence !

Malgré ces constats inquiétants, ne peut-on pas optimiser notre enseignement magistral en vivant avec notre temps, c’est-à-dire en recourant aux nouvelles technologies ? Le passage au distanciel, que la crise sanitaire a occasionné (ou accéléré ?) pourrait alors entériner la mise en place d’un nouveau modèle pour l’université8En ce sens, pour le déplorer, Ph. Forest, op. cit..

II. Focus sur de nouvelles manières d’enseigner

Si l’on s’en tient à l’abondance des savoirs, sachant qu’à tout moment un étudiant peut aller chercher sur internet des informations, l’enseignant ne fera pas le poids mais il conservera son rôle lorsqu’il intégrera à son cours quelque chose de l’ordre de la démonstration, de la rhétorique, du récit. Alors peut-on concevoir une pédagogie plus interactive qui ait recours à internet et à l’ordinateur ? Un bon usage, en quelque sorte, des évolutions technologiques ?
Depuis quelques années, des Universités valorisent ainsi les innovations pédagogiques, et parmi elles, le principe de la classe inversée, là où d’autres tentent de lutter contre la généralisation de l’ordinateur.

   A.   Les innovations pédagogiques

À l’Université d’Aix Marseille, comme à l’Université Rey Juan Carlos de Madrid, depuis plusieurs années, ont été développées des actions dans le domaine de l’innovation pédagogique, à travers des activités numériques au service de la pédagogie via des centres pour l’innovation dans l’éducation numérique.
Il s’agit de services universitaires, dédiés au soutien de l’enseignement et de la recherche, visant à l’innovation dans le e-Learning et à la fourniture de services technico-pédagogiques cherchant à répondre aux besoins de l’enseignement et de la formation en technologie éducative. Est utilisée une plate-forme d’apprentissage, « Virtual Classroom », développée grâce à la technologie Moodle.
À Madrid, depuis plusieurs années académiques quatre « Itinéraires de Formation » ont été prévus, spécialement dédiés à la formation à l’utilisation de base et avancée de la plateforme, à la génération de contenus et à la mise en œuvre de nouvelles méthodologies pédagogiques en classe. L’Université Rey Juan Carlos organise également, depuis plusieurs années une Conférence sur l’innovation pédagogique, qui comprend à son tour les prix des professeurs innovants. Dérivée de ces récompenses, la « Banque des bonnes pratiques pédagogiques » a vu le jour, à travers laquelle les enseignants se voient offrir l’opportunité de découvrir de nouvelles formules et expériences en classe, réalisées par d’autres collègues, et qui peuvent servir d’exemple pour les appliquer dans leur enseignement habituel.

À Aix-Marseille, avec le CIPE, Centre d’innovation pédagogique et d’évaluation, les enseignants peuvent faire évoluer leurs pédagogie grâce à des vidéos présentant les aspects techniques de ces nouveaux outils, par exemple comment paramétrer des tests sous Moodle, ou apprendre, à distance, avec power pont à l’appui, à faire une classe inversée.

   B.   La classe inversée

Partant du constat que bien souvent, une fois le cours terminé, les étudiants quittent l’amphithéâtre pour aller apprendre seuls et faire seuls leurs exercices de travaux dirigés, on peut en déduire que c’est, notamment là, que risque d’exploser l’injustice sociale entre ceux qui peuvent faire aider et les autres.
Pour lutter contre cela, un concept est né récemment, inspiré par les anglo- saxons. La classe inversée, ou comme disent les Anglais « Lecture at home and homework in class ». Le principe est simple : il s’agit de mettre des ressources à disposition des étudiants. Cela peut aller du livre de cours aux vidéos en ligne, baptisées « capsules », à regarder sur internet : les étudiants vont travailler ces ressources chez eux, puis venir en cours avec des questions sur ce qu’ils ont vu. Ce qui était auparavant fait à la maison est désormais fait en classe, d’où l’idée de classe inversée. L’avantage est que chacun travaille à son rythme. Une fois de retour en cours, l’enseignant et les étudiants doivent pouvoir rentrer plus facilement dans des applications concrètes.
Cette méthode, qui est très utilisée à Québec, à l’Université Laval comme à Montréal à l’Université Sherbrooke, fait également partie des formations proposées par le CIPE à Aix-Marseille Université : l’enseignant est invité à mettre des « ressources pour apprendre » à disposition des étudiants (cours en pdf, liens extérieurs, ressources complémentaires) ainsi que des « activités pour s’entraîner » (énoncé + corrections en pdf), des activités WIMS9WWW Interactive Multipurpose Server, https ://wims.univ-mrs.fr : il s’agit d’un serveur éducatif et d’une plateforme d’apprentissage en ligne qui couvre des apprentissages de l’école primaire jusqu’à l’Université dans de nombreuses disciplines. Elle permet à chacun de construire des exercices et d’ouvrir une classe virtuelle. des « tests formatifs »10Le test formatif consiste en une succession linéaire de questions notées ; tous les étudiants ont le même test ; le nombre de tentatives est illimité. Le test permet une autoévaluation, via la note finale. pour s’évaluer (en accès illimité avec questions aléatoires de complexité différentes). Le CIPE propose également des formations pour apprendre à évaluer ses étudiants avec un test, comme à réaliser des vidéos pédagogiques.
Tout ceci est assez séduisant au premier regard mais outre le fait que cela demande un investissement en temps non négligeable par comparaison avec la préparation d’un cours magistral, le danger est de croire qu’il suffirait à un étudiant de regarder des cours en ligne pour apprendre. Mettre des ressources à disposition est une bonne chose, mais l’interaction risque d’être un leurre face à un grand nombre d’étudiants. Ainsi, si elle est utilisée à la faculté de droit de l’Université Laval à Québec, et à l’Université Sherbrooke à Montréal, c’est avec des groupes de 50 à 90 étudiants, ce qui est bien éloigné des amphithéâtres de 400 à 500 étudiants en première année de droit à la faculté d’Aix Marseille. La classe inversée semble alors peu adaptée à l’enseignement de masse en amphi.

   C.   L’interdiction de l’ordinateur

A l’opposé du tout numérique, ne faudrait-il pas, après l’interdiction du téléphone portable à l’école, suggérer celle de l’ordinateur portable à la faculté ? Provocatrice, la question n’en est pas moins d’actualité dans certains établissements.
Ainsi, à l’Institut Catholique de Toulouse, depuis 2016, il est demandé aux étudiants de première année de droit, hormis ceux qui présentent un handicap, de venir en cours sans ordinateur et d’éteindre leur téléphone portable11Interview de Marie-Christine Monnoyer, doyen de la faculté de droit de l’Institut catholique de Toulouse, in La Croix.fr, 3 oct.2018, « Faut-il bannir l’ordinateur des amphis ? ».. Une réponse au manque de concentration, observé en début de cursus. De même, à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES), à La Roche-sur-Yon (Vendée), la question a fait l’objet de longs débats. Jusqu’en 2017, la règle proscrivait l’usage de ces appareils pendant les cours, sauf si l’enseignant, pour des raisons pédagogiques, souhaitait l’autoriser. Depuis, la logique s’est inversée : libre à l’étudiant d’utiliser son ordinateur, à moins que les professeurs – c’est le cas de quatre sur dix – ne l’interdisent12La Croix.fr, 3 oct.2018, préc..
Mais là encore, ces solutions ne semblent applicables qu’à de petits effectifs.

III. L’apport des neurosciences

Il faut d’abord expliquer en quoi les neurosciences pouvaient être intégrées à cette recherche avant d’exposer les conclusions des spécialistes face à la révolution numérique.

   A.   Pourquoi les neurosciences ?

Très utilisée en médecine, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est employée depuis une vingtaine d’années, pour analyser le fonctionnement du cerveau dans les processus d’apprentissage. Prenant en compte les résultats obtenus, les pouvoirs publics ont installé en 2018, un Conseil scientifique de l’Éducation Nationale ayant pour président Stanislas Dehaene, Professeur au collège de France et spécialiste de psychologie cognitive expérimentale. Et c’est en se basant sur les résultats de tels IRM que les enseignants peuvent faire évoluer leurs pratiques. Pour cela, le GRENE (Groupe de recherche en neurosciences et éducation), qui associe des neurobiologistes, des psychologues ou encore des spécialistes des sciences de l’éducation, a noué des partenariats avec une cinquantaine d’établissements, publics comme privés, pour des formations longues et des expérimentations autour des neurosciences. Les neurosciences ont fait évoluer le regard sur l’enfant. Désormais, les chercheurs ont pleinement conscience de l’influence des émotions, du stress, de la motivation dans le processus d’apprentissage, qui requiert de la bienveillance13La Croix.fr, 3 oct.2018, préc..
Depuis cette prise de conscience, les élèves sont autorisés à boire de l’eau en classe car un cerveau bien hydraté fonctionne mieux. Certains professeurs interrompent leurs cours pour des exercices d’étirement. Les évaluations surprises ont disparu.
À Longué, en Maine-et-Loire, au collège Saint-Joseph, quatre classes ont travaillé avec le GRENE, sur l’« inhibition cognitive », qui consiste à combattre ses automatismes pour éviter les erreurs. Si on demande aux élèves d’ôter 10 % de 110, beaucoup répondent instinctivement 100. Et il faut les amener à reconsidérer leur réponse, en analysant pourquoi ils se sont trompés. Autre innovation : en 6e, tous les élèves suivent un cours de neurosciences, intitulé NRS, pour « nouveau regard sur soi ». Les besoins du cerveau (sommeil, alimentation) sont abordés ainsi que sa plasticité14La Croix 11 janvier 2018 « Quand les neurosciences transforment la classe » Denis Peiron, le 11/01/2018.. Et comme l’explique longuement le Professeur Dehaene, l’erreur fait également partie intégrante du processus d’apprentissage15S. Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, 2018, p. 267 à 285..
Par ailleurs, il est confirmé que les processus attentionnels nécessaires à des apprentissages complexes sont fortement modulés par des caractéristiques physiques (bruit, présentation des documents, etc.) mais aussi des interactions sociales (en ce sens, le très fort taux d’abandons des MOOC). Les travaux récents en neurologie conduisent à retenir deux éléments : la plasticité neuronale et la spécialisation hémisphérique. À tout âge et en fonction des stimulations le cerveau est susceptible de créer de nouvelles connexions voire de nouveaux neurones. Par ailleurs le cerveau droit et le cerveau gauche n’ont pas le même type de connexions, ces dernières étant spécialisées en fonction des activités. Par exemple le gauche consacré au langage est câblé différemment du droit consacré à la perception de l’espace.
Partant de ces constats, les activités de lecture et d’écoute et les activités liées notamment aux écrans ont donc des conséquences différentes. Mais le plus préoccupant est que par exemple une faible activité en lecture pourrait conduire à une « déprogrammation » rendant cette activité de plus en plus difficile.

Alors, appliquées à l’enseignement universitaire, que nous disent les spécialistes de ces disciplines?

   B.   Les conséquences actuelles en neuro cognition sur les comportements cognitifs des étudiants

1. Sur la perte des notes manuscrites

La prise de notes manuscrites suppose l’écoute d’un cours et son assimilation par sa conversion en une synthèse qui est propre à chaque auditeur, ce que ne permet que rarement l’usage de l’ordinateur car la tentation est de retranscrire in extenso ce qui est entendu, sans discernement.
Selon le Professeur Desmurget16M. Desmurget est docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’INSERM., tout dérivatif numérique se traduit par une baisse significative du niveau de compréhension et de mémorisation. Il est en effet maintenant établi que l’attention n’est pas la même selon qu’on prend des notes sur son clavier ou à la main. Dans le premier cas, on est davantage dans une démarche mécanique – on consigne indistinctement tout ce que dit l’enseignant – que dans une réflexion qui conduit à ne retenir que ce qui sera indispensable à la mémorisation, Parce que, généralement plus lente, la prise de notes manuelle ne permet pas une transcription exhaustive, elle oblige d’emblée à distinguer ce qui est essentiel et aide ainsi à faire siens les savoirs17M. Desmurget, op. cit., p. 240..
Une étude publiée en 2016 dans la revue Psychological Science par des universitaires américains a fait apparaître que les étudiants restituaient de manière similaire des connaissances portant sur des faits simples, quelle que soit leur façon de prendre des notes. En revanche, ceux utilisant un ordinateur présentaient des résultats inférieurs quand on leur posait des questions plus complexes du type : « En quoi le Japon et la Suède diffèrent-ils dans leur approche des inégalités au sein de la société ? » Pire : ceux qui avaient noté le plus de mots pendant le cours sont ceux qui réussissaient le moins bien18La Croix.fr, 3 oct.2018, « Faut-il bannir l’ordinateur des amphis ? »..
La prise de notes manuelle pendant les cours est donc plus pertinente que celle effectuée sur clavier, et elle facilite le travail de synthèse et de compréhension. Et de ce fait, si les modalités d’apprentissage changent au profit de l’écriture sur clavier, l’impact pourrait être très important sur les processus qui se mettent en place au niveau cérébral. Le risque à terme étant la disparition de la mémoire sensori-motrice19En ce sens, J.-L. Velay, chargé de recherche au CNRS et à l’Institut des neurosciences psychologiques et cognitives, AMU, https://www.lejdd.fr, 5 avr.2015.. Du point de vue neuro scientifique, il n’existe donc aucun intérêt à délaisser le stylo20E. Gentaz, La main, le cerveau et le toucher, éditions Dunod, 2009 ; J.-L. Velay et M. Longcamp, « Clavier ou stylo : comment écrire ? », Rev. Cerveau et psycho, 2005, n° 11.. Le traitement actif de l’information ainsi que le geste d’écriture facilitent la mémorisation. De plus, lors de la prise de notes manuelle, on peut ajouter un schéma ou un dessin explicatif. On mobilise alors aussi la mémoire visuelle, qui est un mode de mémorisation non négligeable21M. Desmurget, op. cit., p. 250..

2. Sur le distanciel

Toujours, selon le professeur Desmurget, le recours à l’enseignement à distance conduit d’abord à des interactions humaines mutilées22M. Desmurget, op. cit., p. 258. Le phénomène s’appel « déficit video ».. Notre cerveau répond, en effet, avec beaucoup plus d‘acuité à la présence réelle d’un humain qu’à l’image indirecte de cet humain sur une vidéo23V. l’étude de P. F Ferrari et al., « Mirror neurons responding to the observation of ingestive and communicative mouth Iactions in the monkey ventral premortor cortex », Eur.J. Neurosci, 17, 2003.. Ainsi, la puissance pédagogique d’un être de chair et d’os surpasse irrévocablement celle de la machine. Mais surtout, c’est l’attention qui est bien « saccagée » à distance24M. Desmurger, op. cit., p. 279.. L’auteur raisonne surtout les écrans de jeux vidéos  mais on peut transposer25Si le temps total d’écrans (télé, console, supports mobiles) est supérieur à 2 heures quotidiennes, il y a 6 fois plus de risque de présenter des troubles de l’attention que si on n’y passe que 30 minutes Notre capacité d’attention serait aujourd’hui inférieure à celle d’un poisson rouge. En ce sens, une étude de Microsoft Canada (D. Stephens, « Microsoft Canada, attention spams : Consumer Insights », 2015 ».. La lecture d’un livre, la rédaction d’un document de synthèse ou la résolution d’un cas pratique requièrent une attention « focalisée », intrinsèquement maintenue et peu perméable aux agitations environnantes et pensées parasites :

« Les mutations cognitives induites par la généralisation des technologies numériques ont, en quelques années, produit d’impressionnants effets. La fréquentation quasi exclusive des écrans, ou de plus en plus, l’image prend la place de l’écrit a privé les nouvelles générations de l’indispensable faculté d’attention qu’exige la lecture d’un texte ou l’écoute d’un propos excédant le format très limité qui constitue la norme sur Internet » 26Ph. Forest, op. cit. p 36..

Dès lors, il faut militer pour le maintien de l’enseignement en « présentiel » et ne se résoudre au « distanciel » qu’en dernier ressort, lorsque la présence dans les amphithéâtres est impossible.

On le disait en introduction, le cours magistral n’a plus bonne presse, à l’heure où le développement des techniques de stockage et de communication du savoir semble ouvrir le champ à de nouvelles méthodes d’enseignement 27A. Bruter, art.préc..
Mais ces nouvelles méthodes et ces nouveaux outils, volontairement utilisés ou subis, présentent de nombreux dangers et de ce fait, l’équilibre entre modernité et transmission adaptée du savoir semble difficile à trouver. Tous les efforts faits pour inventer une pédagogie plus appropriée au public auquel on la destine, outre qu’ils légitiment ainsi le système qu’ils combattent et renforcent le problème auquel ils prétendent remédier, pourraient alors être voués à l’échec.

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