Nouveaux regards sur le syllogisme
Alain PAPAUX
Professeur à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique de l’Université de Lausanne, Professeur invité à Aix Marseille Université, Laboratoire de théorie du droit, Aix
Abstract
In continental law, the syllogism is often regarded by positivism as the heart of the legal reasoning, following the deduction or the inference top-down model. The existence of disagreement on the “adequate” category in particular, proves that this position is wrong from the legal point of view and from the semiotic perspective. The “common term” is the product of a choice ; its discovery is therefore outside of formal logic. There is always a rather dogmatic assertion, therefore unscientific. Metis – trick (in a positive sense), skill or caution – then outweighs Logos in jurisdictio, as evidenced by the model of “beyond reasonable doubt”.
« son objectif est d’appliquer la loi à un problème posé par la réalité sociale, non de montrer le pouvoir signifiant du texte ». 1D. Maingueneau, « L’interprétation des textes littéraires et des textes juridiques » in Interprétation et droit, Bruylant, Bruxelles, 1995, p. 61 s. (p. 67) (à propos de l’interprétation)
INTRODUCTION : RENVERSER LE SYLLOGISME. OU COMMENT IL NE FONCTIONNE PAS
Le titre « Nouveau regard sur le syllogisme. Le point de vue du désaccord » annonce, dès l’abord, la structure même, problématique, du thème du désaccord rapporté à la forme du syllogisme si prisé des positivistes : l’oxymore point ici. Comment conjoindre, en effet, le syllogisme, aux vertus de nécessité et d’objectivité2Il ne sera question ici que du syllogisme tel qu’enseigné dans les Facultés de droit : la forme générale d’un raisonnement voulu déductif, certain, sans guère considération pour l’extraordinaire richesse de cet instrument et les difficultés logiques afférentes : seize modes et quatre figures différents, soient soixante-quatre syllogismes catégoriques dont dix-neuf valides. Où l’on voit déjà que les juristes sollicitent par trop la logique formelle, la « déduction » singulièrement, et le désaccord, par nature leur échappant ? Quel désaccord pourrait-il sourdre face à une nécessité de logique formelle ?
Mais pourquoi le syllogisme devrait-il officier comme référentiel à partir duquel le désaccord est mesuré et possiblement vidé ?
Le désaccord ne pourrait-il pas opérer, à son tour, comme clé d’interprétation, voire d’intellection, du syllogisme ?
La proposition paraît renversante, en tous les sens du terme. Elle a pourtant pour elle la plus vénérable autorité en matière de syllogisme, son grand théoricien : Aristote. Un profond et insurmontable désaccord règne dans les entrailles même du syllogisme, le « moyen terme », lequel relie la mineure à la majeure. Cheville du syllogisme, permettant l’enchaînement affirmé « nécessaire » des deux propositions, par sa présence en chacune, l’identification et l’origine du moyen terme n’en demeurent pas moins mystérieuses, impénétrables. Aucun algorithme n’en permet la découverte, laquelle échappe donc au logos, à la raison, sans être pour autant œuvre de déraison ou pis de non-raison mais d’infra-logos plutôt.
Pour s’en tenir à un exemple fruste, « la dignité humaine doit être respectée et protégée »3Pour reprendre la formule de l’art. 7 de la Constitution de la Confédération helvétique. La majeure de ce syllogisme est en vérité déjà plus compliquée ; il conviendrait notamment d’ajouter en amont de la formule au texte « Toute activité qui contrevient à la dignité humaine doit être interdite puisque art. 7 »..
Or, lancer un nain contrevient à la dignité humaine.
Donc cette activité doit être interdite.
On peut ne pas être d’accord avec le moyen terme, à savoir le contenu de « dignité humaine » : qu’elle comprendrait en elle-même, intrinsèquement, la réprobation du lancer de nain. Le canonball man du cirque Barnum est réduit de-puis des décennies au rôle de simple moyen, en l’occurrence de boulet, sans que l’on ait « constaté » – « é-valué » en vérité – que pareille activité contrevenait à la dignité de l’homme ; joue implicitement une nouvelle distinction, entre homme et nain. Rien ne contraint indubitablement à considérer le lancer de nain comme une activité indigne ; il y a là le résultat d’un choix, lequel, par définition, aurait pu être autre qu’il n’a été arrêté par une cour suprême, la nature dernière de la cour dans la hiérarchie institutionnelle judiciaire permettant précisément de rendre le choix définitif, transformant la simple cause plaidée en chose fixée dans l’ontologie du droit, placée désormais, momentanément certes, hors discussion.
Et quand bien même l’inclination éthique nous conduirait à en juger selon la maxime d’universalisation de Kant, il n’apparaît d’aucune évidence que le nain fut traité exclusivement en tant que moyen mais toujours déjà un peu comme fin, à tout le moins en avait-il le sentiment en ce que cette activité lui permettait d’atteindre à la dignité du salarié.
En d’autres termes, l’invention du moyen terme ne relève pas du logos, de quelque démarche mécanique, mais plutôt de l’eustochia, ce coup d’œil heuristique, dont Aristote est le modèle selon Détienne et Vernant, et par là un continuateur de la mètis :
« la “justesse de coup d’œil”, l’eustochia, atteint au même résultat [que la mètis] : elle permet de deviner une similitude entre des choses à première vue profondément différentes. C’est une opération intellectuelle qui se situe à mi-chemin entre le raisonnement par analogie et l’habileté à déchiffrer les signes qui relient le visible à l’invisible »4M. Détienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs, Champs Essai 2009 (1974), p. 302..
La justesse de coup d’œil s’avère d’autant plus difficile que l’évaluation, soit la donation d’une certaine valeur, du moyen terme est controversée, prise dans un dilemme par exemple, dont chacune des branches de l’alternative s’éprouve par définition de même force de conviction. La réalité devrait-elle rejoindre la fiction ? Dans la parabole Les animaux dénaturés de Vercors, le héros ne recourt-il pas à un tribunal pour faire trancher – tel le sage mais surtout rusé Salomon5Sur la ruse ou mètis au principe du jugement de Salomon, bien plus que le logos, voir notamment A. Papaux, « Aux sources du droit : l’autorité et la ruse » in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Bruxelles, 2013.70, p. 207-224. Voir encore infra. –, le decisere de la décision de justice, le statut (non pas la nature en soi) juridique des Tropi, peuplade reculée dont nul ne sait (de raison, logos) s’ils sont hommes ou bêtes.
La référence à la justesse du coup d’œil (eustochia), dans le souvenir que justesse et justice ont même origine étymologique, permet de circonscrire, d’entrée de cause, le contexte cognitif pertinent pour conduire une discussion relative au syllogisme et à sa puissance de conviction ou, si l’on préfère, sa valeur inférentielle.
Le dernier membre de la phrase citée renvoie quasi explicitement à la logique indiciaire, démarche établissant des rapports entre des entités, notamment des causes et des effets, à partir d’indices, soit à partir de signes, nous plongeant sans filet au sein de la triade diabolique « signifiant/signifié (concept)/ référence (chose) ». Malgré des effort plurimillénaires, nous ne sommes toujours pas parvenus à identifier l’origine du sens ni à maîtriser le déploiement de la signification au sein de ce creuset ternaire. Connexe à la logique indiciaire, la première phrase de la citation semble pointer vers la notion d’abduction, le ressort logique de toute démarche indiciaire, suivant la définition que lui donne Eco dans la ligne des travaux de C.S. Peirce : l’action cognitive de rapporter de l’inconnu à du connu, une manière de raisonnement par analogie6U. Eco, De Superman au Surhomme, Grasset, Paris, 1993, p. 182..
Thouard offre une synthèse remarquablement didactique de l’abduction comme démarche permettant de découvrir, voire d’inventer, le moyen terme cœur du syllogisme, avec toute sa part d’incertitude scientifique, de finitude cognitive, d’humilité gnoséologique : « Pour Peirce, alors que l’induction est le “test expérimental d’une théorie », l’abduction “consiste à étudier les faits et à concevoir une théorie pour les expliquer” ». Lors
« l’abduction est-elle “une inférence logique qui asserte sa conclusion de façon seulement problématique ou conjecturale […] mais qui a néanmoins une forme logique très définie”, à savoir : Le fait surprenant C est observé ; Mais si A était vrai, C irait de soi. Partant, il y a des raisons de soupçonner que A est vrai »7D. Thouard, « Indice et herméneutique : cynégétique, caractéristique, allégories », in D. Thouard (éd.), L’interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 79, pour les trois citations..
En écho à la modestie cognitive de l’abduction, il siérait de substituer au mot « vrai » le « vraisemblable » (il y a « des raisons de »), qui nous prémunit contre tout autoritarisme de la Raison en sa logique déductive. Le « irait de soi » exprime l’idée maîtresse que la cognition se prend dans l’épaisseur du temps, au rebours de la logique formelle (notamment du syllogisme) au son de laquelle la vérité est hors du temps, éternelle puisque formelle ; ici, modestement, le savoir est affaire de temps, littéralement d’ « apprivoisement »8L’apprivoisement constitue précisément l’une des dimensions de la mètis, voire Détienne et Vernant, op. cit., p. 186..
Eco se réfère également à l’apprivoisement en synonyme général d’abduction, cette dernière remontant selon lui à Aristote, moins de manière explicite qu’en acte dans sa démarche scientifique, esquissant de la sorte une communauté conceptuelle entre mètis et abduction. Leur champ de pertinence ne ressortit pas de quelque logique contraignante absolument – selon la déduction – mais de la logique indiciaire, toute pénétrée d’interprétation donc de choix et d’essais/erreurs, champ de conjectures que l’on peut rendre dans les termes de l’art divinatoire : l’oracle des divinités océanes (Mètis) « envisage le futur sous son aspect aléatoire », par contraste avec l’oracle des divinités terriennes (Thémis) annonçant l’avenir certain, « le futur comme s’il existait déjà », ce que la déduction (Logos) assure pleinement par un déploiement top-down linéaire et mécanique suivant l’ordre d’une nécessité de logique formelle, à l’abri de tout choix ou jugement de valeur ; nécessité que les hommes, regardant aux dieux, dénomment « destin »9Pour ces citations, L. Brisson, Encyclopédie philosophique universelle, PUF, Paris, 1990, entrée Mètis.. Ainsi, pour rigoriste, objectif, neutre que se donne le syllogisme dans ses apparences, il cache en son cœur de la culture, du relatif, des choix, et principiellement du conjectural.
Alors, au questionnement sur les apports de la méthodologie juridique, en l’occurrence syllogistique, à la philosophie politique, nous répondrons la découverte que les nœuds intellectuels y sont moins de raison, de rationalité stricte ou logos que de prudence voire de sagesse, d’habileté, de ruse, en bref de mètis. Le droit l’enseigne à la philosophie politique à la manière d’un « rasoir d’Occam », élaguant les utopies rationalistes notamment, pour autant que l’on regarde le droit dans ses opérations effectives et non dans la Présentation ou représentation que les juristes positivistes en donnent, excessivement rationalisante pour le coup, à mille lieues de sa pratique.
Les apports de la méthodologie juridique concernant les modes de résolution des conflits sociaux considérés dans une perspective générale de philosophie politique, peuvent se décliner selon trois axes.
En montrant que le raisonnement juridique ne procède aucunement du syllogisme, lequel ne saurait donc servir de modèle dans les problématiques reposant sur des choix sociaux ou politiques, en bref axiologiques.
En montrant que la pratique judiciaire est toute structurée autour des questions de ruse, de conviction, d’expérience (et donc d’analogie avec des précédents) et de prudence, et d’insertion : le droit n’instaure pas les « réalités juridiques » sans les insérer au préalable dans de l’institutionnel, ce que montre en creux le « performatif » dont le ressort n’est pas le fait d’avoir été dit, comme par quelque force magique que contiendrait le mot ou l’expression usitée, mais de conférer force instituante à une parole, justement parce qu’elle procède d’une institution et des rites qui l’exercent. En bref, la pratique judiciaire ne le doit que peu à la stricte raison, à l’objectivité, à la logique du tiers-exclu.
Enfin, en montrant que la pratique du droit, spécialement la pragmatique juridique, peut opérer comme modèle du retournement possible des soi-disant limitations à la liberté absolue (ou « autonomie ») en conditions de possibilité d’une liberté impliquée – ni autonomie ni hétéronomie – sous les espèces de la médiation positive du dogme, de l’insertion dans le « déjà-là », de l’autorité-auctoritas.
Aussi, à la question « l’argumentation juridique a-t-elle les ressources pour traiter le désaccord dans la société ? », convient-il de répondre par l’affirmative pour autant que l’on cesse de prendre les apparences du droit, dont nous entre-tient notamment le positivisme juridique, pour sa démarche effective, sa pratique.
I. Problématisation : les « pré-texte » et « con-texte » du syllogisme juridique dans la perspective du désaccord
Ricoeur, en déclarant « que la paix est à la philosophie du droit ce que la guerre est à la philosophie politique »10P. Ricoeur, Le Juste, Éditions Esprit, Paris, 1995, p. 10-11., livre la matrice herméneutique de nos développements. Le droit, ou la philosophie du droit, si bellement chargé de la mission de paix, peut-il de quelque manière servir de modèle pour la résolution de désaccords sociétaux ?
Sans doute faudrait-il, en premier lieu, se départir de la compréhension du droit comme une simple technique, la technique des droits subjectifs singulièrement, ne rencontrant que des intérêts individuels ; et reconnaître qu’il sert, en son intimité même, un ordre social, selon une finalité longue, au moins aussi importante que la finalité courte en quoi consiste le règlement du désaccord entre ces parties-ci. Le droit est toujours déjà une œuvre collective, que la sagesse romaine résumait dans l’intimité d’ubi societas ibi ius, que la sagesse contemporaine, portée par le philosophe français notamment, élucidait à la faveur de l’acte de juger :
« la finalité courte de cet acte est de trancher un conflit – c’est-à-dire mettre fin à l’incertitude –, sa finalité longue est de contribuer à la paix sociale, c’est-à-dire finalement à la consolidation de la société comme entreprise de coopération, à la faveur d’épreuves d’acceptabilité qui excèdent l’enceinte du tribunal et mettent en jeu l’auditoire universel si souvent évoqué par Ch. Perelman »11P. Ricoeur, Le Juste, Éditions Espit, Paris, 1995, p. 10..
L’« auditoire universel » est constitué par l’humanité toute entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux »12Ch. Perelman et L. Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, 5e édition, Bruxelles, 1998, p. 39..
Rapportant le syllogisme à la double entreprise que Ricoeur reconnaît au droit, il conviendra, dans un premier temps d’exposer, brièvement, ces choses trop connues pour être décemment rappelées, à savoir que le syllogisme ne porte ni n’emporte la décision de justice. Il se contente de mettre en formes un résultat obtenu par d’autres voies, que celles de la logique formelle (II. Grandeurs et misères du syllogisme). Nous montrerons ensuite, après avoir substitué au syllogisme ainsi qu’à la subsomption la logique de l’analogie (plus précisé-ment l’abduction) et la ruse ou mètis (découverte au cœur du logos), et à la logique du tiers-exclu celle du beyond reasonable doubt, quelques ressorts du déroule-ment effectif du raisonnement judiciaire (III. Éléments de pragmatique judiciaire) dans lequel le syllogisme, précisément, n’apparaît pas.
Le laïc, souvent le juriste à son tour, a coutume d’entendre le droit dans une consubstantialité avec le désaccord, sous la forme agonistique du procès. Métonymique mais point erronée, pareille conception, transposée à la médecine, conduirait à s’attacher à la santé en ne la regardant qu’à travers la maladie, grave voire incurable qui plus est. Biais cognitif, qu’il conviendrait pour peu de redresser, il n’en traduit pas moins une certaine réalité du droit et dans la fréquence et dans la constance, partie extrêmement dynamique en laquelle apparaît, dans un relief remarquable et partant observable, l’élaboration de l’ontologie juridique.
Le droit international privé, par la considération de l’extranéité ou « étrangeté juridique », non seulement indique quelque désaccord possible voire probable, surtout met exemplairement en exergue cette ontologie propre nationale, élaborée et située, non pas donnée et scellée, à la faveur des conflits de qualifications et des conflits de catégories : des pays ne connaissent pas le mariage homosexuel ou la répudiation ou le trust ou le système des réserves successorales, etc. Autant de figures dont la réception dans la lex fori peut conduire au rejet in casu de l’institution étrangère telle qu’elle est exercée dans le cas, par intervention de la clause de l’ordre public, ou rendre la commensurabilité des institutions étrangère et nationale objet de forts désaccords.
Or, la théorie du droit encore dominante, le positivisme juridique, n’a jamais été capable de rendre raison de la souplesse des catégories internes face à l’extranéité, à l’exemple canonique d’une seconde épouse légitime more islamico venant à la succession ouverte en France ; pas plus que cette doctrine n’élucidait le procédé par lequel cette étrangeté juridique est apprivoisée par le for ; sauf à formuler quelque réponse « toute faite », creuse, désignant mais n’expliquant pas : subsomption, syllogisme judiciaire, performatif, catégorie adéquate – sans jamais mentionner à quoi elle devait l’être.
II. Grandeurs et misères du syllogisme
A. Grandeurs et misères du syllogisme du point de vue du droit… en vérité dans le droit
L’existence des conflits de qualifications et des conflits de catégories n’est pas innocente. Elle permet de bien situer le syllogisme dans le raisonne-ment juridique. En effet, la figure logique du syllogisme ne permet aucunement de surmonter ces conflits, plus généralement de découvrir ou d’arrêter la « catégorie adéquate »13Cette formule, toute classique qu’elle soit, n’en est pas moins gravement défaillante d’un point de vue logique puisqu’elle n’explicite pas ce par rapport à quoi la qualification retenue serait adéquate ; la notion d’ « ad-équation », en effet, est par nature relationnelle : adéquat « à » et non pas adéquat tout court.. Au reste, aucune autre figure logique ne le permet.
La place du syllogisme ne se trouve ni au principe, ni au départ du raisonnement juridique mais, de l’aveu même des positivistes lucides, seulement dans l’application de la règle légale, après identification de la catégorie, en d’autres ter-mes quand toutes les difficultés intellectuelles majeures ont été aplanies : « Rechtsanwendung » (application du droit) et non « Rechtsfindung » (découverte du droit, identification de la catégorie)14P.-H. Steinauer, « Le Titre préliminaire du Code civil », in Traité de droit privé suisse, Helbing Lichtenhahn, 2009, p. 14.. Pareille affirmation est certes déjà moins idéaliste que la prétention à voir dans le syllogisme le moteur même du raisonnement juridique, alors que la solution a déjà été trouvée au moment où il opère ; elle n’en est pas moins avancée dans l’ignorance du point-aveugle du syllogisme qui en révèle toute la fragilité logique : d’où en tire-t-on le moyen terme, ressort de l’enchaînement, dont il faudra bien rendre raison de la découverte ?
Pour le grand malheur des esprits logicistes ou scientistes qui se plaisent à l’idée de science du droit (« Rechtswissenschaft »), l’identification ou « découverte » de la catégorie juridique « adéquate » occupe le cœur du raisonnement judiciaire, constitue le principal nœud du désaccord15Sauf à reporter le désaccord sur l’interprétation de la catégorie sur laquelle les protagonistes seraient par hypothèse d’accord ; la difficulté ne fait que reculer d’un rang et le syllogisme y est là encore d’aucune utilité.. La détermination de la catégorie adéquate, en vérité la qualification en vue d’une certaine solution juste16Le « à » du « adéquat à »., emprunte souvent la voie du débat sur les faits, la règle jura novit curia obligeant à y discuter le droit : ne pouvant que rarement plaider le droit, les avocats manipulent les faits en construisant des fabula ou histoires différentes sur la base des mêmes indices afin d’induire dans l’esprit des juges telle qualification plutôt que telle autre qui servira leurs desseins. Où l’on voit, au reste, que le fait comme tel n’intéresse pas le droit, seul le fait juridique s’avérant pertinent, par médiation d’un code de procédure en particulier.
Pour discret que soit le moyen terme, son rôle dans le syllogisme n’en est pas moins nodal et ses origines opaques. Rien de délicat, à première vue, dans l’enchaînement « il est de notoriété juridique que la dignité humaine doit être respectée et protégée »17Où l’on reconnaît la formule classique en terres occidentales de l’article consacrant la dignité humaine, ici dans la version de la Constitution de la Confédération helvétique (art. 7).. Or, lancer un nain contrevient à la dignité humaine. Donc, cette activité doit être interdite ». Aristote, pourtant, relevait déjà que toute la difficulté « logique » de l’enchaînement réside dans le moyen terme, articulant l’une à l’autre la majeure et la mineure du syllogisme ; ici « la dignité humaine ».
Il faut avoir résolu au préalable que la dignité protège l’humanitas en chacun et pas l’individu comme tel ; qu’alors le consentement personnel ne lave pas l’affront ; que le handicap constitue une dimension clé de la décision puisque le cirque Barnum ne rencontre pas de tels problèmes projetant pourtant des adultes « normaux » d’un côté à l’autre du chapiteau à partir d’un canon (canonball man). Il faut même avoir résolu que le nain est bien un être humain, position dont l’évidence le doit à nos temps et à nos lieux mais que l’histoire ne revêt point toujours d’une si parfaite assurance : juifs, tsiganes, chrétiens ou musulmans en certaines terres, noirs, arabes, indiens, Tutsis, Hutus, en d’autres : humains, ils ne le furent pas non plus. L’humanité une demeure un construit dont il conviendrait de réaffirmer avec force la nature dogmatique et la noblesse symbolique.
L’idée d’humanité montre de surcroît fort bien la superficialité d’une qualification du dogme comme expression d’un arbitraire : il y a de bonnes raisons d’y souscrire, pour l’humanité celle du maintien de la cohésion d’un groupe, soit l’idée même de politique (de polis, la cité en grec). Tout « bien vivre ensemble » requiert en effet des principes auto-fondés qu’il faut « poser », « arrêter », et « respecter » pour ériger et assurer la cohésion de l’ensemble comme tout. Longtemps les religions exercèrent ce magistère, leur laïcisation en modifia la forme mais point le ressort : mettre hors de portée c’est-à-dire hors discussion ce que « le groupe conçoit comme juridique, ce qu’il estime essentiel à sa cohérence et à sa reproduction », ouvrant de la sorte à la sphère juridique dont la finalité consiste en « le contrôle des actes et valeurs considérés comme essentiels par une société »18Pour les deux citations, N. Rouland, Anthropologie juridique, PUF, Paris, 1988, p. 136..
Où l’on retrouve le constat anthropologique qu’aux origines des cités œuvrent de concert le juridique et le religieux, activités dogmatiques s’il en est. Plus, semblable conjonction résonne encore dans les textes fondamentaux de nos démocraties. La Constitution de la Confédération helvétique débute par une position expressément adoptée dans la lumière d’une religion : « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! », seul point d’exclamation parmi les dizaines de milliers de tex-tes juridiques de la Confédération helvétique, état fédéral et états fédérés tout ensemble dans une conception et surtout une pratique parfaitement laïques de la chose publique ; « chose publique » ou « république », littéralement res publica.
La Déclaration d’indépendance des États-Unis reflète elle aussi ces fondements dogmatiques en la forme de
« “vérités évidentes” (“we hold these truths to be self-evident…”) c’est-à-dire sur des dogmes au sens étymologique du mot (ce qui est vrai et ce qui est montré et honoré comme tel). Nous sommes bien ici devant un énoncé de facture religieuse au sens historiquement premier du terme, c’est-à-dire un énoncé qui ne relève pas de la libre appréciation de chacun, mais qui s’impose absolument et intemporellement à tous. Le poncif indéfini-ment rabâché du retard du Droit sur les faits ignore cette temporalité propre au système juridique. Comme tout système dogmatique, le Droit ne se situe pas dans le continuum du temps chronologique, mais dans un temps séquentiel où la loi nouvelle vient tout à la fois réitérer un Discours fondateur et engendrer de nouvelles catégories cognitives »19A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005, p. 20-21..
Savoir si un embryon humain est une personne se pose en des termes analogues. La science s’avère évidemment incapable de résoudre cette question en ce qu’elle n’est pas scientifique mais dogmatique : il faut poser que l’embryon dès le « départ » – notion peu claire de surcroît – ou après une certaine durée est une personne au sens juridique du terme, position dogmatique ressortissant à l’ordre du juste et non à l’ordre du vrai. Le syllogisme ayant pour fonction d’expliciter la vérité, qui plus est formelle, d’une proposition ne saurait opérer ici.
Où l’on voit que son utilisation dans l’orbe du droit c’est-à-dire dans la sphère du juste ne peut être que métaphorique, embrassant un registre rhétorique non un régime de vérité comme le relevait déjà Aristote sous l’espèce de l’enthymème. Dérober un embryon constitue-t-il un vol de matériel biologique ou un enlèvement d’enfant ? La question de la nature juridique de l’embryon doit ainsi avoir été tranchée au préalable afin de pouvoir, ensuite, appliquer la norme de droit pénal.
Sur cette question, les réponses juridiques divergent tellement que le héros de Vercors, dans Les animaux dénaturés, s’en remet à un tribunal, dont la parole est dogmatiquement définitive, véritable deus ex machina soit hors raisons décisives, pour arrêter une position plutôt qu’une autre. L’assurance institutionnelle du moyen terme du syllogisme n’en est pas moins acquise via une ruse (mètis), effrayante au demeurant, reflétant l’impossibilité de trancher « rationnellement » (logos) la qualification : le héros donne sciemment la mort au fruit qui lui est venu de quelque rencontre charnelle avec une femelle Tropi, obligeant de la sorte les juges qui, saisis, ont le devoir de donner une réponse juridique même en l’absence de référence à toute règle légale, à arrêter le statut d’ontologie juridique de cette créature, indirectement, par la voie pénale ou proprement, pour la seule ontologie pénale.
On y reconnaît une démarche analogue à la ruse terrible mais efficace de mise à jour de la « vérité judiciaire » adoptée par Salomon dans son fameux jugement projetant une solution aussi absurde qu’inique pour faire émerger, indirectement, le juste. Le jugement de Salomon est emblématique en cela précisément que le juste et le vrai s’y superposent, situation d’exceptionnelle certitude, aucunement nécessaire à l’application du droit comme le prouvent les fictions, les présomptions, ou encore plus récemment le principe de précaution. L’on rejoint alors ce constat historique : le droit constitue la dernière instance « civile » (de polis) à pouvoir décréter et assurer des dogmes.
La figure du syllogisme s’avère d’aucun secours dans ce genre de cas, pas plus qu’elle ne permet de lever les conflits de catégorie ou de qualification. Et moins utile encore en présence de vrais dilemmes, lesquels se présentent com-me des chemins sans issue, des non-lieux, littéralement aporos en grec, aporie en français : le logos y est tétanisé, partagé entre deux branches d’une alternative, de même puissance rationnelle, de même valeur logique, tel l’âne de Buridan – au ressort présent déjà chez Aristote, féru de mètis – mourant de soif et de faim parce que les seaux d’eau et d’avoine se situent à égale distance de son museau. L’aporie constitue la figure paradigmatique de l’intervention de la mètis, campée par la métaphore classique du pilote de navire dont la sagacité, rationnelle sans être de logos, l’habileté à lire les signes – les indices, à la manière déjà rencontrée de l’eustochia –, lui permet de discriminer le ciel et la mer malgré leur confusion à chaque vague réitérée.
Cette même veine rationnelle mais non rationaliste, de mètis et non de logos, se trouve au cœur du droit, dans l’interdiction de l’arbitraire en lequel réside, en creux, son principe le plus fondamental. Défini classiquement le sentiment du juste ou de la justice tel qu’il existe à tel moment et dans tel lieu donnés, en quoi participerait-il du logos ? Est-ce sur ce sentiment que l’on échafaude la science juridique, poursuivie par la doctrine positiviste, alors que l’œuvre scientifique cherche au contraire à éliminer tout jugement de valeur, toute subjectivité ? La prétention du droit est d’autant moins scientifique, et le syllogisme d’autant plus enthymème, qu’il développe sa propre ontologie, laquelle ne peut donc comme telle poursuivre le vrai déjà assumé, dans nos sociétés contemporaines, par la science ; raison pour laquelle la vérité en droit n’est que judiciaire.
Dans la mesure où le droit dispose de sa propre ontologie, ainsi qu’exemplifiée ici, se dessine une question originale, à tout le moins guère problématisée : où placer le syllogisme ? L’embryon comme matériel biologique ne devient-il pas personne du simple franchissement d’un délai, alors que le processus vivant de division et de différenciation cellulaires est continu ? Il y a bien imposition au naturel, institution au social, d’un état juridique selon une économie propre au droit et valant en son orbe. Le trop célèbre syllogisme juridique se déploie-t-il au sein de l’ontologie générale, de l’ontologie juridique, comme pont entre ces deux ontologies ? Ce que Paul Ricoeur nomme « l’épreuve de la normativité » se vit dans les difficultés et hésitations afférant au passage entre les deux ontologies, la force instituante du droit montrant qu’il y en a au moins deux, sans quoi le droit n’aurait pas besoin d’instituer mais se contenterait de constater et de décrire.
L’ontologie juridique présente ceci de particulier, de surcroît, qu’elle est dominée par la contingence des réalités, l’ontologie portée par la science s’élaborant, elle, sur la nécessité des rapports. À suivre l’exergue de Maingueneau, la grande affaire de l’interprétation consiste précisément à passer d’une ontologie à l’autre, indiquant par là même que le « syllogisme » juridique ne saurait se caractériser simplement par un emboîtement de genre et d’espèces.
Il ressort de toutes ces considérations que le syllogisme n’opère pas, il présente voire « représente ». Il relève de la logique formelle, s’y déployant comme un test de cohérence : l’espèce l’est-elle bien du genre ? Et l’on voit encore moins en quoi il articulerait deux ontologies. Il n’assume par lui-même aucun jugement de valeur et donc aucun choix, lesquels s’introduisent dans le syllogisme tout déjà tranchés par la voie du moyen terme aux origines aussi extérieures qu’opaques.
Croire à la pertinence du syllogisme pour dire le droit (« juris-dictio ») suppose de considérer le juge pur exécutant, simple vecteur de la loi, sans pouvoir d’appréciation et pour tout dire sans pouvoir de jugement – la trop fameuse et erronée bouche de la loi –, seul le législateur arbitrant. D’un point de vue pragmatique, l’existence de procès disqualifie cette conception qu’un point de vue théorique condamne définitivement : l’accroissement jusqu’à l’omniprésence des open textures dans les formulations légales, comme l’absence de définitions de quasi tous les principes généraux du droit : bonne foi, équité, égalité de traitement, dignité humaine, abus de droit, analogie, etc.
Une considération des plus basiques aurait dû nous prévenir contre une lecture si naïve du rôle du juge, précisément dans l’univers textuel érigé par le droit moderne : le texte n’est pas la norme mais du simple signifiant, en l’occurrence de l’encre, du papier et des caractères latins, une pauvre matérialité ne portant en elle-même aucun sens.
S’occupant de la cohérence, une fois le nœud axiologique tranché, – c’est pourquoi on le dit relever de la logique formelle –, le syllogisme ne regarde pas au contenu mais à la forme, aux relations logiques entre les composants déjà rendus pertinents pour la solution juridique hors sa médiation, composants eux-mêmes de surcroît non univoques, aucun langage ne l’étant au demeurant. Aussi, dans son économie propre, le syllogisme se prétend-il sans lien avec la culture puisque reflétant simplement la nature des choses, leurs liens logiques. Qu’il soit, en revanche, utilisé pour justifier telle solution ou telle déduction enseigne sur la culture qui le met ainsi en œuvre, faisant accroire à la nécessité (puisque de logique formelle) alors que le choix y préside. Au premier rang de ces enseignements trouvera-t-on assurément l’affirmation du logos comme la seule instance rationnelle de l’intelligence humaine, renvoyant les « ruses de l’intelligence » (Détienne et Vernant) à la doxa, simple opinion, connaissance empirique, au mieux savoir prélogique, mais de raison, guère.
Or, l’opération la plus nodale du droit, à savoir la qualification, ne peut se conduire selon la déduction, si l’on préfère ne répond à aucune nécessité, mais appelle à l’habileté, la prudence, l’expérience, le savoir-faire, comme l’illustre Rigaux en termes de construction de la commensurabilité général/singulier, entre la catégorie légale et le cas en l’occurrence :
« la qualification qui, selon la tradition allemande, s’appelle Einordnung ou subsomption, Subsumtion, est une opération frisant la tautologie. Pour que le jugement énonçant la qualification résiste au vice logique d’incongruité, il faut qu’il établisse une exacte adéquation entre les concepts du sujet – la situation de vie – et ceux de prédicat – l’hypothèse de la règle pertinente. Si la première paraît souffrir de sa singularité, la seconde risque de pécher par excès de généralité. Pour que les deux ensembles conceptuels puissent se fondre dans le jugement de subsomption ou de qualification, il faut, comme lorsqu’on ajuste un vêtement ou une tapisserie, tirer tantôt d’un côté, tantôt de l’autre »20F. Rigaux, La loi des juges, Odile Jacob, 1997, p. 51..
Pareil travail d’« a-justement », redisant en une manière artisanale l’intimité étymologique de justesse et justice, désigne à l’œuvre bien davantage des habile-tés, des expériences sédimentées en prudence, soit de la mètis, que de la déduction, des emboîtements mécaniques et linéaires de genre et d’espèces, du logos.
B. Grandeurs et misères du syllogisme du point du point de vue de la sémiotique
1. Le syllogisme entre dictionnaire et encyclopédie
La sémiotique connaît deux modèles principaux de structuration d’un champ sémantique (à strictement penser, sémiotique), le dictionnaire et l’encyclopédie. Le syllogisme, dans son formalisme, s’inscrit dans la logique du dictionnaire, laquelle « se doit d’être analytique : les propriétés d’un terme qu’on y trouve lui appartiennent en vertu de sa propre définition, et ces propriétés ne sont ni vérifiées, ni falsifiées par une vérité factuelle »21U. Eco, Le signe, Le livre de poche, Paris, 1992, p. 146. organisant le bouclage des définitions sur elles-mêmes, selon la tautologie. Le dictionnaire les fait ainsi échapper à toute falsification ou infléchissement sémantique par les cas pratiques. Comment les occurrences feraient-elles évoluer le type mariage, par exemple, défini « Action, fait de se marier », « se marier » renvoyant à « Unir en célébrant le mariage » ainsi que le déclare avec beaucoup d’appoint le Larousse. Ces définitions, circulaires, s’avèrent pragmatiquement vides en ce qu’elles ne recèlent aucune « instructions permettant leur désambiguïsation contextuelle »22U. Eco, Dire presque la même chose, Grasset, Paris, 2006, p. 33..
Les syllogismes adoptant pour majeure pareilles définitions s’éprouveront conséquemment d’aucun secours pour les questions de société : ils procèdent du même au même (« homo-gène » : le même genre) puisque la « différence spécifique » leur vient comme de l’extérieur soulignait déjà Aristote. Ils ne peuvent donc atteindre par eux-mêmes, forts de leur économie logique propre, le singulier ; ils taisent, plus exactement narcotisent, en revanche le saut qualitatif par lequel le raisonnement atteint au singulier, que l’on devrait distinguer du particulier en ce qu’il ne se situe plus dans l’emboîtement genre/espèces mais est à considérer dans son idiosyncrasie même.
Y gît une véritable « pré-emption » intellectuelle ramassée dans une proposition pratique telle « Socrate est un homme », dont la trouvaille ne doit guère à la déduction mais tout au savoir inductif, à l’« expérience générale de la vie », au « cours ordinaire des choses » que connaissent si bien les juristes notamment.
Ainsi, au cœur du logos, semble opérer la mètis, moment de ruse au cœur de la raison, bien plus présente que nous le pensons, ainsi que l’illustrent les multiples figures de l’auto-transcendance, suivant le modèle du Baron de Münchhausen, s’extrayant de la boue en se tirant par les lacets de ses bottes – d’où bootstrapping –, véritable ruse, extrême habileté. N’avons-nous pas toujours su la présence de la mètis au cœur de la raison ? Zeus, parangon de logos, n’avala-t-il pas Mètis, son épouse, pour instaurer et maintenir le premier ordre des temps mythiques grecs, après les échecs d’Ouranos et de Chronos, ères de chaos ? Ne doit-on pas appeler « prudent » cet alliage victorieux, la mètis s’apparentant en sa version noble et en ses premières expressions, à la sagesse, sophia ? Au reste, Salomon, modèle de sagesse, n’opéra-t-il pas avec une telle mètis23Pour des développements à propos de cette ruse-sagesse, voir référence supra note 5. ?
Si le dictionnaire s’est révélé statique, parce que tautologique, l’encyclopédie s’en distingue par trois principes lui imprimant une nature de matrice, apte à épouser la perpétuelle évolution des réalités sociales, en particulier linguistiques :
« (a) l’encyclopédie est un postulat sémiotique, une hypothèse épistémologique qui doit stimuler les explorations et les représentations partielles et locales de l’univers encyclopédique24Ce sont précisément sur ces dernières qu’émetteur et récepteur doivent s’entendre pour que s’établisse entre eux une signification-communication. On y reconnaît le cœur de la rhétorique dans la définition renouvelée qu’en propose M. Meyer, La rhétorique, PUF, Paris, 2011, p. 10 : « la rhétorique est la négociation de la différence entre des individus sur une question donnée » ; et un peu plus haut : « l’orateur et l’auditoire négocient leur différence ou leur distance si l’on préfère, en se la communiquant » (ibidem). En ce sens, la portion d’encyclopédie « partielle et locale », c’est-à-dire fonction du contexte, opèrera à la manière d’un dictionnaire entre les participants. ; (b) il n’y a pas de différence entre connaissance linguistique et connaissance du monde : dans les deux cas, il s’agit d’une connaissance culturelle, au sein de laquelle tout fait est expliqué par d’autres faits encyclopédique ; (c) la connaissance encyclopédique n’inclut pas – comme le craignent les partisans du dictionnaire – toutes les connaissances idiosyncrasiques possibles que peut détenir un individu isolé, mais seulement celles que la culture engrange dans le patrimoine des connaissances collectives »25U. Eco, Le signe, Le livre de poche, Paris, 1992, p. 146..
L’encyclopédie se présente comme une sorte de « bibliothèque idéale »26U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, p. 110. « constituée à travers l’exercice [soit la pragmatique] de cette langue »27U. Eco, Les limites de l’interprétation, Le livre de poche, Paris, 1994, p. 133., alliant les dimensions diachroniques et synchroniques des phénomènes sémiotiques dans un même temps « épais ».
De par sa nature incarnée, ou non théorique comme telle, reflet de la connaissance du monde médiatisée par la pratique d’une certaine langue, l’encyclopédie enregistre des propriétés synthétiques par contraste avec un dictionnaire qui ne traite que de propriétés analytiques. Or, les propriétés analytiques supposent, d’un point de vue sémiotique, que tout terme se définit de manière complète et univoque en un nombre fini de traits sémantiques, eux-mêmes insécables, dénommés pour cause « primitifs », à savoir : « expressions métalinguistiques qui ne sont pas des mots en soi et qui ne nécessitent aucune interprétation ultérieure »28U. Eco, Les limites de l’interprétation, Le livre de poche, Paris, 1994, p. 360., entités qui ne se rencontrent nulle part, sauf sous forme d’hypothèses ou de postulations que l’on a elles-mêmes abduites de pratiques sémiotiques. Ces postulations, volontiers qualifiées d’« invariants », se donnent pour scientifiques, affirmations guère convaincantes puisque leur structure logique est celle de l’auto-fondation ou auto-transcendance, par conséquent ressortissant au « sacré épistémologique »29Pour suivre les propos heuristiquement si féconds de J-P. Dupuy, in La marque du sacré, Carnetsnord, Paris, 2008..
En vérité, un point fixe endogène a été rendu exogène pour offrir un point d’articulation solide à l’institution, un point d’arrêt aussi bien, de fixation de la portion pertinente, pour un problème donné, de l’encyclopédie en perpétuelle restructuration, fixer une ère dans le cycle infini de la sémiosis. Ne devrions-nous pas être heureux que des traits sémantiques soient proprement princeps, à savoir non susceptibles d’analyse plus profonde ?
« Le malheur c’est que (i) il n’existe pas de critère pour établir si un trait est analytique ou synthétique ; (ii) toute tentative pour authentifier un bloc d’universaux sémantiques s’est toujours limitée à de petites portions du lexique ; (iii) enfin, une représentation dictionnairique n’explique pas pourquoi le locuteur est à même de comprendre les énoncés formulés dans sa langue »30U. Eco, Le signe, Le livre de poche, Paris, 1992, p. 147..
L’encyclopédie tente, au rebours du dictionnaire, de refléter
« les conventions culturelles que cette langue a produites et l’histoire des interprétations précédentes de nombreux textes, y compris le texte que le lecteur est en train de lire en ce moment »31U. Eco, Les limites de l’interprétation, Le livre de poche, Paris, 1994, p. 133. La notion de texte doit s’entendre ici en un sens large, oral ou écrit, électronique, iconique, symbolique ou indiciaire, etc..
Le juriste y reconnaîtra l’idée de précédent – aussi présente dans les systèmes continentaux qu’anglo-saxons, en des statuts certes différents –, l’analogie, l’importance décisoire de la jurisprudence pourvoyeuse des marques (ou critères) d’insertion contextuelle des notions légales et par là de leurs dynamiques propres en tant qu’exercées par la pratique, dans les cas.
L’encyclopédie, parce que sédimentation dynamique de notre connaissance du monde, aussi bien diachronique que synchronique, est plus apte à éclairer les choix axiologiques dans les différends sociétaux, en exhibant les fausses nécessités accréditées par de prétendus syllogismes alors qu’ils ne sont qu’enthymèmes, restituant sa pleine responsabilité politique et morale à qui arrête le choix, en particulier le juge. Le droit anglo-saxon et pour partie le droit inter-national public s’éprouvent moins idéalistes (ou naïfs) en attachant des noms propres de juges aux grandes décisions de justice.
2. Une métis lovée au cœur du logos : le dogme
Dire les apports du syllogisme juridique dans la solution de différends sociétaux s’avère donc particulièrement difficile, en ce que l’entreprise requiert de passer outre les apparences formelles de ce type de déduction, logiques, en reflet de la puissance prêtée au logos, pour atteindre sa méthodologie réelle, participant de la mètis, mais d’une mètis lovée au cœur du logos sous les espèces de l’auto-transcendance ou du moyen terme. Nous est ainsi enseigné, dans tous les cas, que les solutions aux questions sociales ne s’obtiennent pas principielle-ment par le ministère du logos.
Platon ne recourt-il pas à pareille ruse en autorisant le « bon gouvernement » à mentir le cas échéant, ou en plaçant les origines de la cité sciemment hors différends, à l’abri de tout « relativisme », par leur inscription dans une parole mythique et par là même incommensurable à nos discours (logos) ? La démarche du mythe n’est pas irrationnelle pour autant, contrairement à sa lecture moderne32Lecture en termes d’opposition plutôt que de relai, de complémentarité, de « régime de vérité » : « D’un côté le logos, la parole rationnelle, de l’autre le muthos, renvoyant à ce qui n’est pas réel d’une part, à ce qui n’est pas rationnel de l’autre » (C. Calame, « Introduction : du mythe au muthos », in D. Bouvier, C. Calame & Parsa (eds.), Philosophes et historiens anciens face aux mythes, Lausanne/Paris, Études de Lettres/Belles Lettres, 1998, p. 7, citant L. Bruit Zaidman & P. Schmitt Pantel, La religion grecque, Paris, Armand Colin, 1991, p. 103 ; elle marque simplement un changement de régime de dis-cours d’une raison admettant enfin sa finitude et s’effaçant alors pour une autre forme d’intelligence, plus rusée, tentant de rendre compte des origines opaques des institutions :
« Au commencement est le mythe qui déplie le mystère de la nuit pour laisser poindre la manière, toujours unique, dont le monde nous est donné … La fonction paradoxale du mythe consiste à briser ce mutisme du commencement qui, d’emblée, échappe aux hommes, et à leur transmettre la parole des dieux pour déployer la figure du monde en sa totalité »33J.-F. Mattéi, Platon et le miroir du mythe, PUF, Paris, 1996, p. 1-2..
Se dessine ici une manière finement anthropologique de contenir le désaccord naturellement présent voire omniprésent à suivre la théorie du désir mimétique de Girard : comme le dogme, le mythe est hors logos (donc affaire de mètis) non au sens d’irrationnel mais hors discussion, rendu par ce stratagème indisponible dans telle culture donnée. Les origines politiques, ainsi mises hors de portée, revêtent un caractère sacré, de par cette auto-fondation même et respectées de par ce paradoxe, à l’exemple canonique du bouc émissaire stabilisateur de la communauté, honni et adoré simultanément, ambivalence (ou ubiquité) se lovant au cœur de la notion de sacré telle que rendue par des auteurs aussi différents que G. Agamben ou R. Girard.
On pourrait tout aussi bien appeler dogme pareil point fixe endogène vécu exogène, manière de faire ou habileté (encore la mètis) fort pratiquée en droit, de l’auto-transcendance du Constituant de la première constitution, auto-fondé, à la Grundnorm de Kelsen, laquelle en tant que Norm reçoit sa juridicité d’elle-même puisqu’il n’en est pas de plus élevée dans le système juridique ou à sa lisière, et jusqu’à l’exemple canonique de Rousseau montrant l’auto-fondation (ou sacré) au principe de toute règle juridique et assurément du contrat social :
« Il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles »34J.-P. Dupuy, La marque du sacré, Carnetsnord, Paris, 2008, p. 17 citant J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, chapitre 7..
Il n’est pas jusqu’à la définition du droit qui n’échappe à l’auto-fondation et par là à la mètis :
« toute tentative de définition du droit, aussi brutale ou sophistiquée qu’elle soit, finit toujours par ajouter, en désespoir de cause, l’adjectif “juridique” pour le qualifier. Qu’on cherche à l’établir par la loi, par la règle, la sanction, l’autorité, le bien commun, le monopole de la violence, l’État, il faut à chaque fois préciser : “à condition qu’ils soient juridique-ment fondés”. Autrement dit, une inévitable tautologie fait partie de la définition du droit. Pour décrire le droit de façon convaincante, il faut être déjà, par un saut, installé en lui »35B. Latour, La fabrique du droit, La Découverte, Paris, 2002, pp. 272-273..
Nous comprenons désormais pourquoi le moyen terme du syllogisme souffre d’extériorité, d’étrangeté même relativement à la logique interne formelle de l’inférence descendante, accoucheuse de cohérence, non de rapports synthétiques, lesquels sont pourtant indispensables pour opérer le saut qualitatif exigé par l’hétérogénéité de la loi et du cas, du type et de l’occurrence, comme le général et abstrait vers le singulier et concret ; à moins que l’inférence ne se conduise dans le sens inverse, voire dans les deux sens « à la fois », c’est-à-dire dans la même fenêtre temporelle ou temps épais de l’abduction. En tous les cas, le moyen terme relève de l’encyclopédie, non du dictionnaire. Son « invention » requiert une connaissance du monde (jugements synthétiques) et pas seulement de l’emboîtement genre/espèces (jugements analytiques) : elle ne ressortit d’aucune méthode, moins encore d’un algorithme.
Le raisonnement judiciaire, comme juridique, dans son Effectuation, échappe, par voie de conséquence, entièrement à la logique formelle, retrouvant ses plus vénérables origines, la rhétorique, distinguée soigneusement de la sophistique, ouvrant la théorie juridique à la sémiotique pragmatique, forme contemporaine de la rhétorique classique, dans sa dimension d’invention des arguments principalement.
III. Éléments de pragmatique juridique et judiciaire
Cette perspective permet de poser en toute netteté le ressort des rapports entre syllogisme et désaccord : si l’application de la loi peut exister sans interprétation, c’est-à-dire à l’abri de tout choix, suivant la logique formelle (syllogisme et juge bouche de la loi notamment), alors aucun désaccord ne peut naître une fois les faits arrêtés36Encore faut-il être parvenu à un accord sur les faits puisque ceux-ci ne sont aucunement donnés en droit mais élaborés, construits via les moyens de preuve en particulier.. Toute la pratique juridique comme judiciaire montre le contraire : la relation de la loi et de « ses » cas, du type et de « ses » occurrences, ne ressortit pas d’une application mais d’un exercice.
La notion d’exercice, au rebours de celle d’application, ressortit d’une logique de l’incarnation et non de l’abstraction, ne cherchant pas à s’extraire des cas ou des occurrences pour atteindre à quelque forme générale et immuable, mais tout au contraire à y prendre racine, se déployant à partir d’eux. Y résonne le rejet du dualisme, verrou de toute praxis véritable, pour y substituer l’acceptation de la contingence des rapports sociaux.
Eu égard à la nature non nécessaire des relations sociétales – la contingence comme matériau ultime de la philosophie pratique, relativisant sur le principe tout syllogisme –, la praxis que constitue le droit ne connaît que des enthymèmes dont les enchaînements non-nécessaires sont dans la dépendance de choix, par là de subjectivités, en particulier le choix du moyen terme. La centralité de l’acte de choisir se trouve augmentée par l’invalidité de la logique du tiers exclu, non pertinente en droit (comme en toute praxis) puisqu’elle exige
qu’« une proposition est ou vraie ou fausse ; si elle n’est pas vraie, elle est fausse et, si elle n’est pas fausse elle est vraie. Dans tout domaine où les propositions ont un sens bien déterminé, ce principe paraît comme difficilement récusable lorsque l’on considère les objets d’un ensemble fini, que l’on peut donc, en principe, explorer exhaustivement, et constater la présence ou l’absence de la propriété qu’annonce la proposition. Si cet ensemble n’est pas fini, la situation est différente »37G.-G. Granger, La science et les sciences, PUF, Paris 1993, p. 67-68..
Les réalités sociales, en particulier juridiques, ne répondant en aucune manière aux réquisits d’un ensemble fini, l’usage de la logique du tiers exclu, à laquelle se réfère implicitement le syllogisme dans toute sa rigueur, apparaît en sciences sociales largement abusif38Sur ces abus en sciences humaines et sociales, lire en particulier R. Boudon, Le relativisme, PUF, Paris, 2008, p. 14-15, 21, 28 ss..
Et si le droit abuse de cette logique du tiers exclu, encore le fait-il en sachant que ses réalités ne ressortissent pas à un monde strictement bivalent mais l’assume au titre de la nature de la preuve juridique notamment, laquelle opère sur le mode du beyond reasonable doubt, dans la ligne d’une logique bayésienne interdisant de parler en toute rigueur de preuve, lui préférant la modestie d’une simple règle de pertinence relative39Il se pourrait bien que les sciences dures elles-mêmes relevassent de la pertinence plus que de la vérité (absolue) : « la relativité historique de la production des idées ne les condamne pas à l’arbi-traire, mais exige certes une conception de la validité des connaissances scientifiques plus subtile que celle d’une objectivité abstraite et absolue. Au demeurant, l’évaluation de la validité d’une con-naissance n’épuise pas sa signification ; se pose autant, et de façon indissoluble, la question de sa pertinence ». (J.-M. Lévy-Leblond, La vitesse de l’ombre. Aux limites de la science, Seuil, Paris, 2006, p. 150)..
C’est là toute l’originalité du droit dans les sciences humaines et sociales : forcer délibérément la logique du tiers-exclu, afin d’imposer du discontinu à du continu, du discret à du graduel, en conformité avec sa fonction sociale originelle : trancher, ainsi que le montre au propre et au figuré la parabole de Salomon, réduire en mode binaire : permis/interdit, condamné/libéré. Le droit se trouve donc à nouveau confronté à une hétérogénéité de principe que le syllogisme, par définition, ne lui permet pas de surmonter, comme aucune déduction au reste.
L’ars iuris – puisque nous venons de perdre la Rechtswissenschaft – mobilise les ruses de l’intelligence, la mètis dont procède la rhétorique, mentionnée pourtant ni par Meyer, ni par Reboul40M. Meyer, La rhétorique, PUF, Paris, 2011 et O. Reboul, Introduction à la rhétorique, PUF, Paris, 1991., pour rendre plus vraisemblable – la semblance du vrai selon la rhétorique, affaire de conviction – telle solution : beyond reasonable doubt. Le doute constitue l’étoffe de ce critère alors que le syllogisme prétend à la certitude, position incongrue par rapport à la contingence des réalités sociales et à l’omniprésence du désaccord. Le syllogisme, comme moment de la rhétorique, participe évidemment lui aussi à l’érection d’une conviction, y assumant de surcroît une fonction heuristique41Voir en particulier O. Reboul, op. cit., p. 9 en particulier.. C’est à juste titre que le syllogisme ne ressortit point au genre de la démonstration au sens strict42Voir en particulier O. Reboul, op. cit., p. 8.. Et comme il n’y a pas de démonstration en « sciences » sociales et humaines, le syllogisme y est doublement inutile – ou illusoire – dans cette fonction.
Mais fonction il a, et non des moindres : sauver les apparences, non en la superficialité d’un badinage logique propre à entériner la mainmise de la caste des juristes sur la justice quand ce n’était pas sur l’ordre social lui-même, com-me on le pensait volontiers aux dernières décennies du XXe siècle, mais en la surface du phénomène juridique porté par le judiciaire, là où le désaccord affleure en la forme peu ou prou apaisante de la décision de justice, de la « juris-dictio » tant elles sont primordiales : « Justice has not only to be done, but to seem to be done »43R. Jacob, Images de la justice. Essai sur l’iconographie judiciaire du Moyen Age à l’âge classique, Le Léopard d’Or, Paris, 1994, p. 9 citant une maxime de la pragmatique sagesse judiciaire anglo-saxonne..