Objets partagés, analyse juridique et iterdisciplinarité
Véronique CHAMPEIL-DESPLATS
Professeure à l’université de Paris Nanterre, Centre de théorie et d’analyse du droit, équipe CREDOF, UMR 7074
Résumé
Cette contribution propose d’apporter des pistes de réponse à quelques questionnements récurrents que se posent les jeunes chercheurs. Il s’agit, tout d’abord, de problèmes méthodologiques ayant trait aux caractéristiques de l’objet d’étude et notamment son indétermination ; ensuite, de problèmes analytiques liés à la distinction entre la juridicité de l’objet d’étude et la juridicité des modes de questionnement sur celui-ci ; enfin, de problèmes méthodologiques relatifs à la pratique de l’interdisciplinarité (comment faire ?) qui débouchent sur des inquiétudes existentielles quant à la légitimité et à la réception institutionnelle des travaux de jeunes chercheurs s’engageant dans celle-ci.
Mots-clés
Méthodologie – interdisciplinarité – juridicité – droit – interprétation
Abstract
This contribution proposes to provide some answers of recurring questions to which young researchers are confronted. There are, first, methodological problems relating to the indeterminacy of objects composing the studies; second, analytical problems linked to the distinction between the juridical nature of the object of study and the juridical nature of the ways of questioning it; finally, methodological problems relating to the practice of interdisciplinarity (how to do it?) which lead to existential concerns about the legitimacy and institutional reception of the works of young researchers engaging in it.
Keywords
Methodology – interdisciplinarity – juridicity – law – interpretation
Introduction
En ayant choisi pour sujet de thèse l’analyse des « valeurs de la Républiques », Vanille Rullier se trouve face à des problèmes méthodologiques pour certains classiques – bien qu’ils hantent de façon récurrente de nombreux doctorants et doctorantes – et, pour d’autres, plus inédits liés à des interrogations sur la structuration des savoirs par discipline.
Pour diverses raisons1Voir V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2e édition 2016, p. 345 et s., les juristes se trouvent en effet aujourd’hui confrontés de façon accrue – comme ils le furent au tournant des XIXe et XXe siècles –, à des problématiques d’entrecroisement, de déplacement, voire de dépassement de leur savoir disciplinaire. Ces questionnements peuvent être liés à des besoins d’affinement et d’approfondissement des connaissances acquises sur certains objets d’études. Ils peuvent aussi tenir à une confrontation à des problèmes méthodologiques, théoriques ou épistémologiques insuffisamment traités ou résolus par les juristes et que le recours à d’autres disciplines semble pouvoir aider à éclairer. Ils peuvent aussi résulter de l’observation d’évolutions internes aux objets habituellement étudiés ou à l’apparition de nouveaux objets que d’autres champs disciplinaires semblent plus adaptés à saisir ou ont déjà saisis. Enfin, des besoins d’ouverture disciplinaire peuvent tenir à la configuration de certains objets. Leurs formes d’expression, leur façon d’être au monde, leur phénoménologie spécifique pourrait-on aussi dire, appellent à solliciter différents savoirs disciplinaires pour mieux comprendre ou enrichir ce que chacun peut en dire. C’est ce que Vanille Rullier nomme des « objets partagés » ; on pourrait également les appeler objets multidimensionnels.
On proposera ici d’apporter quelques pistes de réponse à ces questionnements, en les distinguant par niveau de problèmes qu’ils soulèvent. On en isolera trois : des problèmes méthodologiques ayant trait aux caractéristiques de l’objet d’étude et notamment son indétermination (les « valeurs de la république ») (I) ; des problèmes analytiques liés à la distinction entre la juridicité de l’objet d’étude et la juridicité des modes de questionnement sur celui-ci (II) ; des problèmes méthodologiques relatifs à la pratique de l’interdisciplinarité (comment faire ?) qui débouchent, en l’occurrence, sur des inquiétudes existentielles quant à la légitimité et à la réception institutionnelle des travaux de jeunes chercheurs s’engageant dans celle-ci (III).
I. Sur l’indétermination de l’objet d’étude
En prenant pour objet les « valeurs de la République », Vanille Rullier se trouve confrontée – je cite – à « une catégorie de notions qui mettent à l’épreuve “les outils et les canons dominants de la discipline” ». D’un côté, nous dit-elle, la notion de « valeurs » n’est ni définie par le droit, ni par la doctrine juridique. De l’autre, la République fait l’objet de définitions de formes très variables dans les textes juridiques et de conceptions multiples dans les discours doctrinaux. Conséquemment, le syntagme « valeur de la République » se trouve lui-même « considérablement » (selon l’adverbe de Vanille Rullier) indéterminé.
C’est la considération de cette indétermination comme un problème pour la recherche que l’on voudrait ici discuter et nuancer. Ce problème est en effet commun et se présente selon nous comme une opportunité pour les chercheurs plutôt que comme un obstacle.
L’indétermination des notions utilisées dans le langage juridique, leur « zone de pénombre » comme le disait Hart2H. L. Hart, The Concept of Law, Oxford, Oxford University Press, 1961 ; The concept of Law (2nd Edition), p. 269., est un phénomène établi depuis longtemps par nombre d’auteurs d’inspirations théoriques très différentes. Tandis que Stéphane Rials3S. Rials, « Entre artificialisme et idolâtrie – Sur l’hésitation du constitutionnalisme », Le débat, n° 64, mars-avril 1991, p. 168 ; voir aussi M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle », Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 135. par exemple relevait que les concepts juridiques « sont généralement affectés d’une puissante indétermination, confinant à l’indéterminabilité », Chaïm. Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, expliquaient :
« une notion ne peut être considérée comme univoque que si son champ d’application est entièrement déterminé, ce qui n’est possible que dans un système formel dont on a pu éliminer tout imprévu […]. Mais il n’en est pas de même quand il s’agit de notions élaborées au sein d’un système scientifique ou juridique, et qui doivent s’appliquer à des événements futurs dont la nature ne peut pas toujours être complètement précisée »4C. Perelman, L. O lbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988, p. 175..
Autrement dit, à l’indétermination sémantique qui affecte toute notion non univoque, s’ajoute une indétermination pragmatique liée à ce que le sens affecté aux notions dépend en grande mesure de leur confrontation à d’autres textes juridiques ou à des faits. Or, ceux-ci peuvent être inédits, insolites, imprévus, complexes. Dès lors, l’indétermination des notions juridiques n’est pas une regrettable malfaçon ou un défaut qui n’affecte que certaines d’entre elles, mais « un aspect essentiel »5E. McKaay, « Les notions floues en droit ou l’économie de l’imprécision », Langages, mars 1979, n° 53, p. 33 ; C. Luzzati, « Discretion and “Indeterminacy” in Kelsen’s Theory of Legal Interpretation », in L. Gianformaggio (ed.), Hans Kelsen’s legal theory, Torino, G. Giappichelli editore, 1990, p. 123. du langage juridique.
Certes, le sens de certaines notions peut paraître, au regard de l’usage ordinaire ou à l’inverse spécialisé de celles-ci, comme plus maîtrisable que d’autres. D’autres encore peuvent aussi faire l’objet de définitions plus ou moins précises par les textes juridiques eux-mêmes (définitions légales ou conventionnelles), par les juges (définitions jurisprudentielles) ou par leurs commentateurs (définitions doctrinales). Pour autant, ni la précision des notions, ni celle de leur définition n’immunise contre toute indétermination ou contre tout jeu avec la règle. Pour s’en tenir à un exemple classique, rappelons celui du « crime de grand larcin » qui était constitué par tout vol supérieur à 39 shillings. Les juges ont fini par s’affranchir des contraintes de cette limite en sous-évaluant les vols afin d’éviter de prononcer la peine de mort qui était alors encourue6Voir C. Perelman, « Les notions à contenu variable, essai de synthèse », Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique, Paris, LGDJ, 1984, p. 132.. On accordera pour estimer que ce qui vaut en l’occurrence pour des notions réputées précises vaut a fortiori pour celles plus abstraites.
Loin d’être un obstacle ou une source de difficulté pour la recherche, cette indétermination s’avère au contraire être une opportunité. Elle ouvre sur plusieurs types d’investigation qui sont autant d’éléments pouvant structurer un programme de thèse. Celle-ci peut en effet s’engager dans un travail de définition unique ou multiple en fonction de l’objet étudié. La formulation de cette définition peut d’ailleurs constituer la finalité ou un résultat éventuel de la recherche plutôt qu’un préalable7V. Réveillère, Le juge et le travail des concepts juridiques. Le cas de la citoyenneté de l’Union européenne, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2018 ; C. Roulhac, L’opposabilité des droits et libertés, Paris, Institut universitaire Varenne, 2018.. L’objet de la recherche peut aussi consister à procéder au repérage et à l’analyse des différents usages des notions (pour Vanille Rullier, celle de « valeur de la République ») comprises dans un corpus prédéfini de texte : significations multiples et potentiellement contradictoires des usages de la notion, présupposés, contextes, fonctions, dynamiques de ces usages…
II. Juridicité de l’objet et juridicité des modes de questionnement
La question de savoir si l’objet de la recherche constitue bien « du droit » est une question récurrente que se posent les doctorants (« fais-je du droit ? »), dès lors qu’ils sont confrontés à des sources qu’ils estiment sortir du corpus habituel de la discipline (textes constitutionnels, législatifs, réglementaires, décisions de justice, doctrine…). Les interrogations posées par Vanille Rullier sont sur ce point caractéristiques de cette inquiétude identitaire souvent liées à la crainte de s’écarter de supposés attendus de celles et ceux qui seront amenés à juger leur travail. On souhaiterait à ce sujet formuler quelques remarques.
Tout d’abord, c’est une évidence, les doctorants pas plus que les autres chercheurs « ne font du droit ». Personne ne « fait du droit ». L’expression prête d’ailleurs tant à confusion qu’elle devrait être bannie du vocabulaire savant : les autorités habilitées produisent des normes ou des textes juridiques ; ceux et celles qui les analysent développent un méta-discours qui n’est pas le droit lui-même, sauf à considérer qu’ils disposent, d’une façon qu’il conviendrait alors de préciser, d’un pouvoir normatif.
Surtout, nous rejoignons pleinement le réajustement opéré par Vanille Rullier relatif à la reconsidération de ce qui constitue le caractère juridique ou non d’une démarche de recherche, à savoir non pas le corpus étudié, mais les types d’interrogation qui lui sont portés. Cette mise au point mérite elle aussi plusieurs précisions.
En premier lieu, ledit corpus n’est pas à proprement parlé l’objet de la recherche. Il est un ensemble de matériaux, de documents, constitué en général chez les juristes de textes produits par des autorités normatives spécifiquement habilitées et d’autres types de textes qui les commentent ou les analysent. Ce corpus peut être lu, classé, interrogé de différentes façons en fonction d’hypothèses ou d’une finalité préalable qui peuvent être réajustées et modifiées au fur et à mesure des informations livrées par le corpus, et vice et versa. C’est cette finalité qui constitue l’objet de la recherche.
En deuxième lieu, les interrogations sur la délimitation du corpus que les chercheurs devraient étudier pour être considérés comme de véritables juristes, expriment l’intériorisation d’une nécessité supposée qu’il y aurait à reproduire des modes de hiérarchisation internes à la discipline8Voir D. Kennedy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies, Québec, Lux, 1983, p. 73 et s.. En l’occurrence, cette hiérarchisation concerne les sources textuelles. Elle institue une frontière entre ce qui serait ontologiquement véritablement du droit et ce qui n’en serait pas, ou ne serait qu’un infra-droit qu’il ne serait pas légitime d’étudier en tant qu’apprenti chercheur. Or, ces distinctions et hiérarchisations entre sources ouvertes à la recherche juridique demanderaient à être définies et justifiées de façon plus précise. Elles se heurtent en effet aujourd’hui à de très nombreux travaux qui ont montré l’importance accrue de ce soi-disant infra-droit dans la pratique quotidienne de la vie juridique, que ce soit les circulaires, les instructions, des avis, des guides… Par conséquent, pour répondre aux interrogations de Vanille Rullier : oui, étudier les avis de la CNCDH lorsqu’ils livrent des informations sur la notion de « valeurs de République » pris pour objet d’étude (usages, présupposés, conceptions, conséquences juridiques qui y associées…) est entièrement légitime, comme l’est l’exploration de tout document qui permet de conduire une démonstration. Encore une fois, ce ne sont pas les corpus ni les sources étudiés qui font la juridicité de l’étude mais le type de questionnement posé. Il convient donc de distinguer la qualification des éléments du corpus de celles de la recherche qui est menée sur celui-ci.
En troisième lieu, on comprend toutefois que si un corpus d’analyses juridiques est susceptible d’être composé de toute sorte de textes, déterminer ce qui à l’intérieur de celui-ci est considéré ou non comme du droit, peut rester une question essentielle. Il est possible d’y faire face de deux façons. La première consiste à poser (stipulativement) une définition préalable du droit ou de ce qui sera considéré comme tel au cours de l’étude menée, étant entendu qu’il existe une pluralité de définitions possibles qui conduiront à inclure ou à exclure variablement telle ou telle forme d’expressions normatives. La seconde façon de se confronter à la détermination de ce qui constitue du droit et ce qui n’en constitue pas est de composer avec la pluralité des définitions de ce dernier. Le travail pourra notamment consister à mettre en évidence des controverses internes à la discipline sur la définition et la démarcation même de ce qui relève du droit et de ce qui n’en relèvent pas, à analyser cette variabilité et à en expliquer les raisons. Pour reprendre le cas des avis de la CNCDH, ceux-ci seront ou non considérés comme tel en fonction de la définition choisie et il s’agira alors de comprendre les présupposés qui président le choix opéré. Enfin, il est aussi possible, de façon instrumentalisée en fonction de la finalité d’une recherche, de choisir une définition du droit plus ou moins large qui permette d’inclure certains objets et pas d’autres, en l’occurrence les avis de la CNCDH. La rigueur scientifique exige toutefois de justifier ce choix.
En quatrième lieu, quel que soit le découpage du monde normatif opéré, il est de toute façon possible au juriste d’étudier des objets qui ne rentrent pas dans le champ d’une définition préalable du droit9R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p.. 13 et s. comme, à l’inverse, il est possible à toute discipline de prendre le droit comme objet en l’interrogeant avec ses modes de questionnement spécifiques. Tout autant que les juristes, les historiens, les sociologues, les philosophes, les géographes, les statisticiens, les économistes peuvent être appelés à développer un discours savant sur le droit. Ce sont alors, on le répète, les types de questionnement posés sur des corpus semblables qui distingueront les genres disciplinaires. Par conséquent, le problème essentiel qui se pose, tant du point de vue épistémologique que de l’affirmation institutionnelle des disciplines, devient celui de savoir ce qui fait la juridicité des modes de questionnement d’un corpus. Une fois encore, la réponse n’est pas univoque. Elle évolue dans le temps et l’espace en fonction des conceptions dominantes des découpages disciplinaires ayant cours. Elle peut se confronter à des oppositions internes à la discipline. Il a ainsi pu arriver que des civilistes n’estiment pas les pénalistes ou les travaillistes être de vrais juristes ou que l’étude du droit constitutionnel soit considérée comme de la science politique… Le traitement de cette question des frontières et de l’identité de la discipline n’est pas seulement une affaire rationnelle découlant d’une vision globale cohérente des modes de compartimentation des savoirs. Il arrive qu’il soit aussi affaire d’égo, de querelles de chapelle et de volonté de contrôle ou de domination d’un champ de recherche. Quoi qu’il en soit, on rejoindra ici la proposition des auteurs de L’analyse juridique de (x) pour caractériser la juridicité des modes de questionnement à « partir de l’outillage conceptuel » utilisé composé notamment de « dénomination, qualification, mise en catégories, interprétation, raisonnement à partir de cas concrets, déduction de principes généraux, etc. ». Et l’on conviendra aussi que si, certes, ces « opérations » ne sont pas propres aux juristes10Voir aussi sur ce point, F. Schauer, Penser en juriste, Paris, Dalloz (trad. S. Goltzberg), 2018., ils les « utilisent […] dans un contexte particulier, qui est souvent celui des mises en ordre de la société, du pouvoir et des rapports de forces »11Voir aussi R. Encinas de Munagorri, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, « Qu’est-ce que L’analyse juridique de (x). Pour une explication », Droit et société, p. 611.. On pourrait discuter longtemps ces caractéristiques de l’analyse juridique, les compléter, les amender… Mais cette discussion n’est que la confirmation du caractère mouvant et pluriel des conceptions que chacun peut avoir des identités disciplinaires. Relevons au passage que certains sujets de l’épreuve en 24h de l’agrégation, notamment en droit public, portaient depuis longtemps à une analyse juridique de « x ». Lorsqu’un candidat doit présenter une leçon sur « les égouts », « les ponts » ou le « trottoir », le jury n’attend pas qu’il se transforme en ingénieur des ponts et chaussées, mais qu’il chausse les lunettes du juriste. Personne ne s’est jamais interrogé (tout haut) sur le fait de savoir si ces sujets étaient bien du « droit », c’est-à-dire relevaient de la discipline juridique. Le simple fait qu’un sujet soit posé par un jury d’agrégation de droit, lui confère, par onction de l’autorité académique, un caractère juridique. Chaque candidat intériorise alors le fait que c’est en juriste qu’il doit le traiter et le questionner.
Enfin, en dernier lieu, une conséquence de ce qui précède est que, à moins de considérer que chaque science constitue son objet spécifique et qu’aucun n’est donc susceptible à strictement parler d’être partagé, la définition de l’objet étant dépendant du regard disciplinaire, tout objet est finalement susceptible d’être un « objet partagé » ou multidimensionnel. À tout le moins, certains semblent mieux se prêter au partage que d’autres. Les seules questions qui se posent alors sont celles du degré de pertinence et de l’apport heuristique des réponses apportées par chaque discipline. Par exemple, les questionnements juridiques apportent-ils des discours spécifiques, utiles, féconds sur la pratique du surf, sur le libéralisme, sur les pratiques religieuses, sur l’habitat, sur les volcans ou encore sur les valeurs de la République ? Ces interrogations donnent-elles matière à un article, un commentaire, un colloque ou une thèse ? Sur ces questions non plus, il n’y a pas de grille d’évaluation pré-établie ni de réponse toute faite dont l’autorité s’impose.
III. L’interdisciplinarité, comment ? Jusqu’où ?
La troisième série de questions posées par Vanille Rullier est relative à l’interdisciplinarité : comment faire de l’interdisciplinarité ? (A) Quelle légitimité ont les travaux interdisciplinaires dans un contexte cognitif où tout y conduit mais dans un univers institutionnel et académique où l’ancrage disciplinaire formate et norme encore fortement les critères d’évaluation des travaux produits par les prétendants à la carrière universitaire ? (B).
A. Des méthodologies de l’interdisciplinarité ouvertes et à construire
Si les appels à l’interdisciplinarité sont nombreux, les développements quant à la façon d’y procéder le sont moins. La ou, plutôt, les méthodologies de l’interdisciplinarité demeurent en grande partie à construire. C’est la raison pour laquelle la plupart des questions posées par Vanille Rullier reste sans réponse ou, plus positivement, leur réponse reste – et c’est une bonne nouvelle – très ouverte.
La première piste de réponse qui peut être apportée à la question du « comment » nous conduit vers la formation initiale des étudiants et en particulier des juristes. Rien ne remplace la formation à plusieurs disciplines autres que celle prise pour spécialité. Si aujourd’hui toutes les disciplines ne peuvent plus être approfondies à égale intensité, il reste possible d’avoir une connaissance des principales méthodes, théories et concepts fondamentaux de quelques-unes d’entre elles. Cette connaissance peut provenir de doubles diplomations, de formations spécifiquement pluridisciplinaires ou d’enseignements intégrés aux formations disciplinaires initiales, mais aussi d’une auto-formation rigoureuse.
La deuxième piste de réponse consiste à envisager non pas tant ce qu’il faut faire que ce qu’il convient d’éviter de faire lorsque l’on souhaite s’engager dans une démarche interdisciplinaire. Évoquons ici sans les développer trois principaux types d’écueils12Pour de plus amples développements, voir V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 345 et s. : l’écueil du mode de l’évidence où les savoirs externes sont utilisés comme des données sans « en interroger les modes de construction », les présupposés13T. Kirat, L. V idal, « Le droit et l’économie : approche critique des relations entre les deux disciplines et ébauches de perspectives renouvelées », Annales de la régulation de l’Institut André Tunc, vol. 1, 2006, p. 10., ni les tensions et dissensions internes ; l’écueil de la rhétorique où les analyses et données empruntées à d’autres savoirs se révèlent être de simples arguments pour valider des « mécanismes mis au point par le droit » ou « pour asseoir plus scientifiquement ce qui relève davantage […] de l’intuition que de la démonstration »14Ibid., p. 14. ; enfin l’écueil de l’éclectisme et du syncrétisme qui conduit à importer et à plaquer des concepts et théories d’autres savoirs sans s’interroger sur la pertinence de cette transposition.
Savoir éviter ces pièges ne fournit pas pour autant la bonne méthode d’articulation des savoirs disciplinaires. Il n’est toutefois pas certain que celle-ci existe. Les possibilités et modalités d’articulation entre, en l’occurrence, les savoirs juridiques et les autres types de savoirs s’avèrent en effet multiples et diversement adaptés selon les objets d’études envisagés. L’interdisciplinarité semble par conséquent un terrain particulièrement propice à l’engagement dans une démarche pragmatique. Analogiquement aux orientations contemporaines prises pour l’analyse comparative des droits15M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », RID comp. 1-2005, p. 8 et s., les pratiques de l’interdisciplinarité appellent un entrecroisement raisonné et prudent des savoirs acquis disciplinairement. Les modalités de cet entrecroisement ont vocation non seulement à changer en fonction des objets et des contextes de recherche, mais aussi à s’affiner et à se réajusterà chaque étape de l’enquête menée. Il s’agit dès lors de procéder tout au long de celle-ci à un travail autoréflexif régulier, en « va-et-vient », sur les « connaissances acquises et les connaissances nouvelles », sur l’adéquation des savoirs mobilisés pour éclairer l’objet défini16Ibid., p. 12-13. Le « bricolage méthodologique »17J. Derrida, « Structure, signe, et jeu dans le discours des sciences humaines », Conférence prononcée au Colloque international de l’Université Johns Hopkins sur Les langages critiques et les sciences de l’homme, le 21 octobre 1966. qui en résulte n’a alors rien d’impensé. Au contraire : il manifeste la capacité de chacun à apprécier la pertinence des données retenues et l’adéquation des concepts sollicités pour les appréhender, à réajuster de façon auto-critique les modalités de sollicitation des savoirs mobilisés au besoin d’une démonstration et, enfin, à évaluer l’apport heuristique du recours aux disciplines sollicitées. Ces expérimentations en connaissance de cause d’entrecroisements méthodologiques, théoriques ou conceptuels seront alors autant de facteurs d’enrichissement et d’évolutions des connaissances et des savoir-faire intra-et inter-disciplinaires.
B. L’interdisciplinarité : puis-je en vivre ?
Les questionnements et les inquiétudes exprimés par Vanille Rullier n’ont pas seulement une dimension savante. Ils comprennent une part d’interrogation sur le fonctionnement des institutions et le degré d’autorité de leur code. Il y a quelque chose dans la formation juridique en France (ou si cette chose n’existe pas, la situation est néanmoins intériorisée comme telle par les jeunes chercheurs) qui tend à dresser une séparation problématique entre ce qui est du droit et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est considéré comme relevant d’une étude juridique et ce qui n’en relève pas. Toute tentative de nuance, de déplacement et a fortiori de dépassement de cette double dichotomie est vécue comme transgressive et propice au bannissement. La frontière devient une barrière qui produit ses inclus et ses exclus. L’inquiétude du jeune chercheur est évidemment d’être rangé parmi les exclus. Dès lors, il faudrait reproduire plutôt que de risquer une originalité mal comprise, compromettant l’entrée dans la carrière universitaire18En ce sens D. Kennedy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies, op. cit., p. 88 et s.. L’inquiétude institutionnelle révèle ainsi rapidement la surdétermination d’anxiétés individuelles.
Que répondre à cela ? Rien : rien qui ne rassurera une bonne fois pour toute ; rien qui ne donnera de solution miracle. Elle n’existe pas. Rien ne vaut mieux que l’appropriation personnelle d’un sujet et le respect de quelques exigences qui caractérisent aujourd’hui le déploiement d’un savoir dit scientifique : la rigueur des raisonnements, la maitrise des sources, la justification des méthodes, des cadres théoriques et des concepts empruntés selon le sujet traité. Aucune de ces méthodes, aucun de ces cadres théoriques ne sont meilleures qu’un autre : toute dépend de l’objet traité et de la finalité assignée au travail.
Pour le reste, rien ne remplacera les conseils avisés et expérimentés (même s’ils ne sont pas paroles d’évangile) d’un directeur ou d’une directrice de thèse, comme ceux d’autres chercheurs ayant rencontré des problématiques approchantes au sujet traité. Rien, non plus, n’est encore en mesure à ce jour de valoir la collégialité et la pluralité des courants scientifiques représentés au sein d’instances nationales d’évaluation accompagnées de quelques règles de déport afin d’éviter les conflits d’intérêt, pour valoriser l’originalité et l’inventivité des travaux de recherches. Il s’agit sans doute du pire des régimes d’évaluation, à l’exception de tous les autres.