Points de vue philosophiques sur les concepts : notion, concept, catégorie, principe, qualification
Christiane PEYRON BONJAN
Professeur des universités, Aix-Marseille Université
Introduction
Seule une étude théorétique est possible afin de préciser des vocables aussi diversifiés que ceux de concept, notion, catégorie, qualification, principe. Ces désignations sont considérées par Jacques Schlanger comme des objets idéels. Cet auteur a choisi le terme d’objet pour désigner ces entités mentales afin de souligner, et leur autonomie car ils peuvent être transmis d’un sujet à un autre, et leur dépendance car « ils ne peuvent subsister que dans un esprit humain dans lequel ils peuvent être conservés en mémoire et communiqués »1Schlanger J., Objets idéels, Paris, Vrin, 1978, p. 10.. Tout objet idéel est donc une entité de signification et de référence. En outre, cet auteur précise le choix du qualificatif d’idéél : il vient mettre l’accent sur ce qui, dans l’activité mentale, est du domaine de l’intellectuel, de l’abstrait, du réflexif, du théorique, par opposition au concret, au sensible, au direct2Ibidem, p. 10..
Ces objets idéels sont des entités mentales d’extension variable dont la constitution est fondamentalement corrélée aux modèles théoriques dans lesquels ils s’intègrent. Pour les connaître, il faut d’abord les situer, les localiser dans leur contexte qui sert à la fois de point de départ, d’axe de repère et de donateur de sens3Ibidem, p. 13..
Afin de les constituer, J. Schlanger précise la nécessité de trois articulations cognitives : la préfiguration afin de les localiser, la reconnaissance afin de les délimiter, les isoler, voire mettre en lumière les relations qui les lient et enfin la focalisation qui s’attelle à une description précise de ce qu’ils sont en eux-mêmes. On passe donc d’une délimitation par contraste à une description compréhensive, positive4Ibidem, p. 26..
Comme la préfiguration est de l’ordre d’un possible qui pourrait se réaliser dans tel ou tel contexte culturel, elle ne consiste pas en une activité cognitive à proprement parler et ne sera donc, ni travaillée, ni évoquée dans la suite du raisonnement.
Au demeurant, puisque l’objet idéel est aussi un objet verbal, une entité de signification, il pourra s’exprimer dans de multiples formulations ; en employant tel vocable, on privilégierait telle signification plutôt que telle autre. Pour ces raisons, on pourrait repérer des ensembles de formulations de même famille ou des entités de signification diverses voire contrastées dans l’histoire de la philosophie.
I. Variations des objets idéels : notion, concept, catégorie, principe, qualification
En faisant jouer entre elles ces entités de signification, on peut découvrir des relations variables grâce à l’histoire de la pensée. Si on considère une première relation, à savoir celle d’équivalence ou de son opposé la distinction, des contradictions apparaissent. Une relation d’équivalence est instituée par le Doyen Vedel entre le vocable de « notion » et le qualificatif de « conceptuel » dans son expression notion conceptuelle ; d’ailleurs certains juristes convoquent souvent le vocable de notion en lieu et place de celui de concept. En revanche, les philosophes considèrent la notion comme floue, polysémique et donc contingente aux champs sémantiques dans lesquels elle est insérée, alors que le concept est univoque et s’inscrit dans un modèle théorique qui n’est qu’une combinatoire de concepts. On peut découvrir une autre illustration de la relation d’équivalence entre les vocables de concepts et ceux de catégories dans la Critique de la Raison Pure5Cf. IIe partie : Analytique Transcendantale. où Kant définit la catégorie comme « Concept pur de l’entendement », c’est à dire comme forme logique qui impose aux intuitions empiriques diverses l’unité dans les jugements. Les catégories sont aussi intitulées matière transcendantale par cet auteur, c’est à dire condition de possibilité pour connaître. En cela, il demeure proche d’Aristote qui écrit dans le Traité des Catégories que ces dernières sont les formes fondamentales de la pensée.
Il lui rend d’ailleurs hommage avec cette phrase : « c’était un dessein digne d’un homme tel qu’Aristote que celui de rechercher les concepts fondamentaux. » Ces formes originairement aristotéliciennes régneront en maître dans la scolastique et seront condamnées par les Logiciens de Port Royal. Ces derniers dans l’Art de Penser les considéreront comme inutiles, voire dangereuses pour tout processus de connaissance rationnel car elles accoutumeraient l’esprit à croire en de simples mots6Cf. I, 3. Une autre relation d’équivalence peut être établie en prenant d’une part la signification du verbe categorein qui signifie accuser (par exemple, j’accuse le jaune d’être une qualité) et d’autre part le concept de qualification juridique7On peut aussi rappeler que l’attribution n’est pas toujours simple car le droit regorge de notions floues dont le sens ne devient prévisible qu’après quelques débats jurisprudentiels. : ces deux entités de signification permettent un acte d’attribution.
Une seconde relation envisageable est celle de leur hiérarchie ; hiérarchie fluctuante selon les topiques envisagées. Avec une topique épistémologique, Aristote considère les principes qui conviennent à la science. Il écrit dans les Analytiques Seconds qu’il existe deux types de principes : les principes communs qui débordent les domaines particuliers de chaque science, principes vrais, premiers, indémontrables tels les axiomes, et les principes propres à chaque genre de savoir comme les thèses, les hypothèses et les définitions. G.G. Granger appelle les principes communs des instruments métathéoriques de la science8Granger G.G., La Théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier Montaigne, 1976, p. 77. alors que les principes propres ne sont que des conditions nécessaires et suffisantes pour la connaissance d’un être ou de quelques êtres. De même dans l’ordre ontologique, le Principe est premier car il est impossible de parcourir des séries à l’infini9Aristote, (nd) Métaphysique II. , éd 1964. Paris, Vrin, 2 994, 1-15. : par exemple, le Premier Moteur Immobile comme cause du mouvement engendrant tous les êtres et le Noûs dans l’Histoire des Animaux constituant des êtres animés. Mais cette hiérarchie peut être inversée selon la topique : par exemple, dans l’Organon I, 4 avec une topique ontologique, les catégories sont princeps (car elles portent sur les genres les plus généraux de l’Être et servent de métaconcepts, sortes d’opérateurs qui prennent les concepts comme termes et les qualifications comme modes d’expression de ces termes…par contre, si la topique est épistémologique comme dans l’Organon I, 10 l’ordre hiérarchique s’inverse et la nécessité de la précision vient des concepts (altérité, identité, différence, similitude, opposition) alors que la variation habite les catégories : le même, l’autre et le contraire varient selon chaque catégorie.
Sans citer tous les modes de relations possibles, on pourrait encore convoquer une dernière relation, à savoir celle de leur induction ou de leur déduction.
Avec une topique épistémologique, F. Bacon indique dans le Novum Organum que le principe ou idée générale est inféré de l’observation empirique alors que chez E. Kant les seules observations ne peuvent pas suffire à fonder la connaissance mais la condamneraient dans son principe. En outre, dans l’Analytique transcendantale, l’analytique des principes est une déduction de l’analytique des catégories qui est elle même une déduction de l’analytique des concepts. En revanche, avec une topique ontologique P. Aubenque précise dans son livre Le problème de l’Être chez Aristote que « l’intuition n’est que le corrélat du principe, son mode d’être connu : il est ce sans quoi le principe ne peut être connu, si du moins il est connaissable »10Aubenque P., Le problème de l’Etre chez Aristote, Paris, PUF, 2e éd, 1966, p. 56..
Grâce à ces quelques exemples, on a essayé de mettre en lumière tout autant ce que Jacques Shlanger intitulait le travail de reconnaissance des objets idéels mais aussi, à l’intérieur des relations qui lient les concepts, certaines focalisations de tel ou tel concept dans tel ou tel modèle théorique.
Afin de sortir de ces variations multiples, on s’essaiera à deux modes de lecture de différentes entités de signification : un premier mode de lecture selon leur fonctionnalité et un second mode de lecture selon leur puissance11Par exemple, pour les sciences dites dures la puissance de leurs concepts est de rendre le monde intelligible..
En un sens primaire, le concept est un outil de théorisation alors que la qualification est un outil de diversification. Chez Aristote, les catégories12Dans leur sens d’attribution sont des outils de classification alors que chez Kant ce sont des outils de formalisation pour imposer l’unité aux jugements ; et toujours chez Kant les principes sont définis comme des outils de régulation en vue de l’usage objectif des catégories. Mais, en vue d’unifier les objets idéels précités en une seule entité de signification, seul le concept peut y prétendre. Afin de le définir on peut se référer à Frege pour lequel toute pensée doit se résoudre dans un jugement vrai ou faux ; jugement qui ne peut advenir que lorsqu’il est formulé dans une proposition (dite ou écrite). Pour cet auteur, l’essence de tout concept est sa fonction13Fonction est entendu en un sens mathématique (fonction de x) in Funktion und Begriff (1891).. Avec cet axiome Frege conjure les ambigüités de dénotation des langues naturelles imprégnées de représentation et considère les langues conceptuelles comme fondamentales.
Afin d’éclairer une autre piste d’unification possible des concepts, à savoir celle de leur puissance, on peut se référer à Isabelle Stengers dans son livre Les concepts scientifiques. Elle écrit : « un concept n’est pas doué de pouvoir en vertu de son caractère rationnel, il est reconnu comme articulant une démarche rationnelle parce que ceux qui le proposaient ont réussi à vaincre le scepticisme d’un nombre suffisant d’autres scientifiques, eux mêmes socialement reconnus comme compétents … Ce ne sont donc pas les normes mais les controverses entre scientifiques qui décident de la rationalité d’une science »14Stengers I., Le pouvoir des concepts, La Flèche, Folio Essais, 1991, p. 63..
Cette première partie s’est essayée à décliner à partir des variations des entités de signification (notion, concept, catégorie, principe, qualification) deux tentatives d’unification de ces objets idééls spécifiques sous le vocable générique de concept quant à leur fonctionnalité et à leur pouvoir. Mais tout ce développement maintient l’hypostase d’une scientificité plutôt canonique. Or, on pourrait entrevoir une perspective plus compréhensive en convoquant H. G. Gadamer car « on ne comprend le texte dans le sens qui est le sien qu’en acquérant l’horizon d’interrogation qui, comme tel, comporte nécessairement la possibilité d’autres réponses… »15Gadamer H. G., Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 393. ; autres réponses découpant autrement les savoirs possibles. Si le raisonnement précédent était à la poursuite d’une explicitation des objets idéels dont les variations témoignaient des controverses scientifiques, il demeurait fort descriptif. Or, afin de fouiller plus profondément sous ces effets de surface, afin de comprendre les déplacements définitoires et les tentatives d’unification s’impose la nécessité de modes de lecture différents. Wittgenstein n’écrivait-il pas dans les Lectures à Cambridge : la philosophie qui éclaircit nous empêche de poser des questions illégitimes …et aussi dans les Investigations (§ 90 133) la philosophie est là pour dissoudre certaines questions.
II. Vers deux pistes possibles pour lire autrement les objets idéels
Une première piste pourrait consister en la dissolution de la philosophie classique de la représentation : sortir de la sempiternelle séparation du sensible et de l’intelligible de la pensée classique qui arrimait toute réflexion sur les objets idéels, puis entrer dans la compréhension du cogito en un sens phénoménologique, ce dernier devenant dans une lecture Deleuzienne un plan d’immanence qui serait en même temps la source des affects et le lieu de la réflexion. Le plan d’immanence16Par exemple, on peut décrire un premier plan d’immanence pour la pensée grecque : l’Ordre, le Logos contre le Chaos ; un autre plan d’immanence pour Descartes, Kant et Husserl : le Cogito même si les feuilletés des plis sont différents (douter, penser et être pour Descartes, le sujet transcendantal pour Kant et la conscience interne pour Husserl) ; un autre plan d’immanence pour Spinoza à savoir l’infini… serait entendu comme la condition d’existence des concepts, l’horizon de tous les évènements ; la métaphore du feuilleté, des plis de la pensée deviendrait fort explicite et cela permettrait d’énoncer avec Gilles Deleuze : penser c’est plier, à savoir faire des enfants monstrueux à la tradition.
Une deuxième piste consisterait à rechercher les plis d’assujettissements de la constitution des objets idéels aux codes, aux règles, aux forces externes et internes, aux singularités évènementielles des chercheurs à l’aide d’un mode de lecture plus archéologique : c’est celui que nous développerons ici. Ce mode de lecture nécessite de ne plus analyser les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou des représentations)17Foucault M., Archéologie du savoir, Paris , Gallimard, 1969, p. 66.… mais de les comprendre à partir de leurs règles de formation, à savoir les épistémè qui s’imposent comme une sorte d’anonymat uniforme à tous les individus qui entreprennent de parler dans ce champ discursif18Ibidem, p. 83..
Entrer dans une analyse Foucaldienne exige d’avoir présent à l’esprit les ruptures épistémologiques19Cf. Bachelard G., (1938), La Formation de l’esprit scientifique : Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 10e éd 1977., seuils épistémologiques qui rompent le cumul infini des connaissances et porter son attention, de préférence, sur de longues périodes. La discontinuité deviendrait alors un concept opératoire pour entrer dans n’importe quel champ d’événements discursifs.
Pour lire ainsi, il faudrait abandonner les notions de tradition, d’influence et de développement afin d’accepter de n’avoir affaire qu’à une population d’événements dispersés. Il est nécessaire aussi de se méfier des découpages dont nous avons acquis la familiarité que ce soit ceux des disciplines – principes de classement souvent institutionnels – ou des œuvres qui supposent un certain nombre de choix théorico-affectifs voire sociaux injustifiables… Entrer comme nous l’avions tenté par l’histoire de la philosophie semble déjà problématique…
Dans sa réponse au Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure,20Cf. in Cahiers pour l’analyse 9 (1966), Généalogie des sciences, p. 23-29. Foucault poursuivait : pour analyser tout discours, on devrait déterminer les conditions de son apparition – ce qui l’exclurait – et on devrait pouvoir montrer les corrélations de tels propos à d’autres énoncés desquels on pourrait le rapprocher. Tenter une archéologie de tout savoir devrait permettre de traiter le discours dans son irruption, mais aussi dans son mode d’institutionnalisation. Pour ce faire l’auteur précise ce mode d’approche a contrario :
• la première illusion serait celle du champ auquel le discours du chercheur se trouve lié car il essaie de dire l’espace d’où il parle, et, par son discours, risque de le déplacer. Par exemple, un regard de philosophe… éclairant le champ de la théorie du droit pourrait par cet éclairage même déplacer ce champ !… ;
• la deuxième illusion serait celle de l’objet de tel ou tel savoir car les énoncés ne s’y réfèrent pas, mais le constituent par leurs discours ;
• la troisième illusion serait celle du style ou de la forme constante de l’énonciation présupposant un même regard posé, d’où une même analyse du fait et la possibilité d’instauration d’une science descriptive ;
• la quatrième illusion serait l’existence d’un jeu de concepts permanents et cohérents entre eux, qui permettraient de critérialiser tel ou tel champ du savoir, or cela est impossible, vu l’apparition permanente de nouveaux concepts, soit dérivés, soit hétérogènes ;
• la cinquième illusion serait de constituer des unités de discours à partir d’une identité d’opinions, car une même option délibérée peut exister dans deux types de discours, et un seul discours peut donner lieu à plusieurs options.
Il faudrait donc repérer les points de choix qui ont rendu possible dans leurs dispersions des ensembles d’énoncés comme champ de possibilités stratégiques.
Pour cela, un immense intérêt devrait être porté à la description du jeu des opinions ou des options théoriques : jeux ou options qui apparaissent dans une recherche et à propos d’une recherche sans tomber, ni dans l’illusion doxologique – ou confusion de la description avec les conditions d’existence d’une recherche – ni dans l’illusion formalisatrice ou imaginaire – selon laquelle les lois de construction seraient les conditions d’existence de cette même recherche. Ce que l’archéologie de M. Foucault rejette, c’est toute thématique de la connaissance, à savoir l’imagination d’un sujet transcendantal21Kant E., (1781), Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues A. et Pacaud B., Paris, PUF, 10e éd 1963. qui, par sa réflexion, assurerait la synthèse du divers successif apparaissant avec des formalisations identiques à travers le temps, ce qui reviendrait à oublier la temporalité de tout discours scientifique. Il faudrait donc penser la discontinuité anonyme de la recherche affranchie de toute référence à une origine ou à une téléologie historico-transcendantale.
Bien évidemment ces deux possibilités de lire autrement les objets idéels (que ce soit celle de Deleuze ou celle de Foucault) ne sont indiquées qu’à titre d’exemple et tout auteur pourrait en inventer d’autres …
Si l’on voulait distancier ce texte en sachant avec Wittgenstein que toute question se traite comme une maladie… on pourrait de manière ironique énoncer que cet écrit à propos des concepts de notion, concept, catégorie, principe, qualification nécessite trois thérapies une contre la logique, une contre l’histoire de la philosophie et une contre les tentatives interprétatives !…