Pour une intégration des sources audiovisuelles dans la recherche juridique
Anne-Marie HO DINH
Docteure en droit privé de l’Université Paris II
et
Diana VILLEGAS
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris II
Résumé
Malgré la place de plus en plus importante accordée aux documents audiovisuels aux XXe et XXIe siècles, les sciences sociales ont conservé jusqu’à présent un lien privilégié et prédominant avec l’écrit. À cet égard, la science juridique ne fait pas figure d’exception. On constate en effet une marginalisation de leur usage dans la science du droit et dans la recherche juridique, en raison notamment d’une limitation des sources du droit et des méthodes de la dogmatique juridique, bien que l’on observe ces dernières années un intérêt grandissant des juristes pour l’approche Droit et Cinéma. Dans l’hypothèse d’un droit davantage contextualisé, l’exclusion des sources audiovisuelles semble en effet devoir être nécessairement dépassée. Elles constituent pour le chercheur des outils méthodologiques essentiels pour saisir le droit vécu par ses acteurs et les représentations à l’œuvre dans la société, et favorise également le dépassement des frontières disciplinaires.
Mots-clés
Sources du droit – Sources audiovisuelles – Sources contextuelles du droit – Droit en contexte – Droit et cinéma – Interdisciplinarité – Dogmatique juridique – Méthodologie du droit – Épistémologie juridique
Abstract
Despite the increasingly important place of audiovisual documents in the xx and xxi centuries, the social sciences have so far retained a privileged and predominant link with the written sources. Legal science is not an exception. Indeed, legal science and legal research use to marginalise audiovisual documents, because the sources of law and the methods of legal dogmatic are very limited. Although, we observe a recent interest from a growing number of legal scholars for the Law and Film Studies. Based on the hypothesis of a contextualized law, the exclusion of audiovisual sources from the legal research seems to be necessarily overcome. For a legal researcher, this material constitutes an essential methodological tool to understand how social actors experience the law and the representations of law in society. Audiovisual sources are also a very useful instrument to transcend disciplinary boundaries.
Keywords
Sources of Law – Audiovisual sources – Contextual sources of Law – Law and Film Studies – Law in Context – Interdisciplinary – Legal theory – Legal dogmatic – Legal methodology – Legal epistemology
Introduction
Société1« [N]ous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image » écrivait G. Bachelard dans La terre et les rêveries de la volonté, Librairie José Corti, 1948, p. 7., civilisation2« L’humanité du xxe siècle a vu naître la civilisation de l’image. Une série de perfectionnements d’ordre technique se trouvent à l’origine de cette péripétie dans l’histoire de la culture, dont les répercussions proches ou lointaines remettent en question certains aspects essentiels de la condition humaine » : G. Gusdorf, « Réflexions sur la civilisation de l’image », Civilisation de l’image, Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français, n° 33, 1960, p. 11., voire dictature3V. R. Debray et M. Fumaroli, Dictature de l’image, Le Débat, n° 74, mars-avril, 1993. de l’image sont des qualificatifs désormais utilisés pour désigner les XXe et XXIe siècles, particulièrement marqués par la multiplication des médias et des réseaux sociaux. Sans remplacer la parole et l’écriture, l’enregistrement du son et de l’image apparaît comme un support privilégié de communication, structurant différemment l’ensemble de nos interactions et jouant un rôle essentiel dans la construction des significations.
L’adjectif « audiovisuel » caractérise une technique ou une œuvre associant l’image et le son, qui fait donc appel aux sensibilités auditive et visuelle du destinataire de l’information. C’est à cette définition large d’enregistrement sonore et d’image animée cinématographique, que se rapporte la présente réflexion. Le support de l’enregistrement (cassette vidéo, CD, DVD, fichier), son genre (fiction, documentaire, reportage, enregistrement administratif, enquête, émission, etc.) ou le média de diffusion utilisé pour sa distribution (télévision, cinéma, plateforme) est indifférent à son appréhension4Pour une typologie des sources audiovisuelles, v. B. Delmas, Donner à l’image et au son le statut de l’écrit : pour une critique diplomatique des documents audiovisuels, Bibliothèque de l’école des chartes, 2003, t. 161, p. 565 et suiv..
La possibilité de fixer l’image inanimée5L’image photographique a été inventée en 1816 par N. Niepce, mais c’est en 1839 que L. Daguerre conçoit le premier procédé photographique avec développement (daguerréotype). En 1840, H. Fox Talbot invente le calotype, ancêtre du négatif moderne. L’appareil Kodak pouvant être chargé à la lumière du jour avec une pellicule en bobine est inventé en 1891., animée6Le premier brevet portant sur l’animation d’images photographiques et la fabrication d’une caméra date de 1871. L’invention du cinématographe par A. et L. Lumière date de 1895. Le premier film sonorisé date de 1910. et le son7C. Cros dépose en 1877 à l’Académie des sciences une note sur un procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe. Le cylindre a été utilisé comme support pour produire des documents sonores de 1881 à 1929, et le disque a été inventé en 1888. sur un support matériel a incontestablement marqué l’histoire de l’humanité en ouvrant à de nouvelles perspectives et à de nouveaux enjeux. Dans les années qui suivirent ces inventions, on vit ainsi apparaître une préoccupation pour la conservation de ces nouveaux témoignages du réel, à l’instar des archives sur support papier. En témoigne la création, par Ferdinand Bruno avec l’aide d’Émile Pathé, en 1911 à la Sorbonne, des Archives de la parole ou « bibliothèque vivante », consacrées à l’enregistrement, à la conservation et à l’étude de toutes les manifestations de la langue parlée. Il enregistra la voix de personnalités, mais également des témoignages de langues et dialectes régionaux et de langues étrangères avec, comme objectif principal, de fixer et de transmettre « la parole dans son intégrité absolue »8P. Cordereix, « Ferdinand Bruno et les Archives de la parole : le phonographe, la mort, la mémoire », Revue de la BNF, 2014/3, n° 48, p. 8.. Pour la photographie, Albert Kahn entreprit en 1909 également un « inventaire visuel du monde » appelé « Archives de la planète », en envoyant des photographes à travers la France et le monde pour réaliser des reportages9Le résultat de cette entreprise de documentation visuelle représente environ 72 000 autochromes, 4 000 plaques stéréoscopiques et plus de cent heures de film, constituant l’un des plus importants fonds photographiques en couleur.. Quelques années plus tard, en 1933, naitront les premières cinémathèques, dont la cinémathèque française10P. Guibert, « Archives filmiques et histoire du cinéma », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 21, janvier-mars, 1989., et la préoccupation pour la conservation de ces enregistrements sera consacrée par l’Unesco dans les années 1980, dans une recommandation « pour la sauvegarde et de conservation des images en mouvement »11Unesco, Recommandation pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement, 27 octobre 1980.. Les images en mouvement y sont définies comme « une expression de l’identité culturelle des peuples », faisant partie intégrante du patrimoine culturel d’une nation « en raison de leur valeur éducative, culturelle, artistique, scientifique et historique »12Ibid. et comme des « formes d’expression nouvelles particulièrement représentatives de la société actuelle, dans lesquelles se reflète une part importante et toujours croissante de la culture contemporaine »13Ibid..
Selon l’historien archiviste Bruno Delmas, les documents audiovisuels ont représenté au XXe siècle une masse d’archives équivalente à celle des archives sur support papier, plaçant l’historien contemporain dans la situation des historiens romantiques, contraints d’opérer une révolution mentale :
« Nos prédécesseurs ont dû s’affranchir du seul usage du vivier restreint des sources littéraires et des “monuments écrits” délimité par les diplomatistes du siècle des Lumières et par leurs successeurs les doctrinaires, pour étendre la conception de leur objet d’étude à l’ensemble des documents écrits existants, à l’ensemble des archives »14B. Delmas, Donner à l’image et au son le statut de l’écrit : pour une critique diplomatique des documents audiovisuels, art. cit., p. 555..
Face à cet afflux, on aurait pu imaginer que les sciences sociales se seraient saisies de ces nouvelles informations pour enrichir leurs travaux. Toutefois, on constate aujourd’hui le lien toujours privilégié et prédominant que les chercheurs entretiennent avec l’écrit et la difficulté à intégrer les nouveaux supports audiovisuels. Travaillant sur des pratiques sociales sans tradition scripturale, les anthropologues ont, plus naturellement, été amenés à utiliser la photographie et le cinéma et à les intégrer dans l’analyse ou dans l’exposé des résultats. Les Argonautes du Pacifique occidental de B. Malinowski15B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963. et les enseignements de M. Mauss16D’après cet auteur, « [l]’enregistrement phonographique, l’enregistrement sur films sonores nous permettent de constater l’entrée du monde moral dans le monde matériel pur » : M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Petite bibliothèque Payot, 1967, p. 35. sont exemplaires de cette méthode qui a donné naissance à l’anthropologie visuelle. Mais, comme le souligne P. Sorlin, hormis l’anthropologie qui semble s’être développée « non pas à partir de l’image, mais dans un débat permanent autour de l’image »17P. Sorlin relève que le premier film ethnographique tourné en 1898 par A. Haddon à Murray Island sur la danse rituelle des Malu-Bomai appartient autant à l’histoire du cinéma des premiers temps qu’à celle de l’anthropologie. Elle fit naître aussi une polémique, dans la mesure où Haddon avait fait reconstituer en carton les anciens masques et avait donné des instructions précises à ses « acteurs » pour reconstituer cette danse abandonnée depuis une génération : « Présentation », Les sciences humaines et l’image, Réseaux, vol. 17, n° 94, 1999, p. 10. Dans l’histoire du film ethnographique, les exemples de ce type, où l’influence du chercheur-réalisateur dépasse la réalité en allant jusqu’à sa construction, sont paradoxalement nombreux. Le débat autour de la (re)construction du réel et de la neutralité scientifique face à la présence de la caméra a été longtemps des préoccupations majeures pour l’anthropologie. Le mouvement du « cinéma-vérité » initié par J. Rouch et E. Morin (J. Rouch et E. Morin, Chronique d’un été, 86 min, 1961) ainsi que les pratiques contemporaines du documentaire anthropologique exposent les avantages d’assumer la présence de la caméra. Les nouvelles formes de ce cinéma intègrent donc dans la réalisation toutes les possibles altérations venant des interactions avec la totalité des acteurs-enquêtés poussant parfois la technique jusqu’à préférer la captation faite par les acteurs eux-mêmes, en évitant ainsi tout risque d’ethnocentrisme. Ces expériences de réalisation scientifique montrent l’évolution de l’objet et de la méthodologie de toute une discipline en montrant les limites de la neutralité, laquelle était considérée jusqu’alors comme un gage de scientificité., l’histoire et, dans une moindre mesure, la sociologie se sont constituées en tant que disciplines de l’écrit18F. Laplantine en fait également le constat : « Même si, depuis la fin du xixe siècle, il existe une tradition de photographie scientifique, les rapports des hommes de science et des hommes d’images sont rarement des histoires d’amour. La photographie et le cinéma sont, en dépit d’exemples illustres (Lévi-Strauss, Jean Rouch…), encore largement tenus à l’écart de la science officielle. Dans une société comme la nôtre, qui est pourtant devenue une société de l’image, on juge davantage les gens à ce qu’ils disent et surtout à ce qu’ils écrivent qu’à ce qu’ils voient (la voyance) et à ce qu’ils montrent (des photos, des films) » : F. Laplantine, La description ethnographique, Armand Colin, 2006, p. 80.. Il leur est donc difficile de se réinventer, bien qu’elles s’ouvrent désormais à de nouvelles sources19Le cinéma comme objet d’étude commence en réalité à intéresser sociologues et historiens à partir des années 1950 pour s’imposer ensuite comme source historiographique et sociologique vers les années 1970. Depuis cette période, les colloques et les programmes d’enseignements mettant en exergue cette relation fructueuse ne cessent de se démultiplier : M. Ferro, Cinéma et histoire,Gallimard, 1993 ; E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai anthropologique, Les éditions de minuit, 1956 ; E. Morin, Le cinéma. Un art de la complexité, Nouveau Monde Éditions, 2018..
Qu’en est-il de la science du droit ? « Dans une civilisation de l’écriture, écrivait Carbonnier, les juristes ont perdu l’habitude d’un droit s’exprimant en figures. Le droit du temps passé répugnait moins à être illustré »20J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, 2004, p. 182.. Toutefois, l’image n’a pas pour autant disparu des préoccupations juridiques, en particulier lorsqu’elle s’anime dans un document audiovisuel.
Ce dernier est, en effet, présent en droit tout d’abord comme mode de preuve : les enregistrements vidéo sont admis comme des pièces permettant d’établir la preuve des faits et ont leur place au sein du prétoire, à condition qu’ils respectent le principe de loyauté de la preuve et du contradictoire21Par exemple, lors des débats, le président d’une cour d’assises peut admettre la possibilité d’une diffusion d’une vidéo : crim. 28 oct. 1992, n° 91-86.283. Les enregistrements clandestins font cependant l’objet d’une évaluation plus ou moins stricte selon la matière : L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 11e édition, LexisNexis, 2020, §531, p. 510-512.. La vidéosurveillance est ainsi devenue une source importante de preuves22La loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité a légalisé l’enregistrement visuel de vidéosurveillance sur la voie publique. Cet outil a ensuite été généralisé notamment par la loi n° 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs, avec la mise en place de l’usage de « caméras-piéton », confirmée récemment par la chambre criminelle (crim. 8 déc. 2020, n° 20-83.885). En temps de pandémie, l’usage de drones de vidéosurveillance par les services de police a également renouvelé les critiques sur ce mode de recueil de preuves : CE. Ord. 18 mai 2020, n° 440442, comm. P.-E. Audit, « Le Conseil d’État et la légalité de l’utilisation des drones : quelle place pour la vie privée ? », D. 2020, p. 1336..
Les visioconférences, notamment dans le cadre des audiences – vidéo-audiences –, se généralisent également23Sur le fondement légal de la visioconférence, v. art. 111-12 du Code d’organisation judiciaire. Pour l’évolution de cet outil dans les différentes procédures, v. L. Cadiet, S. A amrani-Mekki et J. Normand, Théorie générale du procès, PUF, p. 178 et le dossier : « La visioconférence en droit et (surtout) en fait », AJ Pénal 2019, p. 239 et s. Les audiences du Conseil Constitutionnel, notamment en matière de QPC, sont enregistrées et en accès libre sur la chaîne de cette juridiction : https://www.dailymotion.com/conseil-constitutionnel. Pour une étude sur le sujet, v. M. Flores-Lonjou, « Le juge français mis en images : images officielles versus images documentaires », e-legal, Revue de droit et de criminologie de l’ULB, vol. n° 1, janv., 2018. Le recours à la vidéo-audience pour la procédure devant la Cour nationale du droit d’asile a, quant à lui, été source d’un grand débat : J.-M. Pastor, « Les avocats et la Cour nationale du droit d’asile réconciliés sur la vidéoaudience », AJDA 2020, p. 2229., non sans soulever de critiques24Sur la difficile harmonisation entre la logique managériale de cet outil et les principes fondamentaux de la justice, v. Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC ; Cons. const. 20 sept. 2019, n° 2019-802 QPC. Dans le cadre des restrictions sanitaires imposées au sein du Palais durant la pandémie de la COVID-19, la généralisation des vidéo-audiences a été plébiscitée comme palliatif au lockdown de la justice mais elle s’est vue rapidement sanctionnée : Cons. const. 30 avril 2020, n° 2020-836 QPC ; CE 27 nov. 2020, nos 446712, 446724, 446728, 446736, 446816. V. également, Cons. const. 15 janv. 2021 n° 2020-872 QPC ; CE 12 févr. 2021, n° 448972 ; CE 5 mars 2021, nos 44037 et 440165., et le recours à cette technique lors de certaines phases et actes de la procédure apparaît désormais comme l’un des grands enjeux contemporains de la justice dématérialisée.
La captation vidéo des procès est, quant à elle, encore réservée aux procès historiques25La loi n° 85-699 du 11 juillet 1985 complétée par le décret n° 86-74 du 15 janv. 1986 et l’arrêté du 19 janv. 1989 permettent l’enregistrement de procès mémorables. À l’initiative de l’ancien ministre de la justice et garde des Sceaux Robert Badinter, cette loi assouplit l’interdiction d’enregistrement des audiences de l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et de l’article 308 al. 1er du Code de procédure pénale. Il aurait été possible de penser que le fondement de cette interdiction a disparu grâce à l’usage de matériels plus discrets que ceux de l’époque du procès « Dominici », qui est à l’origine de cette interdiction. Cependant, la Cour de cassation ne cesse de rappeler le fondement de l’interdiction (crim. 29 sept. 2017, n° 17-85.774). Aujourd’hui, seulement quelques souplesses en vue de la constitution d’archives audiovisuelles de la justice sont autorisées (articles L. 221-1 et s. du Code de patrimoine). et son accès est limité aux chercheurs ou différé dans le temps26La loi impose un délai de cinquante ans pour la reproduction et la diffusion libre des procès historiques intégrant les archives, mais ceux-ci restent accessibles aux scientifiques à partir de la fin du procès avec décision définitive (art. L. 222-1 al. 2 et 3 du Code du patrimoine). Véritable fenêtre vers le passé judiciaire, ces archives aident à la reconstruction historique de la justice ainsi qu’à une meilleure compréhension de ses enjeux. Les archives nationales ont organisé, pour la première fois, une exposition de ces procès : « Filmer les procès, un enjeu social », Archives nationales, Paris, 2020-2021. Les requêtes pour l’enregistrement des attentats de terrorisme renouent aujourd’hui le débat sur l’importance de la constitution des archives filmées de la justice ainsi que du juste équilibre entre principe de publicité, médias et justice : crim. 29 sept. 2017, n° 17-85.774. Par ailleurs, il est impossible de passer à côté du rôle des dessinateurs de justice qui remplissent la tâche de documentaristes visuels lorsque des images vivantes du procès font défaut. Sur ce point, la voix de Cabu résonne jusqu’à nous : http://traitsdejustice.bpi.fr/home.php?id=23. Le film documentaire de Sam Diallo illustre brillamment le courage de dessiner un procès dont la proximité est si tangible : S. Diallo, Boucq, un dessinateur au procès des attentats de Paris, Arte, 2020, 4’58 min, disponible sur https://www.arte.tv/fr/videos/099953-000-A/boucq-un-dessinateur-au-proces-des-attentats-de-paris/.. Mais un projet de loi prévoit la possibilité d’enregistrer et de diffuser certaines audiences dans un but pédagogique27Le projet de loi n° 4091 pour la confiance dans l’institution judiciaire, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 avril 2021, prévoit dans son article 1er une nouvelle dérogation à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse permettant « l’enregistrement sonore ou audiovisuel des audiences judiciaires et administratives en vue de leur diffusion fondée sur un motif d’intérêt public ».. Si cette réforme venait à aboutir, on peut s’attendre à ce que ces enregistrements trouvent leur place dans l’enseignement du droit, d’autant plus que la crise sanitaire liée à l’épidémie de coronavirus et les contraintes de confinement qu’elle a engendrées a conduit au développement, dans l’urgence, des techniques audiovisuelles comme vecteur de savoir28Aux programmes des licences numériques déjà existantes depuis quelques années s’est jointe la généralisation des enseignements et colloques en ligne afin d’assurer la continuité pédagogique et scientifique..
Toutefois, cette généralisation imposée du numérique ne semble pas encore s’accompagner d’une réflexion sur les techniques innovantes autour de l’image et sur la scénarisation pédagogique de la connaissance du droit. Elle se cantonne plutôt à une numérisation subie qui traduit aussi le manque de réflexion méthodologique autour de ces sources. Il apparaît donc urgent de s’interroger sur la place des sources audiovisuelles au sein des méthodes de la science du droit et, en conséquence, de la recherche juridique, en questionnant leur capacité à manifester l’objet même de la science du droit, à concrétiser ou à renseigner ce qui est considéré par les acteurs de cette discipline comme étant « juridique ».
Une observation des théories et des pratiques qui orientent le travail du chercheur en droit permet de constater la marginalité des sources audiovisuelles dans la recherche juridique française actuelle (I). Mais ce constat n’a toutefois rien de définitif. Il nous semble, au contraire, que la source audiovisuelle est tout à fait légitime en droit et peut, sans distorsion théorique, être pleinement intégrée au travail de recherche juridique (II).
I. La marginalité des sources audiovisuelles dans la recherche juridique
Déterminer la place des sources audiovisuelles dans la recherche juridique implique de s’intéresser aux théories et aux méthodes employées par les acteurs de cette recherche. Il s’agit des théories relatives aux sources du droit, qui établissent les critères de validité juridique et déterminent quelles manifestations concrètes peuvent accéder au statut de « source du droit » ; des méthodes d’interprétation, qui déterminent les éléments qui sont admis pour éclairer leur sens ; et, plus largement, des méthodes de production des discours des chercheurs en droit29V. not. la seconde partie de l’ouvrage de V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2014.. Or, on constate la marginalité des sources audiovisuelles à la fois dans la dogmatique juridique30On entend par dogmatique juridique le « domaine de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes juridiques » : A. Aarnio et N. Arnaud-Duc, V° « dogmatique juridique » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 1993, p. 188. (A), et au-delà de celle-ci (B).
A. Dans la dogmatique juridique
En France, une étude historique relative à la théorie des sources du droit permet de conclure à l’imposition progressive de la théorie positiviste formaliste, qui se trouve encore majoritairement partagée par les auteurs de la science du droit, bien qu’elle fasse actuellement l’objet de critiques31V. A.-M. Ho Dinh, Les frontières de la science du droit. Essai sur la dynamique juridique, LGDJ, 2018. Le titre II de la première partie est consacré à la limitation de l’objet d’étude de la science du droit.. En orientant vers l’édiction étatique de la norme et en limitant les auteurs capables de l’interpréter, cette théorie explique la prédominance des sources documentaires écrites, et conduit aujourd’hui finalement à peu s’interroger sur l’existence de nouveaux supports pour le raisonnement juridique.
La règle formelle32Bloc constitutionnel, traités et accords internationaux, normes européennes, normes législatives et réglementaires nationales., celle que l’on vise dans les décisions de justice33Concernant le débat sur le statut de la jurisprudence comme source du droit : v. not. N. Molfessis et F. Terre, Introduction au droit, Dalloz, 2020, p. 426 et suiv., est en effet toujours écrite34La coutume, règle non écrite encore citée comme source du droit par de nombreux auteurs, est en réalité de longue date sous dépendance de la loi et ne se révèle que rarement comme source, sous réserve de formulation explicite par une autorité judiciaire. et la source audiovisuelle est assurément absente des sources formelles du droit35Depuis la dématérialisation complète du journal officiel par la loi organique n° 2015-1712 du 22 décembre 2015 portant dématérialisation du Journal officiel de la République française, la loi n’existe plus que sous une forme électronique accessible à nos sens en premier lieu par un écran, mais il s’agit là toutefois toujours d’un écrit.. Concernant leur interprétation, on constate dans les pratiques scientifique et judiciaire l’omniprésence de la jurisprudence et des travaux de doctrine comme références. Ils se présentent sous la forme, d’une part, des décisions de justice rendues précédemment (en priorité les décisions les plus significatives des plus hautes cours, y compris à l’échelle internationale), et, d’autre part, des écrits doctrinaux (en priorité les plus partagés, qui font référence). Cela se traduit dans les thèses et publications doctrinales par un renvoi systématique, au-delà des sources formelles, à la jurisprudence et aux publications doctrinales comme outils d’interprétation. Chargé de la production doctrinale, le chercheur en droit est donc à la fois tourné vers la production d’interprétations des sources formelles et vers l’analyse de ces références, dont l’ensemble forme un système. L’écrit y tient une place presque exclusive : codes et autres textes législatifs et réglementaires, décisions de justice, commentaires de jurisprudence et ouvrages de doctrine rythment le travail des acteurs du droit. Comme le décrit V. Champeil-Desplats,
« l’analyse du langage juridique repose sur de multiples opérations de décomposition et de recomposition des énoncés du discours juridique qui visent à les clarifier, les simplifier, les ordonner, les synthétiser ou encore les systématiser »36V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 297. L’auteur évoque le travail de définition propre au travail de décomposition, et le travail de conceptualisation et d’ordonnancement propre au travail de recomposition..
D’autres documents sont toutefois susceptibles d’influer sur le raisonnement et ont parfois pu se faire une place dans certaines méthodes d’interprétation davantage tournées vers l’étude des circonstances qui entourent la règle de droit et donc vers les conditions de production ou d’application de la règle.
C’est le cas des références au contexte historique37Introduites par les tenants de la méthode historique développée à compter du milieu du xixe siècle. V. not. H. Klimrath, Essai sur l’étude historique du droit et son utilité pour l’interprétation du Code civil, Strasbourg, F.G. Levrault, 1833 ; R.-T. Troplong, « De la nécessité de réformer les études historiques applicables au droit français », Revue de législation et de jurisprudence, t. 1, 1835, p. 1-14 ; E. Laboulaye, « De la méthode historique en jurisprudence et son avenir », RHDE, t. 1, 1855, 1-23 ; R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », Le livre du centenaire, t. I, Paris, A. Rousseau, 1904, p. 92-129., aux travaux préparatoires38Les travaux préparatoires constituent « l’ensemble des activités et documents (exposés des motifs ou propositions, rapports, discussions, etc.) qui, dans le processus d’élaboration d’un acte juridique (par exemple la loi), ont précédé la manifestation définitive de la volonté de son auteur et sont de nature à éclairer sa signification » : G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 10e éd., 2014, p. 791. La recherche de l’intention du législateur est caractéristique de l’école de l’exégèse. Elle fut ensuite critiquée par des auteurs comme Aubry et Rau, Laurent, Baudry-Lacantinerie, Gény ou encore Capitant (v. H. Capitant., « L’interprétation des lois d’après les travaux préparatoires », D. H. 1935, chr., p. 77). V. également P. Deumier (dir.), Le raisonnement juridique ; recherche sur les travaux préparatoires des arrêts, Dalloz, 2013., aux faits économiques et sociaux39D’un point de vue des méthodes d’interprétation, les références aux faits sociaux se sont accrues à la fin du xixe siècle avec l’émergence de la question sociale, en particulier sous l’impulsion de Saleilles ou de Gény. V. not. R. Saleilles, « Les méthodes de l’enseignement du droit et de l’éducation intellectuelle de la jeunesse », RIE, t. 44, 1902, p. 318 et F. Geny, Science et technique en droit privé positif (Nouvelle contribution à la critique de la méthodologie juridique), t. II, Recueil Sirey, 1927. A. Esmein évoque par exemple la nécessité de « consulter les documents les plus divers ; écrits de jurisconsultes et d’économistes ; recueils de statistiques ; polémiques de presse ; romans ou pièces de théâtres » : A. Esmein, « La jurisprudence et la doctrine ». RTD civ. 1902, p. 13. ou encore aux pratiques40V. not. P. Deumier, Le droit spontané, Préface de Jean-Michel Jacquet, Économica, 2002 ; le dossier, « Les pratiques juridiques, sources du droit des affaires », Les petites affiches, n° 237, 27 novembre 2003 ; Association H. Capitant, Le rôle de la pratique dans la formation du droit, t. XXXIV, 1985 ; P. Ancel, « Le droit in vivo, ou plaidoyer d’un membre de la “doctrine” pour la recherche juridique empirique », Mélanges P. Jestaz, Dalloz, 2006, p. 1-17.. Elles peuvent en effet être mentionnées par les juges ou par les auteurs de doctrine comme étant susceptibles de motiver leurs interprétations, et se trouvent alors élevées au rang de sources documentaires pour ces interprètes. Mais on constate, d’une part, qu’il ne s’agit généralement que de sources écrites et non de sources audiovisuelles, bien qu’elles conduisent parfois le chercheur à un travail d’observation de terrain. Et, d’autre part, que ces références ont, à l’heure actuelle, toujours un caractère marginal, subsidiaire et non systématique par rapport à celles privilégiées par les méthodes d’interprétation littérale et systémique. En effet, leur apprentissage est réalisé au sein de sciences auxiliaires dont le développement reste jusqu’à présent limité, et non par leur intégration au sein de la dogmatique juridique. Leur usage n’est pas prohibé, mais il est souvent réservé à un travail introductif et leur absence ne semble pas sanctionnée académiquement.
Dans ce contexte, il apparaît aujourd’hui difficile, dans un travail de recherche juridique dogmatique, de faire référence à une source audiovisuelle telle qu’un documentaire audiovisuel ou un film, quand bien même il permettrait d’éclairer le contexte de production ou d’application de la norme à interpréter.
B. Au-delà de la dogmatique juridique
Si les sources audiovisuelles ne sont pas employées dans les recherches visant directement à produire des interprétations juridiques et à systématiser le droit positif, le sont-elles davantage dans celles qui visent à constituer des connaissances sur le droit, à s’interroger sur la façon dont on produit ce dernier ou, plus largement, à décrire et analyser un objet de recherche juridique41En pratique, les frontières entre la dogmatique juridique et les perspectives qui la dépassent sont poreuses et mouvantes. Le chercheur en droit adopte généralement dans ses recherches différentes perspectives et la dogmatique fait, elle-même, l’objet de redéfinitions (v. not. S. P. Kouam, « La définition du juriste et la redéfinition de la dogmatique juridique (à propos du syncrétisme méthodologique) », Les cahiers de droit, vol. 55, n° 4, 2014, p. 877). Toutefois, la science du droit s’est construite autour de cette distinction, comme en témoigne la place des sciences auxiliaires du droit, et elle permet de rendre compte d’un rapport différent du chercheur aux sources. ? La réponse est positive si l’on pense au courant Droit et cinéma (Law & Film), né à la fin des années 1990 dans les pays anglo-saxons42Le mouvement droit et cinéma est relativement récent, contrairement à son homologue Droit et littérature né sous la plume de R. Pound (R. Pound, « Law in Books and Law in Action », American Law Review, nº 44, 1910, p. 12-36), R. Cover (R. Cover, « La session 1982 de la Cour suprême. Préface : Nomos et narration » in F. Michaut (dir.), Le droit dans tous ses états à travers l’oeuvre de Robert M. Cover, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 69-149), B. N. Cardozo (B. N. Cardozo, « Law and Literature », Yale Law Review, vol. 14, 1925 p. 699-718) et R. Posner (R. Posner, Droit et littérature, PUF, 1966). Ses origines datent de la fin des années 1980 aux États-Unis à travers les études de culture juridique populaire « Legal Pop Culture » sous la plume des auteurs phares du mouvement Droit et Société tels qu’A. Sarat (A. Sarat [dir.], Imagining Legality. Where Law Meets Popular Culture, University of Alabama Press, 2011) ou S. Macaulay (S. macaulay, « Images of Law in Everyday Life : The Lessons of School, entertainment, and Spectator Sports », Law and Social Review, vol. 21, nº 2, 1987, p. 187-218). Plus récemment, les écrits de J. Silbey (J. Silbey, « Legal Outsiders in American Film. The politics of law and film study : An introduction to the Symposium on Legal Outsiders in American film », Legal Studies Research Paper Series, vol. 42, nº 4, 2009, p. 755-768) permettent de compléter le panorama épistémologique de ce mouvement interdisciplinaire., qui a placé les sources audiovisuelles au cœur de sa méthodologie. O. Kamir envisage notamment trois perspectives à l’œuvre dans ce courant43O. Kamir, « Why “Law-and-Film” and What Does it Actually Mean ? A Perspective », Continuum : Journal of Media & Cultural Studies, vol. 19, n° 2, juin, 2005, p. 255-278.. La première, « film paralleling law », suggère que certains films véhiculent des représentations parallèles à celles du droit et sont susceptibles de l’influencer, et inversement44L’auteur fait notamment état de l’influence des films mettant en scène un harcèlement sur la législation anti- harcèlement des années 90 aux États-Unis, ou la reproduction cinématographique de tactiques juridiques invoquées devant les tribunaux pour faire valoir des valeurs jugées conservatrices.. L’hypothèse est ici que le droit et le cinéma présentent des fonctions sociales analogues. La seconde, « film as judgement », part du postulat que certains films, et en particulier les fictions juridiques qui mettent en scène un procès, « forment et façonnent les spectateurs et le public dans leur jugement, tout en examinant – et souvent en renforçant – les normes, la logique et les structures juridiques »45O. Kamir, « Why “Law-and-Film” and What Does it Actually Mean ? A Perspective », art. cit., p. 268.. Enfin, la troisième, « film as jurisprudence », considère que les films peuvent rendre compte d’une conception populaire du droit. Ils soumettent les spectateurs aux questions fondamentales qui traversent le système juridique (justice, moralité, sécurité, etc.) et permettent aux chercheurs de découvrir des représentations communes ou alternatives du droit. Ces trois perspectives justifient que les juristes puissent, pour améliorer la connaissance du droit, se saisir de ces sources.
Ce courant s’est un peu développé en France ces dernières années, en particulier autour des fictions46Un cycle « Droit et fiction » a été organisé de 2015 à 2018 par l’UMR Droit, religion, entreprise et société (Université de Strasbourg/CNRS). Les chercheurs se sont intéressés à l’oeuvre cinématographique Star Wars de G. Lucas, aux super-héros, ou encore à la série Kaamelot (A. Ciaudo, Y. Basire, A.-L. Mosbrucker [dir.], Les super-héros au prime du droit, Presses universitaires de Franche-Comté, 2020). Une journée d’étude « le droit dans Star wars » a également été organisée le 19 février 2021 par l’université de Bretagne Occidentale. V. également M. Talbot et Q. Le Pluard, Du droit dans Disney, Mare et Martin, 2020 ; P. Plouhinec et Q. Le Pluard (dir.), Game Of Thrones, Le trône de fer – : Du droit dans Game of Thrones, Paris, Mare et Martin, 2019 ; F. DeffFFerrand, Le droit selon Star Trek, Paris, Mare et Martin, 2016 ; F. DeffFFerrand, La pensée juridique de Sheldon Cooper : Ou comment faire du droit avec The Big Bang Theory, Paris, Mare et Martin, 2019.. Ces démarches consistent, dans un objectif pédagogique et critique, à appliquer à des œuvres cinématographiques les clés d’analyse de la science du droit. En appliquant aux univers fictionnels les notions et raisonnements juridiques du réel, la réflexion juridique se trouve en effet enrichie de nouveaux questionnements ou de nouvelles représentations. Ces nouveaux objets placent incontestablement la source audiovisuelle au cœur du travail juridique. Il en va de même des plus nombreuses recherches portant sur les représentations audiovisuelles de la justice47V. D. Becq uemont et M. Renneville (dir.), Dossier « Crimes et criminels au cinéma », Criminocorpus, 2007 ; C. Biet et L. Schifiano (dir.), Représentation du procès. Droit, théâtre, littérature, cinéma, Publidix, 2010, C. Guéry, Justices à l’écran, PUF, 2007 ; A. Fabb ri et C. Guéry, « Le flash-back dans le cinéma et les séries judiciaires », Les Cahiers de la Justice, 2014/3, n° 3, p. 505-520 ; A. de Luget et M. Flores-Lonjou (dir.), Le huis clos judiciaire au cinéma, Geste éd., 2010 ; E. Puaux (dir.), « La justice à l’écran », CinéAction, n° 105, 2002 ; B. Dayez, Justice et cinéma, Anthémis, 2007., ou encore des travaux du groupe pluridisciplinaire d’analyse juridique de l’image48Ce groupe dénommé Grimaj s’est constitué en 2013 à l’initiative de N. Goedert et N. Maillard pour créer une nouvelle discipline intitulée « analyse juridique des représentations fixes et animées ». Les auteurs indiquent s’inscrire dans la perspective de la construction d’outils méthodologiques propres à identifier le contenu juridique des images en vue de leur valorisation scientifique, pédagogique et professionnelle (https://imaj.hypotheses.org/74)..
Toutefois, bien que l’approche Droit et Cinéma connaisse un certain essor49On note, par exemple, la création d’une collection « Droit et Cinéma » au sein de la maison d’édition Mare et Martin, d’une rubrique « Lire, voir, entendre » dans la revue Cahiers de la Justice, et la création des billets sur Dalloz Actualité. On constate aussi l’émergence de blogs tels que « Le blog droit et cinéma » animé par L. Miniato et M. Florès-Lonjou (https://lesmistons.typepad.com/blog/), ou celui de M.-A. Frison Roche (https://mafr.fr/fr/), et celui de l’Université Libre de Bruxelles qui compile les analyses du projet « culture-pop » et droit international (http://cdi.ulb.ac.be/category/culture-pop/). On note enfin l’organisation de conférences, à l’image du colloque « Arrêts sur images. Les représentations du juge à l’écran », organisé en mars 2015 par l’Université Libre de Bruxelles ; « Discours, récits et représentations. Chronique judiciaire et fictionnalisation du procès », organisé en mars 2016 à Toulouse et de festivals tels que : « Justice et cinéma. Les rencontres de La Rochelle » (https://www.festivaljusticeetcinema.fr) ; « Droit, justice et cinéma » de Lyon (http://www.institut- lumiere.org/actualités/rencontres-droit-justice-et-cinema-2019.html) ; celui du film judiciaire de Laval (https://www.atmospheres53.org/action-culturelle/festival-film-judiciaire/) ; « Images de justice » à Rennes (https://www.comptoirdudoc.org/programmations/images-de-justice) et enfin, le festival International du Film des Droits de l’Homme (https://www.festival-droitshumains.org). et qu’elle commence à être citée dans les manuels d’introduction au droit50N. Molfessis et F. Terre, Introduction au droit, op. cit., p. 9., il nous semble que le caractère marginal de ces initiatives ne permet pas de considérer les sources audiovisuelles comme étant réellement intégrées à la recherche juridique en France. Ce constat pourrait toutefois évoluer au regard de leur légitimité et de la contribution que leur introduction apporterait aux réflexions contemporaines sur le renouvellement des méthodes de la science du droit.
II. La légitimité des sources audiovisuelles dans la recherche juridique
On constate ces dernières années un questionnement accru de l’approche positiviste formaliste et un intérêt renouvelé pour les pratiques juridiques et pour le contexte d’application de la norme. En témoigne notamment l’approche extensive de certains auteurs concernant les sources du droit51V. not. Ibid., p. 491 et suiv. ; J. G ghestin, G. goubeaux et M. Fabre-Magnan, Droit civil. Introduction générale, LGDJ, 4e éd., 1994, p. 194 ; P. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, Defrénois et Lextenso éditions, 5e éd., 2014, p. 46 ; R. Encinas De Munagorri et G. Lhuilier, Introduction au droit, Flammarion, 2002, p. 91 et suiv. ; P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 3e éd., 2015, p. 163 et suiv. ; F. Ost. et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, 2002, p. 307-384 ; C. Thibierge (dir.), La force normative. Naissance d’un concept, LGDJ/Bruylant, 2009 ; R. LibcBChaber, L’ordre juridique et le discours du droit, LGDJ/Lextenso éditions, 2013 ; V. Lassere, Le nouvel ordre juridique. Le droit et la gouvernance, LexisNexis, 2015., mais également les références accrues du juge à des données factuelles et une préoccupation grandissante à l’égard des conséquences de ses décisions52On pense ici au renouvellement des pratiques autour de la motivation des décisions de justice. La méthode a été confirmée par un arrêt de la chambre mixte du 24 février 2017 et a été actée dans un courrier adressé le même jour par le premier président à l’ensemble des magistrats (J.-B. Jacq uin, « La Cour de cassation se modernise pour garder son rang », Le Monde, 28 février 2017). La motivation des décisions est préconisée pour tous les arrêts opérant un revirement de jurisprudence, une réponse à une question juridique de principe, une réponse à l’évocation de la violation d’un droit ou d’un principe fondamental, lorsqu’est exercé un « contrôle de proportionnalité », lorsque l’arrêt présente un intérêt pour l’unification de la jurisprudence et le développement du droit, ainsi que pour les questions préjudicielles : Rapport de la commission de la réforme de la Cour de cassation remis par J.-P. Jean le 22 février 2017. V. également la Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 du Conseil constitutionnel sur la garde à vue, qui évoque des éléments factuels..
Or, la source audiovisuelle apparaît particulièrement pertinente pour rendre compte du réel et des pratiques juridiques. Elle intéresse le chercheur en tant que source de contextualisation (A), mais également en raison du dépassement des frontières disciplinaires qu’elle permet ou qu’elle favorise (B).
A. Une source de contextualisation
Le film est souvent suspecté de subjectivité et d’esthétisme, comme le soulignent les tenants du mouvement Droit et Cinéma :
« les détracteurs du mouvement D&C réagissent parfois à l’usage du cinéma comme filtre d’étude du droit à cause de son appartenance au monde des arts. […] Pour eux, l’art appartient plutôt au loisir et au divertissement et n’entretient pas de lien privilégié avec le droit. De plus, l’art s’oppose à la science. Certains affirmeraient même qu’associer le droit à l’art l’éloigne des aspirations scientifiques des juristes. Or, pour le D&C, le droit s’inscrit dans la culture entendue au sens large. Il participe donc à la culture populaire comme cette dernière contribue à son tour à la construction de l’objet juridique »53M.-C. Belleau, Bouchard V. et R. Johnson, « Droit, cinéma et doute : Rapport minoritaire », Lex Electronica, vol. 14 n°1, 2009, p. 9..
En effet, on peut se demander pourquoi, si la source audiovisuelle peut aider à comprendre le droit ou même participer à la construction de la norme, le chercheur devrait l’écarter. Comme la source écrite, elle émane d’un auteur qui rend compte de son point de vue. Cet auteur choisit la focale, le cadrage, le moment des coupures, la lumière, les éléments sonores, le montage, ou encore les questions ou le scénario envisagés, et propose une représentation de la réalité, mais cela ne diffère pas des étapes nécessaires à l’écriture. P. Sorlin relève en effet à juste titre que « le texte écrit est souvent fondé sur un petit nombre de témoignages mais, par son effort vers la généralisation, masque cette limite que le film ne peut cacher »54P. Sorlin, Présentation du dossier « Les sciences humaines et l’image », art. cit., p. 12.. Il ne faut donc pas s’y méprendre : les deux sources recèlent, en réalité, une part tout aussi importante de construction et de subjectivité. Comme la source écrite, la source audiovisuelle n’intéresse, par ailleurs, le chercheur en droit que dans la mesure où elle éclaire son objet d’étude.
Or, saisir le contexte d’édiction ou d’application d’une norme implique de faire appel à des données d’observation du réel distinctes des considérations purement textuelles. Il peut s’agir, par exemple, de données relatives au contexte historique, économique, politique ou social, ou encore de données relatives aux pratiques juridiques. Pour saisir ces données, il s’agit bien souvent de faire appel à d’autres documents écrits (rapports, articles de journaux ou académiques, ouvrages, thèses, romans, etc.), mais la source audiovisuelle a également toute sa place dans les sources documentaires de contextualisation et apparaît complémentaire aux sources écrites.
Elle permet en effet de rendre compte du point de vue réel (témoignage) ou supposé (mise en scène) des acteurs de la norme dans un cadre judiciaire ou extrajudiciaire et constitue à ce titre un « mode d’expression approprié des sentiments et des opinions »55F. Terre, « Sur l’image de la justice » in Mélanges offerts à Pierre Drai. Le juge entre deux millénaires, Dalloz, 2012, p. 122.. Encore davantage que l’écrit, l’image animée fait appel aux émotions du spectateur et entend rendre compte du point de vue des personnages mis en scène. L’attention est ainsi portée sur les acteurs qui bénéficient, subissent, ignorent ou agissent sur la règle de droit, et la source audiovisuelle donne à voir le phénomène juridique dans l’impureté des interactions humaines et du milieu dans lequel elles opèrent, en lien d’ailleurs avec d’autres normes, contraintes ou régularités. N. Goedert et N. Maillard soulignent ainsi que :
« dès lors que la fiction cinématographique met en scène des rapports sociaux, elle pose aussi le cadre de rapports juridiques, réels ou fictifs. Peu importe qu’ils soient conformes à la règle de droit existante. Le cinéma propose au juriste un droit vécu, incarné, voire fantasmé. On y voit les lieux du droit habités, les usages juridiques pratiqués, des principes contextualisés »56N. Goedert et N. Maillard, « L’analyse juridique de l’image cinématographique », billet publié sur IMAJ, le 10 octobre 2015 disponible sur https://imaj.hypotheses.org/1117..
Au-delà des aspects purement formels de mise en cohérence du système, le questionnement porte dès lors plutôt sur les besoins, les contraintes matérielles ou idéologiques ou les pressions et conflits vécus par les auteurs et les destinataires de la règle de droit. En considérant d’autres aspects de la règle de droit, on peut d’ailleurs s’attendre à ce que l’interprétation elle-même soit modifiée et davantage orientée vers ses conséquences du point de vue des pratiques. Sources d’interprétation et de contextualisation sont en réalité complémentaires et interdépendantes.
Il en va d’ailleurs de même pour toute évolution de la règle de droit, car, comme l’affirment les chercheurs du groupe d’analyse juridique de l’image : « la fiction cinématographique produisant une image qui n’est pas juridique, ni par nature ni par destination, permet pourtant de voir le droit, de penser le droit et même de réformer le droit »57Ibid..
À titre d’exemple, un documentaire tel que 12 jours de R. Depardon58R. Depardon, 12 jours, 2017, 1h26., qui rend compte des audiences foraines organisées dans le cadre des hospitalisations sous contrainte dans un établissement psychiatrique, a sans doute beaucoup à apporter à la réflexion sur l’évolution de la législation relative à ce type hospitalisation59L’article 84 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 a récemment redéfini le cadre légal dans lequel s’exercent des mesures d’isolement et de contention à l’égard des personnes hospitalisées dans un établissement de santé assurant des soins psychiatriques sans consentement.. Le documentaire Petite fille, de S. Lifshitz60S. Lifshitz, Petite fille, 2020, 1h25., qui montre le quotidien d’une enfant transgenre, ou Ni d’Ève ni d’Adam. Une histoire intersexe, de F. Devigne61F. Devigne, Ni d’Ève ni d’Adam. Une histoire intersexe, 2018, 58 min., peuvent également éclairer les réflexions actuelles sur les discriminations et les violences à l’égard des personnes transgenres et intersexuées62Le projet de loi n° 3833 relatif à la bioéthique, en discussion au Parlement, comporte notamment des dispositions relatives aux personnes intersexuées.. De façon plus directe, bien que rare, la doctrine juridique peut aussi permettre un regard critique sur une évolution législative63K. Parrot et St. Elmadj ian, Sécurité globale, de quel droit ?, 2020, 48 min, disponible sur https://kparrot.gitlab.io/securite-globale-de-quel-droit/.. La source audiovisuelle, complémentaire à l’examen du droit existant, vient ici enrichir la réflexion politique et juridique au cœur de la modification de la règle.
L’exclusion ou la marginalisation des sources audiovisuelles dans la science du droit et dans la recherche juridique, nous apparaît donc, dans l’hypothèse d’un droit contextualisé, devoir être nécessairement dépassée. Elle l’est aussi dans la mesure où, par sa nature même, elle favorise ou permet l’ouverture à d’autres savoirs disciplinaires.
B. Un vecteur de dépassement des frontières disciplinaires
En tant que source de contextualisation, la source audiovisuelle n’est pas, même lorsqu’il s’agit d’une représentation du monde judiciaire64C. Guéry, Justices à l’écran, PUF, 2007., un matériau juridique par nature. Il s’agit uniquement, comme nous l’avons vu, d’un matériau qui donne à voir les rapports sociaux. Il peut ainsi, davantage qu’une source formelle du droit, faire l’objet d’une analyse par d’autres disciplines, allant d’une juxtaposition des points de vue (pluridisciplinarité), à un partage méthodologique (interdisciplinarité), voire à la construction d’un savoir autonome commun (transdisciplinarité)65Sur les difficultés d’un dépassement disciplinaire dans la recherche juridique, v. not. F. Ost, « Questions méthodologiques à propos de la recherche interdisciplinaire en droit », RIEJ, n° 6, 1981, p. 1-29.. Ce n’est donc pas un hasard si le groupe de chercheurs qui expérimente une analyse juridique de l’image (Grimaj) indique être par essence pluridisciplinaire, s’essayer aux jeux de langage et surmonter la diversité des vocabulaires et des concepts adoptés par chaque discipline :
« Juristes et historiens du droit, historiens de l’art, sociologues, sémiologues, réalisateurs, osent la relativité du regard et explorent ensemble l’image comme illustration du droit, comme révélateur d’une culture juridique commune, comme support d’un discours normatif »66Présentation du groupe de travail, https://imaj.hypotheses.org/a-propos..
C’est d’autant plus vrai lorsque la source audiovisuelle est utilisée dans le cadre d’une recherche sur un objet commun. À titre d’exemple, on peut citer la journée d’étude sur les frontières au cinéma qui, autour d’une préoccupation commune (la frontière), s’est attachée à croiser les regards disciplinaires67Synthèse de la Journée d’études du Grimaj du 25 octobre 2013, organisée à Limoges par l’Observatoire des Mutations Institutionnelles et juridiques (OMIJ) dans le cadre du PRES LCP (Limousin-Charente-Poitou) « Frontière(s) au cinéma »..
La source audiovisuelle peut aussi permettre l’articulation des savoirs par son contenu, puisqu’elle laisse entrevoir les pratiques juridiques dans leur complexité, en lien avec d’autres normes, et qu’elle interroge de ce fait les frontières du droit et de la science du droit. Il en va ainsi lorsqu’elle donne à voir le pluralisme juridique et les conflits entre des systèmes normatifs variés. Plusieurs films pourraient être cités68Antigone, revisitée et contextualisée par la réalisatrice S. Deraspe, qui confronte le droit officiel à un ordre supérieur (S. Deraspe, Antigone, 2020, 1h49) ; le procès de Vivian Amsalem illustre également bien la confluence de droit et religion (S. Elkabetz et R. Elkabetz, Le procès de Vivian Amsalem, 2014, 115 min).. Ce sont sans doute les Westerns qui illustrent le mieux la complexité de la juxtaposition normative (loi étatique, loi des bandits, loi religieuse, loi autochtone) ainsi que la science-fiction. Mais la réalité dépasse toutes les expectatives. Les documentaires en témoignent. En confrontant le droit étatique et officiel à la diversité des droits vécus, ils mettent en exergue la pluralité du monde juridique. L’expérience de réalisation du documentaire À la frontière, qui rend compte de la réalité « de la justice sans visage » chargée de juger les narcotrafiquants en Colombie dans les années 1980 et 1990, illustre la possibilité de capter intentionnellement le pluralisme juridique tout en menant une réflexion de collaboration interdisciplinaire entre les arts et le droit, qui n’apparaît pas seulement complémentaire, mais aussi consubstantielle69D. Villegas et E. Zuñiga, À la frontière, 2013, 12’44 min, disponible sur https://vimeo.com/213751143, mot de passe : alafrontierevost. V. également, D. Villegas, L’ordre juridique mafieux. Étude à partir de l’organisation criminelle colombienne des années 1980 et 1990, Dalloz, vol.180, 2018. Sur cette expérience de réalisation, v. D. Villegas et E. Zuñiga, « L’image d’un juge sans visage », e-legal. Revue de droit et de criminologie de l’ULB, vol. n° 1, janv. 2018.. De nombreux documents audiovisuels mettent ainsi en lumière la perception du citoyen ordinaire et, plus largement, la culture juridique populaire. Ces perspectives rejoignent les intérêts de nouvelles théories comme celles de la conscience du droit et la théorie constitutive du droit, qui placent l’acteur du droit au cœur de l’analyse, et qui sont interdisciplinaires par essence70V. not. A. Sarat, « What Popular Culture Does For and To, Law », in A. Sarat (dir.), Imagining Legality. Where Law Meets Popular Culture, op. cit., p. 1-21 ; S. Silbey et P. Ewick, The Common Place of Law, The University of Chicago Press, 1998 et S. Silbey, « After Legal Consciousness », Droit et Société, n° 100, 2018, p. 571-615.. La parabole de la loi illustrée par Orson Welles dans le film Le Procès donne par exemple à voir cette perspective. Davantage qu’une adaptation du récit critique de F. Kafka sur l’accès à la loi, il le renforce par ses choix techniques (l’usage de l’écran d’épingles et une narration par l’auteur) et en lui réservant la place de prologue et d’épilogue. Ainsi, l’œuvre interpelle le spectateur sur sa place « devant la loi » (« before the law ») et renseigne le chercheur sur les perceptions du droit.
Enfin, la source audiovisuelle favorise l’échange disciplinaire, car elle peut conduire le juriste à s’intéresser aux techniques et contraintes propres à la réalisation de la source elle-même. Elle peut, par exemple, le conduire à travailler avec des réalisateurs ou même directement prendre part à la réalisation de documentaires. On pourrait ainsi imaginer, pour un laboratoire juridique, un dispositif similaire à celui du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains71Laboratoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et du CNRS., qui présente des documents visuels issus d’une collaboration entre les chercheurs du laboratoire et une documentariste réalisatrice audiovisuel et multimédia qui en est aussi membre. L’expérience de recherche du projet collectif PICRI « Pratiques citoyennes du droit » menée par le Laboratoire d’anthropologie du droit de l’Université Paris I et l’association Juristes solidarités donne un exemple de ce type de collaboration entre recherche juridique et réalisation documentaire dans le cadre d’une recherche juridique. De jeunes chercheurs et réalisateurs captent le droit in vivo, tel qu’il est vécu et mobilisé par les acteurs sur le terrain lors des actions citoyennes pour l’accès au droit72Pour une analyse de cette expérience, v. G. Nicolau et D. Villegas, « Droit et cinéma : deux lectures critiques complémentaires », Jurisprudence Revue critique, Presses Universitaires Savoie Mont Blanc, 2019, p. 129-143.. D’autres disciplines, comme l’histoire, ont déjà opéré ce travail de restitution du point de vue des acteurs, à l’image du documentaire Les damnés de la commune, qui fait plus que raconter l’histoire d’un droit social et citoyen73R. meyssan, Les damnés de la commune, ARTE France – Cinétévé, 2021, 1h27, disponible sur https://www.arte.tv/fr/videos/094482-000-A/les-damnes-de-la-commune/. V. également, http ://www. meyssan.com/Les-Damnes-de-la-Commune-Raphael-Meyssan.. Tiré du roman graphique éponyme, le récit porté par la voix rugueuse d’une communarde et illustré par des gravures animées, soigneusement sélectionnées par l’historien R. Meyssan, rend compte de la capacité des sources audiovisuelles à témoigner des faits dans leur complexité et ouvre un monde de possibles pour les juristes et chercheurs en droit en quête de dépassements méthodologiques et théoriques disciplinaires.
Conclusion
La marginalité des sources audiovisuelles traduit une certaine conception du droit et de la recherche qui semble encore passer sous silence les moyens de saisir le droit en mouvement tel que vécu par ses acteurs. L’observation du réel apparaît en effet aujourd’hui comme un impensé du droit, dans la mesure où les sources documentaires qui permettent d’en rendre compte ne sont, à l’exception des décisions de justice, que rarement explicitées et recherchées. Parmi les sources contextuelles, la source audiovisuelle apparaît pourtant particulièrement riche d’enseignements, dans la mesure où elle donne un accès direct à une représentation auditive et visuelle du réel, et permet de véhiculer de nombreuses émotions au spectateur. Parce qu’elles ne sont pas des matériaux juridiques par nature et donnent à voir l’épaisseur des rapports sociaux, les sources contextuelles – et la source audiovisuelle en particulier –, permettent et favorisent également les échanges disciplinaires et un point de vue critique sur le droit. Elles apparaissent donc particulièrement utiles aux réflexions contemporaines sur l’évolution des méthodes de la science du droit et de la recherche juridique, et permettraient de mieux appréhender les représentations audiovisuelles du droit et de la justice dans notre société. Leur usage peut donc être envisagé à la fois comme une condition et une conséquence de la transformation des représentations actuelles vers une science du droit en contexte, ouverte à un enrichissement de la dogmatique juridique par de nouveaux outils. Il ne s’agit pas, bien entendu, de laisser tomber les codes, mais plutôt d’inviter le chercheur à explorer d’autres formes d’enregistrement et de restitution du droit, car, au-delà de l’écrit, l’image donne à voir le droit dans sa complexité. Comme l’envisageait Carbonnier à propos de l’iconographie juridique, il s’agirait ainsi pour ce dernier de « percevoir quelque chose qui s’adresse obscurément à lui [et de faire] remonter ce juridique à la lumière »74J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit., p. 183..